Pourquoi les universités russes ne devraient pas se battre pour intégrer les classements mondiaux

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1 Pourquoi les universités russes ne devraient pas se battre pour intégrer les classements mondiaux Les mauvais classements des universités russes à l international constituent un point douloureux pour notre pays. Après la publication d une énième liste des meilleures universités, les médias et les fonctionnaires réagissent à chaque fois avec émotion. Si l université d Etat de Moscou arrive à être dans le top 100, nous entendons des commentaires de satisfaction ; si ce n est pas le cas, des phrases comme «allez au diable avec votre classement». Obtenir des places élevées dans cette «Table des rangs» digne de Pierre 1er est tellement important que cela a été intégré dans la stratégie de développement de l enseignement supérieur à l horizon En un sens, cela se comprend : la progression dans les classements est une preuve d amélioration et de confirmation du statut des universités russes à l étranger. L aspect psychologique de la question est également important : le succès dans ce domaine est encore un moyen d être fier de son pays, et l échec est l occasion de critiquer les dirigeants. La réussite des universités est comparable à la réussite du programme spatial, à la participation aux Jeux Olympiques ou à la victoire remportée par des sportifs russes. C est ce qui fait le prestige du pays, mais ce prestige est en général seulement interne. La question de la progression et du perfectionnement du classement interne à la Russie, ainsi que l évaluation de la qualité du travail d une université en particulier, sont utiles au marché de l enseignement. Mais est-il raisonnable (on parle d au moins 5 universités) de vouloir intégrer le top 100 mondial pour 2020? Cela me paraît irréaliste et impossible. La course aux premières places dans les classements britanniques (QS ou au moins THE) et de Shanghai sous-entend de notre part des démarches peu naturelles et, qui plus est, inutiles. Notre amour-propre maladif donne trop d importance à ces classements. Cela veut dire que des efforts et des moyens vont être dépensés pour construire des «universités Potemkine» et non pour régler les vrais problèmes des universités russes.

2 Qu est-ce qu un classement dans le haut du tableau apporte aux universités occidentales? Dans les pays anglophones, le classement influence considérablement l afflux d étudiants et le volume du financement. Les meilleures places au classement montrent les efforts des équipes dirigeantes des universités en termes d image et d amélioration de l enseignement encore faut-il que l université perçoive assez de droits universitaires et ait les moyens pour le faire. Quand les aides de l Etat constituent moins de la moitié du budget et qu elle est subventionnée principalement grâce aux frais d inscriptions et aux sponsors privés, le classement devient dès lors un instrument concret du marché. Les universités russes ne sont pas en concurrence directe avec les universités étrangères, que ce soit au niveau de la capacité à attirer des étudiants étrangers, ou sur le plan de l insertion professionnelle des diplômés : c est pour cela qu avoir une bonne place dans le classement ne changera de facto rien pour elles. L Allemagne et la France n accordent pas une grande importance aux classements, même si le système d évaluation existe chez eux aussi. Dans la pratique, comment sont utilisés ces classements? Aux Etats-Unis, en Grande- Bretagne, en Australie, le système des classements existe à plusieurs niveaux, des écoles primaires aux universités en Grande-Bretagne, au niveau des chaires universitaires même. Pour les universités, entrent en considération la satisfaction des étudiants, les notes obtenues, les résultats des recherches, le nombre d étudiants pour un seul enseignant, les dépenses de l université pour l enseignement, le pourcentage des diplômes décernés avec la mention «très bien», les chances de trouver un emploi pour les jeunes diplômés etc. En Grande-Bretagne, les travaux de recherche des chaires sont évalués tous les cinq ans dans le cadre du RAE (Research Assessment Exercise). Une partie du financement de l université dépend de son administration. Cela ressemble à ce que nous avons en Russie : parmi une sélection d universités, nous essayons de créer des universités nationales de recherche. Le système britannique est diffèrent de par sa grande démocratie et son dynamisme. En quoi un bon classement de l université sert-il aux étudiants? La signification des classements britanniques, américains et australiens (celui de Shanghai est ici à part) est compréhensible lorsqu on regarde les critères. Dans les classements des écoles secondaires, il est question de la note moyenne aux examens et du pourcentage

