L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre

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1 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre

2 Les coordinateurs et l ensemble des auteurs remercient chaleureusement les relecteurs anonymes pour leur contribution à la qualité des textes publiés dans cet ouvrage. Photographies en couverture : - Famille sur le tracteur, Anne Sourdril, - Coteaux de Gascogne, Gérard Balent. Imprimé en France ISBN : Cet ouvrage est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND ( 4.0/fr/) permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014

3 Sommaire Préface... 7 Benoît Dedieu Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Pierre Gasselin, Jean-Philippe Choisis, Sandrine Petit, François Purseigle De l exploitation agricole à l agriculture en famille L exploitation agricole, entre famille et entreprise : 60 ans de débats et d itinéraire de recherche personnel Jean Pluvinage Permanence de l exploitation agricole familiale, une approche gestionnaire Mohamed Gafsi Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles. Des représentations en évolution Patrick Mundler Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale Eduardo Chia, Michel Petit, Jacques Brossier Le système d activité. Retour sur un concept pour étudier l agriculture en famille Pierre Gasselin, Michel Vaillant, Benjamin Bathfield 3

4 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Vivre et travailler en agriculture Faire face à des questions de travail : les leviers mobilisés par des éleveurs laitiers Nathalie Hostiou, Sophie Chauvat, Sylvie Cournut Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles. Le cas des exploitations laitières des Alpes du Nord Médulline Terrier, Sophie Madelrieux, Benoît Dedieu L évolution de la place des femmes en agriculture au prisme des rapports familiaux de production Sabrina Dahache Famille et élevage : sens et organisation du travail Cécile Fiorelli, Jocelyne Porcher, Benoit Dedieu Réinventer l agriculture dans le territoire Coopération agricole de production : quand l activité agricole se distribue entre exploitation et action collective de proximité Véronique Lucas, Pierre Gasselin, Franck Thomas, Pierre-François Vaquié D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale Perrine Vandenbroucke, Jean Pluvinage Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines. Au-delà des résistances Roberto Cittadini, Pedro Carricart, Roberto Bustos Cara, Hernán Hernández, Amalia Sapag, Patricio Sanz, Christophe Albaladejo Du Nord au Sud : recompositions des liens entre familles et élevages Sophie Madelrieux, Hélène Rapey, Christian Corniaux, Marie-Odile Nozières, Jean-Philippe Choisis, Maëlle Gedouin, Jean-Paul Dubeuf, Sylvie Cournut Maintenir et transmettre 4 Quelles stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? Une étude des trajectoires passées d exploitations dans les coteaux de Gascogne Julie Ryschawy, Norma Choisis, Jean-Philippe Choisis, Alexandre Joannon, Annick Gibon

5 Sommaire Être ou ne pas être agriculteur. Capital scolaire et devenir socioprofessionnel des fils d agriculteurs Christophe Giraud, Jacques Rémy Délégation d activités et sous-traitance : au service de la transmission de l exploitation ou d un patrimoine? Guilhem Anzalone, François Purseigle Transmissions de l exploitation en moyenne montagne pyrénéenne : ruptures et continuités Claire Manoli, Jean-Philippe Choisis, Sylvie Ladet, Annick Gibon Conclusion L agriculture est-elle toujours une affaire de famille? Pierre Gasselin, Jean-Philippe Choisis, Sandrine Petit, François Purseigle 5

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7 Préface Benoît Dedieu 1 L année internationale de l agriculture familiale en 2014 a été l occasion de mettre en lumière que l exploitation de ressources animales et végétales pour le marché et l autoconsommation est, dans le monde, très largement le fait de l agriculture familiale. En France, l exploitation agricole est la forme juridique de base de la pratique agricole. De même, la famille nucléaire est devenue la déclinaison classique de ce qui fait famille : s y croisent la lignée (les liens avec les ascendants et les collatéraux) et la maisonnée (le couple d exploitants). L ensemble domine largement le paysage de l exercice de l activité agricole dans notre pays. Mais qu importe au fond de rendre compte de l exploitation agricole familiale, en ce début du XXI e siècle, quand les défis posés à l agriculture sont de nourrir en 2050 une planète qui comptera 9 milliards d humains en limitant les impacts de la production sur l environnement? Que l innovation technologique, en particulier dans l agriculture de précision, et la sélection génomique concentrent l essentiel de l attention? Que plus de quarante ans de révolution agricole (des pratiques, du conseil, de l éducation) ont changé les discours sur l activité agricole, désormais activité d entrepreneur au fait des besoins du marché, des réglementations et des régimes d aide? Cet ouvrage est le fruit d une commande du département Sciences pour l action et le développement de l Inra au groupe de coéditeurs Pierre Gasselin, Jean-Philippe Choisis, Sandrine Petit, François Purseigle et Sylvie Zasser. L objectif était double : (i) la mise en visibilité des recherches réalisées dans les unités du département et avec des partenaires proches sur l agriculture familiale à l occasion de l année internationale de l agriculture familiale. Une manière de témoigner de l intérêt scientifique que présente ce modèle d agriculture qui fait l objet de travaux de recherche depuis de nombreuses années. 1. INRA, Département Sciences pour l action et le développement, Saint-Genes- Champanelle, France, benoit.dedieu@clermont.inra.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c001 7

8 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre (ii) un état des lieux des questions posées par les dynamiques d évolution de l agriculture familiale, pour alimenter notre réflexion plus globale sur les transformations d une agriculture diversifiée dans ses modèles, qui doit produire «autrement», contribuer à des systèmes alimentaires sains et durables ainsi qu au développement de territoires ruraux et urbains. Notre conviction est qu il faut maintenir un champ de recherches actif sur l agriculture familiale dans ce cadre, et plus que de le maintenir, il s agit de le renouveler en tirant profit des projections auxquelles cet ouvrage nous invite. Deux enseignements peuvent en être tirés. L agriculture familiale demeurera une forme incontournable d exercice de l activité agricole pendant longtemps encore, dans notre pays et plus largement dans le monde. Elle mérite d être considérée comme telle pour raisonner l avenir de l agriculture et les défis qui lui sont adressés. Pour autant elle n est pas une forme figée. Le couple d exploitants, à la fois gestionnaire stratégique et opérationnel de la ferme et noyau central de la main-d œuvre, est une figure qui s efface derrière des réalités plus complexes, témoins des changements profonds à la fois sociologiques, économiques, techniques et organisationnels qui affectent le secteur agricole. On en trouvera bien des illustrations dans cet ouvrage : les «consortiums de management» se diversifient entre l agriculteur «seul» (discutant pourtant au minimum des prélèvements familiaux avec son conjoint travaillant à l extérieur), les Gaec familiaux de transmission, les associations (sous des formes juridiques variées, familiales ou non) de projet (économique, social et sans doute bientôt environnemental), le patron avec ses salariés Les liens entre famille-maisonnée, exploitation, système d activités du ménage, associés, travailleurs, projet économique agricole, identités professionnelles se recomposent et se diversifient. La famille agricole-lignée se construit dans un endroit qui est à la fois un lieu de vie et de travail, et dans un milieu, écosystème et voisinage en même temps. Ainsi, l agriculture familiale développe des rapports particuliers au territoire en particulier du fait de ses rapports à la proximité (des réseaux d entraide à la coopération dans des circuits locaux de commercialisation), mais aussi à une agroécologie fortement dotée en connaissances fines du milieu. Rapports particuliers ne signifient pas exclusifs d autres formes d exercice de l activité, mais le pari peut être tenu en tout cas bien illustré ici que l agriculture familiale est une ressource pour une transition agroécologique qui s appuie sur des savoir-faire transmis et acquis pas à pas par la fréquentation des lieux, le travail et l observation. Une ressource donc pour travailler la diversité de modèles de production, de rapport à l écosystème et d inclusion dans les systèmes alimentaires. Dans cet ouvrage, considérer l exploitation «en famille» plutôt que la catégorie «exploitation familiale», c est aussi se donner les moyens d un regard décalé sur l activité agricole et des modèles de gestion qui lui sont attachés d une part, et d autre part sur les très petites entreprises (TPE), catégorie à qui l on confie le soin de créer beaucoup d emplois dans notre pays mais qui demeure largement «terra incognita» de la recherche. 8

9 Préface B. Dedieu À l idée de famille est associé un comportement, un mode de gestion que les juristes qualifiaient jusqu il y a peu de «en bon père de famille» 2. Laissons-là la référence au «pater familias», un peu datée, pour nous intéresser aux normes gestionnaires sous-jacentes autour de quatre idées : (i) celle de préservation de «l intégrité fonctionnelle», des «aptitudes et potentialités» de l outil de production pour les générations futures, en premier lieu la terre et plus largement le patrimoine, (ii) celle de la transmission (du capital mais aussi des savoirs par un apprentissage dans le travail), (iii) celle de «tenir avec prudence» dans un environnement marqué par les aléas de toutes sortes, de construire des trajectoires d évolution ou d adaptation qui ne mettent pas en danger la viabilité de la ferme sur le plan de la technique comme celui de l endettement, (iv) celle de l insertion dans le territoire par le développement des liens sociaux et des relations de proximité, à la fois réseaux de solidarité, et de constructions de normes techniques locales partagées. Quelle modernité de l exploitation familiale alors! Tandis que nos modélisations de systèmes se construisent autour de la notion d efficience à court terme, il apparaît nécessaire de penser le long terme comme horizon de gestion, la résilience et les trajectoires de viabilité, la gestion des fonctionnalités des écosystèmes, le comportement adaptatif et l action en situation d incertitude, et le rapport au collectif. Nous considérons volontiers les choix de productions et les modèles techniques comme relevant d une sphère managériale tendue par l idée de profit, dans lequel le travail est une ressource à optimiser. Dans les exploitations familiales, l organisation du travail est plus souvent la résultante d ajustements associés à un enchevêtrement d enjeux économiques, d opportunités locales, de débats sur les identités professionnelles et les emplois à conforter ou à sécuriser au sein de la famille, de sens donné au travail, de modalités de recours à la main-d œuvre extérieure. Ces modalités sont très signifiantes au regard de ce qui fait le métier d agriculteur (en entraide avec les collègues, comme patron, en autonomie familiale). La plupart de ceux qui s intéressent au monde complexe des TPE, quel que soit le secteur économique, sont confrontés à des titres divers à ces diversités de finalités du management (notamment dans le rapport à l emploi des enfants, au sens du travail, au statut du conjoint et à la transmission) et à ces croisements entre les dimensions salariales, familiales et collectives du travail. Considéré souvent comme un secteur économique à part, sur-doté en capacité d encadrement de l activité, le secteur agricole a sans doute une expérience à valoriser et à confronter au milieu des TPE pour accompagner les mutations de ce type d entreprise. En définitive, cet ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est une invitation à considérer les mutations en cours de l agriculture familiale, les innovations qu elles portent, leur contribution à une coexistence féconde de modèles de production. Mais c est aussi une invitation à analyser comment les recherches sur «l agriculture en famille» questionnent nos modèles de gestion d entreprises de 2. Le comportement «en bon père de famille» désigne le comportement d une personne prudente, diligente et soigneuse. Suite à la loi sur l égalité homme femme d août 2014, cette expression a disparu du Code civil. 9

10 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre petite taille, une agriculture qui accorde autant d attention au renouvellement des propriétés du milieu dont elle tire sa substance qu à son exploitation pour le marché. Merci aux coéditeurs d avoir relevé le défi du contenu et de l échéance d une parution lors de l année internationale de l agriculture familiale. Bonne lecture! 10

11 Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Pierre Gasselin 1, Jean-Philippe Choisis 2, Sandrine Petit 3, François Purseigle 4 En 2014, l année internationale de l agriculture familiale aura été l occasion d une abondante production scientifique sur les diverses problématiques que recouvre cette forme sociale d agriculture très largement majoritaire sur la planète, en particulier sous forme d ouvrages (Bélières et al., 2014 ; Bosc et al. (à paraître) ; Guétat- Bernard, 2014 ; Sourisseau, 2014). Les travaux ne manquent pas non plus par le passé, que ce soit sur l agriculture familiale (Caron et Sabourin, 2001 ; Lamarche, 1992, 1994 ; Mazoyer et Roudard, 1997) ou plus spécifiquement sur l exploitation agricole familiale (Barthez, 2003 ; Brossier et al., 2003 ; Chia et Dugué, 2006 ; Dedieu et al., 2008 ; Gafsi et al., 2007 ; Laurent et Rémy, 2000 ; Mayaud, 1999 ; Penot, 2012 ; Rémy, 2013). En France comme ailleurs, les recherches sur l exploitation agricole interrogent régulièrement son caractère familial, sa permanence, ses recompositions ou son effacement (Hervieu et Purseigle, 2013 ; Mundler et Rémy, 2012 ; Rémy, 2011). Unité de base de recensement et de création de données statistiques (Barthez, 1986 ; Laurent et al., 1994), l exploitation est aussi une cible privilégiée des politiques publiques agricoles, rurales, environnementales, et désormais alimentaires, ce qui en fait un objet de connaissance de premier ordre. Dans ce contexte, quelles sont les ambitions de ce nouvel ouvrage sur l exploitation, l agriculteur et l activité agricole en famille? 1. INRA, UMR 951 Innovation, Montpellier, France, pierre.gasselin@supagro.inra.fr 2. INRA, UMR 1201 Dynafor, Castanet-Tolosan, France, jean-philippe.choisis@toulouse.inra.fr 3. INRA, UMR 1041 Cesaer, Dijon, France, sandrine.petit@dijon.inra.fr 4. INP-ENSA Toulouse, UMR 1248 Agir, Castanet-Tolosan, France, purseigle@ensat.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c002 11

12 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Les ambitions de l ouvrage 12 La première ambition est de contribuer à caractériser et interpréter les transformations récentes de l agriculture en famille et de dégager des perspectives autour de l articulation entre exploitation agricole et famille, en associant plusieurs regards disciplinaires. L agriculture française actuelle est l héritière d une pensée et de politiques qui visaient à valoriser et moderniser l organisation familiale de la production agricole. Ses mutations se sont opérées dans l objectif de professionnaliser les formes sociales et techniques sans pour autant abandonner le caractère familial de l activité. La concentration des structures de production, la spécialisation des exploitations et l intensification des usages du sol se sont accompagnées d efforts pour encourager «la démarche d entreprise» (loi d orientation agricole de 2005) au sein de l exploitation, de l activité et des métiers. Mais le caractère familial n a pas pour autant disparu, que ce soit dans l ambivalence du rôle de la terre comme outil de production et de patrimoine, dans la place du travail familial dans le processus productif, dans les spécificités d une activité agricole qui est également un projet de vie et de résidence, ou encore dans les représentations que véhiculent les discours de la profession et des autres acteurs (citadins, consommateurs, etc.). Cependant les changements comme les mutations sociales du rapport au travail et à la famille, les rapports de compétitivité, les filières intégrées, les entreprises prestataires de services agricoles, ne contribuentils pas à recomposer voire effacer le caractère familial de l exploitation et de l activité agricole? Le caractère familial reste-t-il un facteur de résilience des exploitations? Ensuite, nous souhaitons avec cet ouvrage rendre compte de ces transformations par des travaux de terrain inédits et une série d exemples concrets. La majorité des études présentées analysent des situations en France, notamment dans des zones de montagne et des zones proches de grandes agglomérations (Lille, Lyon). De façon complémentaire, trois textes apportent un éclairage sur des situations de pays du Sud (notamment Argentine, Uruguay, Brésil, Maroc et Sénégal). Chaque auteur ou collectif d auteurs rend compte de ses recherches dans un champ disciplinaire et un cadre théorique et méthodologique qui lui est propre. La diversité des postures épistémiques et des regards enrichit le propos. Enfin, nous voulons contribuer à une pensée réflexive et critique sur l objet «exploitation agricole familiale» mais aussi sur les travaux des chercheurs, leurs référentiels théoriques et leurs résonances avec les dimensions politiques et sociétales. Les auteurs de ce livre convergent dans leur attention à examiner le sens des mots, les définitions, les concepts, les méthodes, dans leurs intérêts et leurs limites. Ils interrogent le caractère familial porté par le projet de modernisation selon le modèle du couple d exploitants, dans une société où la famille se redessine dans sa composition, sa trajectoire, ses rôles et sa place dans la société et vis-à-vis des individus. Ils questionnent l idée de transmission entre générations comme schéma normatif d entrée dans l agriculture, que l on retrouve jusque dans le vocable de «hors cadre familial», pourtant devenu une forme de reproduction courante de l activité agricole. Dès lors, de quel outillage analytique doit-on se doter pour penser l exploitation agricole familiale? Comment le faire évoluer pour être en phase avec les transformations contemporaines?

13 Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre P. Gasselin, J.-P. Choisis, S. Petit, F. Purseigle Forts de ces trois ambitions, nous avons rassemblé dix-sept chapitres soumis au moins à une double évaluation, associant systématiquement le comité éditorial et des relecteurs externes anonymes. Au-delà de la notion d agriculture familiale qui scande les travaux de cette année 2014, nous avons préféré intituler l ouvrage «L agriculture en famille» pour souligner le fait que nos échelles d analyse privilégiées sont l exploitation, les agriculteurs, leur famille et leurs activités. Il s agissait aussi d indiquer combien activités agricoles et non agricoles s enchevêtrent de façon organique dès lors que l on porte le regard sur la famille, et que l exploitation, unité de production ou héritage, fait sens différemment pour chacun de ses membres. Plutôt qu une correspondance étroite entre famille et exploitation déjà questionnée dans les années (Delord et Lacombe, 1987), nous explorons les liens multiples qui se nouent entre l activité agricole et les membres d une famille. Organisation de l ouvrage Étudier «l agriculture en famille» pose implicitement la question de la taille de l exploitation agricole, de l imbrication entre vie domestique et vie professionnelle, des spécificités de l agriculture dans l association famille/travail, de l identité de l agriculteur, de la transmission de savoir et de patrimoine, de la propriété foncière. Dès lors, les auteurs nous invitent ici à confronter le modèle agricole de nos imaginaires aux réalités à l œuvre et aux modèles souhaités. Nous avons composé l ouvrage en quatre parties faisant écho à son titre L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre. La première partie rend compte d un élargissement du regard à des formes d agriculture en famille qui transcendent l exploitation agricole familiale. La deuxième partie montre combien l agriculture en famille relève d imbrications entre vivre et travailler. La troisième partie atteste que les cadres structurant l activité agricole dépassent le champ de la famille et se renouvellent, en particulier dans ses formes d insertion territoriale et par ses modalités d action collective de proximité. Et enfin, la quatrième partie rend compte des transformations du caractère familial saisies dans le temps long des trajectoires d agriculteurs et d exploitations. Elles sont notamment interprétées dans les stratégies de pérennisation et de transmission, qu il s agisse de maintenir et/ou de transmettre un statut, une activité, une entreprise, un patrimoine, un outil de production ou encore des savoir-faire. La conclusion de l ouvrage parachève cet ensemble par une analyse transversale de chaque partie, des éléments de synthèse et des propositions pour un renouvellement des recherches. Première partie. De l exploitation agricole à l agriculture en famille Cette première partie rend compte des recompositions de l exploitation agricole familiale en France et de ses enjeux depuis une quarantaine d années. Trois chapitres exposent des lectures disciplinaires de ces mutations et dressent un panorama de la diversité des formes familiales en agriculture et de leurs transformations, à l aune 13

14 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 14 d une analyse distanciée du débat politique et des enjeux de société. En écho à la mise à nu de cette dialectique entre politique, représentations des enjeux et science, deux autres chapitres proposent des cadres d analyse élargis pour appréhender la diversité, les enjeux et les transformations de formes familiales d agriculture qui ne se limitent plus à l exploitation : la théorie du comportement adaptatif et l approche par les systèmes d activité. Le témoignage de Jean Pluvinage intitulé «L exploitation agricole, entre famille et entreprise : 60 ans de débats et d itinéraire de recherche personnel» offre un regard d économiste sur l évolution des controverses qui émaillent les débats politiques et scientifiques français sur les vertus comparées de l exploitation agricole familiale vs. l entreprise agricole avec salariés. À partir de son expérience d enseignant puis de chercheur, Jean Pluvinage analyse les paradigmes qui sous-tendent la réflexion et les politiques publiques, en montrant combien la modernisation a été déterminante dans la structuration de controverses qui ont opposé notamment productivisme et durabilité, optimisation économique et revenu suffisant, performances technicoéconomiques et viabilité. Il montre comment se sont progressivement construites des approches intégrées de l exploitation pour caractériser la diversité et comprendre les choix des exploitants et leurs pratiques, et comment les travaux sur la multifonctionnalité de l agriculture ont réactivé les débats sur la nature des exploitations agricoles à la fin des années En complément de cette rétrospective économique, Mohamed Gafsi propose une relecture des travaux sur l exploitation depuis les sciences de gestion dans le chapitre «Permanence de l exploitation agricole familiale, une approche gestionnaire». Il défend la thèse selon laquelle le modèle analytique de l exploitation familiale, largement renouvelé, continue à être pertinent pour appréhender le fonctionnement, la performance, les stratégies, l adaptabilité et la pérennité patrimoniale ou organisationnelle des exploitations agricoles. Pour ce faire, il s appuie sur deux notions fondamentales : la complexité d une organisation et la dialectique transformationcontinuité de cette organisation. Derrière le modèle de l exploitation agricole familiale, Mohamed Gafsi reconnaît une succession de formes : système exploitation - famille, exploitation rurale, exploitation territoriale, exploitation durable. Il milite ainsi pour une approche gestionnaire au titre de «sa capacité heuristique à saisir la complexité de l exploitation, en tant qu organisation économique et patrimoine identitaire familial». En écho aux déclinaisons des formes d exploitation familiale proposées par Mohamed Gafsi, Patrick Mundler montre dans le chapitre «Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles. Des représentations en évolution», que le contexte d exercice des activités agricoles détermine les représentations de la diversité. Dès les années 1960, celles-ci sont conditionnées en France par l analyse des spécificités régionales et par des objectifs de modernisation et de professionnalisation qui supposent de repérer ceux qui sont ou seront capables de se professionnaliser (et par défaut les autres). Plus tard, l analyse de la diversité sous l angle des systèmes d activités permet de porter le regard sur de nouveaux objets (pluriactivité, vente directe, etc.), et révèle la variété des rôles que joue l exploitation agricole pour les ménages.

15 Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre P. Gasselin, J.-P. Choisis, S. Petit, F. Purseigle La reconnaissance de la multifonctionnalité de l agriculture dans l agenda politique entraîne un élargissement des parties prenantes (collectivités, environnementalistes, consommateurs, etc.) dans les discussions sur les pratiques agricoles. Une attention à la dimension territoriale de l agriculture se consolide alors du fait que les fonctions sociales et environnementales sont pour partie géographiquement situées. Parmi les instruments analytiques mobilisés pour étudier l exploitation agricole, Eduardo Chia, Michel Petit et Jacques Brossier argumentent dans le chapitre «Théorie du comportement adaptatif (TCA) et agriculture familiale» les plusvalues et l actualité de cette théorie dont ils sont les auteurs dans les années Développée pour dépasser les limites de la théorie économique de la production liées à sa dimension statique et au caractère exogène des fonctions de production et d utilité, la TCA vise à comprendre les déterminants des décisions dans les exploitations agricoles familiales. Elle remplace la fonction d utilité par la structure finalisée des objectifs de l agriculteur. Élaborée par des économistes impliqués dans des collectifs pluridisciplinaires qui considéraient l exploitation comme un système, la TCA définit une rétroaction entre l action de l agriculteur qui vise à adapter la situation aux objectifs, mais qui doit aussi adapter ses objectifs à la situation. Mise au point dans des contextes français, la TCA a ensuite été mobilisée dans les pays du Sud. Après avoir inspirée des travaux sur la trésorerie des agriculteurs, elle a contribué, dans les années 1990, à étudier la flexibilité des exploitations agricoles face à l incertitude. Dans le chapitre «Le système d activité. Retour sur un concept pour étudier l agriculture en famille», Pierre Gasselin, Michel Vaillant et Benjamin Bathfield proposent de rendre compte de la diversité et de la complexité des formes d agriculture familiale par l explicitation du concept de système d activité et en le positionnant par rapport au courant des sustainable rural livelihoods. Le système d activité trouve notamment ses racines dans la systémique agricole et rurale et dans la théorie de l activité d Hannah Arendt. Il déborde le cadre de l exploitation agricole et conçoit l ensemble des activités, agricoles ou non, comme un méta-système articulant activités, motivations, représentations, pratiques, stratégies, ressources internes et ressources externes, et qui relie les niveaux de l entité sociale de base jusqu à celui du cadre international. Les auteurs posent la question des unités d observation (entité sociale, activités, registres de rationalités, ressources) et proposent d analyser les transformations dans une triple temporalité associant micro-histoire individuelle, macro-histoire sociale et processus adaptatifs. Ils illustrent leur propos par des recherches sur les transformations des activités agricoles et rurales en Argentine, Bolivie, Équateur, Guatemala et France. Deuxième partie. Vivre et travailler en agriculture L agriculture en famille n est pas qu une affaire de concepts plus ou moins adaptés pour en saisir toutes les facettes et la dynamique. C est avant tout une affaire de personnes qui vivent et travaillent. Elles cherchent dans le travail agricole une émancipation professionnelle ou personnelle, en même temps qu elles «font avec» un héritage familial tout en inventant leur propre histoire. Les textes regroupés 15

16 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 16 dans cette partie nous parlent du travail agricole comme une rationalité technique, un rapport familial et un vécu au quotidien. Ils interrogent le sens du travail et les interfaces avec le vivre en famille et les activités non-agricoles, au-delà des seules problématiques d organisation et de performances technico-économiques des activités agricoles. Le texte de Nathalie Hostiou, Sophie Chauvat et Sylvie Cournut, «Faire face à des questions de travail : les leviers mobilisés par des éleveurs laitiers» examine le rapport des éleveurs laitiers au travail, ou plutôt à la surcharge de travail ou sa pénibilité dans un contexte de diminution de la main d œuvre familiale, même si le bénévolat et l entraide familiale perdurent. Un corpus de 458 enquêtes menées auprès d exploitants laitiers dans le Ségala, petite région du sud du Massif central, est analysé. Les auteurs relèvent que le couple d exploitants n est plus le modèle de référence même si le collectif familial est majoritaire. Parmi les solutions trouvées pour dégager du temps, il y a la recomposition de la main d œuvre qui s étend audelà du cercle familial en faisant appel à l entraide entre agriculteurs, au recours à des prestataires de service et à des salariés. Dans le chapitre «Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles. Le cas des exploitations laitières des Alpes du Nord», Médulline Terrier, Sophie Madelrieux et Benoît Dedieu interrogent l évolution du caractère familial des exploitations agricoles sur la base d une grille inspirée des travaux des sociologues ruralistes des années 1960 à Cette grille est mise à l épreuve sur deux études de cas situées sur le plateau du Vercors et dans les Bauges, à partir d enquêtes conduites dans vingt exploitations laitières. Celles-ci montrent que l idéaltype de l exploitation familiale correspond toujours à une réalité sur certaines exploitations. Mais elle est une situation révolue sur d autres, là où l exploitation et la famille forment deux mondes séparés par une volonté croissante émanant des agriculteurs et de leurs proches de dissocier la vie familiale des mondes professionnels de chacun. La grille de lecture met en évidence la grande diversité de pratiques qui traduisent ces tendances. Dans ces organisations domestiques se jouent des rapports de couple et la place des femmes a connu de profonds bouleversements au cours des dernières décennies. Sabrina Dahache s est intéressée aux femmes qui travaillent en agriculture. Dans son texte «L évolution de la place des femmes en agriculture au prisme des rapports familiaux de production», elle examine comment les femmes articulent leur travail sur l exploitation et leur vie de couple et en famille. La recherche d une reconnaissance de leur contribution à l entreprise caractérise l ensemble des profils qui cachent des réalités plus contrastées. L individualisation des tâches permet une émancipation professionnelle plus difficile à atteindre quand des rapports hiérarchisés de genre perdurent. Ainsi au cœur du travail, les rapports sociaux dépassent l optimisation technique et la recherche d un sens motive les décisions prises. Cécile Fiorelli, Jocelyne Porcher et Benoît Dedieu à travers leur texte «Famille et élevage : sens et organisation du travail» donnent à voir la diversité du sens et des modalités d engagement de la famille dans le travail agricole et non agricole. En combinant des approches zootechniques

17 Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre P. Gasselin, J.-P. Choisis, S. Petit, F. Purseigle et psychodynamiques du travail, l étude rend compte d une série d enquêtes compréhensives menées auprès de trois familles d éleveurs pluriactifs. Ainsi, Georges, Robert et Béatrice, Lucien et Marie-Françoise illustrent des modalités diverses aussi bien dans les aspects du vécu quotidien, des relations entre les membres de la famille et avec les animaux, de la mutualisation des ressources et des activités, que de la transmission (d un métier, d une activité, d un savoir-faire, d un patrimoine, etc.) et de la filiation. Toute une analyse de la place de la famille dans le rapport subjectif au travail est ici développée. Troisième partie. Réinventer l agriculture dans le territoire Dans cette partie, les auteurs mettent en exergue la capacité d innovation technique et organisationnelle de l agriculture familiale. De nouvelles dynamiques de coordination et de coopération entre agriculteurs, mais aussi avec les autres acteurs ruraux et urbains, semblent renouveler et renforcer les liens au territoire. Ainsi Véronique Lucas, Pierre Gasselin, Franck Thomas et Pierre-François Vaquié observent de nouvelles formes d action collective de proximité entre agriculteurs qui semblent émerger de l inadéquation au régime sociotechnique dominant. Dans leur texte, «Coopération agricole de production : quand l activité agricole se distribue entre exploitation et action collective de proximité», les auteurs ont cherché à identifier ces nouvelles organisations, leurs caractéristiques, les motivations qui poussent les agriculteurs à s y engager, les innovations techniques et organisationnelles qui en découlent et les conséquences sur le fonctionnement des exploitations. Pour cela, ils se sont appuyés sur un matériau composé de monographies d une quinzaine d études de cas et sur un cycle de journées thématiques d échange entre acteurs, animé par la Fédération nationale des coopératives d utilisation de matériels agricoles. Ces coopérations apparaissent très diverses, dans leurs motifs et dans leurs actions, mais elles sont toutes fondées sur une interconnaissance et une proximité spatiale et socio-économique de leurs membres. Ces mutations de l action collective de proximité questionnent les cadres des politiques publiques, centrées sur l exploitation agricole, et les modalités d accompagnement (compétences nécessaires à leur consolidation). Perrine Vandenbroucke et Jean Pluvinage observent également ce renforcement du lien au local, entre producteurs, mais aussi avec les résidents et les consommateurs d origine urbaine. Ils analysent le renouvellement des rapports entre exploitations agricoles, territoires et filières dans leur texte, «D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale». Pour ce faire, ils s appuient sur deux études de cas, la Flandre intérieure et les monts du Lyonnais, situés à proximité de grandes agglomérations : Lille et Lyon. Les rapports entre exploitation agricole et territoire sont décrits à travers trois profils d exploitation : celles dont l activité correspond à un système agroindustriel qu il s agit d ajuster pour ménager leur acceptabilité sociale, celles qui investissent le territoire comme une instance stratégique pour pérenniser leur dynamique productive en articulant filière et territoire et, enfin, celles qui mobilisent de manière variable les instances territoriales en couplant une activité de 17

18 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre production et une activité de service ou de vente directe. Ces trois profils montrent que la logique territoriale ne se substitue pas à la logique sectorielle. Si les exploitations familiales restent ancrées dans leur territoire, elles activent donc de manières très variées les ressources liées à cet ancrage. Le texte nous invite à regarder l inscription des exploitations dans un espace géographique localisé et dans un espace social plus vaste où se forgent les identités professionnelles et sociales. Ce point de vue est également partagé par Roberto Cittadini, Pedro Carricart, Roberto Bustos Cara, Hernán Hernández, Amalia Sapag, Patricio Sanz et Christophe Albaladejo qui montrent que des agricultures qualifiées de «traditionnelles» émanent également de processus organisationnels qui font émerger de nouvelles territorialités. Leur chapitre «Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines. Au-delà des résistances» mobilise trois cas d étude portant sur l organisation de petits producteurs et de populations créoles, analysés à travers les dimensions de l action collective, de la gestion des ressources naturelles et des relations au monde du développement. Au-delà des contextes régionaux différents, les processus organisationnels présentent des éléments communs liés à la lutte de la population paysanne pour la propriété foncière. Ce mouvement politique et social «d agriculture familiale», qui donne lieu à des alternatives locales innovantes, se traduit et se trouve légitimé par les programmes d intervention de l État en appui aux communautés paysannes. Dans leur texte «Du Nord au Sud : recompositions des liens entre familles et élevage», Sophie Madelrieux, Hélène Rapey, Christian Corniaux, Marie-Odile Nozières, Jean-Philippe Choisis, Maëlle Gedouin, Jean-Paul Dubeuf et Sylvie Cournut comparent sept territoires d élevage herbivore situés en France, au Maroc, au Sénégal et en Uruguay. L analyse est conduite sur deux axes : d abord, la place de la famille dans l élevage analysée au travers du capital, de la terre, du travail ; ensuite la place occupée par l élevage dans la famille à travers les revenus disponibles et la proximité ou la distance entre lieux de vie familiale et lieux de production agricole. Malgré la grande diversité des contextes et systèmes décrits, les auteurs révèlent des processus transversaux de recompositions des liens entre famille et élevage. Si, globalement, ces liens se distendent et que les lieux de vie et d exploitation se dissocient, les auteurs observent des mouvements contradictoires qui conduisent au maintien de formes d élevage encore très familiales. 18 Quatrième partie. Maintenir et transmettre Un constat semble aujourd hui s imposer : aux modalités de succession de père en fils s ajoutent des formes d éclatement et de recomposition du capital d exploitation et du capital foncier qui dérogent en profondeur au mécanisme conventionnel de l installation et de la transmission dans le cadre d une agriculture familiale. Au moment où la population agricole s efface dans la plupart des pays du Nord, elle ne reconstitue plus son propre vivier pour assurer sa reproduction. Les exploitations agricoles semblent résolument tournées vers la mobilité sociale et professionnelle. Les quatre textes rassemblés dans cette quatrième partie examinent la question plus

