Indépendance de la banque centrale et défaut souverain

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1 Indépendance de la banque centrale et défaut souverain NARAYANA KOCHERLAKOTA Président Banque fédérale de réserve de Minneapolis Le présent article lève l hypothèse généralement admise dans la littérature existante selon laquelle les autorités budgétaires ne se trouveront jamais en défaut de paiement sur des titres de dette émis dans leur propre monnaie. Il montre qu une banque centrale suffi samment réactive est bien en mesure de maîtriser le niveau des prix, quoi que fassent les autorités budgétaires. Pour exercer un contrôle indépendant sur le niveau des prix lorsque la dette des autorités budgétaires comporte le risque d un défaut de paiement, la banque centrale doit être disposée à laisser ces autorités faire défaut sur leur dette. Toutefois, un tel engagement peut exposer le pays à des risques de pertes de production à court et à moyen terme. Il convient de continuer à réfl échir sur la meilleure manière dont cet arbitrage doit être tranché. Dans certaines situations, il peut toutefois s avérer optimal, pour les banques centrales, de garantir la dette des autorités budgétaires. NB Cet article reprend une allocution prononcée par l auteur le 1 er avril 2011 à Philadelphie et le 26 septembre 2011 à Chicago. L auteur remercie Marco Bassetto, Varadarajan V. Chari, Ron Feldman, Futoshi Narita et Juan-Pablo Nicolini pour leurs commentaires. Les opinions exprimées ici sont les siennes et pas nécessairement celles de ses collègues du Système fédéral de réserve. Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril

2 Depuis 1981 et la publication par Sargent et Wallace de leur arithmétique monétariste déplaisante (Some Unpleasant Monetarist Arithmetic), devenue un classique, dans la revue trimestrielle de la Banque de réserve fédérale de Minneapolis, on comprend de mieux en mieux le rôle de la politique budgétaire dans la détermination du niveau des prix. L idée est simple. Supposons un État qui emprunte uniquement au moyen de titres de dette non indexés libellés dans sa propre monnaie. En raison de la contrainte budgétaire intertemporelle, la valeur réelle actuelle de ses engagements, y compris la base monétaire, doit être égale à la valeur actualisée des excédents réels à venir. Étant donné que les engagements sont nominaux et non indexés, il existe un lien entre, d une part, le montant des impôts réels à percevoir et celui des dépenses futures de l État tel qu estimé par l opinion publique et, d autre part, le niveau actuel des prix. Je trouve que l analogie établie par John Cochrane est ici utile 1. Il fait le parallèle entre, d une part, les titres obligataires et les ressources monétaires de l État et, d autre part, les actions d une entreprise. Tout comme les actions pour les entreprises, la monnaie et les obligations constituent implicitement un droit de propriété sur les excédents de l État. Et, tout comme pour les actifs financiers, leurs variations de prix sont fondamentalement liées aux variations de la valeur actualisée anticipée des bénéfices de l État, c est-à-dire des excédents. Cette idée simple a des conséquences importantes sur la manière dont nous pensons l inflation. L inflation n est plus «toujours et partout un phénomène monétaire». Au contraire, même des banques centrales apparemment indépendantes peuvent ne pas maîtriser le niveau des prix. Ainsi, si l opinion publique se met à considérer que les autorités budgétaires se comportent de manière irresponsable, il en découlera des pressions à la hausse sur le niveau des prix. Cependant, cette analyse est dans la ligne de la littérature existante en ceci qu elle part de l hypothèse que les autorités budgétaires ne se trouveront jamais en défaut de paiement sur des titres de dette émis dans leur propre monnaie. Dans cet article, je lève cette hypothèse ; il apparaît alors clairement qu une banque centrale suffisamment réactive est bien en mesure de maîtriser le niveau des prix, quoi que fassent les autorités budgétaires 2. Pour moi, cette capacité dépend de la nature de sa réponse à la possibilité de défaut des autorités budgétaires. J aborderai certaines tensions à court et à long terme en jeu dans cette réponse. Tout au long de cet exposé, je désignerai la banque centrale par BC et les autorités budgétaires par AB. Je prendrai comme monnaie le dollar, mais cela ne signifie nullement que je fais référence aux États-Unis, ou à l Australie. 1 INDÉPENDANCE DE LA BANQUE CENTRALE ET DETTE À RISQUE DE DÉFAUT Dans cette section, je m intéresserai à la manière dont une banque centrale peut conserver un contrôle indépendant sur le niveau des prix, lorsque la dette des autorités budgétaires comporte un risque de défaut. Commençons par décrire une politique simple de la BC : l indexation sur le cours d une matière première. Supposons que la BC détienne X onces d or. Elle s engage à acheter et à vendre chaque once p dollars et a une base monétaire de px dollars. Cette politique lie le niveau des prix aux variations du cours de l or, indépendamment du comportement des AB. Quelle sera l incidence de cette politique sur les AB? Lorsque les AB empruntent en dollars, elles empruntent essentiellement dans une véritable matière première : l or. Toute la dette des AB est essentiellement indexée sur le cours de l or, et l on peut concevoir que divers chocs puissent conduire les AB à faire défaut sur ces engagements. En particulier, le cours de l or (relatif à d autres biens) est vulnérable à de nombreux types de chocs. Ainsi, supposons que la croissance rapide des marchés émergents conduise à une vive augmentation de la demande d or, et du cours de cet actif par rapport à d autres. L indexation sur le cours des matières premières, adoptée par la BC, entraînera de la déflation car le prix des biens exprimé en dollars diminue. Pour rembourser des créances en dollars, les AB devront accroître leurs excédents nets (en augmentant les impôts ou en réduisant les dépenses). Si elles ne peuvent pas agir ainsi, elles se trouveront en défaut de paiement. 1 Cf. Cochrane (2005) 2 Cf. Bassetto (2008) pour une analyse connexe Dette publique, politique monétaire et stabilité fi nancière 170 Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012

