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- Sévérine Poitras
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1 Cet article est disponible en ligne à l adresse : La relation d aide et la question du don par Paul FUSTIER érès Nouvelle revue de psychosociologie 2008/2 - n 6 ISSN ISBN pages 27 à 39 Pour citer cet article : Fustier P., La relation d aide et la question du don, Nouvelle revue de psychosociologie 2008/2, n 6, p Distribution électronique Cairn pour érès. érès. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
2 La relation d aide et la question du don Paul FUSTIER DISTRIBUER À L AYANT DROIT Le venir en aide se décline selon plusieurs modalités. Dans une première formulation, on fournit une aide (argent, objet, service) à quelqu un parce qu il a droit à celle-ci. La décision s applique à un ensemble d individus concernés, allant des êtres humains en général, jusqu à des catégories particulières (l éducation pour ce qui est des enfants, la formation pour ce qui est des chômeurs ). Si on définit cette modalité d aide sociale sur un plan «théorique», on peut la caractériser par les points suivants : une décision en provenance du politique crée un droit ; ce droit s applique à une catégorie plus ou moins vaste (l être humain, une catégorie d âge, un groupe social) qui sera constituée d ayants droit ; pour ce qui est du venir en aide, ce n est pas au titre de sujet qu un ayant droit est théoriquement considéré. Ce n est pas son identité d individu qui entraîne son droit mais le fait qu il soit considéré comme étant membre de la catégorie qui «donne droit à». Il prend alors une identité de SDF, de chômeur, d enfant en échec scolaire ; il n y aura donc pas lieu de penser échange ou réciprocité au moment de la «fourniture» de l aide. Celle-ci va de soi, elle est dans l univers du droit, comme un dû qui ne se laisse pas interroger. Celui qui n en dispose pas, alors que c est son droit, est victime d une injustice ; Paul Fustier, professeur émérite de psychologie clinique, université Lumière- Lyon 2, vielle.baroque@wanadoo.fr
3 28 Nouvelle Revue de psychosociologie - 6 autrement dit, l aide pourrait être distribuée par une procédure d automaticité, sans intervention d un lien entre l ayant droit et un opérateur distributeur de dus. Cette forme d aide permet de garantir aux plus défavorisés, aux plus fragiles, ce minimum d appuis qui leur permet de vivre à hauteur des normes de la condition humaine que notre société a construites. Elle est aussi une amorce de redistribution des richesses et une tentative pour combattre des injustices. Cependant, ce venir en aide rencontre ses limites dans de nombreuses situations auxquelles sont confrontés les travailleurs sociaux. Notre exposé se construit sur l idée que cette forme d aide ne fonctionne de façon efficace que si le problème de l ayant droit peut être isolé comme étant seulement «objectif» ou objectivable. Il faut pour cela, non seulement que son origine soit économique ou sociale et non psychologique, mais encore qu il n ait pas eu d effet de désorganisation de la personnalité rendant toute solution «sèche» inopérante. Donnons trois exemples montrant les limites de la modalité «Distribuer à l ayant droit». 1. En France, nombreux étaient autrefois les orphelinats. Ultérieurement, les pouvoirs publics eurent à prendre en compte le grand nombre d enfants, ayant une famille (donc non orphelins), mais une famille suffisamment en difficulté pour entraîner un placement des enfants. Ainsi sont nées les maisons d enfants à caractère social, s inspirant souvent de l ancien modèle de l orphelinat. À l époque, les pouvoirs publics ont traité le problème comme s il contenait sa solution par une simple substitution : ces enfants ont manqué d une famille suffisamment solide, on leur propose (comme en remplacement) une organisation institutionnelle de type familial et tout devrait bien se passer. On a rapidement vu qu il n en était rien, parce que les difficultés rencontrées en famille avaient des effets de désorganisation psychique durables sur les enfants concernés, difficultés que le placement devait aussi, et même surtout, prendre en compte. 