19 Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre P. Gasselin, J.-P. Choisis, S. Petit, F. Purseigle que jamais d actualité du maintien des activités agricoles et les modalités de leur transmission. Si les experts s accordent à reconnaître la capacité des exploitations de polycultureélevage à répondre aux enjeux environnementaux et de durabilité, il n en demeure pas moins qu elles apparaissent comme les grandes oubliées des politiques publiques et sont souvent marginalisées. Pourtant, comme en atteste le texte de Julie Ryschawy, Norma Choisis, Jean-Philippe Choisis, Alexandre Joannon et Annick Gibon, intitulé «Quelles stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? Une étude des trajectoires passées d exploitations dans les coteaux de Gascogne», ces exploitations ont su développer des stratégies adaptatives permettant leur maintien au cours de l histoire récente. Adossés à une étude réalisée en partenariat avec des acteurs de terrain, les auteurs proposent une typologie de trajectoires sociotechniques portant sur la période Ils distinguent cinq «chemins pour durer» reposant sur la recherche permanente d innovations technologiques, les économies d échelle, la diversification des ateliers, des adaptations progressives de pratiques traditionnelles et la maximisation de l autonomie. De leur côté, Jacques Rémy et Christophe Giraud reviennent sur le devenir professionnel des enfants d agriculteurs dans un chapitre intitulé «Être ou ne pas être agriculteur. Capital scolaire et devenir socioprofessionnel des fils d agriculteurs». Leur texte met notamment en perspective la place de ce capital scolaire dans les processus de distinction entre ceux qui choisissent des activités de salariés ou d indépendants et ceux qui décident de s installer en agriculture. Mais ce texte va plus loin en décrivant les différentes trajectoires dans ces deux groupes. Il démontre qu au-delà de la dépaysannisation à laquelle contribua la politique de massification scolaire, la professionnalisation qu elle a également engendrée contribue au rapprochement culturel des agriculteurs scolarisés avec les autres actifs scolarisés. Dans le texte «Délégation d activités et sous-traitance : au service de la transmission de l exploitation ou d un patrimoine?», Guilhem Anzalone et François Purseigle montrent que des dispositifs comme la prestation de services initialement pensés pour accompagner les projets des exploitations familiales sont mobilisés pour pallier des transmissions incertaines et incomplètes. L étude présentée ici témoigne du développement de sociétés commerciales de prestation ou de formes d associations entre pairs qui ont pour objectif non pas la sauvegarde de l exploitation familiale (l activité agricole n étant plus réalisée par le dit «chef d exploitation») mais celle d un patrimoine souvent en sursis. Les auteurs mettent là en exergue l émergence de formes d organisations sociales et économiques du travail agricole au sein desquelles la famille n est plus au centre des dispositifs productifs. Ceci les conduit à souligner l importance dans certaines régions de processus invisibles de concentration et de réorganisation de la production. La question de la transmission occupe également une place centrale dans la contribution de Claire Manoli, Jean-Philippe Choisis, Sylvie Ladet et Annick Gibon intitulée «Transmissions de l exploitation en moyenne montagne pyrénéenne : ruptures et continuités». Pour ces auteurs il s agit de comprendre ce que l on transmet lorsque l on transmet une exploitation agricole. En partant d un important travail 19

20 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre de collecte de données réalisé dans une zone de moyenne montagne pyrénéenne et en mobilisant l outil cartographique, les auteurs relèvent les ruptures et les continuités qui entourent ce moment singulier. En distinguant trois logiques de transmission, ils montrent qu au-delà d une simple transmission de capital, la transmission d une exploitation agricole correspond aussi à la transmission de valeurs voire d une identité organisationnelle. À la question centrale de cet ouvrage, L agriculture est-elle toujours une affaire de famille?, nous proposons une contribution sous forme d un chapitre de conclusion. Le déplacement des unités d observation au-delà de l exploitation familiale émerge et se confirme dans divers travaux de ce livre. Quelle en est la signification dans une dialectique entre la matérialité de l objet incarnée dans le réel, la question de recherche et les enjeux politiques? L individualisation des pratiques et des choix reconfigure les rapports entre famille et activité agricole. Pour autant, certains fondamentaux de la relation à la famille, notamment dans les dimensions patrimoniales et d organisation du travail, ne sont-ils pas encore très prégnants? Les capacités d innovation des formes familiales d agriculture sont réaffirmées dans plusieurs textes de cet ouvrage. Mais les configurations et les conditions des processus d innovation ne sont-elles pas renouvelées, par exemple dans l action collective non familiale? Transmettre est au cœur de la dimension familiale. Mais est-ce l apanage de l agriculture en famille? Autant de questions abordées dans cette synthèse conclusive qui nous donne l opportunité de proposer un renouvellement des questions de recherche et de plaider pour un décloisonnement des études en agriculture dans un dialogue heuristique avec des travaux conduits hors du champ agricole. Interroger les frontières des formes familiales d agriculture, c est aussi poser la question de la coexistence des formes sociales et techniques d agricultures, et par extension des modèles alimentaires, de ruralités et in fine de développement. Bibliographie Barthez, A., Du labeur paysan au métier d agriculteur. L élaboration statistique en agriculture. Cahiers d économie et de sociologie rurale, 3, Barthez, A., GAEC en rupture : à l intersection du groupe domestique et du groupe professionnel, in Weber, F., Gojard, S., Gramain, A. (Dir.), Charges de famille, Paris, La Découverte, Bélières, J.-F., Bonnal, P., Bosc, P.-M., Losch, B., Marzin, J., Sourisseau, J.-M., Les agricultures familiales du monde. Définitions, contributions et politiques publiques, Montpellier, CIRAD-AFD. Bosc, P.-M., Bonnal, P., Bélières, J.-F., Sourisseau, J.-M., Gasselin, P., Valette, E. (Dir.), (à paraître). Diversité des agricultures familiales de par le monde. Exister, se transformer, devenir, Versailles, Editions Quae. Brossier, J., Chia, E., Marshall, E., Petit, M., Gestion de l exploitation agricole familiale : éléments théoriques et méthodologiques, Dijon, Educagri Editions. 20

21 Introduction. L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre P. Gasselin, J.-P. Choisis, S. Petit, F. Purseigle Chia, E., Dugué, P. (Dir.), L exploitation agricole familiale : mythe ou réalité? Cahiers d Etudes et de Recherches Francophones Agricultures, 15, 6, Caron, P., Sabourin, E. (Dir.), Paysans du Sertão. Mutations des agricultures familiales dans le Nordeste du Brésil, Montpellier, Cirad - Embrapa. Dedieu, B., Chia, E., Leclerc, B., Moulin, C.-H., Tichit, M. (Dir.), L élevage en mouvement. Flexibilité et adaptation des exploitations d herbivores, Versailles, Editions Quae. Delord, B., Lacombe, P., Existe-t-il encore des familles agricoles?, in A.F.S.P. (Ed), Colloque «Les agriculteurs et les politiques depuis 1970», Paris, du 30/11 au 02/12/1987. Gafsi, M., Dugué, P., Jamin, J.-Y., Brossier, J. (Dir.), Exploitations agricoles familiales en Afrique de l Ouest et du Centre, Versailles, coéditions Quae - CTA. Guétat-Bernard, H. (Dir.), Féminin-Masculin, genre et agricultures familiales, Paris, Quae. Hervieu, B., Purseigle, F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin. Lamarche, H., L agriculture familiale. Comparaison internationale. Une réalité polymorphe. Tome 1, Paris, L Harmattan. Lamarche, H., L agriculture familiale : du mythe à la réalité (Tome 2), Paris, L Harmattan. Laurent, C., Chevallier, C., Jullian, P., Langlet, A., Maigrot, J.-L., Ponchelet, D., Ménages, activité agricole et utilisation du territoire : du local au global à travers les RGA. Cahiers Agricultures, 3, 2, Laurent, C., Rémy, J., L exploitation agricole en perspective. Le Courrier de l environnement, 41, 17. Mayaud, J.L., La petite exploitation rurale triomphante. France, XIX e siècle, Paris, Belin. Mazoyer, M., Roudard, L., Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine, Paris, Editions du Seuil. Mundler, P., Rémy, J., L exploitation familiale à la française : une institution dépassée? L Homme et la société, 1, Penot, É. (Dir.), Exploitations agricoles, stratégies paysannes et politiques publiques : les apports du modèle Olympe, Versailles, Editions Quae. Rémy, J., De la célébration de l agriculture familiale à la promotion de l agriculteur-entrepreneur : succession ou coexistence? Pour, 212, Rémy, J., L exploitation agricole : une institution en mouvement. Déméter, 2013, Sourisseau, J.-M. (Dir.), Agricultures familiales et mondes à venir, Versailles, coéditions Quae - AFD. 21

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23 De l exploitation agricole à l agriculture en famille

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25 L exploitation agricole, entre famille et entreprise : 60 ans de débats et d itinéraire de recherche personnel Jean Pluvinage 1 Introduction et problématique générale de cette réflexion rétroactive Pourquoi revenir sur un débat récurrent, dont les termes ont été largement posés tout au long du XX e siècle? Tout simplement parce qu au-delà de choix idéologiques vigoureux des parties prenantes à ce débat sur l agriculture familiale (organisations sociales et syndicales agricoles, pouvoirs publics, enseignants et chercheurs qui se sont investis dans ce débat), la question reste contingente de l évolution de l agriculture elle-même, de son poids économique, de son cadre institutionnel, qui rouvre une controverse que l on croyait close, en Europe, depuis la mise en place de la PAC 2. Il est utile de repositionner ce débat exploitation agricole familiale (EAF) vs entreprise agricole (EA), parallèlement à celui de l évolution de l agriculture et de la politique agricole, en écho à des travaux de sociologie plus récents s interrogeant sur le développement de l agriculture de firme, voire d un capitalisme financier agricole (Hervieu et Purseigle, 2011), ou ceux d économistes sur l évolution du modèle européen de la moyenne exploitation (Neveu, 2010). Le débat entre les avantages et les inconvénients de la grande entreprise en agriculture, qualifiée de «capitaliste» en référence aux économistes néoclassiques, par opposition à l exploitation agricole paysanne (Tchayanov, 1990), a été un débat fondateur tant des controverses professionnelles que celles d économistes et d agronomes, observateurs des processus de modernisation et de transformation du secteur agricole. Bien évidemment, les différentes organisations syndicales agricoles 1. Ancien directeur de recherches à l INRA, département Sad, 7 passage du chemin vert, Paris, France, jpluvinage@gmail.com 2. En toile de fond, j adopte ici pleinement les interprétations de C. Laurent et J. Rémy (2000), qui ont décrit la genèse du concept de l exploitation agricole comme outil statistique et catégorie politique, en mettant en avant l historicité de cette catégorie. Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c003 25

26 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre remobilisent un tel débat, en fonction de leur base sociale et des objectifs d intervention publique attendus, sur la compétitivité de l agriculture exportatrice et l emploi agroalimentaire d un côté, sur l emploi agricole, l alimentation localisée et l environnement de l autre. Remarquons aussi qu un discours se voulant souvent consensuel sur l EAF, pour des raisons d hégémonie syndicale, a souvent masqué une lecture plus contrastée de la caractérisation de la réalité économique, face aux évènements de l actualité. Aujourd hui, la notion d entreprise qui se substitue, implicitement ou explicitement, à celle d exploitation est clairement remobilisée dans le discours à la FNSEA (Fédération nationale des syndicats d exploitants agricoles), comme au JA (Jeunes Agriculteurs), comme fondement de la viabilité de l activité agricole dans l avenir, par opposition aux positions paysannes de la Confédération paysanne, du MODEF 3, voire de la coordination rurale. Si l épithète «familiale» de l exploitation reste largement revendiquée, tout au moins dans une certaine mesure, par toutes les parties prenantes, l équilibre réel de la balance EAF/EA mérite d être revisité. C est pour moi l occasion de rendre compte, dans ce chapitre, d une mise en perspective de travaux menés sur l exploitation agricole durant la période , qu il s agisse de mes propres travaux (à partir des années 1970), ou de ceux d économistes enseignants et chercheurs qui se sont interrogés, durant cette période, depuis les années 1950 sur la réalité socio-économique de l évolution des exploitations agricoles, et sur la pertinence de différents schémas explicatifs de ces évolutions. Cette rétrospective consiste plus en un témoignage fondé sur une trajectoire de plus de quarante ans de vie professionnelle, ouvrant une réflexion et une discussion sur les interrelations entre une histoire de l économie rurale française et l objet exploitation agricole, qu une recension exhaustive de la littérature scientifique produite sur l EAF. Cette controverse EAF/EA avec salariés, se décline dans des termes différents depuis les années 1950, selon trois périodes principales : 1) de 1950 aux années Après la seconde guerre mondiale, ce débat sur les limites de l exploitation agricole familiale, par rapport à l entreprise avec salariés a été très présent, y compris en grande culture. Bernard Poulain, agriculteur du Bassin parisien, créateur du premier CETA (Centre d expérimentation des techniques agricoles), défend la nécessité d entreprises agricoles diversifiées de grande taille économique avec suffisamment de salariés pour bénéficier des avantages de la spécialisation et du plein emploi des machines, et une conception rénovée de l entreprise et des rapports aux salariés fondée sur les principes du catholicisme social. Il s agissait aussi d une réaction à Mouvement d organisation et de défense des exploitations familiales. 4. Le choix d un créneau de dates large, , tient au fait que cette sous-période est réellement une transition entre le choc des premières manifestations de 1960 et la première loi d orientation agricole, puis celle de 1962, la loi sur l élevage de 1966 et la mise en place des différents outils d appui au développement et à l intervention sur les structures (SUAD, SAFER, CDOA, etc.)

27 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage l agrarisme traditionnel des organisations agricoles plus soucieuses de leur protection économique que d une remise en cause de l organisation de la production agricole appelée par les forces montantes de la JAC (Jeunesses agricoles chrétiennes). Les mots-clés des pouvoirs publics sont : augmentation quantitative de la production, modernisation et productivité ; 2) des années à la première réforme de la PAC de À une époque où le développement industriel et général en France est rapide, une décision fondamentale est prise par l État (puis relayée par la Communauté économique européenne à partir de 1970), celle d adapter radicalement les structures de l agriculture à son époque, par un agrandissement régulé des exploitations, par la mise en place d une organisation des marchés et des filières, où les agriculteurs sont censés être mieux défendus s ils acceptent des règles d organisation importantes. C est l époque des groupements de producteurs, de la généralisation des offices, et des comités économiques pouvant contraindre, dans certaines conditions, l ensemble des producteurs à respecter certaines règles de commercialisation, mais aussi celle de l encouragement prodigué aux CUMA (Coopératives d utilisation du matériel agricole) pour accéder à la mécanisation. En même temps, à partir des lois d orientation agricole de 1960 et 1962, les pouvoirs publics interviennent directement dans la structuration des exploitations agricoles et pas seulement sur le parcellaire, comme c était le cas jusque-là dans les opérations de remembrement rural. Il s agit d inciter le maximum d exploitations, quand elles le peuvent, à se rapprocher d un modèle jugé techniquement, socialement et politiquement idéal, celui de «l exploitation agricole à 2 UTH (unité de travail humain, mesure d équivalent annuel)», la deuxième UTH étant supposée de nature majoritairement familiale, minoritairement salariée ; 3) depuis la première réforme de la PAC, en1992, jusqu à la période actuelle. On entre progressivement dans une période où le découplage des financements publics de la production agricole va s imposer, tant pour des raisons de limites budgétaires, que pour des raisons de mise en conformité avec les règles de l Organisation mondiale du commerce, et enfin aussi pour des raisons de gestion durable de l environnement. On verse de moins en moins de subventions au soutien des marchés, les prix de ventes des produits devant s aligner sur les cours mondiaux, et de plus en plus de subventions à l hectare, ce qui encourage directement l agrandissement. L accroissement de la taille du matériel de culture, d abord réalisée pour effectuer les opérations culturales dans de meilleures conditions, est de fait un puissant aiguillon à accroître sa superficie dès que l on trouve des terres disponibles. Autrement dit, si la production maximale à l hectare n est plus le mot-clé, la productivité du travail, comme dans le reste de l économie française, reste le principal mot d ordre des pouvoirs publics et des organisations syndicales majoritaires. Concrètement, l accroissement de la taille des exploitations, et donc la disparition des petites structures, devient la principale locomotive de l accroissement du revenu, 27

28 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre dans les exploitations qui se consacrent à la production de biens alimentaires de base 5. Simultanément, un certain nombre d innovations techniques reposent la question de l organisation du travail dans les productions animales. Par exemple en élevage laitier, de plus grandes réticences aux astreintes biquotidiennes de la traite, la spécialisation des régions et celle des exploitations, aboutissent à la création de troupeaux plus importants et un petit développement du salariat dans des exploitations d élevage, avec parfois la mise en commun en un seul troupeau et un seul bâtiment des animaux de plusieurs fermes, qui génère une renaissance du salariat en élevage. L hypothèse centrale que nous interrogeons tout au long de ce chapitre et sur laquelle nous reviendrons en conclusion avec une interrogation en termes de perspectives, c est que le modèle d EAF «professionnelle» phare de la période des années , est de plus en plus soumis à de fortes tensions, par rapport à une industrialisation aujourd hui renouvelée de l agriculture, même si celle-ci est en partie remise en cause par différents acteurs. Des années 1950 jusqu aux années : la mise en place des outils de la modernisation de l exploitation agricole Le contexte général : produire plus et moderniser toute l agriculture, avec comme objectif l obtention d un revenu et de conditions de vie équivalentes à celles des urbains De la fin de la seconde guerre mondiale aux années 1960, il faut produire plus, à tout prix, et profiter d une mécanisation qui semble s adapter dans un premier temps à l éclatement des structures d exploitations agricoles françaises, par une miniaturisation d un machinisme agricole initialement conçu pour les fermes américaines. Il s agit plus en fait de remplacer la traction animale par de la traction mécanique pour produire plus de biens alimentaires, pour un pays et un continent sortant de dix ans de pénurie, que d accroître globalement la productivité du travail, y compris dans les grandes exploitations de certaines zones, comme le Bassin parisien qui vont se spécialiser en céréaliculture, et cultures industrielles, en abandonnant l élevage laitier, traditionnel dans ces grandes fermes. Cette spécialisation en productions Il faut nuancer notre affirmation quand on aborde les exploitations qui se consacrent aux productions de qualité, qui peuvent bénéficier dans certaines conditions de marché, de prix et de revenus améliorés, leurs productions étant protégées par des certifications officielles (agriculture biologique [AB], label rouge, appellation d origine contrôlée [AOC], appellation d origine protégée [AOP] et indication géographique protégée [IGP]), de même que pour les exploitations développant des activités de ventes directes de produits alimentaires ou de services dans des logiques de proximité locale ou régionale.

29 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage végétales de grandes exploitations s appuie sur une intensification rendue possible par une industrie de l azote pas cher, des variétés végétales adaptées, et un début d utilisation des traitements phytosanitaires. Paradoxalement, à mesure que cette grande culture s industrialise, elle devient de plus en plus familiale, diminuant radicalement les salariés sur les fermes, d abord les charretiers et les vachers, puis aussi les conducteurs de tracteurs à mesure que ceuxci accroissent leur puissance et que les moissonneuses batteuses effectuent d un seul coup les opérations de récolte pour l élaboration d un produit fini directement livré à la coopérative et non plus stocké à la ferme. Parallèlement, les exploitations d élevage évoluent beaucoup moins vite, handicapées par de faibles potentialités d intensification du travail, que ce soit dans la récolte du fourrage ou des soins apportés aux animaux. Notons aussi que le développement des CUMA, d abord créées pour permettre d accéder dans de meilleures conditions à un matériel rare et coûteux, est aussi une réponse appropriée à l adaptation nécessaire de l exploitation à la taille de machines dont l optimum d utilisation est adapté à des exploitations de grande taille. La question centrale est alors de produire plus en assurant aux agriculteurs un revenu «décent». La «parité des revenus», point d entrée de la revendication des agriculteurs, est un mot-clé du syndicalisme agricole demandant à l État d intervenir sur tout ce qui peut influencer les prix des produits agricoles ou des intrants 6. En même temps, on développe une politique industrielle de production d azote pas cher, et on attribue des subventions à l acquisition de matériel agricole. La politique constante des pouvoirs publics sera d accélérer la modernisation de l agriculture, initiée par la mécanisation après la seconde guerre mondiale qui sera rapidement généralisée : 1,2 millions de tracteurs en 1970, contre en 1955, accompagnent l intensification générale de la production agricole, conduisant à un doublement du volume produit en 20 ans. Cependant dans le même temps, un tiers des exploitations a disparu, et l emploi agricole qui représentait 30 % de l emploi total en 1955, n en représente plus que 15 % en Position des économistes sur les conséquences de l industrialisation de l agriculture sur les différentes formes d exploitations agricoles Pour beaucoup de chercheurs ou d enseignants ayant commencé leur activité professionnelle dans les années 1960, le questionnement de la modernisation de 6. Les grandes discussions État/Syndicats agricoles reposent sur la comparaison des indices de prix entre celui des prix des produits agricoles (IPAP : indice des prix agricoles à la production) et celui des produits industriels (IPPINEA : indice des prix des produits industriels nécessaires aux exploitations agricoles). Très clairement, le rôle de l État est d éviter que se referme le «ciseau» entre les prix agricoles et les prix des produits industriels ; ceci est conforme avec le mot d ordre de l industrialisation de l agriculture. 29

30 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre l agriculture tel qu il est posé par R. Dumont, avec un triple regard (d agronome, d économiste, et d une certaine manière un regard de sociologue sur la paysannerie) est assez représentatif du débat de cette époque. La question du développement de la productivité par la mécanisation est une obsession chez R. Dumont quand, dans les années 1950, il compare l agriculture des Hautes-Alpes à celle des plaines américaines 7 : un quintal de foin par journée de travail à Saint-Chaffrey, contre dix tonnes aux USA, soit un écart de productivité de 1 à 100. Si je situe ce débat, du début de ma carrière à l Institut national agronomique Paris- Grignon, des courants comme ceux de la chaire d économie rurale de Grignon, dirigée par J. Chombart de Lauwe et J. Poitevin, et ceux de la chaire d agriculture comparée animée par R. Dumont et M. Mazoyer, s intéressent à l économie de l exploitation agricole dans deux perspectives très différentes. Pour J. Chombart de Lauwe et al. (1963), l objectif est de promouvoir l industrialisation de l agriculture, c est-à-dire appliquer à l exploitation agricole les règles d organisation et de gestion propre à l industrie, en commençant par la comptabilité 8 adaptée à partir du plan comptable général 9. Contrairement à R. Dumont, il ne préconise pas de réforme des structures d exploitation comme préalable à la modernisation, mais de la formation pour produire et sélectionner de bons gestionnaires d exploitation. Pour lui, l augmentation permanente du capital d exploitation et sa gestion raisonnée est le seul moyen d assurer l avenir de l exploitation, et la sélection de celles qui devront perdurer. Il prône pour les exploitations l obtention d un profit d entreprise, avant de considérer l angle du revenu de l agriculteur. Dans un esprit de contribution à la modernisation, il contribue largement à la multiplication des centres de gestion dans des contextes agricoles régionaux variés, par ailleurs excellents débouchés pour les ingénieurs formés à Grignon La lecture des voyages d un agronome en France (Dumont, 1951) est presque brutale sur cette question : «Il ne peut y avoir en polyculture classique céréales fourrages une productivité suffisante du travail pour une famille équipée, si l on descend en dessous de 30 hectares. Ce minimum se situe très loin de l optimum nécessaire à l emploi du matériel moderne de culture, qui exige plusieurs centaines d hectares, et en demandera demain plusieurs milliers, comme en URSS» dans la conclusion générale intitulée notre agriculture en péril (p. 460). 8. J. Chombart de Lauwe et al. (1963), dans l introduction de leur ouvrage sur la nouvelle gestion des exploitations agricoles proposent une définition : «l exploitation agricole est une unité économique dans laquelle l agriculteur pratique un système de production en vue d augmenter son profit», ce qui est une référence implicite à la plaine de Versailles, région de grande culture, ou à l Eure, département où il appuie la création du premier centre de gestion en France en La question essentielle de ces exploitations de grande culture (polyculture élevage, à l époque) est la mesure de la «rentabilité» du capital propre mobilisé dans les exploitations. 9. Le plan comptable général, réactualisé périodiquement depuis sa création en 1941, a pour objet de rendre comparable les résultats économiques et les bilans à des fins d information des actionnaires et de gestion financière, et aussi fiscales.

31 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage Très clairement, dans ce débat, mes travaux se situent plus dans le domaine de l agriculture comparée et du développement, à cause de son champ large d investigations (technique, économique, social et comparatif), de ses méthodes d approche des exploitations par enquêtes et observations des pratiques agricoles de gestion du système de production, dans des cadres d analyse mieux adaptés à la réalité de la majorité des exploitations agricoles. Ceci n est pas étranger à ma rencontre ultérieure dans les années 1990 avec le département Sad (Systèmes agraires et développement, devenu par la suite département des Sciences pour l action et le développement) de l Inra. Des années à 1992 : le triomphe de la moyenne exploitation agricole L encadrement institutionnel des exploitations familiales moyennes : l exploitation agricole à 2 UTH devient la référence À partir des années 1960, corrélativement à l ouverture du marché européen à l ensemble des productions agricoles, construit d abord pour les céréaliers et les grandes cultures, la question de la modernisation de l ensemble de l agriculture va se poser dans d autres termes. L avènement de la V e république est une période d expansion économique sans précédent sur le plan industriel avec des politiques incitatives et une planification nationale qui n affiche plus comme objectif la reconstruction mais un développement économique renouvelé. L agriculture n échappe pas à ces grands bouleversements, sous la pression des agriculteurs qui manifestent pour la «parité de leurs revenus», en réclamant des prix rémunérateurs, puis par l arrivée au pouvoir syndical de jeunes agriculteurs comprenant bien, en référence à l agriculture néerlandaise, allemande et danoise, que ceci n est pas possible sans une politique publique de modernisation des structures, complétant les politiques de soutien des marchés. C est ainsi que dans les lois d orientation de 1960 et 1962, va naître le modèle de l exploitation agricole à 2 UTH. Il représente de fait une sorte d archétype, conforme à beaucoup d exploitations réelles, mais aussi un objectif de structure prescrit aux petites exploitations pour obtenir un revenu suffisant, devenir des exploitations professionnelles 10 et perdurer en tant que structure de production dans l avenir. En échange, les pouvoirs publics s engagent dans une politique de «soutien différencié des structures agricoles» quasiment inexistante auparavant, ou les crédits étaient essentiellement consacrés à l aménagement rural (électrification, adduction d eau, remembrement) ou aux grands aménagements régionaux, menés par des sociétés 10. Ce terme sera repris ultérieurement par les statisticiens agricoles, pour qualifier les exploitations de plus de 0,75 personne à temps plein, obtenant une marge brute de plus de euros, soit l équivalent de ce que l on obtient sur 12 hectares de blé. 31

32 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre d économie mixtes. D une certaine manière, ce sont les leçons de R. Dumont des années 1950, prônant des réformes de structures des exploitations pour appliquer la modernisation, qui sont mises en œuvre 15 ans plus tard par E. Pisani, ministre de l Agriculture de 1960 à Ce modèle est familial dans son expression la plus fréquente, tout en acceptant un certain flou sur le statut du deuxième travailleur : conjoint de l exploitant, aide familiale, salarié agricole. Le modèle de référence néerlandais qui a si bien réussi la modernisation de son élevage laitier sur des superficies agricoles par exploitation inférieures à celle des exploitations d élevage françaises fascine par l ampleur des progrès économiques obtenus ; du coup il donne l apparence d être accessible à presque tous les agriculteurs français. Bien des régions agricoles vont adopter cette stratégie de développement, la Bretagne en étant un des exemples les plus aboutis. Ainsi, le débat sur les avantages et inconvénients de l EA avec des salariés agricoles, par rapport à l EAF, devient secondaire par rapport à celui des conditions de l adoption de l intensification de la production. La logique de l industrialisation semble l emporter sur la logique de l agrandissement ; en quelque sorte, tout le monde fait semblant de penser que le mécanisme d exclusion lié à l agrandissement des exploitations sur un espace limité, peut être contourné par un développement intense du capital d exploitation par unité de superficie, qui compenserait les inconvénients du non passage à la grande entreprise. Ceci est renforcé par deux tendances convergentes : 1) l EAF est riche d une maind œuvre plus ou moins rémunérée qui offre une grande souplesse de gestion du système productif à condition qu on la motive par des conditions de travail modernisées (rôle du machinisme) et une reconnaissance professionnelle avec des diplômes équivalents en niveau à ceux des autres métiers et des conditions de vie plus décentes que celles héritées de la France de la III e et IV e république ; 2) le coût du salariat agricole augmente dans des proportions importantes, d abord par ce que les lois de protection sociale s étendent plus efficacement qu auparavant, et ensuite par ce que le montant du salaire minimum agricole est aligné sur le SMIC en 1968, ce qui équivaut à une augmentation de 33 %. Ceci repose à l époque la question de l avenir du salariat en agriculture, conduisant à une relance de la course à la croissance de la taille du matériel. Dès la fin des années 1960, l impact de la PAC a été suffisant pour saturer les marchés européens (céréales et poudre de lait) et s impose alors la nécessité de produire dans des conditions de marché plus difficiles, où les exploitations agricoles ne pourront voir leur revenu progresser que si elles s agrandissent ou modernisent leur appareil de production. C est le choix qui est proposé par le commissaire européen à l agriculture, S. Mansholt : être plus sélectif dans les aides à la modernisation distribuées en encourageant en même temps un certain nombre d agriculteurs à quitter l agriculture pour que les autres puissent s agrandir. 32

33 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage Les «plans de développement des exploitations» 11 prétendent résoudre, une fois pour toutes, la question des disparités en ciblant l effort de modernisation sur les exploitations agricoles de taille intermédiaire. Ces dernières sont soutenues à condition que les exploitants prennent des engagements importants en investissements et souscrivent à des objectifs de revenus «de parité» à atteindre au bout de six années. Simultanément, on encourage la sortie progressive de l agriculture de toutes les exploitations agricoles qui ne sont pas «viables» économiquement, par des incitations à cesser leur activité et à céder leurs terres à des fermes souhaitant s agrandir. Malgré un discours syndical alarmiste sur l encouragement explicite à la diminution de l effectif des exploitations agricoles, cette politique répond aux attentes de nombreux agriculteurs souhaitant agrandir leur exploitation plutôt que l installation d un maximum d agriculteurs, mot d ordre syndical largement partagé. On est clairement dans une politique volontariste de structuration d EAF de taille moyenne, par accroissement de taille et de capital investi, consensus clé de la cogestion État/Organisations professionnelles majoritaires. On ne prend simplement pas en compte le fait que (i) cette politique de structuration très sélective oblitère les logiques d agrandissement provenant du soutien des prix qui profite aux exploitations qui sont déjà les plus grandes et que (ii) certaines petites exploitations que l on voudrait voir disparaître vont en partie persister, simplement parce que leur faible capitalisation va aussi les protéger des dérives des aléas de prix du marché, des coûts financiers liés à l investissement, en utilisant du matériel et des bâtiments déjà amortis. Deux faits sociopolitiques saillants marquent la fin cette période : la procédure «États généraux du développement agricole» portée par É. Cresson, ministre de l Agriculture en et la mise en place des quotas laitiers en 1984 alors que M. Rocard lui a succédé en Sous l impulsion de É. Cresson et de son cabinet, s engage un grand débat national et local sur les modèles de développement agricole et la recherche de politiques alternatives auquel participe une partie du monde professionnel agricole en alliance avec des «intellectuels» de la recherche engagés dans l action politique (en particulier des chercheurs de l Inra : C. Béranger, F. Colson, M. Gervais, P. Coulomb et H. Nallet). Ce débat répond aux inquiétudes découlant de l application des politiques de réforme de l agriculture, adoptées par l Europe et les États, qui se révèlent très sélectives. On s interroge déjà sur les possibilités de sauvegarder l emploi agricole tout en privilégiant un développement plus autonome des exploitations agricoles. Avec M. Rocard, on revient à des ambitions plus modestes, et c est une gestion interprofessionnelle de la cogestion à trois (État, Union européenne, secteur laitier) de l offre agricole d un secteur qui se met en place, avec la perspective d un rôle fort donné aux interprofessions, et de fait une vision beaucoup moins réformiste, mais plus en adéquation avec une Europe plus soucieuse de résorber ses excédents que de réformer ses manières de produire. 11. Dispositif d appui sélectif aux exploitations agricoles, mis en place dans le cadre de directives adoptées à Bruxelles, en mars

34 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Les économistes ruraux et la défense du modèle de l EAF Les années , période de transition de l économie et de la politique agricole est aussi une période de riches développements sur la question de l EAF, noyau intangible de l agriculture française ou forme transitoire vers une concentration capitaliste dans de grandes exploitations. Ceci est bien évidemment accentué par la période de mai 1968 et le caractère engagé de beaucoup de travaux d économie de cette époque. Un point de repère central dans le questionnement de cette période est la conscience du changement de statut et de métier des paysans, qui se transforment en agriculteurs. Deux ouvrages de référence : La fin des paysans (Mendras, 1967), Une France sans paysans (Gervais, Servolin et Weil, 1965) prennent acte de la disparition des paysans et s interrogent sur les catégories qui vont les remplacer, en reposant la question du mode de production (au sens marxiste du terme) vers lequel va évoluer majoritairement l agriculture. À l Inra, dans le département d Économie et sociologie rurale, schématiquement quatre interprétations s opposent sur l avenir de l agriculture française. Certains économistes développent des travaux en microéconomie et en économie de la production dans une approche néomarginaliste. D. Bergmann, J.-M. Boussard, M. Petit sont parmi les représentants de ce courant. Les travaux de J.-M. Boussard (1987), en particulier, font une place importante à la modélisation en renouvelant l usage de la programmation linéaire comme outil de représentation du fonctionnement des exploitations agricoles, dans une approche positive qui tranche avec l approche normative qui accompagnait jusque-là les travaux menés dans ce cadre. Il met notamment en avant le rôle du risque dans les décisions des producteurs et développe des analyses et des travaux de modélisation qui permettent d analyser les politiques agricoles sous un angle nouveau. D autres économistes se posent des questions sur l évolution de l ensemble des exploitations : C. Servolin, M. Gervais, H. Nallet et P. Coulomb (1974) proposent une lecture marxiste de l évolution des exploitations. C. Servolin, montre comment la politique agricole est à la fois la condition incontournable de la reproduction de cette agriculture familiale modernisée, mais aussi l instrument de sa différenciation. Enfin, comme le rappelle P. Coulomb, l existence d un foncier coûteux et limité, ainsi que l existence de normes de rémunération minimale du travail interdisent l extension généralisée des exploitations de type capitaliste dans la production agricole européenne, à l exception de zones où la concentration foncière s est constituée il y a très longtemps, comme par exemple dans les latifundia ibériques. En opposition à cette interprétation, d autres courants marxistes affirment que les progrès de l ensemble de l agriculture familiale proposés par la politique agricole sont très partiels car ils ne contrarient pas l inévitable «absorption des paysans par l accumulation capitaliste» se réalisant par l intégration contractuelle des producteurs par les firmes agroindustrielles, privées ou coopératives Des coopératives comme la CANA à l époque (aujourd hui Terrena) ont vécu ces évolutions conflictuelles, partagées entre l efficacité de l entreprise coopérative et la résistance des agriculteurs «intégrés» dans les productions avicoles, à la perte de leur identité.

