Christophe Honoré Le livre pour enfants

Transcription

1 PRÉFACE Elle a douze, treize, ou quinze ans, et elle ne voit que le garçon. Un état nouveau, d abord physique, elle se sent pleine et vide à la fois, elle ne respire plus de la même façon, et dans son estomac c est comme un vol de hannetons affolés : l attirance vers le garçon. Puis c est l éloignement, de son corps d enfant, du frère qui la voit devenir inaccessible, des parents qu elle ne pense pas capables d être amoureux. Brigitte Giraud nous invite à traverser 67 fragments et 1 nouvelle comme autant de pulsations, elle écrit le journal intime du mouvement amoureux, elle dit simplement cette langue universelle qui touche plus qu elle ne parle, qui a comme points cardinaux le désir et l attente mais aussi l arrachement et la perte. Fabio Viscogliosi fait entrer en résonance sa musique avec l écriture de Brigitte Giraud, le dvd inséré dans l ouvrage traduit cette complicité et nous donne envie de fièvre et de souffle, puisque je sens bien comme je respire pour deux.

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3 ...la vie est bouleversante et dérisoire et on prie en secret qu'un garçon vienne nous embrasser pour nous délivrer. Seulement voilà, comment peut-on raisonnablement croire aujourd'hui que les baisers des garçons puissent nous sauver de quoi que ce soit? Christophe Honoré Le livre pour enfants

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5 BABY-FOOT

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7 1- Ça commence un jour d été. Et ça ne s arrêtera jamais. La pierre brûle. La lumière fait comme un incendie. Les lanières de mes sandales me blessent. Mais je ne vois que le garçon. 15

8 2- Ça commence sur le chemin. Je marche près de ma mère, il se promène seul. J ai honte de la présence de ma mère, je m écarte un peu. Je ne tourne pas la tête, j avance bien droit. Le garçon ne me regarde pas. C est la meilleure preuve que quelque chose arrive. 16

9 3- J y pense toute la journée. Rien n a plus d importance. Je le cherche sur le chemin, dans les escaliers, vers les tables de ping-pong. Je pense à lui, je suis toute entière occupée. Mes yeux, ma tête, mon ventre. L air manque. Je ne respire plus de la même façon. 17

10 4- Je suis suspendue aux gestes du garçon. Ses apparitions. Sa démarche. Son indifférence. Nos regards ne se sont pas encore croisés. Il s agit d un simple déplacement d air. Une possibilité. Le soir dans mon lit, alors que mon frère refuse d éteindre sa lampe de chevet, je fixe un point dans le rideau et je récapitule. 18

11 5- Le soir, je me dilue dans l obscurité. Je dors les jambes par-dessus le drap, à cause de la chaleur. Puis je bouge les pieds. Je me tourne sur le côté, je me lève pour boire un verre d eau. Mon frère s énerve, me menace, nous échangeons des mots grossiers. 19

12 6- Le garçon est mince et bronzé. Il porte des tongs rouges, un jean moulant qui souligne son dos cambré. Le garçon a un regard sombre, des cheveux bruns trop longs, une démarche presque féminine. Il garde la chemise ouverte quand il joue au flipper. Je reste dans son dos et j observe le mouvement de ses hanches. 20

13 7- Je suis adossée contre le mur, juste derrière lui. Je suis sûre qu il le devine à la façon dont il bouge. Il prolonge la partie, met de nouvelles pièces dans le flipper. Il n ose pas se retourner. Il perçoit ma présence, c est obligé, mon regard doit peser sur chacun de ses gestes. S il pouvait arrêter de jouer maintenant, mes parents ne vont pas tarder de me chercher. 21

14 8- Rien ne se passe les jours suivants, si ce n est mon inquiétude qui grandit. Inquiétude n est pas le bon mot. Disons que je me trouble pour un rien. J ai peur qu il apparaisse, puis qu il disparaisse. Je ne suis plus jamais tranquille. Uniquement suspendue à sa présence possible. Mes journées deviennent spéciales. Je guette le garçon, rien d autre ne m intéresse. Je me sens pleine et vide à la fois. Je ressens comme des trous d air. 22

15 9- Je n aime plus aller à la plage avec mes parents. Je voudrais rester près des tables de ping-pong. Le temps est long sur le sable. Je n ai plus envie de jouer au ballon avec mon frère. Ni de chercher des coquillages. Je deviens pénible. Ma mère ne supporte pas mon humeur. Elle demande quelle est cette nouveauté. 23

16 10- Je parle peu, je lève les yeux au ciel, je ne nage plus jusqu au ponton. Je ne plonge plus. Je ne me bats plus avec mon frère pour avoir le masque et le tuba. Je reste allongée sur ma serviette, sur le dos, puis sur le ventre. Quand je mets un pied dans l eau, je la trouve glacée, je déteste mon père qui m éclabousse soudain. Je pousse des cris, je me mets en colère. 24