2. On sait que le taux de chômage est particulièrement élevé chez les jeunes vivant dans les «quartiers défavorisés». Mais on sait aussi que, pour une proportion importante de ceux-ci, se contenter de leur offrir du travail dans une tentative sèche de résolution du problème sera une mesure totalement inefficace. Se voir proposer un emploi ne sert à rien si la question du rapport au travail n est pas traitée. Les situations de vie que ces jeunes ont connues ont pu détruire en eux un certain rapport à la réalité, se traduisant par ce que l on appelle maintenant «l inemployabilité» ; la recherche d un emploi ne sera efficace que si ce «point d achoppement» peut être mis au travail dans un accompagnement prolongé. 3. Un cadre d entreprise, père de famille, est licencié pour raisons économiques, ce qui produit, comme il est fréquent, un bouleversement dans l équilibre familial. Après quelques mois il retrouve un emploi grâce à
4 La relation d aide et la question du don 29 l assistance d un service spécialisé. Le problème du travail est résolu, mais pas la question de la perte des repères familiaux : un des enfants dont la scolarité était jusqu alors normale est maintenant en échec scolaire, l épouse veut divorcer. Les effets de la crise déclenchée par le chômage n ont pas disparu avec la résolution du problème. L équilibre familial en a été durablement affecté. Pour quelles raisons? On s apercevra, dans l après-coup, que monsieur avait déposé dans le travail quelque chose qui tenait à son propre idéal et que son estime de soi était nourrie des apports narcissiques que lui fournissait son emploi. L effondrement de la sphère de l idéal chez monsieur, entraîné par la perte de l emploi, avait produit un «vide» chez les autres membres de la famille qui ne pouvaient plus déposer chez lui une part d idéalité. De plus, monsieur, ne disposant plus des apports narcissiques que son emploi lui fournissait, tentait de les obtenir de sa famille. Les enfants, et surtout madame, n étaient pas prêts à remplir cette nouvelle fonction psychique de pourvoyeur d apports narcissiques Il aurait fallu aborder la question de l emploi comme un problème objectif mais enchâssé dans une dimension psychique à traiter absolument. LE SUJET ET L ÉCHANGE Il est dans la tradition du travail social de mettre en place une relation d aide qui s adresse à un sujet. Un sujet peut être, mais pas nécessairement, un ayant droit. En revanche, il dispose obligatoirement de deux attributs. Le premier tient à la posture du travailleur social qui reconnaît l usager comme une personne et pas seulement comme membre anonyme d une catégorie (il n est pas un chômeur mais monsieur Durand chômeur). Le deuxième attribut de l usager tient à sa manière d aborder sa situation personnelle ; il se doit d être dans l échange, c est-à-dire actif ou réactif, manifestant, comme on dit, le désir de se prendre en charge et non d être pris en charge dans un système pérenne d assistanat ; à ce titre il est sujet, mais dans quel type d échange? Si l on regarde la situation de l extérieur, comme un observateur des systèmes, il semble évident que l acte professionnel du «venir en aide» relève d une logique institutionnelle, proche de la logique d entreprise. Un travailleur social échange, contre un salaire, des prestations sous forme de services dont bénéficie la personne à aider. À en rester là, on rencontre une difficulté majeure. La personne qui «bénéficie» de l aide l est au titre de simple récipiendaire, comme ayant droit et non comme sujet, pour reprendre notre distinction. Autrement dit, on est confronté au paradoxe connu : plus on cherche à aider quelqu un à devenir autonome, plus on l assiste, et plus on le stabilise dans une position de demandeur d aide (plus il devient assisté), alors que le travail social le veut sujet de son proche changement.