35 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage Enfin, L. Malassis (1979) conjugue une analyse de l économie des exploitations agricoles à un diagnostic plus global du système alimentaire. Il montre que si les firmes d amont et d aval détiennent la plus grande part du pouvoir d orienter la production au sein des exploitations agricoles, par des contrats d intégration, la spécificité de «l exploitation agricole néoartisanale» subsiste. Cette exploitation familiale garde un pouvoir d initiative important dans sa capacité à progresser dans sa compétence technique, gestionnaire et patrimoniale. Cette catégorisation de l exploitation qualifiée de néoartisanale entre la référence à l artisan maître de son appareil de production, de ses manières de faire et l éleveur breton totalement intégré dans une firme agroalimentaire, représente un compromis commode pour parler de l agriculteur et de l EAF, sans trop s engager sur l évolution à long terme de ces formes de productions. Enfin, notons que les économistes de l Inra, à partir des années 1980, se consacrent beaucoup plus à un développement de l économétrie et des modèles généraux de représentation de l agriculture pour la planification, à l échelle nationale, puis européenne, et réalisent beaucoup moins d investigations directes sur l économie des exploitations agricoles, considérée comme un domaine voué à un faible avenir scientifique. Les travaux réalisés en économie de la production se consacrent aux aspects méthodologiques de traitement de données, à mesure que les statistiques agricoles se développent. Le réseau d information comptable agricole le (RICA), puis les typologies par orientation technico-économiques d exploitation, OTEX, deviennent opératoires à partir du début des années 1970 (Butault, 1985). Malheureusement, les matériaux collectés par les statistiques publiques et leur traitement ne permettent guère d apporter de contribution à la question entreprise/exploitation familiale, puisqu ils ne comportent aucune information de type bilan, permettant de mesurer la concentration du capital. Simultanément, les différents courants de pensée marxistes s épuisent en luttes internes, avec une montée en puissance de la pensée néolibérale, disqualifiant pour beaucoup de chercheurs tout ce qui ne repose pas sur de la quantification. Les travaux du département Sad, à ses débuts, porteront majoritairement sur les zones et les systèmes de production animale, du fait des origines institutionnelles de ses fondateurs, mais aussi peut-être de la conscience du très grand écart entre une science zootechnique élaborée en laboratoire et station expérimentale, et les pratiques des éleveurs dans les zones d agropastoralisme. Cette situation est différente de celle de la grande culture du Bassin parisien, où les retombées de la science agronomique végétale sont plus faciles à utiliser (génétique végétale et fertilisation). Cependant, le concept de «fonctionnement des exploitations agricoles» est d abord une formulation d agronome (Duru et al., 1988). Progressivement, il sera adopté par beaucoup de chercheurs du Sad (et par moi-même), quelle que soit leur discipline scientifique. Ces chercheurs partagent l hypothèse que l analyse du fonctionnement technique des systèmes de production est un élément décisif de compréhension des logiques de gestion des agriculteurs, combinant la poursuite d objectifs et de stratégies plus globales sur leurs exploitations. L élaboration de représentations du fonctionnement de l exploitation est réalisée par l observation des pratiques, l analyse des résultats obtenus, et intègre aussi l interprétation personnelle de l agriculteur. 35

36 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 36 C est dans cette tension entre la recherche d une plus grande productivité (prescrite par les économistes et les politiques publiques) et l analyse des rationalités paysannes que va se fonder progressivement la nécessité d une approche plus intégrée et systémique de l exploitation agricole (Osty, 1978), dans ses dimensions d échelle d action de l agriculteur hybridant ses pratiques avec des techniques prescrites par des instances externes, le plus souvent professionnelles. On comprend bien aussi que cette posture de chercheurs, intégrateurs d approches disciplinaires diverses, en réaction à une science descendante appliquée à la réalité, va trouver un écho très favorable, dans le monde de l agriculture familiale, tel qu il est porté à l époque. Les travaux des agronomes parisiens font un peu exception à cette spécialisation sur l EAF, lorsqu ils s investissent dans le champ de l organisation du travail dans des exploitations de grande culture avec des économistes de la gestion du laboratoire de Grignon (Attonaty et al., 1987). La référence à Simon (1947), portée par Lemoigne, professeur d économie à Aix-en- Provence, avec le grand débat rationalité limitée/rationalité optimale servira assez largement de cadre de référence aux chercheurs du Sad, agronomes, zootechniciens, économistes pour comprendre les procédures de choix de gestion des agriculteurs et de leurs pratiques, qu ils observent dans les exploitations. Ce faisant, l écart avec un objectif de compréhension d une dynamique d ensemble de l évolution des exploitations s accroît dans cette perspective de positionnement dans la rationalité limitée d acteurs concernés par une question déclinée à l échelle individuelle ou locale. Cela vaut aussi pour les travaux sur l économie et la gestion de l exploitation agricole, recentrés progressivement vers l agriculteur, ses objectifs, sa stratégie, etc. (Brossier et Chia, 1983 ; Brossier et al., 1997). D une certaine manière, la thèse que je réaliserai plus tard ( ) remobilisera ce type d approche combinant investigations agronomiques et économiques pour expliquer la décision de production dans différents types d exploitations (Pluvinage, 1995), ainsi que la modélisation pour investiguer des points critiques du fonctionnement des exploitations (Jacquet et Pluvinage, 1997). Mais j en tirerai aussi des leçons pour l orientation de la politique agricole algérienne face au raisonnement de paysans confrontés à des aléas, ma situation de travail étant clairement représentative de l agriculture des zones semi-arides algériennes. J ai renoué ainsi le lien avec l analyse des EAF dans les problématiques macroéconomiques classiques de l économie agricole (Boussard, 1987). Dans cette thèse, j ai combiné des approches qui renvoient à l analyse des pratiques de gestion des exploitations qui me conduisent aussi à des analyses beaucoup plus globales du développement agricole de l Algérie, et de sa politique agricole. Mais je me suis aussi appuyé sur les travaux des agronomes des zones semi-arides, disciples de M. Sebillotte, ou des zones tropicales (Milleville, 1990), en convergence avec eux sur l interprétation du sens des pratiques agricoles paysannes face aux aléas climatiques, pouvant apparaître comme contradictoires avec les prescriptions de la science agronomique «descendante» prônée sur les mêmes zones par les institutions officielles algériennes. Pour les chercheurs de ces institutions, le progrès de

37 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage la production céréalière passait par l adoption de variétés à paille courte, moins rustiques et produisant de fait moins de paille, et souvent moins appétentes pour le bétail, alors que pour les paysans de systèmes de polyculture élevage maghrébins, la paille est par excellence la ressource fourragère permettant de faire face aux aléas climatiques. J ai eu la chance de réaliser ce travail à un moment charnière où coexistaient, en Algérie, les exploitations individuelles, cœur de ma thèse, et les exploitations socialistes, peu de temps avant leur dissolution, qui relevaient pour une grande part de leur gestion, de la conduite de grandes entreprises, même si la planification socialiste y introduisait des contraintes spécifiques. Cela me permit de constater les difficultés de telles entreprises, malgré le fait de disposer d un salariat parfois très compétent et un fort encadrement technique, à réagir à temps à tous les aléas du climat de ces régions et aussi aux prix irréguliers contingents des écarts de production. Dans ce contexte de grands aléas, les EAF de par leur souplesse dans la gestion quotidienne, et moins bien dotées en capital que les domaines socialistes, restent un cadre économique bien plus performant pour gérer les risques climatiques et économiques. Depuis 1992, conséquences de l évolution de la PAC sur le débat exploitation agricole familiale, vs. entreprise avec salariés La première réforme de la PAC en 1992, puis celle de 2003, changent radicalement le contexte de la production agricole européenne : la dérégulation des marchés agricoles face à la mondialisation et aux exigences de l Organisation mondiale du commerce, les crises sectorielles et budgétaires, l élargissement de l UE, reposent la question d un modèle unique de développement de l agriculture européenne du type de celui des années Les progrès de revenus espérés ne peuvent plus être globalement attendus de progrès de rendements qui stagnent. Les cultures et élevages intensifs génèrent des externalités négatives quand on augmente les intrants et les chargements animaux. Devant cette situation difficile, la tension entre la recherche d une toujours plus grande productivité du travail et l émergence de nouvelles finalités de l agriculture s accroît, conduisant à un écart de plus en plus marqué entre exploitations agricoles se projetant en permanence dans des logiques d agrandissement des superficies cultivées, avec des systèmes de production les plus simplifiés possibles, et celles innovant dans la recherche d adaptation à des contextes locaux. Le nombre d exploitations continue à diminuer, les plus grandes augmentant en effectif et en taille plus rapidement que dans la période antérieure à Globalement, les exploitations agricoles réemploient un peu plus de salariés à partir de 1995 (Rattin, 1999). On assiste aujourd hui à une croissance de la place des salariés, dans la main-d œuvre agricole, qui réalisent 33 % du travail en 2011, contre 37

38 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 28 % en 2000 (Tab. 1). Cependant, cette évolution semble plus correspondre à des emplois partagés entre plusieurs exploitations qu à un changement radical de la nature de l exploitation agricole. Tab 1. Évolution de la place des salariés dans l exploitation agricole (source Agreste). Effectif (x 1000 UTA) Total salariés agricoles Dont salariés permanents Main-d œuvre familiale MO sal./mo Totale 21 % 28 % 33 % La question du salariat comme force de travail principale dans une typologie des exploitations agricoles selon leur nature, n est cependant pas décisive, tout au moins en France où les institutions (politiques foncières et politiques d accès à l installation) et normes sociales, jouent encore un rôle majeur dans l organisation sociale de l agriculture. Elle n est centrale que dans les situations particulières d innovations radicales dans le système productif qui peuvent bouleverser les pratiques productives de l exploitation 13. Dans d autres pays, où les normes sociales et syndicales sont beaucoup moins favorables aux salariés, de grandes exploitations industrielles (en croissance forte dans des activités agroexportatrices : fruits et légumes, horticulture, élevage hors-sol et élevage bovin extensif) se développent brutalement au détriment des petites et moyennes exploitations. Ce développement se fait, par ailleurs, avec peu de préoccupations de l impact écologique des productions mises en œuvre ou de la santé des salariés. À l opposé de ce mouvement d agrandissement des exploitations avec une accentuation de la simplification des systèmes de production, on a assisté durant les années , à une tentative de modification fondamentale de la politique agricole française de financement public des exploitations agricoles. Cette réorientation engagée au nom d un financement de la multifonctionnalité de l agriculture, combinant trois finalités, économiques environnementales et sociales, s est traduite concrètement par la mise en place des contrats territoriaux d exploitations (CTE). Ces contrats permettaient d intégrer les stratégies d exploitation à des finalités territoriales rassemblant, à l échelle locale, différents acteurs agricoles et non agricoles (avec des objectifs de protection de la biodiversité, de la sauvegarde de paysages, etc.). Pour plein de raisons, tant liées aux difficultés d articulation à la politique agricole européenne, qu aux réticences de beaucoup d organisations professionnelles agricoles, et à la brièveté de l expérience écourtée par le changement politique de 2002, Voir l exemple des transformations de la culture du melon (Pluvinage, 2011).

39 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage cette réorientation n a pas eu le temps de transformer globalement le paysage agricole, et surtout les manières de penser des agriculteurs sur le développement de leur exploitation dans l avenir. Pourtant les «petites fermes» (expression de la Confédération paysanne) restent nombreuses, même si elles diminuent statistiquement plus rapidement que les autres (Desriers, 2007). On verra, au travers des travaux des chercheurs, qu elles s appuient beaucoup sur la pluriactivité des ménages et sur des motivations très diverses, variables selon les régions, les contextes territoriaux et les systèmes de production. Nouvelles investigations des économistes ruraux sur la diversité des formes de production en agriculture et la diversité des exploitations Depuis les années 1990, quelques économistes (et sociologues) renouvellent la construction des typologies d exploitations en critiquant les approches uniquement centrées sur les exploitations dites «professionnelles». Il s agit d intégrer à l analyse du secteur agricole d autres acteurs, tels que des ménages exerçant, pour diverses raisons (économiques et choix de vie), une activité agricole à titre secondaire. Cette réflexion conduit à s intéresser à des types d exploitations le plus souvent «ignorées» par la profession et le ministère de l Agriculture. C. Laurent, P. Mundler, D. Ponchelet et S. Bellon (1998), notamment, poursuivront ainsi des travaux conduits dans les années 1960 par A. Brun, P. Lacombe et C. Laurent (1982) sur la pluriactivité. Ces travaux aboutiront ultérieurement (Laurent et Rémy, 2006) à une remise en cause plus radicale du concept d exploitation agricole, celle-ci devant être plus perçue à leurs yeux comme l assemblage des activités des membres d un ménage faisant système, que comme une stricte unité de production assemblant parfois des activités et revenus non agricoles avec celles relevant de la production agricole. Ceci renvoie aussi à toute la question des conséquences de l individuation en agriculture, traitée par ailleurs dans cet ouvrage. Personnellement, durant cette période de tentative française d une réforme du financement public de l agriculture autour du contrat territorial d exploitation (CTE), je me suis investi dans l analyse des conditions d une meilleure reconnaissance publique de la multifonctionnalité des exploitations. J ai pu observer que, dans certaines situations, l intégration des préoccupations territoriales dans les projets des agriculteurs a été largement discutée avec des acteurs non agricoles et a abouti, au moins dans les dimensions agrienvironnementales, à des modifications non négligeables de la manière d envisager des changements de pratiques agricoles dans la Drôme, dans le Diois et dans le nord de l Ardèche (Pluvinage et Tchakérian, 2005), c est-à-dire dans des régions de petites EAF. Des comparaisons menées avec d autres chercheurs en Rhône-Alpes nous ont permis d analyser les facteurs d adhésion à ces évolutions dans les territoires fragilisés, soit par la menace de désertification, soit par l urbanisation des territoires périphériques 39

40 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre des villes, où le maintien de l agriculture passe par un mouvement de défense plus général d espaces agricoles, défense qui n est possible que dans des procédures d alliance ou de protection avec des collectivités territoriales (Bernard et al., 2006). Globalement, j ai pu constater que la trajectoire sociale de l agriculteur et de sa famille, combinée à des données structurelles de son exploitation, était un facteur décisif de ce nouveau positionnement social et économique d agriculteurs (Pluvinage, 2009), en interaction avec diverses dynamiques territoriales. Nous avons tenté de cerner plus précisément les critères de rentrée dans ce jeu territorial local ou régional des logiques de fonctionnement d exploitations, et la convergence ou les divergences de ces dynamiques avec des stratégies de filières (Praly et al., 2010, Vandenbroucke, 2013), comme nous en témoignons dans un autre chapitre de cet ouvrage. Les logiques de ces petites EAF sont variées avec, cependant, fréquemment, une finalité patrimoniale vécue autant comme un souhait personnel que comme un nouveau positionnement économique comportant des opportunités marchandes en devenir. Conclusion générale Que conclure de ce parcours au travers de cinquante années d investigations sur la nature de l opposition EAF/EA, soulevée au début de ce chapitre. Une première ligne de séparation entre la conception de la production agricole comme une activité économique d entreprise, et une autre : celle d une activité aux facettes multiples, structurée entre autres par le caractère familial du travail des capitaux et du foncier, constitue une clé de lecture déterminante de la compréhension des dynamiques du système productif agricole. Les objectifs de l activité productive et les systèmes de valeur sous-jacents produisent une ligne de partage, qui recoupe souvent celle inhérente aux caractères familiaux de l exploitation, mais mobilise aussi d autres dimensions dans l analyse. Dans l exploitation agricole paysanne de Tchayanov (1990), comme dans celle de la Confédération paysanne, de l agriculture diversifiée des réseaux d agriculture durable (RAD) ou encore dans la plupart des exploitations en agriculture biologique en France, on se situe dans des projets de production qui se déroulent sur le temps long et que l on ne va pas évaluer uniquement en termes de revenu et de productivité immédiate, mais en référence à une autre rationalité plus globale, qui se décline sur le long terme. Toutes nos enquêtes montrent combien nombre d agriculteurs sont capables de sacrifier un revenu disponible annuel au profit d un revenu à venir en partie aléatoire du fait d inconnues marchandes ou de connaissances incertaines sur les itinéraires techniques adéquats. Ils le font sur la base de cheminements divers, qui renvoient souvent à une conception du métier qui leur semble plus conforme à des idéaux, des expériences, et des résultats qu ils jugent possibles d obtenir, tout en restant cohérents avec leurs objectifs personnels. 40

41 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage On continue donc à observer en agriculture deux conceptions économiques différentes : certaines exploitations se réfèrent à des idéaux d optimisation économique, où l accroissement de taille, la spécialisation, associée au développement du salariat, visent un accroissement rapide du revenu et les moyens d une capitalisation infinie, même si celle-ci n est qu exceptionnellement possible en France ; d autres se réfèrent à un souci de durabilité économique, environnementale et sociale qui les incite à rechercher des voies de consolidation technique, économique et sociale, assurant un revenu suffisant plutôt que maximum, privilégiant plus la viabilité en référence à de nombreux critères que la seule performance technico-économique. Cette opposition conceptuelle de deux manières de considérer le métier d agriculteur et l exploitation ou l entreprise n est pas nouvelle ; ce qui est nouveau c est l accroissement du contraste, qu expriment par exemple les montants des quantités de facteurs de production et de superficie mobilisées 14, ainsi que dans une certaine mesure, les rapports aux différents acteurs de la société, même si les dimensions sociales et culturelles propres à chaque région et à la diversité des systèmes de production, donnent une dimension différente à ces évolutions. Une seconde conclusion se dégage de notre analyse chronologique au-delà des invariants du débat EAF/EA, c est celle d un ciblage variable dans le temps de la politique agricole sur l une ou l autre de ces formes sociales de production, et particulièrement sur ce que l on imagine comme paradigme moteur du progrès à l époque considérée. La première période fait, en quelque sorte, feu de tout bois. Il faut produire plus et peu importe le modèle de structure de production ; les incitations financières à l équipement individuel et collectif, combinées au soutien des marchés, sont censées donner les moyens à toutes les exploitations d assurer leur revenu et leur avenir. La seconde serait, en quelque sorte, un âge d or de l EAF, objet central de l action publique, compromis social «idéal» pour gérer contraintes économiques et progrès scientifiques appliqués à l agriculture, délaissant apparemment le débat entre des avantages et inconvénients de la grande entreprise. La politique agricole met en place tant au niveau français qu européen, des dispositifs d incitation visant une plus grande convergence des structures, vers les exploitations de taille moyenne ; cependant dans cette ambiance de modernisation des exploitations familiales de la «classe moyenne», la politique agricole ne prend pas en compte (ou ignore) la réalité de la dynamique marchande, élément encore plus décisif de différenciation des structures que l action publique, particulièrement dans les systèmes de grande culture qui sont ceux qui bénéficient le plus des moyens financiers de la PAC. La troisième période, sans abandonner le discours sur l exploitation agricole familiale, ciment du vote professionnel et politique agricole, remet en valeur la terminologie de l entreprise et la nécessité de changements structurels plus radicaux pour 14. Voir les controverses autour de la mise en place d une ferme de vaches aux environs d Amiens. 41

42 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre faire face à des obligations de concurrence internationale ou aux réticences sociales découlant des astreintes quotidiennes de la production artisanale (en production laitière par exemple). Le désengagement progressif de l intervention publique, comme les encouragements du monde agroindustriel qui souhaite la concentration de ses approvisionnements, contribuent à l affirmation de cette tendance. Cependant, de nombreuses expressions de résistance s expriment en permanence contre cette dynamique, ressentie comme destructrice des EAF, et du métier d agriculteur «néoartisanal» de L. Malassis. Ces résistances sont autant syndicales (Confédération paysanne, MODEF, mais aussi pour partie de la Coordination rurale) que productives intégrant une forte dimension écologique (FNAB, FNCIVAM, RAD, etc.) 15. Elles incarnent beaucoup d initiatives alternatives dans la production agricole, sans qu un consensus politique aboutisse à remettre en cause plus radicalement la dynamique capitalistique du couple industrialisation-agrandissement, et les ambiguïtés des politiques agricoles. Les perspectives de l accroissement de cette bipolarité entre entreprise agricole et exploitation agricole familiale sont difficiles à préciser, au-delà des facteurs classiquement favorables à l agrandissement des fermes, déjà soulignés, comme l absence de régulation foncière ou salariale. Se combine à cela la déclinaison de nouveaux progrès techniques décisifs en termes de productivité du travail, tout en exigeant des capitaux importants. Par exemple, la dynamique de l évolution en cours et à venir des exploitations laitières françaises dans un contexte de disparition de quotas et de progrès techniques fortement discontinus (liés à l adoption des robots de traite, la séparation des exploitations laitières entre celles qui se consacrent à la production de fourrages et celles de taille très importante se consacrant uniquement à l élevage) pourrait être un terrain de lecture assez illustratif de l avenir de l EAF, entre résistance de petites exploitations laitières, certaines diversifiant leur système de production et grandes étables de plusieurs centaines de vaches. Dans les systèmes spécialisés comme les cultures légumières de plein champ, la mécanisation des opérations culturales, et de récolte, contribue aussi au développement de grandes exploitations spécialisées et avec des salariés, comme dans le département des Landes par exemple. À l inverse, dans d autres productions comme les productions fruitières, ces dynamiques de mécanisation apparaissent beaucoup plus difficiles à mettre en œuvre, et freinent le développement d entreprises spécialisées. C est donc une lecture par grands systèmes et filières de production et régions, en tenant compte, d une part, d une vision prospective des innovations à venir, d autre part, des rapports ville/campagne spécifiques aux différentes régions, qu il faudrait réaliser pour faire un point plus précis sur les évolutions à venir du débat exploitation agricole néo-artisanale/entreprise agricole avec salariés Fédération nationale d agriculture biologique, Fédération nationale des centres d initiatives pour valoriser l agriculture et le milieu rural, Réseau agriculture durable.

43 L exploitation agricole, entre famille et entreprise J. Pluvinage Bibliographie Attonaty, I.M., Laporte, C., Papy, F., Soler, L.G., La simulation de l organisation du travail comme outil de gestion de l exploitation agricole. Application à la grande culture, Études et Recherches sur les Systèmes Agraires et le Développement, 10, Bernard, C., Dobromez, L., Pluvinage, J., Dufour, A., Havet, A., Mauz, I., Pauthenet, Y., Rémy, J., Tchakérian, E., La multifonctionnalité à l épreuve du local : les exploitations agricoles face aux enjeux des filières et des territoires, Cahiers Agricultures, 15, 6, Boussard, J.-M., Économie agricole, Paris, Economica. Brossier, J., Chia, E., Connaissance des outils de gestion effectivement utilisés par les agriculteurs et amélioration de leur pertinence. Les pratiques de trésorerie. Document ANDA. Brossier, J., Chia, E., Marshall, E., Petit, M., Gestion de l exploitation agricole familiale Éléments théoriques et méthodologiques, ENESAD-CNERTA. Brun, A., Lacombe, Ph., Laurent, C., La pluriactivité des agriculteurs, hommes, espaces, politiques, INRA, Série Économie et sociologie rurales. Butault, J.-P., La nomenclature OTEX/CEDEXE, intérêts et limites in «Systèmes de production et transformations de l agriculture, INRA Paris, Tome 2, Chombart de Lauwe, J., Poitevin, J., Tirel, JC., Nouvelle gestion des exploitations agricoles, Paris, Dunod. Desriers, M., L agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique, INSEE, Agriculture, nouveaux défis, Dumont, R.,1951. Voyages en France d un agronome, Paris, Ed. Génin. Duru, M, Papy, F., Soler, L.G., Le concept de modèle général et l analyse du fonctionnement de l exploitation agricole, Comptes-rendus de l Académie d agriculture, 74, 4, Eldin, M., Milleville, P., Ouvrage collectif sur le risque en agriculture, Paris, Orstom. Hervieu, B., Purseigle, F., Des agricultures avec des agriculteurs, une nécessité pour l Europe, Projet n 321. Gervais, M., Servolin, C., Weil J., Une France sans paysans, Paris, éditions du Seuil. Jacquet, F., Pluvinage, J., Climatic uncertainty and farm policy : A discrete stochastic programming model for cereal-livestock farms in Algeria, Agricultural systems, 53, 4, Laurent, C., Cartier, C., Fabre, C., Mundler, P., Ponchelet, D., Remy, J., L activité agricole des ménages ruraux et la cohésion économique et sociale, Économie Rurale, 244, Laurent, C., Remy, J., L exploitation agricole en perspective, Le courrier de l environnement, 141,

44 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Malassis, L., Économie de la production et de la consommation agro-alimentaire, Paris, Cujas. Mendras, H., La fin des paysans, Paris, SÉDÉIS. Neveu, A., Le modèle européen d exploitation agricole moyenne a-t-il encore un avenir? Comptes-rendus de l Académie d agriculture de France, 96, 2. Osty, P.-L., L exploitation agricole vue comme un système, BTI, 326, Pluvinage, J., Les systèmes de production céréales élevage et la gestion du risque dans les plaines sèches méditerranéennes, thèse sciences économiques Montpellier. Pluvinage, J., Multifonctionnalité, stratégies individuelles d agriculteurs, et dynamiques territoriales spécifiques en Rhône-Alpes in Nouvelles questions agraires, Exploitants, fonctions et territoires, Cornu P. et Mayaud J.L. [Ed], Sèvres, Boutique de l Histoire, Pluvinage, J., Innovations, alternatives, et diversité des exploitations agricoles, Pour, 212, Pluvinage, J., Tchakérian, E., Quelles relations entre les formes de multifonctionnalité des exploitations agricoles et la configuration du développement territorial? (Préalpes drômoises et nord Ardèche), Rapport de synthèse, programme PSDR Rhône-Alpes, INRA Montpellier. Praly, C., Chazoule, C., Delfosse, C., Pluvinage, J., SYAL et relocalisation des agricultures européennes. Une application à l arboriculture de la Moyenne Vallée du Rhône, Économies et Sociétés, Série Systèmes agroalimentaires, 29, Rattin, S., Salariés agricoles permanents : entre 1995 et 1997, emplois permanents supplémentaires, Agreste cahiers, 37, Servolin, C., Gervais, M., Nallet, H., Coulomb, P., L agriculture dans le système social-recueil d articles, Paris, INRA. Simon, H., Administrative Behavior, New York, Macmillan. Tchayanov, A., L organisation de l économie paysanne, Paris, Librairie du Regard (traduction du russe de l ouvrage de 1924). Vandenbroucke, P., Transformation de l unité de production agricole, d une exploitation sectorielle à une exploitation agricole territoriale. Exploitations agricoles, agriculteurs et territoires dans les Monts du Lyonnais et en Flandre intérieure de 1970 à 2010, Thèse de Géographie, Aménagement et Urbanisme. Dir. Pluvinage J., Laboratoire d études rurales, Université Lyon 2, Lyon. 44

45 Permanence de l exploitation agricole familiale, une approche gestionnaire Mohamed Gafsi 1 Introduction La notion d exploitation agricole familiale a marqué fortement l agriculture française pendant ces soixante dernières années. Au niveau politique comme professionnel, elle a été le moteur de la modernisation de l agriculture, comme en témoigne la place qui lui a été réservée dans les lois d orientation agricole de 1960 et de 1962, ainsi que dans les diverses lois suivantes. Au niveau scientifique, elle n a pas cessé de faire l objet de débats et de controverses entre les chercheurs qui ont accompagné l évolution du monde agricole depuis la Libération. On débat régulièrement de la conception de l exploitation agricole et de la place qu elle occupe dans le paysage professionnel agricole. Si l on considère qu elle a été le modèle d organisation socioéconomique qui a accompagné la modernisation de l agriculture, les évolutions importantes du contexte agricole de ces dernières décennies ont fait émerger de nouveau des débats sur la nature de l exploitation agricole (Barthélemy, 1988 ; Muller et al., 1989) et sur la pertinence de la référence à la notion d exploitation agricole familiale. En effet, le contexte socioéconomique des exploitations agricoles a fortement évolué ces dernières décennies (Desriers, 2007 ; Ambiaud, 2011). Le nombre d exploitations ne cesse de diminuer ; de 2,3 millions d exploitations en 1955 à environ 500 mille exploitations en 2010, selon les sources de la statistique agricole. Cette évolution s est traduite globalement par les éléments structurants suivants : une forte concentration (augmentation de la taille des exploitations, augmentation du niveau de capitalisation), une spécialisation et intensification des systèmes de production, une importante augmentation des formes sociétaires et du travail salarié. Ces transformations sont dues au processus de modernisation de l agriculture entrepris depuis l après-guerre et qui a abouti à ce qui est appelé le modèle productiviste. Elles touchent à la fois les structures des exploitations agricoles et leurs caractéristiques 1. ENFA, UMR Dynamiques Rurales, Castanet-Tolosan, France, mohamed.gafsi@educagri.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c004 45