3 Bien entendu, comme je l ai déjà expliqué en d autres occasions, les macroéconomistes considèrent souvent que l indexation sur le cours d une matière première est sous-optimale 3. Supposons maintenant que la BC s engage à respecter une cible d inflation donnée (2 % par an par exemple). Pour y parvenir, elle suit une règle de Taylor agressive lorsqu elle détermine la trajectoire du taux d intérêt à court terme (par règle de Taylor «agressive», je veux dire que la BC répond aux déviations de l inflation par rapport à la cible fixée à 2 % en ajustant son taux directeur dans le même sens, mais à un niveau plus élevé). Avec cette règle, le taux d inflation est égal à 2 % par an, quels que soient les objectifs budgétaires des AB 4. Cependant, étant donné cette trajectoire d inflation, la dette nominale des AB est désormais réelle. Supposons qu il y ait une récession et que les recettes fiscales nettes engrangées par les AB chutent fortement. Si cette récession est suffisamment profonde et persistante, les AB seront contraintes au défaut 5. 2 SOLVABILITÉ BUDGÉTAIRE ET INDÉPENDANCE DE LA BANQUE CENTRALE : ARBITRAGES Dans la section précédente, j ai décrit comment une banque centrale peut conserver une maîtrise considérable du niveau des prix tant qu elle est prête à autoriser les AB à faire défaut sur leur dette. Dans la présente section, j illustrerai les arbitrages entre l indépendance de la banque centrale et la solvabilité budgétaire, en analysant la réponse de la BC à une situation particulièrement critique. Supposons que la BC cible un taux d inflation de 2 % et que les AB doivent 10 milliards de dollars tel vendredi. Les AB envisagent de rembourser ce prêt en procédant à une adjudication de nouveaux titres de dette le lundi précédent. Toutefois, à l issue de l adjudication, elles constatent qu elles ne peuvent lever que 5 milliards de dollars. Les AB se retrouvent désormais en risque de défaut sur les 10 milliards qu elles doivent le vendredi. C est à ce moment que la solidité de l engagement de la BC envers la cible d inflation qu elle a choisie sera mise à rude épreuve. Les AB peuvent demander à la BC d intervenir pour leur permettre de lever 5 milliards supplémentaires le mercredi. Il existe de nombreuses possibilités d intervention. Les AB peuvent demander à la BC d intervenir en fixant un prix plancher pour la dette lors de l adjudication de mercredi. Il existe également des méthodes moins directes. Ainsi, la BC peut s engager à fixer un prix pour la dette des AB sur le marché secondaire. Dans tous les cas, si la BC intervient d une manière ou d une autre pour garantir la solvabilité des AB, on ne peut plus dire que la BC contrôle le niveau des prix de manière indépendante. Si les marchés n ont globalement pas anticipé l intervention de la BC, l inflation anticipée augmentera après l intervention de la BC. Dans ce cas, ce début d insolvabilité budgétaire aura déclenché des tensions inflationnistes. Bien entendu, il se peut que les marchés aient déjà attribué une probabilité positive à la possibilité que la BC intervienne dans ce type de scénario. Si tel est le cas, alors, l inflation passée a déjà été influencée par le fait que les marchés anticipaient ce scénario de politique budgétaire. Faut-il demander à la BC de ne jamais intervenir dans ce type de scénario d insolvabilité? J ai déjà eu l occasion d expliquer que l interdiction de ce type d intervention donnerait à la BC une plus grande indépendance pour contrôler le niveau des prix. Pour ceux qui pensent que l indépendance de la BC constitue un des fondements de la politique macroéconomique, la question est quasiment réglée. Je note néanmoins plusieurs raisons d être prudent. On peut sans peine concevoir que l insolvabilité des AB puisse être déclenchée par des chocs qu elles ne peuvent absolument pas maîtriser. Et, empiriquement, l insolvabilité des AB s accompagne d un recul important de la production à court terme, voire à moyen terme. La BC devrait-elle donc être prête à conduire les AB à l insolvabilité malgré les conséquences économiques négatives que cette décision peut avoir pour le pays? De manière plus subtile, indépendamment de la solvabilité des AB, les émissions de dette souveraine peuvent échouer simplement en raison d un manque de coordination entre investisseurs. Si moi, en tant 3 Cf. Kocherlakota (2011) 4 Pour Atkeson, Chari et Kehoe (2010), ainsi que pour Cochrane (2011), une règle de Taylor agressive ne suffit toutefois pas à déterminer l inflation. 5 Cf. la modélisation d Eaton et Gersovitz (1987), par exemple Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril

4 qu investisseur, je n anticipe pas que les autres achèteront des titres de dette lors de cette émission, je n en achèterai pas moi non plus. En ce sens, les émissions de dette souveraine peuvent faire l objet de «ruées» sous-optimales. La BC peut parer à cette éventualité en garantissant les promesses nominales des AB à chaque fois que ces dernières sont menacées de défaut 6. C est pourquoi j estime qu il existe des arbitrages. D un côté, si l on sait que la BC est disposée à intervenir pour que les AB restent solvables, alors, l inflation est nécessairement déterminée par des considérations budgétaires et par les incitations à court terme des responsables élus. De longues années de recherches théoriques et empiriques nous ont appris que cet effet n est pas souhaitable. D un autre côté, si la BC s est engagée à laisser les AB faire défaut si nécessaire, alors, même une gestion optimale de la dette par les AB risque de finir par exposer le pays à des risques inquiétants, tels que des ruées sur la dette souveraine. 5 CONCLUSION Dans cette contribution, j ai défendu la thèse que, même si les autorités budgétaires empruntent exclusivement dans la monnaie de leur pays, la banque centrale peut conserver une maîtrise assez importante du niveau des prix. Mais, pour ce faire, la banque centrale doit accepter si nécessaire de laisser les autorités budgétaires faire défaut. Cette décision peut exposer le pays à des risques de pertes de production à court et moyen terme. Il incombe à la recherche économique future de déterminer comment résoudre cet arbitrage. Dans certaines situations, il peut toutefois se révéler optimal, pour les banques centrales, de garantir la dette des autorités budgétaires. Dans ce cas, nous devons une fois encore penser la détermination du niveau des prix comme un processus conjoint des autorités budgétaires et de la banque centrale, ainsi que nous l ont appris Sargent et Wallace il y a trente ans. 6 Ces observations font écho aux commentaires de Blanchard (2011) sur l utilisation des injections de liquidités afin d éliminer les problèmes de déséquilibre. Dette publique, politique monétaire et stabilité fi nancière 172 Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril 2012

5 BIBLIOGRAPHIE Atkeson (A.), Chari (V. V.) et Kehoe (P. J.) (2010) Sophisticated monetary policies, Quarterly Journal of Economics, 125, p Bassetto (M.) (2008) Fiscal theory of the price level, in Lawrence Blume and Steven Durlauf (eds.), New Palgrave: A Dictionary of Economics, 2 e edition, MacMillan: Londres Blanchard (O.) (2011) Four hard truths, Blog du Fonds monétaire international, 21 décembre Cochrane (J. H.) (2005) Money as stock, Journal of Monetary Economics, 52, p Cochrane (J. H.) (2011) Determinacy and identification with Taylor rules, Working paper, Université de Chicago, Booth School of Business Eaton (J.) et Gersovitz (M.) (1987) Country risk and the organization of international capital transfer, NBER Working Paper 2204, avril Kocherlakota (N.) (2011) It s a wonderful Fed, discours, St. Paul, Minnesota, speech_display.cfm?id=4619 Sargent (T.) et Wallace (N.) (1981) Some unpleasant monetarist arithmetic, Revue trimestrielle de la Banque fédérale de réserve de Minneapolis, automne, p Banque de France Revue de la stabilité fi nancière N 16 Avril