5 30 Nouvelle Revue de psychosociologie - 6 Il est donc nécessaire de contractualiser la relation d aide. Au contrat de travail qui lie le travailleur social à son employeur se joint un «contrat d aide» supposant engagement réciproque ; l un (le travailleur social) apporte un soutien, une assistance technique à l autre (l usager) qui s engage en retour (au titre d acteur) dans un processus de changement. Il y a obligation d échange, autrement dit interdit de parasitage 1. SOCIALITÉ PRIMAIRE, SOCIALITÉ SECONDAIRE 2 Notre propos suppose un rapide détour concernant la socialité. Nous reprendrons à Alain Caillé (1991) l idée d une socialité duale qui peut être secondaire ou primaire. La socialité secondaire régit la scène économique et se déploie dans l entreprise, les administrations, le commerce. Caractéristique de nos sociétés industrielles, elle s impose depuis l avènement du capitalisme qui a, selon Mauss, transformé l homme en «animal économique». Elle trouve son origine dans le lien marchand et s épanouit dans la condition salariale. S échange un produit ou un travail contre de l argent, cet échange devant être équilibré, reposant sur un accord d équivalence négocié. Ce modèle convient à la description de la situation du travailleur social, membre d une institution qui le rémunère. On peut vouloir aussi l appliquer à la relation d aide. Le travailleur social fournit un «produit» réel ou symbolique ; en retour il est «rémunéré» par un changement psychologique chez l usager qui prend valeur de réussite professionnelle ou d apport narcissique pour le travailleur social. En vis-à-vis, Caillé décrit la socialité primaire qui s épanouit dans les sociétés «orales», hors notre civilisation, alors qu elle régissait aussi, avant industrialisation, nos sociétés occidentales. De nos jours, on la repère, de façon dominante ou résiduelle, dans «des domaines aussi variés et étendus que ceux de la parenté, de l alliance, du voisinage, de la camaraderie, de l amitié, de l amour» (Caillé, op. cit., p. 115). Le venir en aide, quand il est spontané, quand il ne se réfère ni à un salaire, ni à l exercice d une profession, ni à une formation particulière, se noue hors socialité secondaire. Il prend corps dans des espaces-temps appartenant encore à la socialité primaire et qui demeurent un peu communautaires, comme les bistrots, les repas de famille, les pas de porte des grands ensembles, ou, dans une institution, la salle où se trouve la machine à 1. Nous avons proposé l hypothèse que l interdit de parasitage est un interdit majeur en institution. C est «l interdit de parasiter l institution en vivant de ses offres, en profitant des personnes, des objets matériels et des services, sans introduire aucun échange». C est être dans le dû et non dans l échange (voir P. Fustier, 2008, p ). 2. Nous avons consacré un ouvrage aux questions que nous allons évoquer maintenant (Fustier, 2000).
6 La relation d aide et la question du don 31 café Ces interstices où se déploient les «temps perdus» échappent à une gestion marchande et font appel à l échange par le don. Dès lors, on distinguera deux formes de productivité. Il y aurait une productivité d objets que l on peut évaluer quantitativement (nombre d actes produits et efficacité) et qualitativement, concernant la valeur du service rendu. Mais il y aurait aussi une productivité de lien social plus difficile à mesurer puisque sa fonction est de rétablir de la communication et des solidarités entre personnes. Autrefois, certaines professions développaient clairement ces deux formes de productivité. Le marchand ambulant, jadis très attendu dans les fermes reculées, vendait des produits nécessaires (productivité d objets), mais il tissait aussi des liens, donnant et prenant des nouvelles, échangeant sur le climat ou la politique, luttant ainsi contre l isolement et la solitude (productivité de lien social). Ce personnage a presque disparu, sa productivité d objets étant insuffisante ; s y substituent alors les services sociaux et l intervention de professionnels apportant des solutions à ceux qui sont condamnés à la solitude en raison de leur âge ou de leur état de santé. Mais les pratiques sociales sont certainement plus complexes que ce que donne à voir notre exemple un peu outré. En effet, nos actes sont souvent métissés, ambigus, relevant des deux socialités, à la fois dans l échange équilibré et dans l échange par le don. Ce qu ils sont «objectivement» (par exemple, un acte qui relève du contrat de travail) peut tout à fait dissimuler une vérité subjective de l échange qui se situerait tout à fait ailleurs. Disons que la socialité secondaire clairement dominante dans notre modèle social peut masquer dans les contacts intersubjectifs, même s ils sont professionnels, un échange relevant de la socialité primaire. LES PERSONNALITÉS DÉCONSTRUITES Nous avons été amenés à distinguer deux modalités d aide sociale. D abord il y a le distribuer à l ayant droit qui permet de trouver solution à un problème «objectif» n ayant pas eu d effets psychologiques néfastes. Il y a ensuite la relation d aide traditionnelle, centrée aussi sur le problème, mais supposant un échange équilibré. Nous voudrions montrer que les personnes en grande difficulté psychique entendent la relation d aide pour ce qu il n était pas prévu qu elle soit, ce qui la transforme et suppose une attention particulière de la part du travailleur social. Il nous faut rapidement rappeler ce qui caractériserait une personnalité «déconstruite» en utilisant le concept de carence ou de tendance antisociale au sens de Winnicott (1956). Dans la plupart des situations qu elle rencontre, une personnalité carencée vit dans la désillusion. Elle se sent exclue de toute forme de lien (la déconstruction se manifeste par défaut) parce qu elle est prisonnière du dû. Winnicott nous le fait sentir