46 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre familiales (Drouet et al., 2005 ; Cochet, 2008). Ainsi les contours traditionnels de l exploitation agricole familiale éclatent et des auteurs proposent d autres notions, comme celle de l entreprise agricole (Barthélemy, 1988 et 1997) ou celle d exploitation post-familiale (Rémy, 2013), pour qualifier les nouvelles structures de la production agricole. Dans ce contexte, on se pose la question de la pertinence de la référence à la notion d exploitation agricole familiale pour saisir la réalité complexe des structures de production agricole. Dans ce chapitre, nous considérons que, bien que fortement questionné par les transformations structurelles du contexte agricole, le modèle de l exploitation familiale continue à être pertinent pour appréhender le fonctionnement des exploitations agricoles. La permanence de ce modèle est conditionnée par la capacité d adaptation et d évolution de l exploitation agricole en tant que structure organisationnelle. Nous souhaitons apporter un éclairage à partir d une approche gestionnaire qui fait référence à deux notions fondamentales (Hatchuel, 2000) : la complexité d une organisation et la dialectique transformation continuité de cette organisation. En utilisant une grille d analyse mobilisant ces deux notions, nous revisitons l évolution des exploitations agricoles au long des soixante dernières années pour montrer tout d abord, les différentes figures de transformation de ces exploitations, en fonction des défis auxquels elles ont été soumises, tout en conservant leur identité d exploitation familiale. Nous discutons ensuite la thèse de la permanence de l exploitation familiale. Comment les sciences de gestion ont-elles conceptualisé l objet de l exploitation agricole familiale et comment peuvent-elles aider à comprendre ses transformations? Dans un premier temps, nous présentons le cadre analytique en précisant, tout d abord, la nature et les caractéristiques des organisations en général, en tant qu objet des sciences de gestion, puis la conception de l exploitation agricole en particulier. Nous abordons, par la suite, les premiers travaux des gestionnaires pour définir la nature et le fonctionnement de l exploitation agricole, ainsi que les évolutions des cadres analytiques des chercheurs pour saisir et accompagner les différentes transformations de ces exploitations. Ces transformations sont en lien avec les principaux enjeux qu ont connu les exploitations et que l on peut résumer de manière globale aux trois suivants : la modernisation de l agriculture survenue dans les trente glorieuses, la contestation du modèle productiviste des années 1980 et 1990, puis le nouveau contrat social pour une agriculture durable et multifonctionnelle des années Nous discutons, dans un troisième temps, la thèse de la permanence du modèle familial, ainsi que la pertinence de la réapparition de la référence au modèle de l entreprise ces dernières années, eu égard des enjeux actuels de l agriculture. 46 L exploitation agricole, une organisation complexe La littérature gestionnaire considère que l organisation, au sens d un collectif historiquement repérable (Sorge, 1997), constitue l objet des sciences de gestion. Bien que l histoire de la gestion ait été très liée à l histoire des entreprises (Bouilloud et

47 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi Lecuyer, 1994), ces dernières ne représentent que l un des types d organisations, à savoir l organisation privée à but lucratif. Mais au-delà de la précision que l organisation est l objet générique des sciences de gestion, ce qui est important c est comment ces derniers formalisent la nature et le fonctionnement de l organisation. Hatchuel (2000) précise la nature de cette organisation : c est une action collective artéfactuelle, une construction sociale et non un phénomène naturel ou une donnée anthropologique. L auteur apporte deux fondements théoriques importants dans l approche gestionnaire : (i) la nature complexe de l organisation dans laquelle s entremêlent plusieurs dimensions à la fois. «L entreprise constitue un type d action collective où les phénomènes économiques et sociaux s emmêlent inévitablement» (p. 16). Par conséquent, les sciences de gestion composent avec cette complexité et elles sont donc de nature interdisciplinaire. (ii) En tant que construction sociale, l entreprise jouit d une liberté inédite : «il lui revient de définir ce qu elle va faire et la manière dont cette définition sera conduite». De ce fait, l entreprise peut connaître des évolutions et des métamorphoses sans perdre son identité. Plus encore, selon cet auteur, «la révision de ses frontières (physiques, légales, humaines, commerciales, etc.) est une condition de son existence» (ibid). Attardons-nous un peu sur ces deux éléments fondamentaux des sciences de gestion. Concernant le premier élément, en affirmant l imbrication du social et de l économique, l auteur s appuie sur l une des conclusions mise en avant par le développement successif des théories des organisations (Rojot et Bergman, 1989 ; Plane, 2000). En effet le développement a mis en évidence le caractère multidimensionnel de l entreprise et sa nature complexe. La seule référence à la conception positiviste et rationaliste, qui considère l organisation comme une machine (Morgan, 1989) dont on peut organiser et déterminer le fonctionnement de manière scientifique est très réductrice. Ceci est important dans la mesure où toute modélisation de l entreprise contient en elle-même des hypothèses sur son fonctionnement. Une approche réductrice aboutit à une image partielle de la réalité de cette entreprise. C est ce qui a été reproché à l approche classique des organisations représentée par les travaux de F.W. Taylor (1911) et de H. Fayol (1918). Le deuxième élément important est relatif au processus d adaptation et de métamorphose de l entreprise, qui lui permet d assurer sa pérennité : liberté et exigence à la fois de réviser ses frontières et son fonctionnement pour continuer à exister. La notion de pérennité peut avoir deux acceptions (Mignon, 2009) : premièrement, patrimoniale qui consiste à faire perdurer un patrimoine et à pérenniser le contrôle de l entreprise par le même groupe de propriétaires (une famille dans le cas d une exploitation agricole familiale) ; deuxièmement, organisationnelle qui revient à faire vivre un projet global, dans la durée, l entreprise en tant qu organisation. Patrimoniale ou organisationnelle, la pérennité de l entreprise dépend de sa capacité à faire face, au cours de son histoire, à des bouleversements externes ou internes tout en préservant l essentiel de son identité. Ainsi la dialectique entre changement et continuité constitue le cœur de la problématique de pérennité. Par ailleurs, plusieurs courants de sciences de gestion ont traité cette problématique, parmi lesquels on peut citer le courant de l apprentissage et du changement organisationnel (Argyris et Schon, 2002). La référence à la notion de pérennité dans 47

48 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre notre cas couvre les deux aspects : celui patrimonial qui renvoie au contrôle familial sur l exploitation en tant qu élément patrimonial, et celui organisationnel qui fait référence à la flexibilité de l exploitation (Chia et Marchesnay, 2008). Partant de cette grille d analyse, l approche gestionnaire considère que l exploitation agricole est une organisation complexe qui comporte plusieurs dimensions fortement interconnectées. On peut citer les dimensions économique, patrimoniale, sociale, territoriale, etc. Le caractère familial, souvent souligné dans les travaux de sociologues (Barthez, 1982 ; Lamarche, 1991 ; Ait Abdelmalek, 2000), est l un des éléments de cette complexité qui empreigne le fonctionnement de l exploitation. Ce caractère peut être plus ou moins affirmé selon les types d exploitations. Pour assurer son existence, l exploitation agricole en tant qu organisation est en perpétuel processus d adaptation aux évolutions socioéconomiques. Elle prend donc différentes configurations dans le cadre de ces transformations. Nous tenterons d analyser dans la partie suivante, le processus d adaptation de l exploitation agricole et ses différentes configurations. L exploitation agricole familiale : naissance et évolution Avant d être un objet scientifique, la notion d exploitation agricole a été une construction sociale et politique. Son émergence date de la fin du XIX e siècle, notamment avec les enquêtes des statistiques agricoles (Laurent et Rémy, 2000). C est dans les années 1960 qu il y a eu réellement débat et formalisation de la notion d exploitation agricole familiale, non sans controverse. Ce débat scientifique a été soutenu par le défi de la modernisation de l agriculture et par la volonté politique de promouvoir le modèle de l exploitation familiale. Promue et instituée comme modèle d organisation de la production agricole, l exploitation agricole familiale va connaître des transformations importantes en lien avec des défis et des remises en question. De ce processus d adaptation naissent différentes configurations d exploitations familiales. Naissance dans la controverse : entreprise agricole ou exploitation familiale? Les premières formalisations gestionnaires de la notion d exploitation agricole familiale en France ont été, dans un contexte de forte controverse entre deux visions opposées, celle de l entreprise agricole issue du monde industriel et celle de l exploitation familiale qui s appuie sur les spécificités agricoles. Mais avant de développer ces approches, soulignons que les travaux des chercheurs étaient fortement en lien avec le grand mouvement politique et socioprofessionnel de modernisation de l agriculture. 48

49 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi En effet, la démarche volontariste de modernisation de l agriculture, entreprise dans les années 1950 et 1960, a fortement bousculé le paysage agricole marqué par une agriculture traditionnelle. Elle s est traduite par l application de nouvelles méthodes de production basées sur les progrès techniques et la mécanisation, et par l intégration des exploitations au marché. L exploitation agricole familiale modernisée a succédé à une petite agriculture traditionnelle, peu insérée au marché, qualifiée de paysanne. Inlassablement promue dans le discours politique, économique et syndical, elle a été consacrée comme modèle canonique de l organisation de la production agricole (Rémy, 2013). Les exploitants agricoles modernistes étaient à la tête de ce mouvement de transformation de l agriculture. On le voit, la notion d exploitation agricole familiale s est imposée dans les faits comme moteur de la modernisation et par-là même comme objet des débats vifs entre les scientifiques. La première approche des gestionnaires ruraux (Chombart de Lauwe et al., 1963) se référait au modèle général de l entreprise, issu du monde industriel, pour comprendre ce nouvel objet qui est l exploitation agricole moderniste et proposer des méthodes scientifiques pour sa gestion. La nouvelle entreprise agricole Justement la figure de l entreprise 2 est employée dans les débats des années 1960, comme en témoignent les propositions des tenants de la «nouvelle entreprise agricole». Celle-ci est définie comme «un ensemble d ateliers de production placés sous l autorité d un chef» (Gervais et al. 1965, p. 115). Elle représente les exploitations agricoles modernes. Pour les promoteurs de la modernisation, la tentation est grande de voir l agriculture suivre les mêmes principes et méthodes industriels. Ils prônent alors «l industrialisation de l agriculture» qui consiste, selon eux, en «une approche scientifique de l agriculture» (Chombart de Lauwe, 1969). Partant de cette approche, Chombart de Lauwe et al. (1963) proposent un modèle de gestion de l exploitation agricole reposant sur une approche normative, inspiré des travaux développés aux États-Unis au début du XX e siècle (Laurent et al., 2003). L exploitation agricole est considérée comme une entreprise au même titre que les autres, qui combine des facteurs de production en vue de réaliser un profit, et à laquelle il faut appliquer les mêmes méthodes d organisation scientifique du travail. Les auteurs proposent un ensemble d outils et de méthodes permettant de déterminer le système de production optimal, à travers la définition des «combinaisons rentables», et une conduite rationnelle de l exploitation agricole. Cette approche a eu un succès énorme, dans les années 1960, dans les cercles de l enseignement et du développement agricoles. Elle s est confortée par la suite avec le développement de la comptabilité dans les exploitations agricoles et la création des CER (centres d économie rurale) (Marshall, 1984). Elle a aussi marqué les travaux scientifiques de l école de gestion de Grignon (Cordonnier et al., 1970 ; Carles, 1990) et les discours de certains professionnels agricoles, notamment des conseillers de gestion. 2. Figure se référant à une approche mécaniste de l entreprise dont le fonctionnement pouvait être déterminé de manière rationnelle et scientifique. 49

50 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Mais cette première approche a généré des critiques en lien avec la conception industrielle de l exploitation agricole, en tant qu objet de gestion. En effet, les transformations produites par la modernisation agricole et la référence au modèle rationaliste de l entreprise ont suscité la crainte de voir installer une agriculture d entreprise, basée sur le pouvoir du capital et mue par le seul profit. Gervais et al. (1965) montrent que dans ce contexte, on s oriente inéluctablement vers une «agriculture sans paysans» qui ferait des agriculteurs, les salariés d un chef d entreprise détenteur de capitaux. Une seconde critique radicale vient des tenants de la spécificité de l agriculture qui justifient les nombreuses et fortes interventions publiques en agriculture (Petit, 2006). En lien avec ces spécificités, Petit (1975) soulignait la nécessité de prendre en compte le caractère familial des exploitations agricoles pour comprendre l évolution de l agriculture en France. 50 Le système exploitation-famille La seconde approche des gestionnaires, développée par des chercheurs dijonnais s inscrit pleinement dans la spécificité de l agriculture (Petit, 1975 ; Brossier et al., 1997). Elle s oppose à l approche développée par Chombart de Lauwe et son équipe, à la fois au niveau de la conception de l exploitation et des méthodes de sa gestion. L exploitation agricole ne peut être assimilée à une entreprise capitaliste que l on peut gérer indépendamment des considérations familiales. Le lien avec la famille est fondamental pour comprendre la logique de fonctionnement de l exploitation agricole. Cette conception de l exploitation s appuie sur les travaux de Tchayanov (1925), qui met en avant l importance du caractère familial, et des sociologues sur les relations entre famille et exploitation (Barthez, 1982). Elle a été formalisée par la suite par le concept de «système exploitation-famille» en adoptant une approche systémique de l exploitation agricole (Osty, 1978). L exploitation agricole n est pas une simple juxtaposition d ateliers spécialisés de production, mais un système complexe et un projet finalisé de la famille (Brossier et al., 1997). Cette conception systémique considère l exploitation dans sa globalité. Elle a été développée aussi sous le nom de «l approche globale de l exploitation agricole» (Bonneviale et al., 1989) qui a fortement marqué l enseignement agricole et en partie le monde du développement depuis le début des années En ce qui concerne les méthodes de gestion, les gestionnaires de l école de Dijon se sont appuyés sur les travaux du courant behavioriste (March et Simon, 1964 ; Cyert et March, 1970) et le concept de la rationalité limitée. Ils ont développé une approche compréhensive de gestion de l exploitation agricole ; une approche «centrée sur l acteur» et la prise de décision (Petit, 1975 ; Brossier et al., 1997). Les agriculteurs «ont de bonnes raisons de faire ce qu ils font» ; ils ne suivent pas forcément et uniquement un objectif de profit ; ils n ont pas un comportement d optimisation mais ils cherchent un compromis entre plusieurs objectifs. Ces objectifs sont étroitement liés aux finalités de la famille. Par conséquent, la famille qui détient les capitaux d exploitation et qui fournit le travail, est fortement impliquée dans la gestion et le fonctionnement de l exploitation, d où les relations d interdépendance entre les deux entités et le recours à la notion de système exploitation-famille pour saisir ces relations.

51 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi Les travaux des gestionnaires de l école de Dijon ont élaboré un cadre d analyse permettant de saisir la complexité et les spécificités de l exploitation agricole familiale. La notion d exploitation agricole familiale est depuis largement admise et reconnue. Précisons tout de même que le triomphe de cette notion ne revient pas uniquement aux apports de l approche des gestionnaires. Les travaux des économistes agricoles (Petit, 1975 ; Boussard, 1987) et des sociologues ruraux ont contribué à asseoir la notoriété de cette notion. C est probablement à cause de la diversité de filiations de cette notion qu il manque, malgré ce succès sans partage, une définition scientifique précise de ce qui est une exploitation agricole familiale. Certes le caractère familial de l exploitation est bien mis en avant, mais on ne se tient presque qu à cela. Les définitions avancées font généralement référence à l économiste russe Tchayanov (1925). Or les travaux de celui-ci définissent l exploitation paysanne familiale et non pas l exploitation agricole familiale, dont l intégration au marché n est plus en question. Lamarche (1991) mentionne cette distinction et propose une définition de l exploitation familiale : «unité de production agricole où propriété et travail sont intimement liés à la famille» (p. 10). Les travaux des gestionnaires (Brossier et al., 1997) rajoutent aux éléments évoqués par Lamarche propriété et travail la dimension décisionnelle : les stratégies et le pilotage de l exploitation sont guidés par les finalités familiales. Avec ces trois caractéristiques, on a un cadre général de ce qui est une exploitation agricole familiale. Mais les débats sur une définition précise restent ouverts. À titre d exemple, il y a une idée implicite, peu formalisée, qui considère que le travail sur l exploitation doit être exclusivement familial. Dès qu il y a un travail salarié permanent, le caractère familial est remis en cause ; on passerait alors à une «exploitation patronale» (Bélières et al., 2013). Comme on vient de le voir, l exploitation agricole familiale, en tant que notion scientifique, est née dans un contexte de controverse par opposition à la notion d entreprise agricole défendue par les tenants de la thèse de l industrialisation de l agriculture. Cette notion dont les contours restent peu précis, fera l objet de nouveaux questionnements à l aune des évolutions des exploitations agricoles ces dernières décennies. Adaptations et transformations pour faire face aux défis Figure emblématique de la modernisation de l agriculture, l exploitation agricole familiale affrontera à partir de la fin des années 1970, deux principaux défis : l un structurel en lien avec les évolutions internes dans les exploitations et dans les familles, l autre est conjoncturel en lien avec les évolutions de l environnement socio-économique. L approche gestionnaire apporte des outils pour comprendre les adaptations et les transformations de l exploitation agricole face à ces défis. Face au défi structurel, pluralité des formes d exploitations familiales Le défi structurel est double ; il a touché à la fois l exploitation et la famille. Concernant les exploitations, la modernisation a débouché sur le modèle productiviste caractérisé 51

52 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre par la spécialisation, la capitalisation et la concentration des exploitations. En même temps, les évolutions structurelles touchent aussi l organisation de la famille. On peut citer le développement des activités extérieures à l exploitation pour les chefs d exploitation comme pour les conjoints, les installations hors cadre familial, les transformations des rapports qu entretiennent les familles au foncier, etc. La modernisation et ses conséquences en termes d évolutions structurelles ont donné lieu à une différentiation socioprofessionnelle entre différentes formes d agricultures (Pernet, 1990) : allant d une agriculture fortement modernisée à une agriculture traditionnelle réfractaire au progrès technique et à l intégration au marché, en passant par des formes intermédiaires, qui ne peut pas ou ne veut pas adopter le modèle de l agriculture modernisée. On compte ainsi parmi ces formes intermédiaires la figure qualifiée «d agriculture différente» (Muller et al., 1984). Elle regroupe les différentes initiatives et formes de diversification agricole permettant de dégager un revenu suffisant et de se reproduire sans emprunter la voie du modèle productiviste. Pour saisir ces initiatives, les chercheurs proposent la notion «d exploitation rurale» (Muller et al., 1989 ; Pernet, 1990) et en donnent les principaux traits : (i) mise en oeuvre de stratégies entrepreneuriales complexes, (ii) importance de la fonction commerciale et (iii) la compétence de l exploitant rural est une compétence managériale. L exploitation agricole familiale couvre-t-elle l ensemble de ces formes? L approche gestionnaire répond par l affirmative et propose des outils pour comprendre la diversité des formes d exploitations agricoles familiales. Déjà en 1975, Petit soulignait les transformations des exploitations agricoles et la capacité de celles-ci à absorber ces transformations. Il écrivait «le maintien des exploitations familiales ne signifie pas que celles-ci ne se soient pas profondément transformées Ce qui est le plus remarquable ce n est peut-être pas le maintien des exploitations familiales mais la plasticité de cette forme d unité de production» (p. 46). L auteur donne les principales caractéristiques de l exploitation agricole familiale : plasticité, adaptation en permanence, diversité de logiques de fonctionnement interne. Les travaux des chercheurs de Dijon, conduits par la suite, ont élaboré des outils analytiques permettant de comprendre les dynamiques et les formes d exploitations familiales. On peut citer la théorie du comportement adaptatif (Petit, 1981 ; Brossier et al., 1991) qui vise à comprendre le fonctionnement des exploitations agricoles dans une approche dynamique (voir chapitre de Chia et al. dans cet ouvrage). Elle repose sur le postulat de cohérence du comportement des agriculteurs et le mouvement de la double adaptation : changement de la situation de l exploitation et modification des finalités de l agriculteur et sa famille. Le deuxième outil analytique est celui de typologie de fonctionnement (Brossier et Petit, 1977 ; Brossier et al., 1997) qui met l accent sur la diversité des logiques d action des agriculteurs selon leurs projets et situations. Il permet d expliquer la diversité des formes d agricultures qui sont certes en lien avec les caractéristiques structurelles des exploitations (dimension, orientation, capitalisation, etc.) mais aussi en fonction des projets et des finalités des agriculteurs. 52

53 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi Face à l incertitude de l environnement, la gestion stratégique de l exploitation Les processus d adaptation des exploitations agricoles familiales sont aussi en lien avec les évolutions de l environnement. Longtemps protégée par les politiques publiques, l exploitation agricole affronte, depuis la fin des années 1980, des évolutions de l environnement socio-économique de plus en plus complexes : crise de surproduction, réformes successives de la PAC, ouverture de l agriculture aux négociations de l OMC (Organisation mondiale du commerce), etc. Les agriculteurs expriment des inquiétudes concernant la viabilité économique de leurs exploitations et la reproductibilité de leurs outils de travail. Dans ce contexte, les agriculteurs sont aussi très liés aux structures économiques de l aval, d où la nécessité d un pilotage de l exploitation par l aval (Sebillotte, 1996). Les crises sanitaires à répétition des années 1990, ainsi que les problèmes écologiques, n ont fait qu augmenter le caractère incertain de l environnement socio-économique des exploitations. L incertitude qui caractérise l environnement des exploitants à la suite des différentes crises (économique, écologique, sanitaire, sociale) appelle à la gestion stratégique et aux capacités d anticipation et d adaptation. La question du raisonnement stratégique et de la compétence managériale ne concerne pas uniquement les agriculteurs innovateurs de «l agriculture différente». Elle s est posée aussi pour les exploitants agricoles de l agriculture moderne. Dans l environnement stable des trente glorieuses, il était normal de ne se préoccuper que de la fonction de production, les prix et les débouchés étant garantis. Les recherches en gestion de l exploitation ont peu abordé les dynamiques d interaction entre l exploitation et son environnement. Elles se sont plutôt centrées sur l organisation et le fonctionnement interne de l exploitation. Dans le nouveau contexte d incertitude, nous avons proposé d élargir le champ traditionnel, qui est l exploitation-système (inter actions exploitation-famille), pour prendre les relations avec l environnement comme objet de recherche. Cela se traduit par «la vision de l exploitation/ organisation active (relations) qui dispose d une autonomie d action et valorise ses rapports avec l environnement» (Gafsi, 1998, p. 255). D autres travaux, conduits au début des années 1990, ont abordé aussi le questionnement de la gestion stratégique des exploitations agricoles (Attonaty et Soler, 1992). Hémidy et al. (1993) ont proposé des voies d instrumentation et de pilotage stratégique dans l exploitation agricole, dans une perspective de conseil de gestion. Par ailleurs, les problèmes de gestion stratégique n étaient pas uniquement des questions de chercheurs ; des acteurs professionnels se sont aussi interrogés sur ce domaine de gestion (Guichard et Michaud, 1994). Globalement, l exploitation agricole familiale partie intégrante du modèle socioprofessionnel issu de la modernisation a affronté plusieurs défis et évolutions. La notion même d exploitation agricole familiale a été requestionnée par des chercheurs à la fin des années Blanc et al. (1990) s interrogent «l agriculture française est-elle encore familiale?». Barthélemy (1988) publiait «la naissance de l entreprise agricole». Mais du point de vue des gestionnaires, l exploitation agricole dispose d une capacité d adaptation qui lui a permis de composer avec les défis 53

54 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre structurels et conjoncturels. Avec cette capacité d adaptation, l exploitation agricole familiale est-elle en mesure de relever le défi de la durabilité? L exploitation agricole à l épreuve de la durabilité La question de la nature de l exploitation agricole et la pertinence de la référence au modèle familial est à nouveau posée dans les années Les exploitations agricoles font face à nouveau à des incertitudes internes et externes dans un contexte global de questionnement et de débat sur un nouveau contrat social de l agriculture (Landais, 1998). Ce nouveau contrat invite à une inscription territoriale de l exploitation agricole et au développement d une agriculture durable. 54 L exploitation agricole territoriale Malgré les différentes mesures, notamment les réformes successives de la PAC, les évolutions structurelles pointées précédemment ont continué mais avec un rythme ralenti par rapport aux décennies précédentes (Desriers, 2011). Le nombre d exploitations ne cesse de diminuer ; la capitalisation et la spécialisation ont continué à progresser. L agriculture s est fortement inscrite dans une approche verticale de filières au détriment de son inscription territoriale et locale. La loi d orientation agricole de 1999 s est donné l ambition de réorienter l agriculture dans une perspective de durabilité et de la «re-territorialiser» (Gafsi, 2003). Elle a mis en place pour cet effet un outil contractuel, le CTE (contrat territorial d exploitation). Comment saisir à partir d une approche gestionnaire cette dimension territoriale du fonctionnement de l exploitation agricole? Nous avons proposé avec des collègues la notion d ancrage territorial, employée pour traduire cette dimension (Gafsi et al., 2002 ; Nguyen et al., 2004). L ancrage territorial d une exploitation agricole est défini comme un «processus de valorisation, de préservation et de production de ressources spécifiques au territoire» (Gafsi, 2006, p. 494). Ces ressources territoriales couvrent les dimensions naturelle, relationnelle, organisationnelle, symbolique et économique. Il est important de souligner que cette définition de l ancrage dépasse la vision classique de l exploitation agricole, simple unité de production utilisatrice de facteurs de production génériques dont est doté l espace où elle se trouve, pour s interroger sur sa contribution à la production et à la préservation des ressources spécifiques à son territoire. Cette relation réciproque donne lieu, dans une perspective d ancrage territorial, à des interdépendances multiples entre l exploitation en tant qu organisation et son environnement local (naturel, social et économique). Ce processus contribue à sceller les devenirs de l exploitation et du territoire dans lequel elle s inscrit. Partant de l hypothèse que l avenir des exploitations agricoles se joue de plus en plus dans des territoires construits à l échelle locale, Vandenbroucke (2013) propose la notion «d exploitation agricole territoriale» pour saisir les liens d interdépendance exploitation agricole/territoire (voir le chapitre à ce sujet dans cet ouvrage). L auteur la définit «comme une exploitation dont la viabilité repose sur son insertion dans des systèmes de coordination horizontaux, en relation avec des acteurs agricoles et non

55 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi agricoles» (p. 99). Le développement récent de la commercialisation en circuits courts de proximité conforte l ancrage territorial des exploitations agricoles (Mondy et al., 2012). L exploitation agricole durable : approche par les ressources et flexibilité La volonté de reterritorialisation de l agriculture s inscrit dans l orientation globale de développement d une agriculture durable et multifonctionnelle. Suite à la loi d orientation agricole de 1999, beaucoup d exploitations ont saisi l opportunité et se sont engagées dans des CTE, certaines pour réaliser la reconversion à l agriculture biologique, laquelle a connu un important développement. Mais cette dynamique a été stoppée avec l alternance politique en On observe, en revanche, le retour de l esprit de modernisation dans les lois agricoles de 2006 et 2010, sous l angle du soutien de la compétitivité des exploitations agricoles. Ainsi, la loi d orientation de 2006 a créé le fonds agricole et mentionne dans son premier chapitre l objectif de «faire évoluer l exploitation agricole vers l entreprise agricole». Mais malgré ce renoncement, la problématique de la durabilité de l agriculture est restée toujours bien présente. Comment les sciences de gestion ont-elles abordé l adaptation des exploitations agricoles aux injonctions de développement de systèmes durables? Les travaux développés ont approfondi les précédentes orientations de gestion stratégique de l exploitation agricole. En effet, l orientation vers une agriculture durable induit pour les exploitations agricoles des changements d orientations stratégiques. C est surtout le cas pour la majorité des exploitations spécialisées qui s inscrivent encore dans le modèle productiviste. Ces changements se traduisent par de nouvelles rationalisations quant au choix des ressources stratégiques pour l activité de ces exploitations et aux combinaisons rentables des ressources. En s appuyant sur la théorie des ressources (Barney, 1991 ; Wernerfelt, 1995) nous avons proposé de revisiter l approche classique de l exploitation agricole pour proposer un cadre analytique permettant d intégrer les enjeux de la durabilité. Le modèle proposé comprend cinq types de capitaux : en ajoutant aux trois capitaux communément pris en compte (physique, financier et humain), le capital naturel et le capital social (Gafsi, 2006). Dans une perspective de durabilité, l exploitation utilise non seulement les ressources relevant des cinq capitaux, mais elle contribue aussi à la préservation et/ ou à la création de ces ressources. Il s agit là d un changement important dans la logique d action des agriculteurs : d une logique centrée uniquement sur l utilisation des ressources selon le schéma simple de maximisation à court terme de la fonction de production, à une logique fondée sur la dynamique récursive de valorisation, de préservation et de création des ressources. Cette logique rejoint la notion de «performance globale» proposée par Reynaud (2006). Le modèle d exploitation agricole durable proposé est mobilisé dans les travaux récents sur la durabilité des exploitations de l agriculture biologique, ainsi que dans l élaboration de méthode d évaluation de la durabilité de l exploitation agricole (la méthode IDEA 3 par 3. Indicateurs de durabilité des exploitations agricoles ; voir 55

56 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre exemple). D autres travaux récents ont mis l accent sur les capacités d adaptation et la flexibilité des exploitations agricoles pour améliorer leur durabilité (Dedieu et al., 2008 ; Darnhoefer et al., 2010). Face au défi de la reterritorialisation et de la durabilité, les travaux des gestionnaires ont souligné les capacités d adaptation de l exploitation agricole familiale moyennant la révision à la fois de son fonctionnement et de ses frontières. La prise en compte de l inscription territoriale dans son fonctionnement aboutirait à une autre forme d exploitation agricole qualifiée de «territoriale». L approche stratégique par les ressources permet de renouveler le cadre d analyse de l exploitation agricole pour saisir les enjeux de la durabilité. Les limites de la permanence L exploitation agricole familiale a subi des évolutions importantes. Mais finalement, force est de constater aujourd hui la permanence des exploitations familiales. Les sciences de gestion expliquent cette permanence par la capacité d adaptation de l exploitation en tant qu organisation, et sa métamorphose. Mais jusqu où peut aller cette capacité d adaptation? La permanence de l exploitation agricole familiale a-telle des limites? Pérennité de l exploitation agricole : métamorphoses et continuité Nous avons souligné plus haut que l approche gestionnaire considère que l exploitation agricole comme une organisation complexe, devrait assurer sa pérennité par ses processus d adaptation. La pérennité d une organisation signifie la conciliation de deux exigences contradictoires : changement et continuité. L analyse globale de l évolution de l exploitation agricole montre que celle-ci a pu concilier les deux exigences. Le changement, on l a vu, se situe à la fois au niveau de l exploitation et de la famille. Le portrait des exploitations familiales d aujourd hui est largement différent de celui des années L exploitation agricole s est métamorphosée à maintes reprises pour s adapter aux évolutions structurelles et conjoncturelles. La révision successive de ses frontières a donné lieu à plusieurs formes d exploitations. Ainsi, nous avons assisté à l émergence, au fil du temps, de différentes dénominations qui qualifient ces formes (Fig. 1) : système exploitation-famille, exploitation rurale, exploitation territoriale, exploitation durable. Cette diversité de formes reflète le potentiel intégrateur du modèle de l exploitation agricole familiale, qui permet de rendre compte de la pluralité des agricultures. 56

57 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi Modèle de l entreprise agricole Nouvelle entreprise agricole Modèle de l exploitation agricole familiale Système exploitation - famille Exploitation rurale Exploitation territoriale Exploitation durable Modèle de l exploitation paysanne Exploitation paysanne t Fig. 1. Trajectoires d évolution des exploitations agricoles. Les transformations subies ont sans doute modifié le fonctionnement des exploitations, l organisation du travail, la conception du métier, etc. Mais ces exploitations ont-elles perdu leur identité familiale? Nous avons évoqué plus haut les trois éléments qui définissent le caractère familial de l exploitation : propriété du capital, travail et pouvoir décisionnel. L analyse du portrait des exploitations aujourd hui, dans leur diversité, montre que ces traits fondamentaux ont été préservés. Le capital d exploitation reste la propriété de la famille. En 2010, 69 % des exploitations agricoles ont un statut juridique d exploitation individuelle. Le statut de sociétés commerciales et coopératives ne représente que 1 % (Agreste, 2014). Même si le statut des EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée) permet de séparer le patrimoine professionnel du patrimoine personnel, dans les faits, le développement de cette forme sociétaire est davantage motivé par l optimisation fiscale et les avantages sociaux et reste sans incidence sur la gestion patrimoniale. Bessière et al. (2011) ont mis en évidence l importance des mécanismes de transmission intergénérationnelle du patrimoine productif agricole, en particulier le foncier. Concernant le travail, même s il y a progression du travail salarié, le travail familial reste un élément important dans l exploitation. En 2010, seuls 14 % des exploitations en France recourent à la main-d œuvre permanente non familiale. Dans les moyennes et grandes exploitations, qui recourent le plus au travail salarié (permanent et temporaire), la part de celui-ci représente 30 % du volume total (Agreste, 2013). La famille, à travers au moins le chef d exploitation quand il y a recours au salariat, est toujours impliquée dans la réalisation du travail et la conduite effective de l exploitation. Notons que le travail réalisé par les ETA (entreprise de travaux agricoles) et les CUMA (Coopérative d utilisation de matériel agricole) ne représente que 1 à 3 % du volume total, selon la forme juridique de l exploitation (Agreste, 2014). Avec les évolutions sociales, il est maintenant rare d avoir l implication de tous les membres de la famille dans le travail. En revanche, plus les membres de la famille sont impliqués dans le travail, plus le caractère familial de l exploitation est renforcé. Enfin, en lien avec la propriété du patrimoine productif et le travail effectif, la dimension familiale marque fortement les grandes décisions de l exploitation (Brossier et al., 57