3 d entrée des bacheliers à l université ; dans les classements universitaires, on parle des conditions d étude et des chances de trouver un travail après l obtention du diplôme. Les diplômes se convertissent en termes de salaire et de spécialités prestigieuses. Prenons par exemple le tableau des salaires des spécialistes fraîchement diplômés en Grande-Bretagne, en Australie et aux Etats-Unis. Si, aux Etats-Unis, les métiers les plus demandés et les mieux payés sont dans le domaine de l ingénierie (pétrole, branche aérospatiale, chimie, électronique, technologies nucléaires), en Grande-Bretagne, ce sont généralement les diplômés en médecine, les ingénieurs-chimistes et les fabricants automobiles, ainsi que les économistes qui gagnent le plus. En Australie, ce sont les médecins, les ingénieurs, les géologues et les mathématiciens qui ont des salaires élevés. Le pourcentage d embauche des diplômés dans ces domaines est proche de 100% et la qualité de la formation détermine le prestige de l emploi, le salaire de départ et les perspectives de carrière. Il est important de noter que, dans ces pays, le montant de la scolarité est tellement élevé qu il faut rentabiliser la dépense. Certains diplômés d universités prestigieuses ne trouvent pas de travail dans leur domaine. Par exemple, un diplômé de Master en physique de l université de Cambridge peut aller travailler dans une compagnie financière, mais, pour cela, l entreprise doit lui proposer un salaire plus élevé que l université. En Russie, le tableau est, en l occurrence, assez semblable : les diplômés des universités prestigieuses comme l université d Etat de Moscou, l université d Etat de Saint-Pétersbourg, l institut de physique et de technologie de Moscou, l institut national de recherche nucléaire, l institut d'état des relations internationales de Moscou, l université technique d'état de Moscou-Bauman sont recherchés, et dans leur pays, et à l étranger, et les diplômes leur ouvrent des possibilités et offrent de bons salaires. Mais chez nous, le développement du marché du travail qualifié est empêché par une centralisation très forte, des salaires très bas et la faible mobilité de nos spécialistes. Pour monter dans les classements il faut jouer selon les règles des autres En Russie, l éducation et les sciences constituent deux sous-programmes différents. L Académie russe des sciences obtient une partie significative des financements destinés à la recherche, elle prépare les doctorants et collationne des grades universitaires, plaçant dès

4 lors nos universités dans une situation peu avantageuse par rapport aux universités occidentales. Même dans les pays où il existe des instituts de recherche scientifiques et des laboratoires (comme par exemple, l Institut Max Planck en Allemagne ou le CNRS en France), les grades universitaires sont octroyés exclusivement par les universités. C est pour cela que les doctorants, ainsi que la majorité des directeurs de recherche, sont toujours rattachés aux universités. Une autre conséquence de la division entre la recherche et l enseignement en Russie est la forte concentration des personnels de l université se consacrant aux activités d enseignement. Dans le modèle occidental, 50% du temps d un enseignant doit être consacré à la recherche scientifique, les 50% restants sont divisé entre les cours et les tâches administratives. Le professeur a 200 à 300 heures de cours par an, dont 50 à 100 sont dévolues aux cours. C est moins que la moyenne russe. Il se trouve que les professeurs russes ont moins de temps pour la recherche. Peut-on changer cela? En théorie oui, il faudrait diminuer le volume de cours, comme cela se fait en Occident, et diminuer le nombre d étudiants. La solution alternative aurait été de recruter des chercheurs de l académie russe des sciences pour l enseignement, pour décharger les collègues des universités. Mais ce processus est long. Si on évoque la concurrence avec les universités occidentales en termes de productivité (le nombre de publications et citations par professeur) avec les universités occidentales, il est à noter que la structure de la main d oeuvre y est différente de celle de la Russie. Par exemple, dans les universités du top 100, pour un professeur de faculté de physique-chimie, il y a 3 à 4 jeunes étudiants de 25 à 35 ans (3 doctorants et 1 post-doctorant). Ce sont eux qui constituent la principale force de travail de la recherche en Occident. Ainsi, dans une chaire typique, pour 10 enseignants, on trouve environ 30 doctorants et 10 post-doctorants. Pour chaque semestre, au temps de travail d un professeur dédié à la science (50% du temps) s ajoutent quatre ans de travail de groupe. Cette catégorie de scientifiques est, de fait, inexistante chez nous, et il est important de la mettre en place avant de vouloir entrer en concurrence avec les universités occidentales (en Russie, on trouve des personnes semblables aux post-doctorants occidentaux : les chercheurs associés de l Académie russe des sciences, mais ils ne représentent pas une plus-