7 32 Nouvelle Revue de psychosociologie - 6 quand il écrit, pour expliquer les vols que commet l adolescent délinquant : «Il réclame ce à quoi il a droit ; il réclame à son père et à sa mère des dommages et intérêts [souligné par nous] parce qu il se sent privé de leur amour» (Winnicott, 1956). Toute entrée en relation devient alors impossible, parce que l autre (par exemple le travailleur social) est déshumanisé, considéré comme un simple pourvoyeur automatique de biens et de services. En revanche, il existe des situations rares et particulières qui font renaître l illusion (comme si la déconstruction se manifestait alors dans l excès). La personne carencée ressent alors l espoir (autre mot du langage winnicottien) de retrouver dans une personne de rencontre une figure idéale merveilleuse et toute-puissante, émanation de l imago maternelle bienveillante dont il a été précocement privé. C est à coup sûr une illusion, mais si le travailleur social se trouve à cette place-là dans un moment qui fait exception, c est parce que quelque chose dans sa façon d être ou d agir a permis qu il devienne, par externalisation de l usager, l objet convoqué pour la réalisation d un désir impossible. On voit que l enjeu est tout autre. Nous proposons l idée qu à travers la personne du travailleur social se joue et peut se traiter cette question de l énigme d autrui qui est, nous semble-t-il, au centre des préoccupations de l être humain. LA MISE AU TRAVAIL DE L ÉNIGME Les personnes qui bénéficient de l intervention d un travailleur social s interrogent sur le pourquoi. Pourquoi fait-il cela? Qui est donc cette personne qui s occupe de moi? Dans la mesure où elles ne sont pas totalement envahies par la désillusion et où elles restent actives dans l échange, elles se livrent à un travail herméneutique consistant à tenter de déchiffrer le sens des actes du professionnel, même et peut-être surtout ceux qui paraissent les plus anodins. Dévoilée par cette interrogation, vient se loger l énigme de la question de l autre : Qui est l autre? Qui suis-je pour lui et qui est-il pour moi? Cette énigme est fondamentale pour tout être humain et se pose dans les relations de couple, de famille, d amitié ou professionnelles Revenons aux personnes carencées. Elles vont chercher à donner sens à l énigme à partir d une opposition binaire. Dans un premier cas, elles pensent qu il n y a pas d écart entre ce qu elles ressentent de l acte professionnel du travailleur social et la définition légale et technique de celui-ci. Le lien est alors équilibré, caractérisé par un échange entre deux acteurs qui vise à la résolution du problème responsable de l intervention programmée. Il est conforme à la norme d emploi, nous le disons égoexcentré (ou copernicien) dans la mesure où l usager sent que son interlocuteur agit selon un code externe qui est celui de sa profession. À la question Pourquoi fait-il cela?, la réponse est simplement Parce que c est
8 La relation d aide et la question du don 33 son travail : nous sommes dans la socialité secondaire, dans l explication, dans l échange contractuel relativement «neutre» pour ce qui est des affects. Les personnes en difficulté peuvent, dans certaines situations, adopter une position tout à fait autre. Portées par l espoir, elles peuvent voir renaître l illusion de retrouver chez le professionnel la figure maternelle toute bienveillante que nous évoquions plus haut. Elles déchiffrent une intention. Il n est plus question de norme d emploi ou de professionnalité, mais d une relation égocentrée (ou non copernicienne). L usager sent fortement que c est à partir de lui et pour lui que se déploient les actes du professionnel. Pourquoi fait-il cela? Parce que je suis aimable (digne d amour), ce qu il me fait savoir par ses dons. Nous sommes ici dans la socialité primaire, dans un échange en déséquilibre caractéristique de l échange par le don. Le travail psychique suppose que l énigme demeure comme telle, c est-à-dire non résolue, dans la vérité des situations. Aucune des deux modalités de réponse n est définitive et la personne en difficulté peut interpréter l agir du professionnel comme relevant d une pratique neutre, dictée par les seules règles du métier, alors qu à d autres moments surgit l espoir que l acte relève d un don faisant preuve d amour. Quand l usager vit espoir et renoncement, illusion et désillusion, ce tâtonnement, ce va-et-vient, témoignent d un lien qui s élabore dans le balbutiement. CE QUI FAVORISE L INTERPRÉTATION PAR LE DON Dans nos sociétés contemporaines et industrielles, on a dit de l échange par le don qu il était seulement résiduel, en voie de disparition, ayant perdu sa puissance organisatrice des échanges sociaux. Là où il y avait autrefois l existence d une solidarité et d un étayage générés par la socialité primaire, il y a maintenant invention rapide de nouveaux emplois, de nouvelles professions, de nouvelles théories substituant une résolution professionnelle des problèmes à la prise en charge communautaire et spontanée d autrefois. Nous défendons une autre thèse : s il est vrai que les échanges sont, dans la réalité directement observable, de moins en moins référés à la question du don, ce dernier conserve toute son importance au titre de modalité subjective d échange infiltrant la vie sociale et modifiant le sens des interactions de manière performatrice, puisque le rapport à l autre s en trouve transformé. Dans le cadre de la relation d aide, il sera donc très important de comprendre ce qui est susceptible d entraîner une interprétation, égocentrée, élaborée à partir du modèle du don. Nous avons indiqué plus haut que la carence, au sens de Winnicott, pouvait en être responsable. Reste à voir maintenant ce qui, du fait du dispositif d intervention comme du fait des actes du professionnel, favorise chez l usager la naissance d une interprétation par le don.