58 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 1997). Les orientations de l exploitation continuent à être en lien direct avec les projets familiaux (besoins familiaux, transmission de l exploitation, gestion de patrimoine). Après avoir posé la question «l agriculture française est-elle encore familiale?», Blanc et al. (1990) concluaient «si les familles vivant sur les exploitations sont de moins en moins agricoles, on n en conclura cependant pas que l agriculture, elle, devient de moins en moins familiale» (p. 323). Au vu de ces transformations et continuités, on peut conclure à la persistance de l exploitation agricole familiale. Toutefois, la continuation du modèle de l exploitation familiale sera-t-elle indéfinie? Jusqu où ce modèle pourrait-il repousser ses frontières sans perdre son identité? La réponse n est pas aisée tant la capacité de ce modèle à apporter des réponses inédites est grande. Mais on peut supposer que l accumulation des transformations modernisatrices qui font perdre progressivement à la famille le contrôle du capital de l exploitation conduirait à la fin de ce modèle. La question est donc à nouveau posée : quel est le devenir de l exploitation agricole? 58 L exploitation agricole et le modèle d entreprise Si les tendances agricoles actuelles continuent, on ne compterait en 2025 qu environ exploitations spécialisées et intensives, largement intégrées dans un environnement concurrentiel, avec des conséquences environnementales et sociales catastrophiques (Gambino et Vert, 2012). Ces exploitations garderaient-elles un caractère familial? S oriente-t-on vers «l exploitation post-familiale» (Rémy, 2013) ou rentre-t-on, cette fois-ci, dans le modèle de l entreprise? Si c est le cas, quelle est la pertinence de ce modèle au regard des enjeux sociétaux actuels? Nous l avons vu, dans une perspective gestionnaire, la référence au modèle de l entreprise dans les années 1950 a suscité beaucoup de critiques. Et on le sait maintenant, cette conception rationaliste et déterministe de l entreprise a été contestée et remise en cause à la fois pour les entreprises en général, avec les développements des théories des organisations et pour le secteur agricole en particulier. Les chercheurs en gestion de l école de Grignon et les CER qui continuent à utiliser le qualificatif d entreprise adhèrent-ils à la même conception de l entreprise que les pionniers? Probablement pas. Certes, ces scientifiques et professionnels s inscrivent dans l héritage de Chombart de Lauwe, mais les évolutions des travaux depuis la fin des années 1980 montrent une certaine rupture avec l approche normative et rationnelle de l entreprise. Le CER France propose une approche de «l exploitation agricole flexible» basée sur un triptyque : projet patrimonial, projet technique et projet entrepreneurial (Séronie, 2007). Dans les faits, depuis les années 1960, le modèle de l exploitation familiale a triomphé en France. En revanche, dans les pays socialistes, la liquidation des structures familiales de production dans le cadre de la collectivisation générale «était une erreur stratégique majeure, ayant largement contribué plusieurs décennies plus tard à l écroulement de ces régimes» (Petit, 2006, p. 487). Plus récemment, l expérience du développement d une agriculture de firme en Amérique latine (Guibert

59 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi et al. 2011) a donné lieu à des conséquences désastreuses en termes d exclusion sociale et de dégâts environnementaux (Tonneau et al., 2005). Or justement, c est à cause de ce type de conséquences que les politiques publiques, en France, tentent depuis une quinzaine d années de promouvoir une agriculture durable. Le devenir des exploitations agricoles est un enjeu important pour ces politiques publiques. N oublions pas que le maintien des exploitations agricoles familiales dans les pays développés est dû, en partie, au soutien des pouvoirs publics qui sont depuis longtemps sous la tension entre l impératif de soumettre l agriculture aux mécanismes de la régulation marchande et le souci de protéger le revenu des agriculteurs (Petit, 2006). Les tendances agricoles de fond et les évolutions prospectives mettent le modèle de l exploitation familiale à rudes épreuves. De nouvelles configurations émergeront sans doute de ses dynamiques d adaptation. L ampleur des transformations fera sortir probablement les exploitations du modèle d exploitation familiale. Mais cette évolution ne sera pas sans lien avec les politiques publiques et la place de l agriculture dans la société de demain. Conclusion L exploitation agricole familiale a été institutionnalisée depuis le milieu du XX e siècle. Bénéficiant de l appui des pouvoirs publics, elle a été le moteur de la modernisation et du développement de l agriculture. Les grandes transformations de l agriculture et de la structure de la famille ont amené à poser la question de la pertinence de la notion de l exploitation familiale aujourd hui. Nous avons montré dans ce chapitre comment les sciences de gestion ont appréhendé la naissance de la notion d exploitation agricole familiale dans un contexte de controverse sur la nature de l organisation de la production agricole. Considérant l exploitation agricole comme une organisation complexe, les travaux des gestionnaires ont proposé des cadres analytiques pour comprendre les différentes évolutions des exploitations agricoles. On peut citer la théorie du comportement adaptatif, les typologies de fonctionnement, les méthodes de gestion stratégique, les approches d analyse de l ancrage territorial et de la durabilité des exploitations, etc. Selon l approche gestionnaire, la thèse de la permanence de l exploitation agricole familiale est au prix des transformations et des révisions de ses frontières, permettant d intégrer différentes formes d exploitations agricoles. Mais jusqu à quelle limite l exploitation agricole familiale peut-elle composer avec les transformations tout en préservant son identité? Le devenir de l exploitation agricole est une question importante des politiques publiques et des orientations que l on souhaite donner à l agriculture. L importance d une approche gestionnaire vient de sa capacité heuristique à saisir la complexité de l exploitation, en tant qu organisation économique et patrimoine identitaire familial. Elle invite à une prise de recul et un élargissement de l approche d analyse des comportements des agriculteurs, qui ne sont pas exclusivement des 59

60 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre actes économiques. La rationalité économique et cartésienne reste impuissante pour comprendre ces comportements. Il faut sans doute envisager une autre forme de rationalité («humaine»?) pour rendre intelligible les encastrements mutuels de l économique, du social et de l écologique. Dans ce cas, la voie vers la durabilité, on l espère, sera plus aisée. Bibliographie Agreste, 2013, L agriculture, la forêt et les industries agroalimentaires, GraphAgri Agreste, 2014, Le statut juridique des exploitations agricoles : évolutions , Agreste Les Dossiers, 20. Aït Abdelmalek, A., 2000, L exploitation familiale agricole : entre permanence et évolution, Économie Rurale, , Ambiaud, E., Diversité du monde agricole, Analyse, 32, Publication du Centre d études et de prospective, ministère de l Agriculture. Argyris, C., Schon, D., Apprentissage organisationnel : théorie, méthode, pratique, Bruxelles, DeBoeck Université. Attonaty, J.-M., Soler, L.-G., Aide à la décision et gestion stratégique : un modèle pour l entreprise agricole, Revue Française de Gestion, 89, Barney J., Firm resources and sustained competitive advantage, Journal of Management, 17, Barthélemy, D., La naissance de l entreprise agricole, Paris, Economica. Barthélemy, D., Évaluer l entreprise agricole, Paris, Presses Universitaires de France. Barthez, A., 1982, Famille, travail et agriculture, Paris, Economica. Bélières, J.-J., Bonnal, P., Bosc, P.-M., Losch, B., Marzin, J., Sourisseau, J.-M., Les agricultures familiales du monde : définitions, contributions et politiques publiques, Rapport Cirad, 1 re partie. Bessière, C., De Paoli, C., Gouraud, B., Roger, M., Les agriculteurs et leur patrimoine : des indépendants comme les autres? Économie et Statistique, INSEE, , Blanc, M., Brun, A., Delord, B., Lacombe, P., L agriculture française est-elle encore familiale?, in Coulomb, P., Delorme, H., Hervieu, B., Jollivet, M., Lacombe, P. (dir), Les agriculteurs et la politique, Paris, Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, Bonneviale, J.-R., Jussiau, R., Marshal, E., Approche globale de l exploitation agricole. Dijon, Édition INRAP. Bouilloud, J.-P., Lecuyer, B.-P., L invention de la gestion : Histoire et pratiques, Paris, L Harmattan. Boussard, J.-M., L économie de l agriculture, Paris, Economica. 60

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63 Permanence de l exploitation agricole familiale M. Gafsi Nguyen, G., Gafsi, M., Legagneux, B., Exploitation agricole et développement territorial : quelles relations les exploitations entretiennent-elles avec leurs territoires? Communication au colloque SFER, Paris novembre Osty, P.-L., L exploitation agricole vue comme un système, Bulletin technique d information, 326, Pernet, F., Exploitation agricole ou exploitation rurale? in Coulomb, P., Delorme, H., Hervieu, B., Jollivet, M., Lacombe, P. (dir), Les agriculteurs et la politique, Paris, Presse de la Fondation nationale des sciences politiques, Petit, M., Évolution de l agriculture et caractère familial des exploitations agricoles, Économie Rurale, 106, Petit, M., Théorie de la décision et comportement adaptatif des agriculteurs, Actes du Séminaire «Formation des agriculteurs et apprentissage de la décision», Dijon, 21 janvier Petit, M., L exploitation agricole familiale : leçons actuelles et débats anciens, Cahiers Agricultures, 15, 6, Plane, J.-M., Théorie des organisations, Paris, Dunod. Rémy, J., L exploitation agricole : une institution en mouvement, Déméter, Reynaud, E. (Ed.), Le développement durable au cœur de l entreprise, Paris, Dunod. Rojot, J, Bergmann, A., Comportement et organisation, Paris, Vuibert, Sebillotte, M., Les mondes de l agriculture : une recherche pour demain, Paris, INRA Éditions. Séronie, J.-M., L exploitation agricole flexible, Les Cahiers CER France. Sorge, A., «Organization behaviour» in Sorge A., Warner M. (Eds), The handbook of organizational behaviour, New York, Thomson Business Press. Taylor, F.W., 1911, The principles of scientific management, New York, Harper and Brothers. Tchayanov A., L organisation de l économie paysanne, Paris, Librairie du Regard. Tonneau, J.-P., De Aquino, J.-R., Teixeira, O.-A., Modernisation de l agriculture familiale et exclusion : le dilemme des politiques agricoles, Cahiers Agricultures, 14, 1, Vandenbroucke, P., Transformation de l unité de production agricole : d une exploitation sectorielle à une exploitation agricole territoriale, Thèse de Doctorat en Géographie, Aménagement et Urbanisme, Université de Lyon 2. Wernerfelt, B., The resources-based view on the firm : ten years after, Strategic Management Journal, 16, 3,

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65 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles. Des représentations en évolution Patrick Mundler 1 Introduction La résolution votée en décembre 2011 par les Nations unies instaurant en 2014 une année internationale de l agriculture familiale, est une façon de rappeler qu aux côtés des formes capitalistes de production agricole, existe une diversité des formes de production et des manières de pratiquer l agriculture qui concerne tant les agriculteurs que les exploitations agricoles. Il n est évidemment pas question ici de traiter toute la diversité de l agriculture, ni de proposer une revue exhaustive de la littérature s intéressant à la reconnaissance de la diversité des exploitations agricoles, mais, plus modestement, de montrer comment en France, les représentations de cette diversité ont évolué en fonction du contexte d exercice des activités agricoles. Divers enjeux justifient de s intéresser à la diversité des agriculteurs et des exploitations agricoles. Des enjeux de connaissance tout d abord, au regard d une réalité qui reste bien plus complexe que ce que pourrait laisser entendre une analyse de l agriculture comme un champ homogène, reposant sur la compétition de tous sur les mêmes marchés et avec les mêmes techniques (van der Ploeg et al., 2009). Des enjeux de définition ensuite, du fait d un mouvement permanent de recomposition, il y a la nécessité d identifier les frontières des exploitations agricoles, afin de cerner les caractéristiques des nouvelles unités ou formes de production agricole (Chia et Dugué, 2006). Cette réalité est en effet en constante évolution (Rémy, 2012) et de nombreux travaux ont montré que ces transformations peuvent emprunter une pluralité de chemins. S ajoutent également des enjeux de développement, il s agit ici d adapter le conseil aux agriculteurs ; et des enjeux politiques, puisque la mise en évidence de différents types d exploitations agricoles permet d ajuster programmes de développement et politiques publiques (Bohnet et al., 2011). 1. Département d Économie agroalimentaire et des sciences de la consommation, Faculté des sciences de l agriculture et de l alimentation, Université Laval, Québec, Qc, G1V 0A6, Canada, patrick.mundler.1@ulaval.ca Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c005 65

66 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre La diversité résulte d une multiplicité de facteurs ou dimensions : sociale, technique, économique, politique, géographique Elle recouvre différentes notions que A. Stirling (2007) estime possible de rassembler sur le plan méthodologique autour de trois idées : la variété 2 (variety) qui exprime le nombre de catégories (combien de types?) ; la proportion (balance) qui exprime le poids de chaque catégorie (quelle proportion de chaque type?) ; l intensité des différences (disparity) qui exprime de façon qualitative ce qui distingue un type de l autre (qu est-ce qui différencie les types?). L accroissement d une de ces trois dimensions accentue la diversité de l ensemble. L analyse de la diversité des exploitations agricoles s effectue dans différents contextes. Elle peut être réalisée dans une perspective d appui au développement (comme le font par exemple les réseaux de référence). Il s agit alors de fournir des outils d interprétation aux organismes de conseil, afin qu ils ajustent leurs prescriptions à la diversité des publics (Landais, 1998 ; Dockès, 2007). Elle peut être réalisée dans le champ de la recherche afin de mettre en évidence les dynamiques économiques, sociales ou politiques sous-jacentes au fonctionnement de l agriculture ou la stratification de la population agricole. Ces analyses s appuient en général sur des typologies qui peuvent relever de deux grandes logiques (O Rourke et al., 2012). La première s intéresse à l hétérogénéité des ressources et des structures. On peut, en reprenant les trois notions proposées par Stirling (2007), s intéresser d abord à la variété en classant les exploitations par classes d unités de dimension européenne (UDE) ou en fonction de leur surface agricole utile (SAU). On peut, à partir des mêmes indicateurs, apprécier la diversité par le poids relatif de chaque type ; on peut enfin choisir des indicateurs qui expriment l intensité des différences en ajoutant des indications qualitatives (comme la nature des productions réalisées par exemple) 3. La seconde s intéresse davantage à la diversité des comportements des agriculteurs, à leurs motivations ou à leurs valeurs, qui déterminent une pluralité d objectifs et de pratiques agricoles et influencent par conséquent les formes que peuvent prendre les exploitations agricoles. Nombreuses, ces typologies peuvent être construites dans un objectif de compréhension générale de la population agricole à une large échelle (par exemple, Laurent et al., 1998 ou Hervieu et Purseigle, 2011) ou relativement à une question particulière comme les transformations du métier ou les pratiques environnementales dans tel ou tel contexte (par exemple Bernard et al., 2005, Bohnet et al., 2011 ou Guillem et al., 2012). On trouve également des approches ayant vocation à combiner les deux logiques. Ainsi, l approche en termes de farming styles (van der Ploeg, 2010) a permis de montrer la diversité des logiques productives au sein de groupes d exploitations ayant les mêmes caractéristiques structurelles Le mot anglais variety peut être traduit par variété aussi bien que par diversité. 3. Le règlement (CE) n 1242/2008 de la Commission fixe les modalités de la typologie communautaire des exploitations agricoles selon leur dimension économique et leur orientation technico-économique. En 2008, une variable reflétant l importance des autres activités lucratives directement liées à l exploitation a été introduite.

67 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles P. Mundler Ce chapitre se propose de montrer pourquoi l évolution de l environnement social, économique et écologique de l agriculture renforce l intérêt d étudier la diversité des exploitations agricoles françaises. Nous commencerons par rappeler comment la diversité a été décrite jusque dans le milieu des années 1980, en rappelant que si cette diversité n a jamais été niée, elle a été analysée dans le cadre (i) d une représentation sociale particulière : celle de l unité de l agriculture dans ses objectifs économiques et sociaux et (ii) de la définition d un objet : l exploitation agricole en tant qu unité d analyse. Nous montrerons ensuite en quoi les évolutions du contexte d exercice de l agriculture intervenues durant la décennie 1990 amènent à refonder les analyses de la diversité des exploitations agricoles. Diversité et unité de l agriculture et des exploitations agricoles Une diversité exprimée par la variabilité des potentiels agronomiques régionaux De façon très schématique, la façon dont est regardée la diversité de l agriculture pendant la seconde moitié du XX e siècle repose sur un croisement entre une analyse des spécificités régionales (décrites à partir de leurs caractéristiques agroclimatiques) et de différents types d exploitations agricoles. Ainsi en 1961, E. Pisani (qui vient d être nommé ministre de l Agriculture) distingue-t-il quatre types de régions 4 : des régions suburbaines (dont le développement dépend des villes) ; des régions «qui ont pris le rythme de l économie moderne» (et dont il faut accompagner le développement) ; des régions (les plus nombreuses) en crise, mais disposant d un potentiel qu il s agit de révéler ; des régions enfin «où aucun système économique, aucun système de prix, ne permettra jamais d assurer au travail de l homme sa rentabilité et ne permettra jamais à la famille qui se consacre à la terre d arriver à l épanouissement». Pour ces dernières, la question de leur survie ne relève selon lui pas de la politique agricole, mais le cas échéant, d une politique de transferts sociaux. D. Bergmann et P. Baudin (1989) ne diront pas autre chose quelques années plus tard lorsqu ils distingueront, en France, plusieurs bassins spécialisés susceptibles d être compétitifs au niveau mondial (de façon intensive ou extensive) et des espaces pour lesquels le maintien d un minimum d activité agricole relevait, selon eux, non d une politique agricole, mais d une politique sociale ou environnementale. Il est important de souligner les représentations véhiculées par ces segmentations de l agriculture définies par les potentialités régionales. L observateur contemporain ne peut être que frappé par la focalisation de ces analyses sur le potentiel agronomique de production des régions, focalisation qui révèle en fait les préoccupations principales d une époque en matière de sécurité alimentaire et d accroissement de 4. Cité par Gervais, Servolin, Weil, 1965, p. 72 et suivantes. 67

68 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre la productivité de l agriculture. Ainsi, ces représentations reposent-elles sur une évidence que personne ne pensait alors nécessaire de rappeler : la fonction de l agriculture est de produire en quantité suffisante des produits destinés à l alimentation, elle doit augmenter sa productivité afin d améliorer l autonomie alimentaire de l Europe. La diversité traitée était, ici, celle des régions et l objectif des pouvoirs publics était de produire des politiques publiques qui favorisent l accroissement de la productivité et réduisent les inégalités régionales. 68 Une diversité de potentiels induisant une diversité des performances technico-économiques L analyse de la diversité des exploitations agricoles repose alors sur les mêmes présupposés en termes de différences de potentiel. L exploitation agricole est vue comme une combinaison de facteurs de production (classiquement répartis autour de quatre catégories : le travail, le foncier, le capital et les consommations intermédiaires) et les principales taxinomies visent à caractériser l efficacité technico-économique de différents types d exploitation afin d être en mesure d accompagner leur développement. À la représentation d une agriculture dont la fonction pour la société est alimentaire, s en ajoute une autre concernant la fonction de l activité agricole pour les ménages pratiquant l agriculture : l exploitation agricole a vocation à fournir un revenu suffisant à l agriculteur et à sa famille, lesquels se consacrent exclusivement à cette activité sur le plan professionnel. Cette représentation fonde les normes d exercice du métier d agriculteur et de sa reconnaissance comme professionnel (Rémy, 1987). En cohérence avec ces représentations, de nombreux auteurs vont alors proposer pendant une période s étendant sur une trentaine d années, une segmentation de l agriculture reposant sur trois grandes catégories représentant sa variété. On peut d abord évoquer la répartition entre «gros», «moyens» et «petits» agriculteurs qui prit la suite d une subdivision reposant sur le statut de l agriculteur vis-à-vis du foncier de l exploitation (propriétaires, fermiers, métayers). Ainsi, M. Gervais, C. Servolin et J. Weil (1965) ou Servolin (1989) définissent-ils trois types d agriculteurs en relation avec un partage du territoire national reposant sur le potentiel productif de différentes zones : les agriculteurs modernes, les agriculteurs dynamiques (qui modernisent) et les paysans traditionnels vus comme peu capables de rattraper leur retard. On peut évoquer aussi P. Alphandéry, P. Bitoun, Y. Dupont (1989) qui séparent les agriculteurs entre l agriculture d entreprise, les agriculteurs intermédiaires et les petits agriculteurs ou B. Kayser et al. (1994) qui utilisent les termes d «agrimanagers», «d agriculture familiale» et «d exploitations marginales». De façon très globale (mais avec bien entendu des nuances selon les auteurs), le point de vue dominant est que les enjeux se cristallisent sur l avenir du groupe central, celui des agriculteurs du milieu, dans la mesure où c est dans ce groupe (le plus nombreux) que l on trouve les agriculteurs susceptibles de basculer d un côté ou de l autre. C est donc autour d un objectif de modernisation que s est construit le système de développement, ce qui a donné lieu à un certain élitisme (Cerf et Lenoir,

69 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles P. Mundler 1987), élitisme cohérent au fond avec le diagnostic d une segmentation des exploitations par leur taille et leur capacité à s adapter et les objectifs d une transformation de l agriculture autour de la spécialisation et la professionnalisation. Il s agit ici non de réduire la variété, mais de modifier la proportion de chaque type. Malgré les évolutions du contexte, de nombreux appareils statistiques nationaux continuent à segmenter l agriculture autour de trois catégories construites selon la dimension économique et parfois selon le statut supposé du chef d exploitation (professionnel ou non). En France, le recensement agricole (RA) de 2010 a abandonné la distinction entre exploitations professionnelles et exploitations non professionnelles (moins de 8 UDE et/ou moins de 0,75 UTA 5 ) faite dans le RA 2000 et distingue maintenant trois catégories (petite, moyenne et grande exploitation) selon leur potentiel de production mesuré par la production brute standard (PBS). Aux États-Unis, l appareil statistique national distingue quatre catégories d exploitations selon leur taille et leur caractère familial : les petites exploitations familiales (Small family farms), les moyennes exploitations familiales (Midsize family farms), les grandes exploitations familiales (Large-scale family farms) et les exploitations non familiales (Non-family farms). Une version simplifiée de la typologie les classe selon leur caractère plus ou moins professionnel : les exploitations commerciales (Commercial farms), les exploitations intermédiaires (Intermediate farms) et les exploitations résidentielles rurales (Rural Residence Farms) (Hoppe et Mac Donald, 2013). Dans la logique de ce qui précède, on évoqua de plus en plus dans les années 1980, l existence d une agriculture «duale» (ou «à deux vitesses»). En schématisant, une fois les exploitations du groupe intermédiaire ayant rejoint, soit le camp des petites exploitations vouées à la disparition, soit celui des exploitations de tête, ne resteraient plus alors que deux groupes représentant respectivement une agriculture productrice et compétitive et une autre à finalité sociale : une «agriculture performante et une agriculture assistée» (Hudault, 2000, p. 91). Ainsi, F. Clerc (1984), après avoir expliqué les réticences tant de la profession que de l administration vis-àvis de la pluriactivité, estimait que la solution résidait dans «la reconnaissance d une agriculture duale telle qu elle existe déjà. L une ne nourrira guère mais ceux qui s y maintiendront relativement nombreux y trouveront un certain minimum vital ; l autre productiviste, exportatrice, attirera ceux qui se sentent une mentalité d entrepreneur» (p. 34). En termes de développement agricole, cette partition montrait également le souhait de certains dirigeants d aller vers une conception moins collective et moins globale du développement agricole (Colson, 1986) dans un contexte où certains économistes agricoles (voir par exemple D. Bergman et P. Baudin,1989) prônaient une libéralisation forte, arguant qu il n était ni efficace ni pertinent de justifier une politique économique par ses impacts sociaux ou environnementaux, ceux-ci devant relever le cas échéant d une autre politique. Dans ces conditions, la reconnaissance d une dualité pouvait permettre de privilégier l appui aux agriculteurs 5. UTA : unité de travail annuel. Cette unité correspond à l équivalent du temps de travail d une personne à temps complet pendant un an. 69

70 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre performants. Notons, pour conclure sur ce point, que l idée de dualité est également souvent utilisée pour qualifier la partition de l agriculture entre grandes entreprises capitalistiques et petites exploitations familiales dans de nombreux pays 6. Ainsi, quel que soit le contexte (mais plus particulièrement dans le cadre du modèle de l agriculture familiale modernisée des pays européens), l idée d agriculture duale sépare bien l agriculture autour d une performance supposée (Pervanchon et Blouet, 2002) en matière de production primaire, voire d une mentalité d entrepreneur (Clerc, op. cit.). Que conclure de ce bref panorama? En cohérence avec une analyse identifiant les agriculteurs comme une catégorie professionnelle, les représentations de la diversité des exploitations agricoles ont longtemps reposé sur l hypothèse implicite que l exploitation agricole avait comme principal objectif (pour les agriculteurs) de fournir un revenu suffisant à la famille et pour principale fonction (pour la société) de fournir des produits végétaux et animaux à destination alimentaire. Ainsi, si la diversité des exploitations agricoles était indéniable et pouvait être décrite selon plusieurs entrées, la représentation dominante reposait sur une forme d unité de l agriculture autour du statut professionnel du chef d exploitation et de sa fonction principale de production de matières premières alimentaires. Pour la société englobante, les agriculteurs apparaissent progressivement au cours de cette période comme un corps professionnel relativement homogène. C est la «fin des paysans» (Mendras, 1967), remplacés par des «agriculteurs» (Hervieu, 1996) et l institutionnalisation d une agriculture familiale professionnelle composée d exploitations agricoles à deux «UTH» (unité de travail humain), soit monsieur et madame, unis dans un même effort de spécialisation et de modernisation. On terminera par ces mots de M. Debatisse qui traduisent bien le paradigme productif 7 alors en vigueur : «l unicité de l agriculture est un mythe, son unité est une réalité 8» Dans les pays en voie de développement d une façon générale, où la persistance d une «cohabitation» entre une agriculture capitaliste et une agriculture de subsistance est expliquée par la faiblesse des institutions de redistribution (Charfi, Domecq, 2004). Mais également dans des pays exportateurs nets agricoles comme le Brésil (Alves, Contini et Hainzelin, 2005) où cette partition a été entérinée dans la répartition entre deux ministères : celui de l Agriculture qui a pour objectif de maintenir la compétitivité de l agriculture industrielle et exportatrice, celui du Développement rural chargé de la réforme agraire et de la promotion de l agriculture familiale (Tonneau, Rufino de Aquino et Teixeira, 2004 ; Guibert et Jean, 2011) ; ou encore parmi les PECO (Pays d Europe centrale et orientale) (exemple de l Albanie [Skreli, Kunkell et Biba, 2001] ou de la Roumanie [Ghib, 2013]). 7. Que l on peut ici définir comme «façon dominante de penser la production» (Dockès, 1990). 8. Conclusion du discours de M. Debatisse lors du XVI e congrès de la FNSEA, cité par Gervais, Servolin et Weil (1965).

71 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles P. Mundler Une unité ébranlée, un contexte mouvant : de nouvelles analyses de la diversité Dans un texte présenté lors des 2 es Entretiens du Pradel, C. Deverre (2004) estime qu il est toujours périlleux d employer le terme «nouveau». Les phénomènes en jeu sont-ils si nouveaux que cela? L emploi de ce terme ne conduit-il pas à faire l économie d une réflexion plus approfondie sur la façon de nommer ce que l on veut décrire? Nous allons, ici, essayer de montrer en quoi plusieurs modifications du contexte d exercice de l agriculture conduisent à la nécessité de renouveler l analyse de la diversité de l agriculture en rompant avec les présupposés décrits dans la section précédente. Des ressources territoriales différenciées pour l agriculture, des ressources économiques diverses pour les ménages, une diversité à visage multiple Les institutions mises en place pour moderniser l agriculture, ainsi que la représentation largement dominante de son unité ont indéniablement joué un rôle de sélection des exploitations agricoles ; d une part, en freinant la concentration des plus grandes, d autre part en éliminant une partie de celles qui ne correspondaient pas au modèle de l exploitation familiale modernisée. Toutefois, de nombreux auteurs vont à partir de la fin des années 1980, interroger les classements sociologiques qui s exercent sur l agriculture (Weber et Maresca, 1986) pour à la fois souligner les processus d exclusion symbolique subis par certaines formes de pratiques agricoles et montrer le maintien d une hétérogénéité qui non seulement perdure, mais se renouvelle. D un point de vue économique, d autres auteurs vont s intéresser aux conséquences économiques de l exclusion d une fraction des ménages agricoles des bénéfices des politiques agricoles. Ainsi, B. Delord et P. Lacombe (1990) montrent-ils 9 comment les flux entre les différentes catégories d exploitation (classées selon leur marge brute standard [MBS]) vont dans les deux sens : il y a autant d exploitations en croissance que d exploitations en régression. Les auteurs, croisant ces résultats avec les caractéristiques démographiques des familles, indiquent que là où il y a une régression, elle est concomitante à une diminution des actifs sur les exploitations (activités extérieures des conjoints, départ des jeunes, vieillissement, etc.), ce qui entraîne un renouvellement de la catégorie des petites exploitations. La pluriactivité des chefs d exploitations est également l objet d attentions variées. Alors qu elle reste mal vue des organisations professionnelles agricoles, d une part parce que cette pratique est perçue comme déloyale vis-à-vis des «vrais» agriculteurs 9. Sur la base d un traitement des données du recensement général de l agriculture de 1979 et de celles des enquêtes structure de 1983 et

72 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre qui doivent vivre uniquement de l exploitation 10, d autre part parce que cette population est vue comme restant extérieure à ces mêmes organisations ; plusieurs auteurs vont s y intéresser (Association des ruralistes français [ARF], 1984) et montrer que si elle peut s expliquer dans certains cas par l insuffisance des revenus agricoles, elle peut également être analysée en termes de stratégie (Lacombe, 1984), ce qui peut faire d elle une pratique inventive et adaptée à l évolution de l agriculture et non un simple état transitoire avant disparition. Sans présager des causes de tels phénomènes, qui sont multiples, on notera que cela a pour conséquence de réduire la dépendance des ménages ayant une activité agricole aux seuls revenus issus de l exploitation. Si une partie des ménages agricoles va chercher des ressources à l extérieur de l exploitation, un autre phénomène a pris aujourd hui une ampleur significative : celui de la mise en œuvre dans les exploitations agricoles d activités «de diversification». Ces activités peuvent être dans le prolongement de la production ou avoir comme support l exploitation. Elles relèvent de la définition juridique de l activité agricole (article du Code rural) qui a été modifiée en 1988 pour tenir compte de cette réalité (Couturier, 1994). Le recensement de l agriculture (RA) permet de repérer différents types d activités qui correspondent à cette définition légale : transformation des produits, activités de restauration et d hébergement, activités liées au bois et à sa transformation, activités aquacoles et artisanat. À noter que la vente directe qui concerne aujourd hui un cinquième des exploitations agricoles en France (Barry, 2012) n est plus recensée comme faisant partie des activités «de diversification» depuis le RA de Lorsqu au début des années 1980 certains auteurs s y intéressent, c est pour souligner comment, notamment dans des zones considérées comme défavorisées sur le plan agronomique (les travaux cités ici ont observé la région Rhône-Alpes, et notamment les territoires de montagne), différents agriculteurs inventent des solutions permettant de rendre leur exploitation agricole viable, malgré des désavantages structurels qui la rendent fragile si on l analyse avec les outils du modèle dominant (Pernet, 1982). Ces exploitations «rurales» se caractérisent notamment par le fait que leur espace de reproduction est un espace de proximité 11, à l inverse de celui des exploitations spécialisées, dont l espace de reproduction est sectoriel (Muller, 1987) Cette méfiance n est pas l apanage des seules organisations agricoles. Pour l anecdote, on citera ici un communiqué de la Confédération nationale de la boulangerie intitulé «cris d alarme pour la boulangerie rurale», dans lequel est rappelé le rôle essentiel de la boulangerie en milieu rural : «Un rôle social de lien et de relais pour la population. Le boulanger rural rend de nombreux services et participe à combattre l isolement de nombreuses personnes. Il est important de faire prendre conscience aux maires de cette fonction vitale car cette activité, souvent fragile, se trouve de plus en plus menacée par des agriculteurs qui s engagent dans la pluriactivité, allant jusqu à la vente de pain.» 11. P. Muller estime que ces exploitations «rurales» se caractérisent par cinq traits fondamentaux : elles mettent en œuvre des stratégies entrepreneuriales et pluriactives ; la fonction commerciale est déterminante ; elles nécessitent une pluri-compétence ; leur espace de reproduction est un espace de proximité ; elles remettent en cause le modèle corporatiste de représentation en agriculture. La notion d espace de proximité utilisée ici ne se réfère pas à la proximité géographique, mais à la relation spécifique et personnelle que les exploitants ruraux tissent avec leurs clients.