5 value scientifique conséquente au niveau de l université). On peut trouver des financements à cet effet en Russie, mais pas partout : en province [hors de Moscou et Saint-Pétersbourg, NdT], c est environ 3 fois roubles roubles par mois environ roubles par an par professeur. En prenant en compte les plans actuels du gouvernement (le programme «1000 laboratoires», les bourses pour les jeunes chercheurs, les «méga-grants» etc.), ce genre de moyens sera disponible dans des universités russes dans quelques années. Mais les enseignants expérimentés auront malgré tout peu de temps à consacrer à la recherche et pour diriger des doctorants. De plus, les montants des budgets devraient aussi être plus élevés, pour garder les doctorants dans les universités et afin qu ils ne soient pas obligés de trouver un travail d appoint dans d autres lieux. La diversité culturelle (par exemple, une langue étrangère ou une ouverture à l international) est également importante. Dans les universités du top 100, la plupart des enseignants sont capables de rédiger un article en anglais. Combien sont-ils en Russie? Et à quoi devons-nous nous attendre d ici 2020? L isolationnisme que nous avons hérité de l époque soviétique n aide sans doute pas notre pays. L absence d envie de publier à l étranger, de rendre accessibles les articles à la communauté scientifique étrangère, d attirer les spécialistes étrangers, d évaluer les projets scientifiques et les universités, provoque une baisse de l efficacité, de la reconnaissance, et une détérioration de la réputation de nos universités. Dans les meilleures universités du monde, des experts étrangers participent obligatoirement à différents pans vitaux de l activité universitaire, comme l évaluation des programmes d enseignement, l activité scientifique et financière des filiales et de l université toute entière, ou la soutenance des thèses. Actuellement, nous n avons pas la possibilité d entrer en compétition avec les 10 premières universités, ni même avec les 50 premières du top 100. Les budgets des universités du top 10 se chiffrent en milliards de dollars. L université de Harvard a un budget annuel de 4 milliards de dollars rien que pour l école de médecine (avec des hôpitaux affiliés) où travaillent environ 3000 post-doctorants. A la faculté des sciences et des arts, il y a plus de 500 post-doctorants. Au MIT il y a environ 1600 post-doctorants. Dans tous les Etats-Unis, leur nombre atteint En comparaison, les dépenses pour les sciences en Russie en 2011 ont été de 300 milliards de roubles (environ 10 milliards de dollars) ; le ministère de l éducation et de la science compte donner 1300 bourses de post-doctorants pour toute la