9 34 Nouvelle Revue de psychosociologie - 6 Pour ce qui est du dispositif institutionnel, plus la prise en charge est globale, plus elle favorise les interprétations par le don. En effet, les activités culturelles et récréatives qui en font partie, ainsi que l hôtellerie (couchage, repas) dans le cas d un internat, sont plus difficilement objets de contrats, ne serait-ce que parce qu elles empruntent au modèle familial certaines de ses caractéristiques. Ce type d institution est construit sur la contenance, la socialité primaire s y inscrit et la présence proche au quotidien donnera de nombreuses occasions d interprétation par le don. En revanche, dans les pratiques moins englobantes, centrées sur la résolution d un problème et non sur l accueil d une personne (par exemple aider un adolescent dans sa scolarité mais sans l éloigner de son milieu de vie), la socialité secondaire est plus présente. L objectif «partiel» d une pratique permet plus facilement l élaboration d un contrat, encore que l échange par le don puisse s y substituer. Les actes professionnels pourront aussi être des incitateurs pour une interprétation par le don. Ainsi : l interprétation par le don sera favorisée toutes les fois qu une personne a l impression que le travailleur social lui propose un plus. Elle proposerait, dans une «lueur de gratuité» (Hochmann, 1984), quelque chose que son contrat ne l obligerait pas à fournir ; fréquemment, il s agira de temps, temps «en plus» donné à la personne, alors qu il pourrait être occupé à autre chose. C est bien d une interprétation qu il s agit dans la mesure où le travailleur social peut ne pas donner réellement de temps hors contrat, mais manifester, en revanche, une qualité de disponibilité qui en donne l impression. La disponibilité psychique est alors «traduite» dans les termes d un don de temps ; le sentiment de reconnaissance (être reconnu comme personne) est un autre incitateur pour une interprétation par le don fondée aussi sur un plus : la personne se sent reconnue comme individualité, comme étant considérée comme «plus» que le membre anonyme d une catégorie. Monsieur Durand se sent être monsieur Durand, reconnu par le professionnel comme individu et pas seulement comme un chômeur ; autre incitateur : le travailleur social dévoile à la personne quelque chose de sa sphère privée. Conduire la personne dans sa voiture personnelle, lui prêter un livre, lui donner une information sur sa famille, montrer une photo de ses enfants, la recevoir chez lui autant d actes qui réduisent la distance ou l asymétrie relationnelle et qui sont interprétés comme un don que le travailleur social fait de son intimité, témoin de l estime qu il porte à la personne en la reconnaissant comme un proche ; de façon voisine, on peut considérer aussi que la manifestation visible d émotions ressenties par le professionnel à propos de la personne dont il s occupe est aussi un incitateur possible de l interprétation par le don. Par exemple la colère provoquée chez un éducateur par les comportements déviants d un adolescent pourra être interprétée par ce dernier
10 La relation d aide et la question du don 35 comme marque de l intérêt particulier (pas seulement professionnel) dont il est l objet, ce qui est une autre forme de don de reconnaissance. S il fallait résumer l ensemble de ces marqueurs, il faudrait dire que l incitation à une interprétation par le don opère toutes les fois que, pour l usager, le travailleur social est ressenti comme produisant du professionnel en dépassement. LE DON EST DANS L ÉCHANGE Jusqu à maintenant, et pour des raisons de présentation, nous avons considéré le don comme un élément isolable. Or, on ne comprend le don que si, à la suite de Mauss (1925), on réintroduit l idée d un échange par le don. Il suppose en effet l enchaînement d une triple obligation : l obligation de donner qui est en quelque sorte un «principe de