73 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles P. Mundler Il faut ici insister sur un paradoxe important. Alors que l on avait ciblé jusqu à maintenant le rôle déterminant joué par le potentiel agroclimatique des zones de production sur les possibilités de développement de l agriculture, ce sont dans les zones considérées comme ayant le moins de potentiel et, rappelons-le, condamnées selon certains analystes à relever d une politique sociale que vont en premier lieu se développer ces activités de diversification, dont une des particularités est qu elles reposent sur «un gisement de ressources» (Muller, 1987, p. 471) fourni par l environnement local et dans lequel l agriculteur puise pour constituer son système. Contrairement aux analyses de la diversité reposant principalement sur un certain déterminisme agroclimatique, ces formes de diversification ont montré qu une analyse de la diversité devait s accompagner d un élargissement de la façon dont était examiné le potentiel d un territoire. Ce dernier n est plus seulement l espace dans lequel se met en place une configuration productive, mais devient le lieu de construction d actifs et de ressources spécifiques (Pecqueur, 2001). Pour l agriculture, le sol et le climat ne sont plus les seules «ressources territoriales», ces dernières s étendent à d autres ressources matérielles ou non (réseaux sociaux, ressources culturelles ) et comprennent à la fois des potentialités et leur mise en valeur par des sociétés humaines (Corrado, 2004), puisque ces ressources n existent que par les actions qui les font émerger (Pecqueur, 2007). Ainsi, les activités des ménages agricoles et leurs ressources économiques se diversifient et de nouvelles typologies sont proposées, éclairant la diversité de l agriculture à partir de la diversité des systèmes d activités des ménages ayant une activité agricole (Laurent et al., 1998). Ces travaux montrent que la diversité structurelle des exploitations agricoles ne s épuise pas et se reconstruit même en permanence (van der Ploeg et al., 2009). Ils révèlent aussi combien l unité de l agriculture peut sembler factice au regard de la multiplicité des raisons qui poussent des ménages à avoir une activité agricole (obtention d un revenu, d une couverture sociale, activité professionnelle exclusive ou complémentaire, maintien du patrimoine familial, agriculture pratiquée comme loisir ) et de la variété des rôles que joue l exploitation agricole pour les ménages qui la dirigent. En parallèle, à partir du début des années 1990, le mode de développement souvent qualifié de «productiviste» va être remis en cause dans ses différentes dimensions (Bonny, 1993 ; Allaire, 1995). Le contexte international de libéralisation ; des nouvelles attentes sociales qui s expriment au travers de préoccupations environnementales, d usages différenciés des espaces ruraux, ou encore de qualité des produits alimentaires ; une contestation des finalités du progrès technique sont autant d éléments qui remettent en cause ce paradigme associant un modèle technique, la cogestion des marchés et le soutien des revenus par des prix garantis (Allaire et Boyer, 1995 ; Delorme, 2004). 73

74 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre La multifonctionnalité comme expression de la soutenabilité de l agriculture Une nouvelle étape va être franchie avec la reconnaissance de la multifonctionnalité de l agriculture. Sans entrer ici dans les débats concernant sa définition 12, on retiendra que les fonctions dont il est question se déclinent généralement autour du triptyque classique du développement soutenable : l économie, le social et l environnement. Le thème de la multifonctionnalité est apparu dans les négociations internationales à la fin des années On le retrouve en particulier dans le chapitre 14 de l Agenda dont le premier domaine d activité a pour titre «Examen, planification et programmation intégrée des politiques agricoles, compte tenu du caractère multifonctionnel de l agriculture et, en particulier de son importance pour la sécurité alimentaire et un développement durable». Dans le prolongement, la déclaration finale du Sommet mondial de l alimentation de 1996 fait état «du caractère multifonctionnel de l agriculture». En France, c est la loi d orientation agricole de 1998 qui précise dans son article premier : «la politique agricole prend en compte les fonctions économiques, environnementales et sociales de l agriculture et participe à l aménagement du territoire en vue d un développement durable». Reconnaître la multifonctionnalité et ce quelle que soit la définition retenue ne change pas en profondeur la nature de ce qu est l agriculture, mais introduit un changement, dont de nombreux auteurs estiment qu il peut être profond, dans la conception des politiques agricoles. En d autres termes, il ne s agit pas de passer d une agriculture monofonctionnelle à une agriculture multifonctionnelle, mais de changer des politiques agricoles, qui elles, sont orientées vers un objectif qualifié de monofonctionnel (Bazin, Kroll, 2002). Cette reconnaissance implique également un changement de regard sur la diversité des exploitations agricoles, puisqu on va s intéresser au rôle que joue l agriculture sur la cohésion sociale et sur la préservation de l environnement. Cela implique, dans ces conditions, d analyser (et de prendre en compte) l ensemble des ménages pratiquant l agriculture, y compris ceux dont la contribution reste marginale sur le seul plan du volume de matières premières agricoles produit (Laurent, 1999). De ce fait, la reconnaissance de la multifonctionnalité apporte une légitimité nouvelle aux systèmes d activités divers qui s écartent du modèle ciblé par les politiques sectorielles, mais qui contribuent, par leurs activités et leur présence sur les territoires, aux fonctions attendues. Cette transformation des objectifs assignés aux politiques agricoles entraîne par ailleurs un élargissement des acteurs qui prennent part aux discussions les concernant Pour un aperçu des discussions concernant la multifonctionnalité, on pourra consulter le numéro spécial de la revue Économie rurale ( ) ; ainsi que les Cahiers de la multifonctionnalité issus du dispositif de recherche soutenu par l Inra, l Irstea (ex Cemagref) et le Cirad autour de séminaires thématiques. 13. L ensemble de ce chapitre est consultable sur le site des Nations unies : french/ga/special/sids/agenda21/action14.htm

75 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles P. Mundler L évolution des techniques agricoles, comme celle des pratiques des agriculteurs, ne relèvent plus de la seule discussion professionnelle entre pairs appartenant au champ de l agriculture, mais est investie par divers acteurs (collectivités territoriales, associations de protection de l environnement, associations de consommateurs ). Dans certaines instances, cet élargissement des parties prenantes est formalisé par une participation statutaire. On peut citer pour exemple, l entrée d associations environnementales dans les commissions départementales d orientation agricole (CDOA) chargées d approuver les contrats territoriaux d exploitation (CTE) (Deverre, 2004). Dans d autres situations, notamment celles concernant la qualité des produits agricoles, elle va prendre la forme de collectifs plus ou moins formalisés associant agriculteurs et autres acteurs (Mundler, 2013) : autour d objets territoriaux comme lorsqu il s agit de définir des produits bénéficiant d indications géographiques. Des collectifs réunissant différents acteurs locaux doivent délimiter les «frontières» du produit (tant géographiques que techniques) et organiser sa protection (Hinnewinkel, 2004 ; Sylvander et al., 2011) ; autour d objectifs de protection des ressources naturelles et des paysages (Candau et Ruault, 2002). Les mesures agroenvironnementales, les CTE puis les CAD (contrats d agriculture durable), ainsi que certaines mesures d amélioration comme les mises aux normes des bâtiments d élevage, vont associer dans leur définition des acteurs ne venant pas de l agriculture (Rémy, 2001) ; autour de collectifs restreints dans lesquels agriculteurs et groupes de consommateurs s engagent mutuellement. C est le cas des AMAP (associations pour le maintien de l agriculture paysanne), dont la charte prévoit explicitement la participation des consommateurs à la discussion concernant les techniques employées (Mundler, 2007 ; Lamine, 2008) ; autour de collectifs de travail dépassant la seule entraide professionnelle. Ainsi des relations de service entre agriculteurs et «clients» qui dépassent la relation habituelle entre un client et son fournisseur : participation bénévole des clients à la production du service (par exemple, la préparation en commun du repas dans une ferme auberge [Dedieu et al., 1999]) ou du produit lui-même (par exemple, une journée consacrée au désherbage ou au montage d une serre dans les AMAP [Mundler et Rémy, 2012]) ; autour de systèmes participatifs de garantie (SPG), c est-à-dire des procédures de certification des pratiques agricoles 14 mises en place dans différents réseaux et qui préfigurent la mise en œuvre d une agroécologie territoriale (Nelson et al., 2010 ; Mundler et Bellon, 2011). L appartenance à l un ou l autre de ces collectifs contribue à différencier les exploitations agricoles dans le sens où leurs espaces de référence se multiplient et se diversifient (Mundler, 2010). Que ce soit par la nature des mécanismes qui déterminent la 14. Parfois, comme dans le cas des AMAP, le SPG vise à effectuer un bilan plus complet que les seules pratiques agricoles. Il s intéresse également aux pratiques sociales et au fonctionnement associatif. 75

76 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre mise en marché de leurs produits, par la plus ou moins forte diversification de leur système d activités, par les perspectives de développement, par le type de transferts publics auxquels ils ont accès, ou encore par le type de performance recherchée ; les interactions avec leur environnement économique, social et écologique prennent davantage de poids, l exploitation agricole et son fonctionnement «ne sont pas simplement l affaire personnelle de l agriculteur, ( ) ils concernent aussi bel et bien, à des degrés variables, d autres acteurs du monde agricole et non agricole ( ) l exploitation agricole voit ses frontières classiques modifiées et s ouvre à de nouveaux acteurs sur le territoire» (Gafsi, 2006, p. 496). Le contexte d exercice de l agriculture se modifie également par l importance nouvelle accordée à sa dimension territoriale. La prise en compte des diverses fonctions de l agriculture est intimement liée aux caractéristiques locales dans les politiques des collectivités territoriales. Il n existe pas, en effet, de liste exhaustive et déterritorialisée de ces fonctions, elles sont au contraire géographiquement situées dans la mesure où elles dépendent des caractéristiques spécifiques des ressources économiques, sociales et environnementales présentes et activées localement. Leur repérage nécessite, par conséquent, de tenir compte des spécificités territoriales (sans que cela renvoie ici à une échelle déterminée). C est d ailleurs cette dimension qui explique la participation d autres acteurs à leur définition. Mais la question du local ne se réduit pas à la singularité territoriale de la multifonctionnalité. La globalisation de l économie et une concurrence mondiale pour les produits standard, semblent entraîner mécaniquement la recherche d une valorisation des spécificités locales. On n imagine pas en effet que la concentration puisse s appliquer sur tous les marchés et de nombreux auteurs estiment que global et local sont liés par une interaction dynamique qui les renforcent de façon simultanée (Wolfer, 1997 ; Pecqueur, 2007). Ces perspectives contribuent à renforcer la diversité des exploitations agricoles et des systèmes d activités que mettent en œuvre les ménages dans les territoires ruraux. 76 Conclusion L évolution du contexte d exercice de l agriculture a accru la diversité économique et sociale des agriculteurs et des exploitations agricoles et cette diversité ne peut plus être analysée dans le cadre global d une profession et d un secteur productif unis par quelques caractéristiques fondamentales. Bien entendu, ce contexte se transforme en permanence. L évolution rappelée ici trouve ses racines dans les signaux économiques envoyés par les marchés et par les politiques publiques vers les ménages agricoles, et que l on retrouve dans des évolutions sociales qui touchent conjointement la population agricole et la dynamique des zones rurales et péri-urbaines. Il est sans doute utile de rappeler que la contestation qu a subi le modèle de modernisation de l agriculture du fait de ses externalités négatives s est organisée dans un contexte d abondance alimentaire (traduisant notamment l atteinte des objectifs de la politique agricole commune issue du traité de Rome). La multifonctionnalité,

77 Unité de l agriculture et diversité des exploitations agricoles P. Mundler si elle traduit bien une évolution des préoccupations politiques vis-à-vis de l agriculture, émerge dans un contexte international de remise en cause des politiques agricoles qui ne peuvent plus se justifier par les objectifs définis dans les années Il était dès lors logique que certains pays y voient un artifice destiné à trouver de nouvelles justifications à «l exception agricole», soit la protection dont jouit l agriculture (Petit, 2006). Ce contexte n est pas stabilisé. La tension sur les prix des matières premières agricoles perceptible depuis la fin des années 2000 peut engendrer une nouvelle transformation des demandes faites à l agriculture et entraîner à nouveau des évolutions notables du cadre d exercice des activités agricoles. Bibliographie Allaire, G., Croissance et crise en agriculture, in Boyer R., Saillard Y. (Dir.), Théorie de la régulation. L état des savoirs, Paris, La Découverte, Allaire, G., Boyer, R., La Grande transformation de l agriculture, Paris, Inra/ Economica. Alphandéry, P., Bitoun P., Dupont Y., Les champs du départ. Une France rurale sans paysans? Paris, La Découverte. Alves, E., Contini, E., Hainzelin, E., Transformations de l agriculture brésilienne et recherche agronomique, Cahiers Agricultures, 14, 1, Association des Ruralistes Français, La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, ARF Éditions. Barry, C., Commercialisation des produits agricoles. Un producteur sur cinq vend en circuit court, Agreste Primeur, 275. Bazin, G., Kroll, J.-C., La multifonctionnalité dans la politique agricole commune. Projet ou alibi?, in Actes du colloque de la SFER : La multifonctionnalité de l activité agricole et sa reconnaissance par les politiques publiques, SFER/ Cirad/Educagri. Bergmann, D., Baudin, P., Politiques d avenir pour l Europe agricole, Paris, Inra/Economica. Bernard, C., Dufour, A., Angelucci, M.-A., L agriculture périurbaine : interactions sociales et renouvellement du métier d agriculteur, Économie rurale, 288, Bohnet, I.C., Roberts, B., Harding, E., Haug, K., A typology of graziers to inform a more targeted approach for developing natural resource management policies and agricultural extension programs, Land Use Policy, 28, 3, Bonny, S Vers un nouveau modèle de production en agriculture? Paris, INRA- ESR, rapport de recherche, p 238. Candau, J., Ruault, C., Discussion pratique et discussion stratégique au nom de l environnement. Différents modes de concertation pour définir des règles de gestion des marais, Économie rurale, 270, Cerf, M., Lenoir, D., Le développement agricole en France, Paris, Puf, coll. Que sais-je? 77

78 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 78 Charfi, F., Domecq, J.-P., Dérégulation des marchés agricoles et dérégulation sociale, Colloque EMMA, Madrid, 4 et 5 juin Chia, E., Dugué, P., (Eds), L exploitation agricole familiale mythe ou réalité? Cahiers Agricultures, numéro spécial, 15, 5, Clerc, F., La pluriactivité contre l exploitation familiale, in ARF, La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, ARF Éditions, Colson, F., Le développement agricole face à la diversité de l agriculture française, Économie rurale, 172, 3-9. Corrado, F., Vers un concept opératoire : la ressource territoriale, Montagnes Méditerranéennes, 20, Couturier, I., La diversification en agriculture (aspects juridiques), Paris, L Harmattan. Dedieu, B., Laurent, C., Mundler P., Organisation du travail dans les systèmes d activité complexes : intérêt et limites de la méthode BT, Économie Rurale, 253, Delord, B., Lacombe, P., Dynamique des structures agricoles : exploitation ou famille? Économie Rurale, 199, Delorme, H. (Dir.), La politique agricole commune : anatomie d une transformation, Paris, Presses de Sciences Po. Deverre, C., Les nouveaux liens sociaux au territoire, Natures Sciences Sociétés, 12, 2, Dockes, P., Formation et transferts des paradigmes socio-techniques, Revue française d économie, 5, 4, Dockes, A.-C., Les transformations du métier d agriculteur : conséquences pour la recherche-développement, Institut de l élevage, coll. Résultats, dossier n 04/02-5. Gafsi, M., Exploitation agricole et agriculture durable, Cahiers Agricultures, 15, 6, Gervais, M., Servolin, C., Weil, J., Une France sans paysans, Paris, Seuil. Ghib, M.-L., Agriculture, agriculteurs et emplois agricoles en Roumanie : les enjeux d une définition, Déméter 2013, Guibert, M., Jean, Y., Les défis du monde rural au Brésil, Dynamiques des espaces ruraux dans le monde, Paris, Armand Colin. Guillem, E. E., Barnes, A. P., Rounsevell, M. D. A., Renwick A., Refining perception-based farmer typologies with the analysis of past census data, Journal of Environmental Management, 110, Hervieu, B., Les agriculteurs, Paris, Puf, coll. Que sais-je? Hervieu, B., Purseigle, F., Des agricultures avec des agriculteurs, une nécessité pour l Europe, Projet n 321, pp Hinnewinkel, J.-C., Les AOC dans la mondialisation, Anthropology of food [Online], URL : Hoppe, R.-A., MacDonald, J.-M., Updating the ERS Farm Typology, Economic Information Bulletin Number 110, United States Department of Agriculture, April 2013.

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81 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale Eduardo Chia 1, Michel Petit 2, Jacques Brossier 3 Introduction 4 La diversité des unités de production agricole dans le monde est particulièrement frappante aujourd hui. Elle est d ailleurs remarquée par de nombreux auteurs. À cette diversité dans l espace, il faut ajouter la profonde transformation des unités de production dans de nombreux pays, où l évolution de l agriculture a été très rapide et porteuse de multiples débats. En cinquante ans, on est passé dans les discours, en France notamment d une agriculture dominée par les «paysans», puis par les «exploitants familiaux», à une agriculture d «entrepreneurs agricoles». Ailleurs, on parle aussi bien de petite agriculture, d entreprises agricoles, d entreprenariat agricole, d agrobusiness Ainsi, l agriculture familiale, célébrée en 2014 déclarée année mondiale de l agriculture familiale par l ONU n est plus la seule, au niveau international, à occuper les espaces, à produire des biens et services agricoles, à générer des emplois, à participer à la dynamique territoriale. Il est d ailleurs probable que les formes familiales n ont jamais eu un monopole en la matière. Pourtant dans de très nombreuses situations, les liens entre famille et unité de production continuent de jouer un rôle important, souvent même crucial. Et ces liens justifient bien de continuer de parler d agriculture familiale, même si les formes de celle-ci continuent de se diversifier. À côté des formes individuelles, on assiste aussi à l émergence de formes collectives, comme les GAEC, les EARL, les CUMA 5 en France, et beaucoup d autres ailleurs, telle que par exemple la «capitalización» en Argentine, une forme certes moins 1. INRA, UMR Innovation, Montpellier, France, chia@supagro.inra.fr 2. Professeur, Institut agronomique méditerranéen, Montpellier, France, petit@iamm.fr 3. Retraité, ancien président du centre Inra de Dijon et ancien directeur de recherche de l équipe de recherche de l INRA SAD, Dijon, France, brossier48@gmail.com 4. Nous dédions ce chapitre à Éric Marshall, compagnon au long cours, décédé en GAEC : Groupement agricole d exploitation en commun ; EARL : Exploitation agricole à responsabilité limitée ; CUMA : Coopérative d utilisation de matériel agricole. Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c006 81

82 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre institutionnalisée d action collective mais néanmoins réelle. En Afrique soudanosahélienne aussi, les groupements de producteurs familiaux se multiplient tout en prenant des formes juridiques variées. De nombreux auteurs ont témoigné ou rendu compte de cette prolifération de nouvelles formes d unités de production agricole dans de nombreuses régions du monde. Ainsi la typologie proposée récemment par B. Hervieu et F. Purseigle (2013) pour rendre compte de cette diversité nous a paru illustrative. Ces auteurs proposent trois grandes catégories : agricultures familiales, agricultures de firme et agricultures de subsistance. Ces catégories sont, elles-mêmes, décomposables en sous-catégories. Nous avons élaboré un tableau basé sur cette catégorisation et résumant les principaux apports de ces auteurs (Tab. 1). Il présente de manière synthétique la diversité des unités de production agricole et illustre ainsi la diversité des situations agricoles tout en étant basé sur des critères de classification qui sont simples, essentiellement des critères de structure (surface, nature de la main-d œuvre et sources de revenus). Toutefois, rien n est dit sur les processus de décision au sein des unités de production, même si Hervieu et Purseigle parlent de dix «façons de travailler la terre», ce qui peut implicitement renvoyer aux modèles de décision. Nous reviendrons ci-dessous sur ce point, capital pour nous. Il est clair que les exploitations agricoles, plus ou moins familiales, sont encore très nombreuses dans le monde (un exemple parmi d autres, on en compte 17 millions en Amérique latine (Sotomayor et al., 2011). De nombreux travaux ont montré que cette agriculture familiale est multifonctionnelle assurant plusieurs rôles importants. Outre qu elle assure une part importante de la production, elle a une fonction environnementale (en occupant des espaces souvent difficiles à aménager, contribuant à la lutte contre la désertification, les incendies, valorisant le territoire avec le tourisme 6 ), elle garantit la sécurité alimentaire et joue un rôle social évident sans oublier son rôle culturel aujourd hui bien reconnu. Ainsi des chercheurs et des hommes politiques mettent en avant les capacités d adaptation et de flexibilité des unités de production familiales ou d exploitations de petite taille pour s adapter aux nouvelles conditions de production en particulier pour respecter les contraintes environnementales. En France, par exemple, la nouvelle loi agricole (2014) cherche à (re)donner une place importante aux exploitations familiales de taille moyennes en métropole et de petites tailles dans le départements d Outre-mer (DOM) pour contribuer à la mise en place des nouveaux systèmes performants grâce à l intensification écologique (Guillou, 2013). Il est en effet probable que la transition écologique ne pourra faire l économie d une réflexion sur le rôle de ces agricultures dans les nouveaux régimes de production agricole Par exemple, nous parlons dans les Vosges «d entrepreneurs multifonctionnels» pour désigner une catégorie d éleveurs très actifs et dynamiques, pour qui les activités liées au tourisme apportent une part importante de leurs revenus, et qui contribuent beaucoup à l entretien des paysages (Brossier et al. 2008).

83 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier Tab.1. Principales caractéristiques des dix façons de travailler la terre. Caractéristiques Patrimoine familial Objectifs Autres activités Main- d œuvre Localisation Agriculture familiale Agriculture de firme Agriculture sans terre Paysanne Diversifiée pluriactive et territoriale Spécialisée et standardisé Sociétaire Oui Terre Oui Terre Oui/non Oui Terre Par délégation Oui Financière Non Souveraine Capitaux d État ou mixtes Paupérisée Oui Sans-terre prolétarisés Les exilés de l intérieur Oui Non (louant) Subsistance Métier Revenu Métier Revenu Métier Valorisation Patrimoine Placement financier Souveraineté alimentaire Survie Agriculteur par défaut Survie Lieu d habitation Oui traditionnelle Pluriactif revenu Non Non En dehors de l agriculture Familiale Un peu partout dans le monde Familiale Principalement au Nord Familiale et salariée Familiale et salariée Délégation à des tiers Oui Salariée Oui familiale Vente de leur force de travail Rester en vie Marginalisation Europe, USA, Inde, Chine, Russie, Canada USA, Europe, Russie, Canada Europe, Brésil, Argentine, Chili, USA, Canda Argentine, Brésil, Russie, Hongrie, Ukraine, Bulgarie, Roumanie Salariée Afrique, Asie, Angola, Argentine Anciens pays de l Est, Afrique Asie, Inde, Amérique latine Partout dans le monde Dans les grandes villes des pays développés Source : Élaboration des auteurs, d après Hervieu et Purseigle,

84 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre L analyste est souvent désarmé face à cette diversité : comment l appréhender? Comment en rendre compte? Quant aux acteurs multiples, impliqués de façons variées dans des relations avec les agriculteurs, ils ont aussi besoin d outils conceptuels pour comprendre l objet de leurs actions et guider celles-ci. Pour cela, ils ont besoin de clés pour comprendre comment fonctionnent ces exploitations si diverses. Le point de vue que nous souhaitons défendre dans ce chapitre est que la théorie du comportement adaptatif des agriculteurs (TCA), que nous avons élaborée et proposée il y a près de quarante ans, reste dans la perspective qui vient d être évoquée un outil analytique encore très utile aujourd hui. Focalisée sur les décisions des agriculteurs (comment elles se prennent? quels en sont les déterminants?), cette théorie est d application générale et permet de rendre compte des façons dont ces différents types d exploitation fonctionnent. Elle s applique à de nombreuses formes d unités de production agricole, tout particulièrement les formes familiales mais pas exclusivement. Sa principale limite est d ailleurs liée à ce caractère général : la TCA n est pas vraiment appropriée pour rendre compte au mieux des transformations sociales affectant l agriculture, même si elle peut y contribuer. Pour étayer notre point de vue, nous rappellerons d abord ce qu est la TCA. Nous exposerons ensuite en quoi cette théorie a été une référence utile dans le passé pour la rénovation pédagogique de l enseignement agricole en France dans les années 1980 et 1990, pour l analyse concrète de divers débats sur le conseil agricole en France et à l étranger et pour répondre à des problèmes spécifiques de politique publique. Ceci nous permettra enfin de proposer quelques pistes pour l avenir. Qu est-ce que la théorie du comportement adaptatif? La TCA a été développée en référence à la théorie économique de la production, telle que formulée par exemple par Bradford et Johnson (1953) dans leur manuel. Dans cet ouvrage sur la gestion des exploitations agricoles, devenu un classique, les auteurs avaient jugé important d inclure plusieurs chapitres théoriques sur ce sujet 7. De la même façon, quelques vingt années plus tard, c est notre implication dans la gestion et surtout dans la formation à la gestion qui nous a amenés à la nécessité d un approfondissement théorique. Nous exposerons dans un premier temps cette filiation avec la théorie économique de la production, y compris ses développements les plus récents dans les années Nous montrerons ensuite en quoi la TCA constitue un dépassement des principales limites de la théorie néoclassique de la production, à savoir le caractère exogène de la fonction de production et Les mêmes chapitres, traduits par J.-C. Tirel, ont aussi été insérés dans le célèbre manuel de J. Chombart de Lauwe et al. (1963). Cependant, les travaux empiriques de G. Johnson et de ses collègues (Johnson et al., 1961) sur les pratiques de gestion des agriculteurs dans les années 1950 et 1960 ont beaucoup contribué à nous sensibiliser aux limites de cette théorie économique de la production en tant que fondement théorique de la gestion des exploitations agricoles.

85 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier de la fonction d objectif. Enfin, nous indiquerons quelques pistes d ouverture vers d autres disciplines que l économie. Filiation avec la théorie économique de la production La théorie de la production, avec sa célèbre loi des rendements décroissants, est une des pierres angulaires de la théorie économique, même si cela n est pas reconnu par tous les économistes. Elle a deux fonctions liées mais bien distinctes. La première est celle de fournir une base théorique à la gestion des unités de production, autrement dit les exploitations agricoles pour ce qui nous concerne. Mais pour la plupart des économistes, c est la seconde qui a été privilégiée à savoir celle d être une composante indispensable de toute théorie économique visant à analyser le fonctionnement de l économie dans son ensemble. Ainsi, la théorie des marchés est fondée sur la confrontation de l offre et de la demande, et la théorie de l offre est directement fondée sur la loi des rendements décroissants. Même au niveau macroéconomique, où l on met souvent l accent sur les variations de la demande globale, celle-ci doit être confrontée à une offre globale pour expliquer le chômage et l inflation. Rappelons que les différents concepts de productivité sont directement issus de la théorie économique de la production. Résumée à l essentiel, la théorie de la production répond à une série de questions (quoi produire? Combien? Comment? Avec quelles ressources? En quelles quantités? Avec quelles techniques?) en focalisant l attention sur les décisions des producteurs individuels, chacun d eux étant confronté à ces questions pour lui-même. L hypothèse fondamentale est que le producteur prend ces décisions de telle sorte que son profit soit maximum dans le cadre des contraintes auxquelles il est soumis quant aux ressources qu il peut mobiliser et des lois techniques de la production. Très tôt, les économistes agricoles ont suggéré de substituer la maximisation du revenu agricole à celle du profit pour tenir compte de la spécificité des exploitations agricoles familiales. Dans ces exploitations, une part importante des facteurs de production (travail, terre et capital) est en quelque sorte fournie directement par la famille sans passer par des marchés. Dans ce cas, le profit n a qu un sens très abstrait et, surtout, la maximisation du revenu agricole et celle du profit sont formellement équivalentes. Deux autres prolongements principaux de cette théorie ont été développés et intégrés dans les années , d une part la prise en compte du risque et d autre part ce que l on a alors appelé la «nouvelle économie du ménage» (Nerlove, 1974). Suite à des tentatives diverses pour rendre compte de la façon dont les producteurs prennent en compte le risque dans leurs décisions, un consensus s est dégagé parmi les économistes (Dillon, 1971) pour substituer à la maximisation du profit, celle d une fonction d utilité dépendant à la fois du profit et du risque. Cette fonction d utilité rend compte de l arbitrage que font les individus entre recherche du profit et recherche de sécurité, autrement dit, en termes prosaïques, pourquoi la plupart des gens sont prêts à payer une prime d assurance pour réduire les risques qu ils encourent. La «nouvelle» économie du ménage a commencé par une application 85

86 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre de la théorie de la production au fonctionnement économique du ménage, qui n était vu auparavant que comme l unité de base de la théorie de la consommation. Son principal intérêt est de traiter le temps dont dispose tout un chacun comme une ressource productive faisant l objet d arbitrages entre usages possibles, pour ce qui nous concerne le travail dans l exploitation agricole, les soins aux enfants, la formation, les loisirs, etc. Là encore, le modèle est élargi en enrichissant les arguments de la fonction d utilité à maximiser dans le cadre de contraintes liées aux limites des ressources mobilisables, y compris le propre temps des membres du ménage. Ce développement théorique, qui met l accent sur la croissance de la valeur économique du temps dont nous disposons, fonde en quelque sorte la théorie du capital humain développée par Schultz (1972). Il a permis une interprétation originale des déterminants économiques de nombreux changements dans nos modes de vie, y compris les changements dans les habitudes alimentaires, et même de la baisse des taux de fertilité humaine (Becker, 1965). La TCA comme dépassement des limites de la théorie économique de la production C est comme base théorique de la gestion des exploitations agricoles que les limites de la théorie économique de la production sont les plus gênantes. Il s agit d une théorie statique, au sens donné à ce terme par les économistes par opposition aux théories dynamiques rendant compte des évolutions dans le temps. Par exemple, la théorie répond aux questions : «quoi produire? Combien? Comment? etc.» en les traitant comme solutions simultanées d un système d équations. Or pour un agriculteur, les décisions à prendre pour conduire une exploitation s échelonnent dans le temps en fonction du déroulement des travaux, des saisons etc. Il en résulte une tendance à négliger les décisions au jour le jour, dont on sait pourtant qu elles sont cruciales dans le revenu d un agriculteur. De fait, l expérience a montré que la théorie statique de la production ne constitue pas une bonne base pour comprendre et analyser les décisions des agriculteurs, en particulier celles pour le long terme, comme le choix des investissements et les décisions en situation de risques mal connus comme l adoption des innovations techniques. La TCA a proposé de recourir à des concepts nouveaux, du moins en économie, pour dépasser ces limites : ceux de projet, de situation, de perception et d adaptation. Il ne nous paraît pas nécessaire de présenter ici l ensemble de la théorie TCA, que l on trouvera dans plusieurs articles et ouvrages 8. Nous nous limiterons ici à en présenter les grandes lignes (Fig. 1). Le point de départ est la reconnaissance du fait que, pour être mise en œuvre, toute décision d action (par exemple le choix d un assolement) requiert une série d actions plus élémentaires (choisir la parcelle, On trouvera une formulation assez complète dans l ouvrage de référence (aussi un manuel d enseignement) de Brossier et al. (1997, réédité en 2002). Il s agit du résultat d une élaboration collective sur plusieurs années, les principaux concepts ayant déjà été proposés dans plusieurs articles antérieurs dont on trouvera les références dans cet ouvrage.