6 Russie. Et cela sans s interroger sur l efficience dans la dépense des fonds, qui nous donne envie de croire au meilleur, puisque la qualité des recherches et le retour sur investissement ne sont pas les critères principaux lors de la répartition de l argent. Le top 100 n est pas encore pour nous Si nous pouvons entretenir l espoir de gagner quelques places dans les classements réputés, en partie grâce à nos étudiants, de plus en plus nombreux dans les universités étrangères, dans d autres domaines, comme l impact scientifique (nombre de citations), la réputation parmi les employeurs, le nombre de prix Nobel ou des articles dans les revues Nature et Science, il ne faut pas s attendre à une progression rapide. Cela concerne aussi l internationalisation. Même des concours réels pour des postes à l université paraissent encore exotiques aux yeux des Russes. Ainsi, même le fait d embaucher des étrangers en masse paraît irréalisable, même pour Grâce à l expérience de l époque soviétique, il est plus facile d améliorer la situation sur le plan de l accueil des étudiants étrangers. Mais ouvrir complètement les universités russes aux étrangers demande un investissement non seulement dans les infrastructures académiques, mais aussi sur l aspect social, pour que les étrangers arrivent à s adapter aux conditions de vie russes. De ce côté-là, il est difficile pour nous de concurrencer les universités occidentales, surtout les universités des pays anglophones. Un apprentissage poussé de l anglais est obligatoire dans pratiquement tous les pays européens, ainsi que dans nombre de pays asiatiques : c est pour cela que les habitants de ces pays sont des étudiants potentiels pour les universités anglophones. D autres pays attirent des étudiants étrangers en mettant en place des cours en anglais (surtout au niveau du Master). En ce qui concerne les découvertes scientifiques, il ne faut pas s attendre à une percée rapide, car les retombées et les publications apparaissent quelques années après les efforts fournis. Le seul indicateur qui pourrait progresser pour 2020 serait le nombre plus important d articles scientifiques venant de Russie. L accroissement du «produit scientifique brut» est possible grâce à une augmentation de la production et grâce à l augmentation du nombre de chercheurs. Pour influencer sur la productivité des travailleurs de l université, il faut changer la politique des cadres et faire du niveau et des acquis scientifiques un critère principal lors des recrutements, comme cela se fait en Occident.

7 Aujourd hui, dans les grandes universités mondiales, il est tout à fait normal d effectuer une première sélection des candidats grâce à l indice de Hirsch, qui montre l apport des travaux d un chercheur au monde scientifique. Dans les conditions qui sont les nôtres, les primes pour les publications «à fort impact» des universitaires, qui se pratiquent déjà dans les universités leader, sont une bonne chose. Mais elles ne pourront améliorer les indicateurs internationaux que dans des thématiques d actualité, avec du savoir-faire dans la rédaction des articles, avec du temps et de la main d oeuvre. Je ne suis pas opposé à une progression des universités russes vers les premières places des classements internationaux. Mais à mon avis, il est encore trop tôt pour prétendre à des places dans le top 100. Même si nous arrivons à faire entrer 2 ou 3 universités dans le top 100 en 5 ans, ce progrès ne sera probablement pas révélateur. Nous avons besoin de changements structurels, ce qui prend plus de temps. On peut se rassurer en se disant qu avoir des places peu avantageuses dans les classements n est pas signe d un enseignement médiocre. Mais une dynamique positive concernant les places dans les classements pourrait finalement bénéficier aux étudiants comme aux employeurs. Les indicateurs d impact nous sont nécessaires non seulement pour les classements, mais aussi pour l'évaluation indépendante de l'activité des scientifiques par la communauté mondiale, et comme mécanisme permettant d'ajuster les priorités de développement. Si on parle des besoins réels des universités russes, j aimerais évoquer plusieurs tâches plus primordiales. Il faut attirer les jeunes, en grande quantité, dans les universités et vers les sciences, faire en sorte que les jeunes chercheurs puissent travailler dans le monde entier, trouver le moyen de réintégrer notre science dans la communauté mondiale. Et s il nous reste assez de force et de détermination pour faire tout ce que nous avons prévu en ce sens, alors dans ans le problème des classements internationaux se résoudra de lui-même. Vladimir Lobaskin,