générosité», pour parler comme Bataille, ou l obligation à manifester une attitude «chevaleresque» ou noble, pour parler comme Bourdieu (1988) : «Quand on dit noblesse oblige, c est bien que le noble est obligé à être désintéressé, à être généreux L univers social lui demande d être généreux» ; l obligation d accepter le cadeau. Le refuser, c est rompre le lien, refuser l alliance, laisser l autre à sa place d étranger. L accepter, c est accepter la dette et qu il faudra l honorer ; d où la troisième obligation : l obligation de rendre. Il s agit d offrir un contre-don, normalement de valeur supérieure au don. Ne pas pouvoir obéir à cette obligation, c est se reconnaître serviteur ou vassal, reconnaître la supériorité du donateur, voir une relation hiérarchique se substituer à l échange par le don. Mais le contre-don ne termine pas l échange, il entraîne chez celui qui le reçoit la nécessité de rendre un «contre-contre-don», et l échange se poursuit Ainsi s enchaînent les obligations à moins que l on ne dise, avec Lévi-Strauss, qu il n y a pas de triple obligation mais une seule obligation, celle d échanger, à quoi renvoie l interdit de parasitage dont nous parlions plus haut. Lorsque le bénéficiaire interprète comme un don l acte du travailleur social, il aura donc à y répondre par un contre-don. Il pourra s agir d un retour conforme à l attente raisonnable du professionnel : la personne devient active, fait des démarches, accepte de changer ou esquisse des tentatives de sortie de crise. Le travailleur social sentira que l on est dans le registre du contre-don de reconnaissance (aux deux sens du terme) s il a l impression qu il s agit aussi de lui faire plaisir en validant l efficacité de son travail. Le contre-don peut aussi prendre la forme d un apport narcissique direct ; la personne donne à entendre que «son» travailleur social est exceptionnel et qu il lui doit beaucoup. Le don de confidence est une autre forme de contre-don. On dévoile à quelqu un un événement intime, tout en lui donnant à entendre qu il est
11 36 Nouvelle Revue de psychosociologie - 6 le seul à qui on le confie. La confidence s apparente par là à une «déclaration». Ce contre-don est susceptible de bouleverser le lien, dans la mesure où le travailleur social aura, après confidence, une représentation de la personne très différente de celle qu il en avait avant. Elle est devenue exception et le travailleur social pourra très difficilement la mettre encore sur le même plan que les autres usagers. Aux contre-dons succéderont les contre-contre-dons en provenance du professionnel. Ils conforteront un peu plus l usager dans l idée qu il est reconnu et individué, qu il compte comme quelqu un d important dans la vie privée/professionnelle du travailleur social. Cette esquisse de la dynamique de l échange par le don montre que celui-ci est essentiellement en déséquilibre. Dans un échange équilibré, l offre cherche à réduire la dette et à la résorber ; alors se termine l échange. A contrario, l échange par le don nourrit la dette, l alimente, pour ainsi dire la dramatise. Rappelons que le contre-don doit toujours, en principe, être de valeur supérieure au don et qu ainsi se poursuit l échange : les enjeux sont de plus en plus importants et engagent les personnes de façon de plus en plus intime. Comment donc cet échange peut-il s achever? L ultime forme prise par l échange sera souvent marquée par la disparition du cadre professionnel qui devait, en principe, le contenir. Ainsi un éducateur et un enfant carencé pourront-ils au bout du compte se retrouver dans une situation d «adoption imaginaire», l enfant n ayant plus rien à offrir que lui-même à un éducateur qui lui sacrifie sa professionnalité au profit d une parentalité déréelle. Ce sacrifice de la professionnalité, considérée alors comme un obstacle à une relation «vraie et authentique», se retrouve aussi chez les