87 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier choisir la variété, implanter telle culture dans telle parcelle) requérant chacune une ou plusieurs décisions. À chaque décision correspond la poursuite d un objectif. Et le projet est défini comme un ensemble hiérarchisé d objectifs conscients ou non. Bien entendu, agir de manière appropriée requiert de tenir compte des contraintes auxquelles tout un chacun est soumis. L ensemble de ces contraintes définit la situation de l acteur. L action vise à adapter la situation aux objectifs. Mais l adaptation est à double sens : l acteur doit aussi choisir ses objectifs, et donc les adapter en fonction de sa situation, sous peine autrement de choisir des objectifs utopiques. Enfin, ce qui compte en dernière instance c est la perception qu a l acteur de ses objectifs et de sa situation. Les premiers sont parfois vagues et implicites ; ils sont réexaminés à la lumière des difficultés rencontrées par les acteurs dans la mise en œuvre de leurs décisions. Quant à la situation, elle n est jamais parfaitement connue dans tous les détails. C est en agissant que l acteur prend mieux conscience des contraintes de sa situation. Il modifie alors sa perception de sa propre situation. Ainsi réduit à ses composantes essentielles, le modèle peut paraître très/trop abstrait. Mais comme tout modèle théorique, son intérêt réside dans sa capacité à permettre «l analyse concrète des situations concrètes». Autrement dit, tout dépend de sa validation empirique. La publication de synthèse citée ci-dessus donne de nombreuses références d analyses empiriques conduites dans les années 1960 et 1970 dans diverses régions françaises et à l étranger, présentées comme des validations empiriques de la théorie du comportement adaptatif. Deux caractéristiques distinguant la TCA de la théorie néoclassique de la production méritent d être soulignées ici : d une part, le caractère exogène des fonctions de production et d utilité y est remis en cause, ou plutôt dépassé et, d autre part, elle a une dimension dynamique dépassant le caractère statique de la théorie néoclassique. Concernant la fonction de production, la TCA ne prétend pas expliquer les lois techniques de la production mais, en mettant l accent sur la hiérarchie des actions et des sous-actions, elle conduit à souligner l importance des pratiques productives ; celles-ci doivent être distinguées des techniques 9. Leur choix fait l objet de décisions qui peuvent être interprétées dans le même cadre théorique en termes de projet et de situation. Quant à la fonction d utilité, elle est remplacée par la structure hiérarchisée des objectifs ou des finalités, dont on a vu qu ils étaient euxmêmes interprétés comme résultant de processus permanents d adaptation (Fig. 1). Enfin, la nature dynamique de la théorie du comportement adaptatif est essentielle : l acteur/décideur s adapte en permanence, ce qui permet des interprétations fines du comportement des agriculteurs, aussi bien dans leurs décisions quotidiennes que dans leurs choix stratégiques à plus long terme, comme ceux d adoption des innovations techniques. La TCA a été une sorte d objet intermédiaire dans le travail interdisciplinaire d analyse du fonctionnement des exploitations agricoles 9. J.-H. Teissier (1979) a le premier souligné l importance de cette distinction et suggéré une explication des relations entre techniques et pratiques. 87

88 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre (Vinck, 2009). En effet, elle a permis de définir un objet commun qui était les «pratiques» des agriculteurs. Soulignons enfin que cette théorie doit beaucoup à diverses disciplines de sciences sociales telles que la sociologie, l épistémologie, la psychologie, etc. comme l illustre la diversité des auteurs cités dans les articles référencés ci-dessus comme par exemple Rogers, Simon, Bachelard, ou Piaget. C est avec les sciences de gestion que les relations ont été les plus étroites. Rappelons d ailleurs que l économie rurale américaine, au sein de laquelle a été formé l un d entre nous, est née au début du XX e siècle de la collaboration des économistes avec les spécialistes de la gestion des exploitations agricoles (farm management). Plus tard, les collaborations avec les «gestionnaires» des centres de recherche en gestion de l École Polytechnique (CRG), de l École des Mines (CGS), de l Institut d administration des entreprises (IAE) ont été nombreuses. Par ailleurs, signalons la proximité de la notion de perception, centrale dans la théorie du comportement adaptatif, avec le concept de représentation élaboré par les psychologues, Piaget en particulier, et vulgarisé par les psycho-sociologues d entreprise. Enfin, l accent mis sur les pratiques a invité aux rapprochements avec l anthropologie et a facilité les collaborations étroites avec les sciences techniques (agronomie et zootechnie, en particulier ). Environnement Produit de l histoire (mémoire) Situation (environnement et passé) Atouts, contraintes, moyens, facteurs de productions - Facteurs de l environnement peu maîtrisés (climat, sol, économique, social, etc.) - Facteurs liés directement à la structure du système (situation familiale, capitale, surface, force de travail, etc.) Finalité (projet) Structure complexe de finalités plus au moins hiérarchisée, non dépourvue de contradictions internes et susceptibles d évolution. Exemple - Revenue suffisant - Pérennité de l exploitation - Assurer l avenir des enfants - Genre de vie - Etc. Perception que l agriculteur et sa famille ont de la situation et des finalités. Représentation Changement de situation Décisions technico-économiques prises (actions et pratiques) Modification des finalités Double adaptation Fig. 1. Modèle du comportement adaptatif du système famille exploitation (source : Brossier et al., 1997). 88

89 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier La TCA comme référence théorique utile Rétrospectivement, on voit bien que la TCA est apparue à un moment précis dans l histoire de l agriculture française, moment qui correspondait à un besoin de renouvellement de la théorie pour comprendre le comportement des agriculteurs, en particulier leur plus ou moins grande propension à adopter le progrès technique (Petit, 1975). Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, il était généralement admis que les agriculteurs devaient naturellement adopter le progrès technique sans état d âme, tellement ce progrès était considéré comme efficace et supérieur à la situation antérieure. Il devait permettre aux agriculteurs de «maximiser le profit»! À l époque, tout un courant de pensée fleurissait, qualifiant les agriculteurs de retardataires, passéistes, voire archaïques pour «expliquer» leur refus du progrès technique. L objectif avoué des politiques publiques et des actions collectives professionnelles était de transformer l agriculture en une activité vraiment industrielle, pour la sortir du passé et la mettre à l heure moderne : il fallait donc transférer vers le monde agricole les outils industriels (en particulier la comptabilité), faire en sorte que les agriculteurs changent de rationalité pour qu ils adoptent celle du monde industriel et qu ils deviennent ainsi des entrepreneurs! La nécessité de l industrialisation de l agriculture est d ailleurs explicitement affirmée par J. Chombart de Lauwe dans son manuel cité précédemment, publié seulement quelques années avant nos premiers travaux. Nous illustrons, ici, la pertinence de la théorie du comportement adaptif à cette époque sur trois points : le renouvellement du regard sur les agriculteurs familiaux impliqués dans la modernisation de l agriculture en France dans les années 1970, sa contribution à la rénovation pédagogique de l enseignement technique agricole en France également et le passage d une conception de la gestion centrée sur des outils normatifs à une conception centrée sur l acteur et son projet, valable aussi au-delà de la France. Enfin, pour illustrer la pertinence de cette théorie pour l éclairage des politiques publiques, nous décrirons brièvement sa contribution à la définition des mesures d aide aux «agriculteurs en difficulté» dans les années Soulignons que cette pertinence repose sur la capacité de la TCA de permettre des analyses à la fois fines et complètes du fonctionnement technico-économique des exploitations agricoles. Renouvellement du regard sur les agriculteurs impliqués dans la modernisation de l agriculture en France dans les années 1970 Quelques chercheurs, de l Inra et d autres organismes, et des techniciens, proches du monde agricole, s appuyant sur leurs pratiques et une observation fine des situations concrètes, ont peu à peu remis en cause le postulat de non-rationalité économique des paysans et contesté ce modèle trop simpliste. Ils ont finalement suggéré que 89

90 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre les agriculteurs avaient de «bonnes» 10 raisons de faire ce qu ils font. Il s agit d un postulat et non d une hypothèse, car on ne peut pas vraiment le remettre en cause : l analyste doit postuler qu il y a toujours une explication aux comportements qu il observe. Très rapidement, il est apparu qu une des explications majeures de cet écart entre les décisions des agriculteurs et la rationalité économique dominante était liée au caractère encore essentiellement familial de la plupart des exploitations agricoles après la deuxième guerre mondiale. La prise en compte des rapports étroits existant entre la famille et l exploitation agricole (en considérant qu ils faisaient ensemble un système) expliquait des comportements qui apparaissaient ainsi tout à fait cohérents. Et il est vrai que pendant les premières décennies après la guerre, le caractère familial avait plutôt tendance à se renforcer avec la forte diminution du salariat en agriculture et donc l augmentation de la part familiale dans le travail 11. Il faut enfin souligner que l élaboration de cette théorie s est faite alors que les auteurs, essentiellement des économistes, étaient étroitement impliqués dans des équipes pluridisciplinaires d agronomes, incluant des agronomes stricto sensu et des zootechniciens 12. Ces chercheurs faisaient notamment partie de l équipe Versailles- Dijon, devenue plus tard l équipe Versailles-Mirecourt-Dijon, l une des structures de l Inra à partir de laquelle a été fondé le département systèmes agraires et développement 13 en 1979 (voir Brossier et al 1994 pour une présentation en anglais des travaux du Sad). Ces chercheurs ont élaboré et défendu quelques idées-forces : l exploitation agricole doit être vue comme un système finalisé, comme l a souligné Pierre-Louis Osty dans son article séminal (Osty, 1978), c est-à-dire «qu il faut considérer d abord l ensemble avant d étudier à fond les parties que l on sait aborder», car l exploitation est un tout organisé. Ils retrouvent ainsi les intuitions de Pascal : «Je tiens pour impossible de connaître le tout sans connaître les parties et de connaître les parties sans connaître le tout» ; l exploitation est donc en fait un système appelé système exploitation famille (SEF). Elle doit être vue comme un centre de décision en postulant que «les agriculteurs ont des raisons de faire ce qu ils font», postulat assez novateur et contesté à l époque, qui s est avéré féconde ; Nous avons eu un débat intense et important pour savoir s il s agissait de «bonnes» raisons, terme que nous employons dans nos premières communications. Nous avons peu à peu supprimé le terme «bonnes» qui pouvait être mal interprété. En fait par «bonnes» nous voulions souligner que les agriculteurs prenaient des décisions qui leur semblaient bonnes pour eux, c est-à-dire cohérentes compte tenu de l état de leurs connaissances et des informations qu ils possédaient. C est sur ces informations, plus ou moins complètes ou adéquates, qu il pouvait y avoir débat et possibilité d agir, notamment par la formation. 11. Aujourd hui, ce caractère familial diminue à nouveau, non pas que les exploitations ne soient pas gérées par des familles, mais du fait qu il y a souvent deux activités différentes au sein du couple d agriculteurs, où s exprime de plus en plus le besoin de bien séparer les deux activités. 12. Citons nos collègues J.-P. Deffontaines, P.-L. Osty, Y. Houdard, J.-H. Teissier, J. Bonnemaire et M. Roux à Versailles et à Dijon, et aussi C. Béranger et G. Liénard à Clermont-Ferrand. 13. Aujourd hui Sad signifie Sciences pour l action et le développement.

91 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier l exploitation agricole est une exploitation familiale ; le comportement des agriculteurs est adaptatif (TCA) ; les pratiques sont devenues un objet d étude qui permet non seulement de comprendre la rationalité des agriculteurs mais aussi d analyser le fonctionnement des exploitations. Ces résultats ont été traduits et transformés en connaissances enseignables, dans les programmes de l enseignement agricole tant au niveau des lycées et des centres de formation technique, que des écoles d ingénieurs. Cette activité 14 était constitutive de nos recherches ainsi que de notre posture d investigation. Dans le paragraphe suivant, nous examinons l apport de la TCA à l enseignement et réciproquement car l enseignement nous a aussi beaucoup apporté en particulier dans la formalisation de nos résultats pour notamment les rendre enseignables. L influence de la TCA dans la rénovation pédagogique de l enseignement technique agricole Ces résultats ont suscité un écho fort auprès de ceux qui avaient à animer la rénovation pédagogique de l enseignement agricole 15. Pour la formation des agriculteurs, la principale question pédagogique qui s imposait était alors : comment passer des connaissances, essentiellement de nature disciplinaire, aux compétences? Plus précisément : comment dépasser les approches sectorielles de l exploitation c est-à-dire l énoncé par chaque discipline de codes de bonne conduite qui se préoccupent peu de leur applicabilité en univers contraint? comment passer d une pédagogie centrée sur les contenus à une pédagogie qui se donne pour objectif une préparation à l action de l agriculteur? Une dynamique de collaboration scientifique s engage alors entre la recherche pédagogique et la recherche agronomique par l intermédiaire des ingénieurs d agronomie de l Inrap. Ces ingénieurs ont alors l intuition que le renouvellement de la formation des agriculteurs passe en particulier par la mise au point d une méthode pédagogique rigoureuse fondée sur une approche globale de l exploitation agricole, que nous préconisions. Cela se traduira par la publication d ouvrages pédagogiques sur l approche globale du fonctionnement de l exploitation agricole (Bonneviale et al., 1989 et Marshall et al.,1994) qui, tout comme l ouvrage de synthèse de Brossier 14. Rappelons que plusieurs membres de l équipe de recherche de Dijon étaient des enseignants. 15. La principale institution impliquée était l Institut national de recherche et d applications pédagogiques (Inrap) installée également à Dijon, où trois ingénieurs d agronomie (R. Bonneviale, R. Jussiau et E. Marshall), chargés respectivement des disciplines agronomie, zootechnie et économie rurale, sont devenus nos interlocuteurs privilégiés. La relation avec Éric Marshall, membre de notre équipe de recherche, a été très étroite pendant de longues années. 91

92 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre et al. (1997) déjà cité, servent encore de «text book» pour la formation dans les lycées agricoles 16. D une conception de la gestion centrée sur des outils normatifs à une conception centrée sur l acteur et son projet Suite à nos travaux sur les pratiques des agriculteurs, nous avons proposé une méthode de diagnostic (Benoit et al., 1988), fondée sur une investigation technicoéconomique fine des différentes fonctions via les pratiques. Ce diagnostic montre d abord à l agriculteur qu il est possible d analyser et de porter un jugement sur son exploitation en tenant compte de sa propre perception. Il est donc possible pour l agriculteur de s approprier lui-même les outils de gestion, c est à dire d être en mesure de mobiliser son savoir spontané en y associant le savoir externe. Plusieurs outils ont été élaborés autour de l approche globale évoquée ci-dessus, enrichie des relations scientifiques que nous avons maintenues de longue date avec les socioéconomistes d entreprises du CRG et du CGS 17, et avec J.-L. Le Moigne, théoricien fécond de la modélisation systémique (Le Moigne, 1977,1990 ; Brossier, Vissac et Le Moigne, 1990). Notre démarche nous a rapprochés des courants de la recherche-action (Liu, 1992), de la recherche intervention (Girin, 1986) ou de la recherche clinique (Chia, 1992) qui se développaient dans plusieurs champs scientifiques à cette époque. Ces nouvelles approches nous ont aidés à développer notre conception de la gestion. Nous avons été souvent amenés en relation avec la demande de groupes d agriculteurs qui s interrogeaient sur leurs choix techniques, sur l évolution de leurs systèmes de production et sur leurs grandes orientations stratégiques à mettre au point une méthode expérimentale s appuyant sur les relations entre recherche, formation et action pour l analyse des décisions. Observer les pratiques des agriculteurs dans une perspective de gestion a supposé cette méthodologie particulière, proche de la démarche clinique pour favoriser cette maïeutique ou «l art d accoucher les esprits». Ce fut l occasion de l orientation décisive de notre équipe vers la gestion. Des groupes d agriculteurs avec qui nous avons travaillé dans les années 1970 (en Haute-Saône, dans le Choletais, dans le Chatillonnais, ou encore à Beaune, à Neufchâteau) ont été de véritables laboratoires socio-économiques, lieux privilégiés d étude de l action et du comportement économique, des agriculteurs. Ces agriculteurs-participants étaient engagés dans un processus de changement dans leurs exploitations. Ces différents cas d étude nous ont permis d étudier la relation Il faut aussi citer l ouvrage pédagogique coédité par Nathan et Educagri, sous la direction d Éric Marshall (Marshall et al., 1998) qui présente l exploitation agricole comme un système complexe, la TCA y étant présentée comme un outil théorique d aide à la décision. 17. Ce lien avec ces économistes (Berry et al., 1979, Riveline, 1988) nous a été très utile pour asseoir notre position qui pouvait apparaître comme trop agriculturo-centrée.

93 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier entre réflexion et action, en nous basant principalement sur la simulation des changements, grâce notamment à l outil de programmation linéaire, fournissant une base de discussion pour supputer et discuter les conséquences tant économiques qu organisationnelles des changements envisagés. En effet, ces recherches-actions, sur les décisions des agriculteurs, visaient à la fois la formation à la gestion des agriculteurs du groupe et le changement dans leurs exploitations. Quelles mesures pour aider les «agriculteurs en difficulté» dans les années 1980? L attention politique portée aux «agriculteurs en difficulté» est apparue avec force à la fin des années Le défi pour la recherche était non seulement d identifier, de caractériser et de quantifier le phénomène mais aussi, comme le demandait le ministère de l Agriculture, de fournir des critères permettant la «détection précoce», le suivi et l accompagnement de ces agriculteurs dans le processus de redressement. Nos travaux sur les pratiques de trésorerie des agriculteurs avec la thèse de l un d entre nous (Chia, 1987) qui mettaient l accent sur l importance de bien connaître ces pratiques pour comprendre le fonctionnement des exploitations ont permis d une part, de valider le principe d adaptation (de la situation au projet et du projet à la situation) de la théorie du comportement adaptatif, et d autre part de proposer des critères à la fois simples, quantitatifs et compris de tous (langage commun), comme le «taux d endettement immédiat» (total de remboursement d emprunt/ total de ventes) ou «la pression familiale» (total des dépenses familiales/total de ventes) pour détecter précocement les situations de fragilité financière (Colson et al., 1993). Ces travaux ont permis aussi d identifier les mécanismes d adaptation et de décisions des agriculteurs en cas de difficultés financières. Un des premiers postes de dépenses sur lequel les agriculteurs agissaient était les prélèvements privés. Venaient ensuite les frais de cotisation à la MSA (mutualité sociale agricole), pour les assurances grêles, incendies puis pour les éleveurs, la réduction des dépenses d alimentation pour le bétail et pour les agriculteurs, les dépenses d engrais. Nous avons constaté que dans certains cas, si l on avait appliqué les critères issus du modèle comptable, ces exploitations auraient dû disparaître depuis très longtemps. Or, elles avaient trouvé des moyens de s adapter à leur situation très difficile leur permettant ainsi de survivre. Prolongements et ouvertures La théorie du comportement adaptatif nous semble encore pertinente aujourd hui. Mais comment étayer cette conviction? Et comment préciser sur quoi cette pertinence repose? Nous répondons à la première question dans cette partie et discutons de la seconde dans la conclusion. 93

94 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Deux prolongements méritent ainsi d être soulignés ici : l un est d ordre géographique, l autre thématique. D une part, la TCA a eu une résonance internationale et s est révélée pertinente dans des contextes très différents de l agriculture familiale française des années 1970, période durant laquelle elle a été développée. D autre part, elle a aussi été utile pour guider les premiers travaux sur la flexibilité des exploitations en France il y a une dizaine d années. Prolongement international et pertinence actuelle de la TCA dans les pays du Sud : particulièrement en Afrique et Amérique Latine Au plan international, une des dernières publications s inspirant directement des travaux sur la TCA est l ouvrage codirigé par J. Brossier et B. Dent, Gestion des exploitations et des ressources rurales, entreprendre, négocier, évaluer (1998) qui rassemble des contributions internationales. Il faut aussi citer l activité de la branche européenne de l IFSA (International Farming Systems Association) qui, depuis près de 20 ans, a continué à organiser des colloques biennaux (le XXI e aura lieu en 2015) où les travaux, en particulier ceux du Sad, sur la petite exploitation familiale ont continué à recevoir une bonne audience 18. En Afrique et en Amérique latine, comme dans beaucoup d endroits dans le monde, la majorité des exploitations sont familiales et ce caractère familial n est pas prêt de disparaître. Ce fait explique probablement que l approche basée sur la TCA ait pu recevoir une reconnaissance notable, et qu elle ait servi de référence pour aider à comprendre le fonctionnement des exploitations dans un contexte pourtant très différent de celui des exploitations agricoles familiales françaises des années Les analyses qui s en sont inspirées ont aussi permis de proposer des actions de développement plus adaptées au contexte local que celles s inspirant d approches plus classiques en économie. La TCA a donc eu un certain retentissement et une bonne diffusion en Afrique, en particulier francophone, et en Amérique latine grâce notamment aux étudiants africains et latino-américains formés à Dijon. Elle a également été utilisée par les collègues du Cirad pour comprendre et proposer des actions de développement (Gafsi et al., 2007). De plus, le développement en Afrique de la démarche «conseil de gestion», promue par la FAO avec le soutien de la Banque mondiale et auquel le Cirad a été étroitement associé, a beaucoup contribué à la diffusion des concepts et outils associés à la TCA. Ce rayonnement est illustré par quelques publications dont deux ouvrages de synthèse Voir en particulier l ouvrage synthétique que le département Sad a produit pour présenter ses travaux lors du symposium international de l IFSA en 1994 (Brossier et al., 1994). 19. En 2006, le numéro spécial des Cahiers d Agriculture (Chia, Dugué, 2006) intitulé «L exploitation agricole familiale : mythe ou réalité?» qui s adresse aux agricultures du monde est une illustration du maintien de la pertinence de ces travaux. Fin 2007, un ouvrage de synthèse largement diffusé en Afrique via l ACTA (co-financeur) a pour titre : Exploitations agricoles familiales en Afrique de l ouest et du centre (Gafsi et al. 2007).

95 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier Flexibilité des exploitations agricoles familiales Force est de constater que les recherches en gestion ont peu abordé la flexibilité des entreprises agricoles. La TCA a inspiré nos travaux sur les pratiques de trésorerie des agriculteurs (Chia, 1987, 1992), où nous avions développé un concept voisin : la «capacité de négociation», définie comme la capacité des agriculteurs à faire face aux changements internes et externes. Elle est fondée sur trois types de capitaux : culturel, social et économique. A la fin des années 1990, les agriculteurs avaient traversé plusieurs situations difficiles (baisse de prix de produits, mauvaises années ) et la crise de la «vache folle» avait non seulement eu comme conséquence une baisse du prix de la viande bovine, suite à une diminution de la demande, mais avait aussi touché la confiance que les consommateurs portent aux agriculteurs (remise en cause du métier). Lors de nos travaux sur les impacts de la crise de la vache folle, nous avons constaté qu un certain nombre d éleveurs s en sortaient mieux que d autres. Certains vendaient leurs animaux en broutards pour le marché italien, d autres, au contraire, gardaient leur troupeau au complet, d autres cherchaient à diminuer le nombre d intermédiaires dans leurs circuits de commercialisation. On avait affaire à une diversité de pratiques, pratiques qui correspondaient à des situations différentes et à des projets différents. Ces pratiques traduisaient le mécanisme d adaptation entre situation et projet. Nous avons émis l hypothèse qu en étudiant la flexibilité des exploitations agricoles, on pouvait accéder à la gamme très variée des mécanismes d adaptation. Nous avions constaté également l importance de l action collective dans les stratégies à l œuvre. Les enjeux se situent alors à la fois au niveau des unités de production et au niveau de l organisation collective : il s agissait donc pour nous de caractériser et de comprendre les nouveaux modes de gestion des exploitations d élevage dans leurs différentes dimensions (techniques, économiques, organisationnelles et sociales). Aujourd hui, compte tenu de l incertitude à laquelle les exploitations doivent faire face, l action individuelle n est plus suffisante et l action collective est devenue le principal levier d action. Ceci constitue la principale caractéristique de la flexibilité. Il s agit essentiellement d une «flexibilité relationnelle» (Dedieu et al., 2008). Elle s exprime surtout à travers la participation des producteurs à des réseaux, des groupements, des coopératives et des associations. Dans le cas des éleveurs, par exemple, en se regroupant, pour la commercialisation de leurs animaux, ils améliorent leur capacité de négociation. En Argentine, la pratique de «capitalización» permet de rester producteur en élevant et en engraissant sur ses propres terres des animaux appartenant à d autres. Mais cette pratique n est possible que parce que les éleveurs participent à des réseaux. Les travaux sur la flexibilité ont montré l importance des mécanismes d adaptation dans le maintien et la pérennisation des exploitations. Ce faisant, ils ont démontré une nouvelle fois la pertinence de la TCA, en tant qu outil La théorie du comportement adaptatif y est présentée largement (deux chapitres portent sur la présentation de la théorie) et est illustrée par quelques articles. 95

96 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre d analyse et de modèle d action : le projet s adapte à la situation par le biais des perceptions, qui elles-mêmes changent en s adaptant. Conclusion : perspectives d avenir Les propos qui précèdent, notamment ceux sur la flexibilité des exploitations, illustrent la pertinence actuelle de la théorie du comportement adaptatif. Ce constat peut paraître paradoxal alors que, on l a vu, l élaboration de la TCA correspond à un moment bien précis de l évolution de l agriculture française, moment où l exploitation agricole familiale, d un type bien spécifique, joue un rôle crucial à la fois dans les faits, dans les discours et dans la conception des politiques publiques, comme l illustre la place centrale donnée à l exploitation à deux UTH (unités de travail humain) dans les lois d orientation des années Selon nous, ce paradoxe s explique par le fait que la TCA est fondamentalement une théorie microéconomique très générale. Les deux caractéristiques, théorique et microéconomique, méritent attention. Comme toute théorie, il s agit bien sûr d une représentation simplifiée de la réalité. Par exemple, les comportements humains n apparaissent pas toujours rationnels mais l analyste est bien obligé, pour expliquer les comportements, de postuler que les hommes et les femmes ont des raisons de faire ce qu ils font ; et un objectif de la recherche est précisément de trouver quelles sont ces raisons. Ceci permet de dépasser l hypothèse contraignante de la recherche du profit maximum et d incorporer, par exemple, des objectifs relatifs à la gestion du patrimoine. En fin de compte, l observation montre, croyons-nous, qu en matière de gestion des unités de production agricoles, il est possible de rendre compte des décisions du producteur en analysant la dialectique projet/situation. Les implications du caractère micro-économique de cette théorie sont peut-être plus subtiles et moins généralement perçues. En effet, privilégier le niveau micro, même si ce n est que pour une étape analytique dans une construction intellectuelle plus ambitieuse, est peut-être une démarche interdite lorsqu on travaille sur l action collective où l individu est toujours appréhendé comme être social, que l on ne peut pas isoler des relations sociales dans lesquelles il est inséré. Or, comme indiqué dans la première partie, la TCA est issue directement de la théorie économique de la production, où le niveau microéconomique joue un rôle crucial. Et c est précisément ce niveau microéconomique qui donne à la TCA son caractère général, susceptible d épouser les différentes formes d agriculture familiale. En effet, la TCA invite à explorer le choix des objectifs d action en fonction de l analyse fine de la situation. Et justement, les situations varient selon les différentes formes d agriculture familiale. Pour prendre un exemple français, le fait que la place des femmes ait radicalement changé dans la société et, par suite, dans l agriculture a bouleversé la dialectique projet/situation dans la plupart des exploitations. Ceci est tout à fait compatible avec la TCA et celle-ci peut aider à analyser de tels bouleversements. 96

97 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier Mais il serait naïf d ignorer un danger de ce caractère de théorie microéconomique générale. Reposant sur le principe de l individualisme méthodologique, ignorant ainsi le contexte social, privilégiant de fait les relations marchandes de l unité de production avec son environnement économique, la TCA a pu être utilisée de façon apologétique pour défendre un certain modèle d exploitation agricole familiale, jouant un rôle idéologique important dans les débats sociaux et politiques des années Or ce point de vue ignorait totalement des aspects très négatifs de ce modèle, tels que ceux portant sur la place mineure donnée aux femmes, comme l ont montré les travaux de Alice Barthez, sociologue, durant toute sa carrière (Barthez, 2005). On retrouve bien là, la principale limite de la TCA soulignée ci-dessus : parce qu il s agit d une théorie microéconomique, elle ne peut pas seule rendre compte des changements de structure économique et sociale. En revanche, le niveau microéconomique a le grand avantage de permettre des analyses fines de situations individuelles, susceptibles de renouveler et d approfondir des analyses plus générales. Ceci sera illustré ici sur la nature plus ou moins familiale des grandes exploitations agricoles du bassin parisien. À bien des égards celles-ci peuvent être vues comme des exploitations capitalistes. Tel a été le point de vue exprimé par de nombreux auteurs depuis longtemps. Pourtant, nous avions conclu notre recherche sur les «régions de grande culture» il y a quarante ans en soulignant la nécessité de prendre en compte «le caractère familial de l appropriation des moyens de production, de la constitution et de la gestion du patrimoine pour apprécier l évolution de ce secteur» (Brossier et al., 1974). Et nous pensons que ce résultat reste encore largement valable aujourd hui! Cette différence d appréciation n est pas citée ici pour dénoncer l erreur supposée de telle ou telle classification. Notre propos est de souligner l apport possible d une analyse fine au niveau microéconomique qui permet de nuancer un point de vue basé sur une perspective plus globale ou, plus précisément de porter un jugement critique sur un tel point de vue. C est bien le modèle théorique microéconomique qui nous a permis de remettre en cause l idée assez généralement admise que l agriculture du bassin parisien était un exemple d agriculture capitaliste. Nous croyons avoir ainsi enrichi la gamme reconnue des formes très diverses d agriculture familiale. Dans cette perspective, on peut d ailleurs considérer que l agriculture du Middle West américain est largement restée de type familial, par certains aspects au moins, alors que, par exemple, les très grandes exploitations d Ukraine, de Russie ou du Kazakhstan, héritières des anciens sovkhozes soviétiques, sont de nature très différente. Au total, la TCA se présente aujourd hui encore comme un outil théorique utile. Située délibérément et exclusivement au niveau microéconomique, focalisée sur les décisions des agriculteurs, elle est précieuse comme cadre de recherches pluridisciplinaire impliquant les agriculteurs comme participants à part entière. C est donc un instrument utile pour organiser la combinaison des savoirs scientifiques et des savoirs pratiques, formels et informels des acteurs. On sait combien de telles combinaisons sont à la fois nécessaires aujourd hui et difficiles à réaliser. 97

98 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 98 Bibliographie Barthez, A., Devenir agricultrice : À la frontière de la vie domestique et de la profession, Économie Rurale, , Becker, G., A Theory of the Allocation of Time, Economic Journal 75, 299, Benoît, M., Brossier, J., Chia, E., Marshall, E., Roux, M., Morlon, P., Teilhard de Chardin, B., Diagnostic global d exploitation agricole : une proposition méthodologique, Études et recherches sur les systèmes agraires et le développement, 12. Berry, M., Moisdon, J.-C., Riveline, C., Qu est-ce-que la recherche en gestion? Informatique et gestion, 108, 109. Bonneviale, J.-R., Marshall, E., Jussiau, R., Approche globale de l exploitation agricole. Comprendre le fonctionnement de l exploitation agricole : une méthode pour la formation et le développement, Inrap Foucher. Bradford, L.A., Johnson, G.L., Farm Management Analysis, New York, London, John Wiley and Sons. Brossier, J., de Bonneval, L., Landais, E., (Ed) Systems Studies in Agriculture and Rural Development, INRA Science Up to date, 300 p. Brossier, J., Brun A., Deffontaines, J.-P., Fiorelli, J.-L., Osty, P.-L., Petit, M., Roux, M., Quels paysages avec quels paysans? Les Vosges du Sud à trente ans d intervalle, Versailles, éditions Quae. Brossier, J., Dent, B. (Ed) Gestion des exploitations et des ressources rurales : entreprendre, négocier, évaluer, Farm and Rural Resources management : New Context, New Constraints, New Opportunities. Coordination scientifique et introduction du numéro, Études et recherches sur les systèmes agraires et le développement, 31. Brossier, J., Marshall, E., Chia, E., Petit, M., Gestion de l exploitation agricole familiale. Eléments théoriques et méthodologiques, Educagri éditions/enesad/ CNERTA (Nouvelle édition 2002). Brossier, J., de la Vaissiere, P., Lienard, G., Petit M., Systèmes de production en région de grandes cultures, Série Économie et Sociologie Rurales, Inra Versailles. Brossier, J., Vissac, B., Le Moigne, J.-L., (Eds), Modélisation systémique et système agraire. Décision et organisation, Actes du Séminaire du Département SAD, Saint-Maximin (2-3 Mars 1989), Versailles, INRA-SAD. Chia, E., Les pratiques de trésorerie des agriculteurs. La gestion en quête d une théorie, Thèse de doctorat, Faculté de Sciences économiques et de gestion de Dijon. Chia, E., Une «recherche clinique» : proposition méthodologique pour l analyse des pratiques de trésorerie des agriculteurs. Étude de cas en Lorraine, Études et recherches sur les systèmes agraires et le développement, 26. Chia, E., Dugué, P., (Coord.), L exploitation agricole familiale : mythe ou réalité? Cahiers d Agriculture, Numéro spécial, 15, 6.