travailleurs sociaux prenant en charge des adultes. Il s agit de ne pas trahir, de ne pas se dérober aux enjeux affectifs, l autre devenant in fine ami ou partenaire. Ont disparu cette asymétrie, ce maintien d une distance suffisante caractéristiques du lien professionnel. On comprend que cette forme d échange par le don, quand on la rencontre à l état brut sans mise au travail des enjeux personnels et sans place laissée aux «règles du métier», aboutisse à une violente crise qui ne peut s achever que dans une rupture. Le poids de la dette deviendra insupportable à l un des protagonistes qui n aura d autre recours que de casser ce lien, devenu ligature, pour s en débarrasser. Le travail que le professionnel et la personne en situation d être aidée avaient pu mener conjointement aura perdu le sens et s en trouvera annulé ; il n en demeurera qu un souvenir de souffrance pour les deux protagonistes. LA CONFUSION DES GENRES La mise en échec d une relation d aide sera souvent la conséquence d une mésentente dans l interprétation. Un travailleur social se pensera
12 La relation d aide et la question du don 37 dans un échange équilibré, alors que l usager aura interprété qu il est dans un échange par le don. Yves, 14 ans, est en difficulté : il «sèche» ses cours au collège, commet de petits vols. De ce fait, il est l objet d une mesure d action éducative en milieu ouvert et une éducatrice, Noëlle, le rencontre très régulièrement. Le suivi se passe très bien, Yves retrouve un équilibre de vie et, après quelques mois, Noëlle demande et obtient la mainlevée de la mesure. On observe alors un renversement de la situation : effondrement brutal d Yves : retour des vols et de l absentéisme scolaire, violence et alcoolisation. Une réunion d équipe est alors consacrée à cette situation. Noëlle décrit le déroulement de la mesure tel qu elle l a pensé. Il y avait un contrat clair dont elle avait exposé les termes à Yves : elle l aiderait dans la situation difficile qu il traversait ; en retour il accepterait de modifier son comportement ; ce résultat obtenu, chacun était quitte et la mesure levée. Tout s est apparemment passé comme prévu, et Noëlle ne comprend pas le pourquoi de ce retournement qu elle qualifie de «catastrophique». Les autres éducateurs du service qui connaissent Noëlle et ont eu l occasion de rencontrer Yves insistent sur le très fort engagement personnel dont Noëlle a fait preuve, lui consacrant temps et énergie, lui trouvant un club sportif, l aidant dans son travail scolaire, l emmenant faire des courses dans sa voiture De son côté Yves demandait à rencontrer Noëlle de façon exclusive, voire tyrannique, «ignorant» les autres éducateurs, ou semblant les mépriser. Parmi les nombreuses hypothèses en recouvrement partiel qui sont proposées en équipe pour comprendre le retournement constaté, on peut retenir celle-ci : Noëlle a pensé agir (comme pour se défendre contre ses propres affects, semblent sous-entendre ses collègues) dans un système d échanges centré sur une résolution de problème, sur un objectif à atteindre (le retour d Yves à la normale) dans un donnant-donnant équilibré. Le problème réglé à la satisfaction des deux parties, la mesure devait disparaître d elle-même. Mais Yves ne l a pas pensé ainsi. Il a interprété l aide de Noëlle comme des dons (d amour ou d estime) et ses propres efforts et changements comme des contre-dons (pour faire plaisir à Noëlle), ce qui aurait dû entraîner celle-ci à donner toujours plus. Il pensait en termes de liens entre personnes et non en termes de résolution du problème. Quand Noëlle arrête la mesure (pour elle parce que le problème est réglé), il y a pour Yves trahison comme si, en retour du don d un changement réussi qu il lui faisait, elle l abandonnait. Il manifeste alors violence et envie (au sens de Melanie Klein), en détruisant ce qui était bon et qui devient «empoisonné» lorsqu il en est privé.
13 38 Nouvelle Revue de psychosociologie - 6 COMMENT FAIRE? Quels repères peut-on se donner pour contenir cette forme énigmatique de lien, qui met en cause socialité secondaire et socialité primaire, échange par le don et échange équilibré? Il va de soi qu un travail clinique en continu est nécessaire pour suivre au plus près la nature de l échange, sans être prisonnier de celui-ci. Une particulière attention doit être portée au sens que prennent les séparations. Les externalisations de l usager, c est-à-dire ce qu il dépose dans le travailleur social (une figure maternelle idéalisée par exemple), doivent être tolérées. Accepter d être partiellement «reconstitué» par l imaginaire de l usager fait partie de la professionnalité du travailleur social. En revanche, les agir professionnels doivent rester stables ; ils sont délimités par un cadre externe défini par le contrat de travail ; ce ne sont ni l usager ni ses «besoins» qui vont définir les contours des actes professionnels ou les règles du métier. C est seulement à l intérieur d un cadre fixe que toutes les variations sont possibles. Les institutions du travail social ont tout intérêt à rester «lacunaires» pour parler comme Jacques Hochmann (1985). Cela veut dire qu elles doivent renoncer à servir l usager de façon totale, à satisfaire tous ses «besoins». La manifestation d une extrême bienveillance colmatant toutes les brèches facilite l interprétation par le don ; mais les dons sont alors aliénants parce que trop envahissants ou étouffants pour autoriser des contre-dons de valeur suffisante. Ainsi se réalise un lien d assistance. Le manque est nécessaire pour que naisse l échange. BIBLIOGRAPHIE BOURDIEU, P «Intérêt et désintéressement», Cahiers du groupe de recherche sur la socialisation, n 7, p CAILLÉ, A «Postface au manifeste du Mauss», La revue du MAUSS, 14, p FUSTIER, P Le lien d accompagnement entre don et contrat salarial, Paris, Dunod. FUSTIER, P «Personnalité carencée et lien d accompagnement», dans P.-P. Boutinet (sous la direction de), N. Denoyel, G. Pineau, J.-Y. Robin, Penser l accompagnement adulte, Paris, PUF. FUSTIER, P Les corridors du quotidien, Paris, Dunod. HOCHMANN, J Pour soigner l enfant psychotique, Toulouse, Privat. HOCHMANN, J «L institution sans institutions», Cahiers de l IPC, n 1, p MAUSS, M «L échange par le don», dans Sociologie et anthropologie, Paris, PUF. WINNICOTT, D.W «La tendance antisociale», dans De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot.
14 La relation d aide et la question du don 39 PAUL FUSTIER, LA RELATION D AIDE ET LA QUESTION DU DON RÉSUMÉ Dans le travail social, une première manière de «venir en aide» consiste à fournir des objets réels ou symboliques à une personne que l on range dans la catégorie de ceux qui en ont besoin (les «ayants droit»). Ce mode d intervention est insuffisant quand on a affaire à des personnes en difficulté psychique. À une pratique unilatérale, on substitue alors un lien d échange, constituant l usager comme un sujet ou comme coauteur de l aide qu il reçoit. Cet échange peut être équilibré, prenant généralement forme contractuelle. Notre travail veut souligner que dans un certain nombre de cas, difficiles parce que marqués par l existence d une carence précoce, l usager aura tendance à interpréter les agir professionnels du travailleur social non comme un élément contractualisé mais comme relevant d un don, entraînant un contre-don alimentant la dette, donc un lien puissant mais en déséquilibre. Nous indiquons ce qui favorise, dans le quotidien du travail social et du côté des deux interlocuteurs, ce ressenti subjectif. Nous pointons les risques encourus à se tromper de registre (s agit-il d un échange contractuel ou d un échange par le don?) et à ne pas s interroger sur la nature du lien qui se noue entre travailleur social et usager. MOTS-CLÉS Don et contre-don, contrat, assistance, carence précoce, sujet, travail social. PAUL FUSTIER, THE HELPING RELATIONSHIP AND THE GIFT QUESTION ABSTRACT The first way of getting to help somebody within social work is to provide real or symbolic objects to that person. But this is not enough for those suffering from psychological troubles. An exchange practice must then be substituted for a unilateral practice establishing the user as a subject or a co-author of the help he receives. This exchange can be equalized, usually in a contractual manner. In this article, we try to emphasise the fact that, in difficult cases, marked by the presence of an early deficiency, the user is prone to interpret the professional intervention not as the result of a mutual contract, but as the result of a Gift (according to the meaning given to the sociologist Marcel Mauss) that provokes a debt. This process has a great impact but constitutes an unbalanced operation. We also intend to indicate what, in daily social practice, favours such a subjective feeling from both participants. And finally we try to underline what risks are taken when, by lack of a clear view of the nature of the bond established between the social worker and the user, a mistake is made concerning the method employed (Gift or mutual contract?). KEYWORDS Gift, contract, early deficiency, subject, social work.
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