99 Théorie du comportement adaptatif et agriculture familiale E. Chia, M. Petit, J. Brossier Chombart de Lauwe, J., Poitevin, J., Tirel, J.-C., Nouvelle gestion des exploitations agricoles, Paris, Dunod. Colson, F., Blogowsky A., Dechambre B., Chia E., Desarmenien D., Dorin B., Prévenir les défaillances financières en agriculture Application de la méthode des scores INRA, Cahiers d Économie et Sociologie Rurales, 29, Dedieu, B., Chia, E., Leclerc, B., Moulin, C.H., Tichit, M., L élevage en mouvement - Flexibilité et adaptation des exploitations d herbivores, éditions Quae. Dillon, J., An Expository Review of Bernoullian Decision Theory in Agriculture : Is Utility Futility? Review of Marketing and Agricultural Economics, 39, 1. Gafsi, M., Dugué, P., Jamin, J.-Y., Brossier, J., (Eds) Exploitations agricoles familiales en Afrique de l Ouest et du Centre : enjeux, caractéristiques et éléments de gestion, Versailles, éditions Quae. Girin, J., L objectivation des données subjectives. Éléments pour une théorie du dispositif dans la recherche interactive, in Actes du colloque FNEGE-ISEOR : Qualité des informations scientifiques en gestion. Méthodologies fondamentales en gestion, novembre 1986, Guillou, M Le projet agroécologique : vers des agricultures doublement performantes pour concilier compétitivité et respect de l environnement, Rapport présenté le 11 juin 2013 à Stéphane Le Foll, ministre de l Agriculture, de l Agroalimentaire et de la Forêt. Hervieu, B., Purseigle, F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin. Johnson, G.L., Halter, A.N., Jensen, H.R., Thomas, D.W., A Study of the Managerial Processes of Midwestern Farmers, Ames, Iowa State University Press. Le Moigne, J.-L., La théorie du système général, théorie de la modélisation, paris, PUF (nouvelle édition, 1990). Liu, M La Recherche-Action, Revue Internationale de Systémique, 6, 4 Numéro spécial. Marshall, E., Bonneviale, J.-R., Francfort, I., Fonctionnement et diagnostic global de l exploitation agricole ; une méthode interdisciplinaire pour la formation et le développement, Educagri (nouvelle édition 2013). Marshall, E., Bonneviale, J.-R., Brossier, J., Ferrié, H., Fremont, H., Schost, C., Vincq, J.-L., L exploitation agricole (histoire, organisations sociales, production, diversité, gestion), Dijon, Coédition Nathan/Educagri, collection «Repères Pratiques». Nerlove, M., Household and Economy : Toward a New Theory of Population and Economic Growth, in Theodore, W., Schultz (Ed) Marriage, Family, Human Capital, and Fertility, Chicago, University of Chicago Press, Osty, P.-L., L exploitation vue comme un système, Bulletin Technique d Information 326, Petit, M., Farmers adoption of technical innovations, European Review of Agricultural Economics, 3 (2/3). Riveline, C., L évaluation des coûts, Annales des Mines, Première édition Juin

100 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Schultz, T.W., The Increasing Economic Value of Human Time, American Journal of Agricultural Economics, 54, 5, Sotomayor, O., Rodriguez A., Rodrigues M, Competitividad, sostenibilidad e inclusión social en la agricultura : una mirada hacia América Latina y el Caribe Nuevas direcciones en el diseño de políticas en América Latina y el Caribe, [en ligne] Teissier, J.-H., Relations entre techniques et pratiques, Bull. Inrap, Dijon, 38. Vinck, D., De l objet intermédiaire à l objet-frontière. Vers la prise en compte du travail d équipement, Revue d anthropologie des connaissances, 3, 1,

101 Le système d activité. Retour sur un concept pour étudier l agriculture en famille Pierre Gasselin 1, Michel Vaillant 2, Benjamin Bathfield 3 Introduction 4 Il y a tout juste vingt ans, Paul et al. (1994) publiaient dans les Cahiers de la Recherche Développement un article où ils présentaient le chemin qui les avait conduits à élaborer un concept pour rendre compte de la réalité complexe des agricultures caribéennes : le système d activité 5. Celui-ci devait servir à mieux saisir la rationalité de familles agricoles dont la principale caractéristique résidait dans le fait de combiner au cours de l année plusieurs activités, agricoles et non agricoles. Si Cellier et Marquié (1980) l avaient convoqué avant eux, depuis, le concept appliqué à des problématiques agricoles et rurales a eu un usage limité, restant surtout le fait d une communauté scientifique française (Dedieu et al., 1999 ; Chia et al., 2006 ; Gaillard et Sourisseau, 2009 ; Fiorelli, 2010 ; Gasselin, 2012b ; Gasselin et al., 2012 ; Bathfield, 2013 ; Bathfield et al., 2013 ; Mundler, 2013 ; Terrier et al., 2013). 1. INRA, UMR 951 Innovation, F Montpellier, France, pierre.gasselin@supagro.inra.fr 2. AgroParisTech, Chaire d agriculture comparée, F Paris, France, mitchvaillant@yahoo.fr 3. ECOSUR, Unidad de San Cristóbal de las Casas, Chiapas, México, benjaminbathfield@yahoo.com.mx 4. Ce travail a bénéficié d une aide de l Agence nationale de la recherche dans le cadre du programme Systerra, portant la référence ANR-09-STRA-04. Il remobilise et complète une communication présentée en 2012 à la conférence de l International Farming System Association (Gasselin et al., 2012). 5. Le mot «activité» est, lorsqu il est associé à celui de système, délibérément et systématiquement employé au singulier, à l instar de celui de «production» dans système de production agricole. Ce dernier désigne la manière complexe de produire des biens, animaux et végétaux, diversifiés : le mot production est ainsi pris dans son sens générique (la production agricole). Il en est de même pour le système d activité, qui renvoie à la manière de combiner différentes activités, d où l emploi du mot «activité» au singulier (Vaillant, 2013). Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

102 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre À peu près simultanément, l approche par les Rural Livelihoods, devenue rapidement celle des Sustainable Rural Livelihoods (SRL), s impose de façon quasi hégémonique sur la recherche anglophone pour et sur le développement des populations rurales pauvres, et ce depuis les travaux fondateurs de Chambers et Conway (1991), Scoones (1998), Ellis (1998, 2000), Farrington (1999) et Bebbington (1999) dans les années Ce sont plus de vingt ans de travaux qui donnent lieu à une production pléthorique : fin 2013, le Web of Science indexe plus de références dont le titre ou les mots-clés portent sur les Rural Livelihoods. Ces dernières années, plusieurs auteurs (O Laughlin, 2004 ; Gaillard et Sourisseau, 2009 ; Gasselin, 2012a), dont un de ses pères fondateurs, Ian Scoones (2009), font toutefois une analyse critique de la trajectoire du concept et pointent plusieurs lacunes et ambiguïtés, notamment sur la façon dont les SRL traitent des questions de connaissances et de savoirs, de politiques, de changement d échelle ou encore d approche diachronique. Dans le monde entier, de nombreux auteurs constatent l importance des combinaisons d activités dans et autour de l activité agricole et de l exploitation agricole (Laurent et al., 1998 ; Ellis, 2000 ; de Janvry et al., 2005 ; Malézieux et Moustier, 2005 ; Dufumier, 2006 ; Haggblade et al., 2007). De cette observation d une diversification des productions et des activités découle des enjeux de connaissance mais aussi des défis politiques et opérationnels. Conçus pour s appliquer à ces problématiques, les concepts de système d activité et de Sustainable Rural Livelihoods sont à la fois proches, par leurs objets souvent l exploitation agricole tenue par une famille pluriactive et les problématiques, et distantes par les communautés relativement cloisonnées qui les mobilisent et par les fondamentaux théoriques qui les soustendent. L année internationale de l agriculture familiale constitue un moment opportun pour revenir sur le concept de système d activité avancé voici deux décennies, en tant qu outil analytique en vue d étudier et d accompagner les pratiques et les décisions d acteurs (individu, foyer, ménage, famille, petite entreprise, exploitation agricole, etc.) qui mettent en œuvre au moins une activité agricole (production végétale et/ou animale). Nous en proposons ici une version revisitée, au regard des travaux existants sur le sujet, mais aussi à partir de nos travaux de terrains conduits en France et en Amérique latine. Les recompositions de l exploitation agricole sont largement analysées dans cet ouvrage, notamment par des processus qui concourent à la dilution du caractère familial. Ces mutations invitent à décaler le regard pour resituer l exploitation agricole comme un maillon d une combinaison d activités, de ressources et d acteurs, représentée par le système d activité, échelle à laquelle s établit et s interprète «le domaine de cohérence de la rationalité de l agriculteur» (Paul et al., 1994). Nous souhaitons montrer que le concept de système d activité garde aujourd hui toute sa pertinence, en tant qu outil d analyse, pour se saisir de l évolution des agricultures familiales, afin de comprendre les décisions prises en leur sein, en interroger le sens, et pour produire de la connaissance utile à des décideurs politiques, des acteurs du développement et des organisations paysannes. Après un positionnement théorique et empirique, nous présentons le concept de système d activité, les conditions de 102

103 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield son emploi et concluons sur les proximités et divergences avec les Sustainable Rural Livelihoods. Des ancrages théoriques et empiriques Les fondements théoriques du système d activité intègrent de nombreux champs de recherche, notamment dans le domaine agricole et rural, sur l approche systémique, les ressources et les processus d action et de décision individuelle, sur l action collective, l activité et le travail, sur l innovation et le développement. Cette première partie s attache à reconnaître les différents socles théoriques sur lesquels repose le concept de système d activité. Ce panorama s est construit au fur et à mesure, au gré des problématiques abordées en mobilisant ce concept dans différents contextes et pour répondre à différentes questions. Il n y a donc pas nécessairement de filiation intellectuelle entre les auteurs cités en référence. Pour autant, nos postulats théoriques s inscrivent dans un champ de cohérence. Si les diverses théories mobilisées ne peuvent se prévaloir de «faire système», elles n en sont pas pour autant éclectiques. La seconde partie de cette section présente les principales problématiques des cinq opérations de recherche dans lesquelles le concept de système d activité a été mobilisé. Principales filiations théoriques Nous nous inscrivons dans l héritage d une pensée systémique (Crozier et Friedberg, 1977 ; Morin, 1990) appliquée aux problématique agricoles et rurales (Brossier et al., 1990 ; Sebillotte, 1996 ; Cochet, 2011 ; Norman, 2002). Plusieurs auteurs appréhendent la combinaison d activités dans une perspective systémique (Aubry, 2007 ; Chayanov, 1990 ; Curie et al., 1990 ; Gaillard et Sourisseau, 2009 ; Mundler, 2013) en reconnaissant que «ce méta-système que nous nommons système d activité constitue le véritable domaine de cohérence des pratiques et des choix des agriculteurs» (Paul et al., 1994). Reconnaître le caractère systémique de la combinaison d activités conduit à expliciter ses propriétés émergentes (la combinaison d activités est plus que la simple somme des activités) et à examiner avec attention les interactions (entre les activités, mais aussi entre les ressources mobilisées et entre le système et son environnement). Nous considérons que l acteur du système d activité est doté d une polyrationalité, d une subjectivité et d une intentionnalité selon des théories de l action et de la décision qui résolvent les oppositions sociologiques de type «structure/agency». L acteur du système d activité (ses décisions et ses pratiques) n est ni entièrement déterminé par des structures et des institutions le dépassant (holisme et structuralisme de Durkheim), ni pleinement et librement créateur rationnel de ses activités (individualisme méthodologique hérité de Weber). De nombreux auteurs des sciences sociales et techniques inspirent nos travaux sur la décision et les pratiques 103

104 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre tels Bourdieu (1980) et Boltanski et Chiapello (1999), certains plus spécialisés dans le champ de l agriculture comme Osty (1978), Brossier et al. (1990), Darré (1999) et Fiorelli (2010). Le système d activité est une représentation abstraite, schématique et simplifiée de la combinaison d activités effectivement mise en œuvre par un acteur. L étudier impose dès lors de définir ce que l on désigne par activité/s. Plusieurs théories étayent nos conceptions de l activité humaine. Nous nous reconnaissons notamment dans les théories de Arendt (1994) qui en distingue trois dimensions fondamentales : 1) la dimension du «Travail» qui correspond à la vie économique et domestique (la satisfaction des besoins), 2) la dimension de «l Œuvre» autrement dit de la création personnelle (fabrication d un monde commun et d objets d usage plus que de consommation), et 3) la dimension de «l Action» qui est celle de la vie politique et associative dans l espace public et social. Cette conception de l activité élargit la proposition méthodologique de description des systèmes d activité de Curie et al. (1990) qui distinguent trois «domaines de vie» (introduits par Lanneau et al., 1987) : vie familiale et domestique, vie professionnelle, vie personnelle et sociale 6. En effet, Arendt resitue l individu et son activité dans un univers de sens et un espace politique permettant d interroger la «condition de l homme moderne» dans son travail, dans son œuvre créatrice et au regard de sa liberté. De nombreuses recherches sur le travail, que l on ne confond pas avec l activité ou la tâche, ont aussi été mobilisées, notamment les travaux inspirés de Dejours qui précise la dimension subjective du travail en reconnaissant que «travailler c est mobiliser son corps, son intelligence, sa personne, pour une production ayant valeur d usage» (Dejours, 1998). L activité agricole est bien entendu reconnue dans sa multifonctionnalité (Caron et al., 2008). Elle ne crée donc pas que des valeurs marchandes. Décider et conduire une activité suppose des ressources. Quelques auteurs majeurs orientent notre pensée sur les ressources du système d activité, notamment Boserup (1970) et son explication de l évolution historique des techniques agricoles, Polanyi (1983) et son approche sociale de l échange qui n est pas seulement le fait du marché ou de l État, Mazoyer & Roudard (1997) ainsi que Cochet et al. (2007) pour leur théorie des systèmes agraires, Gumuchian et Pecqueur (2007) et leur approche des Cette catégorisation de l activité en «domaines de vie» pose des difficultés méthodologiques pour en délimiter les périmètres. À titre d exemple, la «vie sociale» ne se limite pas aux «domaines» personnels et familiaux, elle est aussi fondamentale dans l activité «professionnelle». Par ailleurs, les catégories «vie domestique» et «vie professionnelle» sont polysémiques et ne sont pas étanches. Rappelons que les notions de «profession» ou de «professionnel» renvoient à des critères très divers selon les mondes sociaux (en tant que catégorie d action et identitaire) et selon les disciplines (en tant que catégorie analytique, par exemple dans la sociologie des professions). Ces critères sont notamment les statuts juridiques et sociaux, le temps passé, le fait que l activité génère ou non une rémunération, la reconnaissance d une compétence, un degré de spécialisation, l appartenance à une corporation de métiers ou à un syndicat, la possession d un diplôme, etc.

105 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield ressources territoriales, Sen (2008) avec le concept de capacité et de ses contributions à la théorie du choix personnel et Ostrom et Baechler (2010) qui nous ont donné les critères pour penser l action collective dans la gestion des ressources communes. Le système d actvité s inscrit dans une pensée socioéconomique et anthropologique qui reconnaît que l acteur dispose de ressources marchandes et non-marchandes, certaines latentes (non-immédiatement disponibles ou pas mobilisées dans l activité), d autres activées (directement disponibles pour l action et la décision). Certaines ressources sont matérielles et d autres idéelles (les savoirs, l autorité, etc.). Travaux empiriques Nous avons mobilisé le même concept de système d activité sur des terrains aussi différents que la pampa argentine (Albaladejo et al., 2011 ; Albaladejo et al., 2012), la région des Salars des Andes boliviennes (Gasselin et al., 2010 ; Gasselin et Vaillant, 2010), les Andes australes de l Équateur (Vaillant, 2008 ; Vaillant, 2013), l Ouest du Guatemala (Bathfield, 2013 ; Bathfield et al., 2013) et la région Languedoc- Roussillon en France (Gasselin, 2011 ; Gasselin, 2012b ; Terrier et al., 2013). Ces cinq opérations de recherche conduites depuis 2006 sont synthétisées dans le tableau 1. Elles ont fait l objet de collaborations croisées et de travaux comparatifs dans le cadre de projets de recherche et de deux thèses de doctorat (Bathfield, 2013 ; Vaillant, 2013). Faute de place, il ne nous est pas possible d illustrer chacun des éléments du cadre théorique à chaque fois par l ensemble des cinq cas. Ne retenir qu un seul cas en guise de fil d Ariane des illustrations limiterait le spectre des utilisations possibles du concept. Aussi, nous avons préféré mobiliser les études de cas en sélectionnant celles qui apportent les meilleures illustrations quant aux diverses façons de mobiliser le concept. Nous invitons le lecteur désireux d approfondir le sujet à consulter les articles et les thèses de doctorat cités en référence et qui rendent compte des cinq chantiers de recherche. 105

106 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Le système d activité : un concept Définition Le système d activité est un concept polysémique et transdisciplinaire, depuis la chimie à l épidémiologie en passant par l histoire ou l économie. Nous le définissons comme un ensemble dynamique et structuré d activités en interaction mises en œuvre par une entité sociale donnée en mobilisant des ressources disponibles dans un environnement écologique et social donné (Fig. 1). Ce faisant, nous n attribuons pas au système d activité et à l entité sociale de finalités ou d objectifs a priori. Ceux-ci peuvent être déterminés par l observateur qui interprète les décisions et les pratiques au regard d une problématique et d un référentiel disciplinaire et théorique (objectifs émergents) ou explicités par l entité sociale (objectifs exprimés). L application du concept de système d activité à une réalité et à une problématique données impose donc de préciser le contenu des éléments constitutifs du système : entité sociale et activité/s considérée/s, registres de motivations de l action et de la décision, types de représentations étudiées, ressources envisagées, composantes de l environnement priorisées. Ces éléments doivent être définis en fonction de la question de recherche (qui précise une problématique, des disciplines et des cadres théoriques) et d un contexte (historique, social, économique, technique, politique, culturel, etc.). Cet exercice de délimitation du champ de l observation est une condition d utilisation du concept et contribue à l analyse. Quelle est l entité sociale pertinente? De quelle/s activité/s parle-t-on? Comment pouvons-nous identifier et prendre en compte les différentes motivations (terme expliqué ci-dessous) des individus au sein de l entité sociale? Quelles représentations doivent être prises en compte? Quelles ressources doivent être examinées? Comment délimiter l environnement considéré? Les «valeurs» du système d activité du point de vue de l entité sociale sont intrinsèquement liées aux motivations, représentations et aux types d activités considérées. Les valeurs du système d activité attendues par la communauté (la nation, les gouvernements locaux, les organisations de producteurs, etc.) sont souvent variées (Terrier et al., 2013). Par conséquent : quelles valeurs du système d activité doivent être étudiées (le revenu, la qualité de vie, la production marchande, la production non marchande, le sens, la capacité d adaptation, la vulnérabilité, la viabilité, les externalités environnementales et sociales, etc.)? Nous précisons ci-dessous les enjeux et les raisonnements qui président au choix de ces unités d observation. 106

107 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield Dimensions de régulations* : Politiques, dispositifs de soutien et de normes publics et privés (règles, institutions, outils, etc.), gouvernance, rapports de force, etc. Dimensions sectorielles** : Acteurs de la chaîne de valeur et des professions, marchés, régulations prix, acteurs et règles Dimensions de régulations* : Politiques, dispositifs de soutien et de normes publics et privés (règles, institutions, outils, de la certification, etc. etc.), gouvernance, rapports de force, etc. Dimensions Dimensions territoriales*** sectorielles** : Identité : Acteurs (histoire, de la chaîne culture, de valeur patrimoine, et des professions, limites, nom, marchés, etc.), régulations organisation prix, sociale acteurs et et règles politique (coopératives, de la certification, syndicats, etc. collectivités locales, etc.), dimensions matérielles (conditions biophysiques : Identité et (histoire, aménagement), culture, patrimoine, organisation limites, réticulaire nom, etc.), (biens, organisation personnes, sociale services, et politique argent, Dimensions territoriales*** savoirs), (coopératives, projet d une syndicats, société collectivités sur son espace, locales, etc. etc.), dimensions matérielles (conditions biophysiques et aménagement), organisation réticulaire (biens, personnes, services, argent, savoirs), projet d une société sur son espace, etc. Fig. 1. Le système d activité (Source : les auteurs). Le périmètre contextualisé du système d activité L environnement en interaction avec le système d activité est à la fois un contexte qui définit des opportunités, des atouts, des menaces et des contraintes, et un coproduit de l entité sociale considérée et de ses activités. Nous y reconnaissons notamment des dimensions de régulation, des dimensions sectorielles et des dimensions territoriales, à différents niveaux d organisation, d espace et de temps (voir Fig. 1). 107

108 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre L irréductible incomplétude de la pensée humaine oblige à limiter les éléments de cet environnement qui seront pris en compte. Il serait hasardeux de préciser dans ce court chapitre comment raisonner ces choix. En revanche, nous indiquons ci-dessous comment réfléchir le périmètre de l entité sociale, de/s activité/s, des registres de motivations et des ressources considérés. Ces choix dépendent toujours de la question posée, du contexte, de la connaissance disponible, et de choix disciplinaires et théoriques. Changer l objectif de l étude et la question conduit à modifier le périmètre du système d activité considéré. 108 Choix de l entité sociale Le système d activité s applique à un acteur individuel ou collectif qui prend l initiative des activités considérées et qui contribue à les mettre en œuvre, les gère et en tire un avantage. Mais il est aussi un prisme théorique par lequel le chercheur tente de se saisir d une réalité complexe et de répondre à des questions. L acteur de la combinaison d activités peut être un individu, un couple, un ménage, un foyer, une famille, un petit collectif, une entreprise. Le choix de l entité sociale considérée doit permettre d analyser les relations qui s établissent au sein de l entité sociale (dans le cas d un collectif), mais aussi d examiner les relations de l entité sociale avec ses ressources, ses activités, ses pratiques et son environnement. Une façon de raisonner ce choix est de repérer dans le contexte étudié quelles sont les unités de travail, de décision, de gestion, de résidence, de production, d accumulation, d épargne, de consommation et de prise de risque. Ces unités ne se superposent pas toujours et ne sont pas forcément les mêmes pour toutes les activités. Elles peuvent se transformer parfois rapidement dans le temps et dans l espace. Tel est le cas de la haute vallée andine du Cañar (Équateur) où l émigration clandestine engendre des familles transnationales dont les membres sont dispersés à l échelle de la planète et séparés plusieurs années durant (notion d «archipel d activités» présentée dans [Vaillant, 2008]), sans pour autant faire disparaître un système d activité familial multi-localisé dans lequel certaines décisions d investissement agricole se prennent à New York et où les virements bancaires internationaux sont un outil de trésorerie. Qui fait quoi? Qui décide quoi? Et comment les individus constitutifs de l entité sociale définissent-ils leur place et leurs contributions aux activités, aux décisions et aux pratiques? Comment qualifient-ils leurs rapports aux ressources et à l environnement socio-écologique considérés? Une recherche sur les transformations structurelles du rapport au travail des éleveurs français (Tab. 1) a par exemple conduit à étudier le système d activité de l individu, mais aussi celui du ménage (Fiorelli, 2010). Précisons que le choix d un collectif comme entité sociale (ménage, famille, etc.) induit des contraintes méthodologiques de conduite des enquêtes qu il importe de réfléchir soigneusement (avec qui conduire les entretiens? comment?). Ainsi, pour l étude des relations entre les stratégies adaptatives et les pratiques techniques des producteurs de café et miel au Guatemala, les entretiens furent menés auprès des individus en charge de la prise de décisions techniques bien que les thématiques abordées relevaient souvent du niveau familial. Ces biais assumés doivent être explicités et pris en compte lors de l interprétation des enquêtes (Bathfield, 2013).

109 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield Qualification des activités Définir le sens donné à l activité revient à formuler un a priori sur ce que l on observe mais parfois aussi sur la finalité de l activité. À titre d exemples, l activité peut être un ensemble de tâches organisées au sein d un processus (ergonomie, agronomie et autres sciences techniques), un processus qui concourt à la production ou à la transformation d un produit ou d un service (sociologie, économie), un processus identitaire, de socialisation ou cognitif, d apprentissage ou de formation (sociologie, anthropologie, sciences de l éducation). L activité est un processus qui forme un tout que l on peut isoler des autres processus. Elle peut toujours être réalisée de diverses façons (ce qui renvoie aux notions de techniques et de pratiques) et implique une prise de décision (dans le choix de l activité mais aussi des pratiques) et des régulations (sociales, normatives, etc.). L activité exprime une forme de régularité (opérationnelle, sociale, temporelle, spatiale, cognitive, etc.) qui n est pas contradictoire avec son caractère fortement dynamique. Cela renvoie aux notions de transformation, de création, d innovation et d adaptation. Qualifier une activité humaine impose de définir ce qui en fonde le périmètre : le travail, un revenu, une production, la création de valeur, le sens donné, une compétence, un espace, une période, une qualification, une responsabilité, l appartenance à une corporation, une socialisation, etc. Ces registres de qualification de l activité ne se recouvrent pas toujours et peuvent se transformer dans le temps. Dans de nombreux contextes, ces activités sont aussi très dépendantes de statuts (sociaux, juridiques, fiscaux) qu il convient de repérer. Il va de soi que les activités de productions de biens et services autoconsommés sont essentielles dans l équilibre du revenu et méritent souvent d être caractérisées et interprétées dans l articulation entre activités «professionnelles» et activités «domestiques», notamment pour comprendre les problématiques de subsistance et d organisation du travail. À titre d exemple (Tab. 1), les recherches conduites au Guatemala sur les pratiques techniques dans les caféières de producteurs familiaux conduisent à analyser, de façon privilégiée, les activités de création de biens et de services susceptibles d être échangés (sur un marché ou non), les études universitaires et les principales activités festives. En effet, trois fêtes annuelles rythment la vie sociale, commerciale et technique des producteurs. Selon les problématiques et les terrains, il peut aussi être judicieux de ne pas recourir à des qualificatifs d activité ou de forme d activité qui délimitent des corporations défendant les positions et les acquis de certains secteurs de l économie. C est ainsi qu en France, l activité «agricole» recouvre des activités de production, transformation, commercialisation, tourisme et de service sans pour autant relever d un statut de pluriactivité. 109

110 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Tab. 1. Les éléments constitutifs du système d activité, considérés pour chaque région d étude en fonction d une question de recherche principale. Localisation Question de recherche Éléments de l environnement Entité sociale Activités Ressources disponibles Motivations/ représentations Argentine Pampa Quelles sont les capacités d adaptation des agricultures familiales pampéennes? Histoire longue, transformations territoriales, sectorielles et techniques majeures dues à «sojisation». Incertitudes sociales, politiques et de marché L individu resitué dans le temps long de sa biographie Activités de création de biens et de services susceptibles d être échangés sur un marché ou non, activités de socialisation Toutes, avec un focus sur les compétences, les réseaux et l accès à la terre Économique, relationnelles (avec les personnes), identitaires (rapport au métier et à la profession), technique Bolivie Région andine des Salars Quelles sont les conséquences de l émergence du quinoa dans le commerce mondial sur la durabilité sociale et agricole? Histoire longue, envolée des prix, aléas climatiques, interventions publiques et privées, organisations de producteurs Famille nucléaire, toujours multilocalisée Activités localisées de création de biens et de services susceptibles d être échangés sur un marché ou non, études universitaires Toutes, avec un focus sur le matériel (équipement, outillage), l insertion communautaire, les compétences et l accès à la terre Économiques, relationnelles (entre les personnes), identitaires (rapport au territoire et à l héritage culturel et ethnique) Équateur Haute vallée andine du Cañar Quelles sont les causes de l émigration et ses conséquences sur les pratiques agricoles des paysans? Histoire longue (héritage colonial, crises XX e siècle, émigration). Politiques migratoires des pays de destination Famille transnationale Activités localisées créatrices de biens et de services susceptibles d être échangés sur un marché ou non Naturelles, humaines (quantité de travail), matérielles, financières, sociales, avec une attention portée au rapport à l espace Économiques, relationnelles (entre les personnes) 110

111 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield Localisation Guatemala Frontière mexicaine du département de Huehuetenango France Languedoc- Roussillon Question de recherche Comment et pourquoi évoluent les pratiques techniques dans les caféières de petits producteurs de café et miel face aux variations de prix du marché du café? Comment accompagner les transformations des systèmes d activité des ménages agricoles pluriactifs resitués dans leurs territoires? Éléments de l environnement Volatilité des prix du marché du café Coopérative agricole Dimensions sociales et politiques du territoire local et des filières du café et du miel Crise viticole, chômage, politiques nationales et régionales de soutien à l installation en agriculture et à la création d activité Entité sociale Famille nucléaire, parfois multilocalisée (villecampagne, Guatemala- USA) Le porteur d un projet de création ou de développement d activités (individu ou ménage) Activités Activités de création de biens et de services susceptibles d être échangés sur un marché ou non, études universitaires et activités festives majeures Activités de création de biens et de services susceptibles d être échangés sur un marché ou non, avec une attention portée aux dimensions territoriales. Activités associatives et politiques Ressources disponibles Naturelles (biodiversité de l ombrage), matérielles (outillage), humaines (quantité de travail), financières, sociales (action collective) Toutes, avec un focus sur les compétences, les réseaux, les aides publiques, les ressources territoriales et l accès à la terre Motivations/ représentations Économiques, relationnelles (entre les personnes), identitaires (rapport au lieu) Toutes, avec une attention aux registres non économiques (axiologiques, relationnels, identitaires, d engagement du corps dans l activité, technique, esthétique) 111

112 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 112 Les registres de motivations et de représentations La mise en œuvre d une combinaison d activités par une entité sociale implique un équilibre ou une mise en tension entre plusieurs motivations, aussi qualifiées de «rationalités subjectives» par certains psychosociologues (Dejours, 1998). Fiorelli et al. (2010) confirment que «le travail ne sert pas qu à produire et à gagner de l argent, il permet de se sentir vivant, de se construire en tant qu homme». Ces motivations président au choix des activités, des pratiques et au sens que l entité sociale leur donne. Par ailleurs, nous considérons que l acteur ne décide qu en fonction de ses représentations et pas en fonction d une information «pure et objective». Ses représentations s exercent à tous les niveaux : sur lui-même, sur ses ressources, ses activités, son environnement, sur ce qu il estime des propriétés de son système (robustesse, vulnérabilité), etc. Le couple motivations/représentations est au cœur du processus décisionnel qui est rarement instantané lorsqu on s intéresse aux activités et aux pratiques. Nous reconnaissons les sept registres de motivation suivants (Fig. 1) : la motivation «économique» se réfère à l intention d optimiser l usage de ressources limitées, au projet de création et d échange de valeur sous forme de biens et de services (sur un marché ou non), à des logiques de production, de répartition, de consommation et d accumulation ; la motivation «axiologique» renvoie aux valeurs morales et idéologiques de l entité sociale, à sa vision du monde, à sa conception du bien et du mal, à une éthique de métier et/ou à une recherche de bien commun qui peuvent légitimer, justifier ou expliquer une activité, une pratique, une décision (Macombe, 2005) ; la motivation «relationnelle» qualifie les intentions d interactions avec les autres hommes et avec les animaux, aux formes d investissement affectif, au dessein de se produire, de vivre et de travailler ensemble (Fiorelli, 2010) ; la motivation identitaire renvoie à un registre de choix et de légitimation de l activité et des pratiques du type «être ou ne pas être» par lequel l entité sociale se reconnaît ou non. Cette motivation peut s exprimer dans tous les champs de l identité (professionnelle, territoriale, ethnique, religieuse, etc.). À titre d exemple, dans son rapport au territoire, l acteur exprime (ou non) un «je suis d ici» (Sencébé, 2004). Les caractéristiques réelles et imaginées des territoires jouent un rôle important dans la mise en œuvre ou la transformation d une situation d activité ; la motivation «de l engagement du corps» (Dejours, 1998) se réfère au «corps vécu», au rapport physique et sensible à l activité, à la pratique ou au travail. Elle traduit notamment des expressions de pénibilité, de stress ou au contraire de plaisir corporel et psychique ; la motivation «technique» renvoie au plaisir ou au déplaisir du geste et de la performance technique ; la motivation «esthétique» est assise sur le sentiment du beau (du paysage, du geste, du produit, etc.), et forme aussi un registre de choix et de légitimation des décisions prises concernant les activités et les pratiques.

113 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield Bien entendu, l individu n exprime jamais ses motivations selon cette décomposition artificielle, ni sur tous ces registres. La liste est d ailleurs probablement incomplète. Elle invite en tout cas à être attentif à la complexité des logiques d action et des justifications de l acteur pour comprendre ses décisions et ses pratiques. Elle implique de se doter de méthodologies permettant de les repérer. Les synergies et les tensions entre ces motivations permettent de comprendre les décisions, les arbitrages et les compromis, les choix d activités et leur dimensionnement, les pratiques techniques et organisationnelles. Certaines motivations ont plus d importance que d autres selon les problématiques posées, les contextes socio-économiques et culturels, et selon les marges de manœuvre auxquelles les acteurs peuvent prétendre. Pour délimiter les contours du système d activité, il est impératif de caractériser et de justifier les motivations que le chercheur décidera d examiner ou non. Ces choix sont trop souvent implicites (et réduits à la motivation «économique» du type Homo œconomicus). Ils sont pourtant essentiels pour asseoir la rigueur d un raisonnement scientifique et éviter le piège idéologique. De façon générale, le choix de motivations considérées dans l étude dépend de l échelle temporelle, sociale et spatiale d analyse. La caractérisation d une dynamique territoriale et d une diversité des systèmes d activité à l échelle de la petite région, où s exprime le poids des héritages socio-culturels et politiques et qui n est pas la somme des choix individuels, limite l intérêt d un recours à un large spectre de motivations (Tab. 1 : voir études de cas en Équateur et en Bolivie). En revanche, l analyse des intentions et des pratiques au niveau du projet que formule un individu nécessite d examiner une large diversité de motivations (Tab. 1 : voir études de cas en France, en Argentine, en Bolivie et au Guatemala). Dans le cas du travail mené au Guatemala (Bathfield, 2013), les motivations considérées furent analysées au regard des stratégies des producteurs face à l incertitude sur le temps long. Ainsi, sur la base d une révision de littérature (Gasselin & Bathfield, 2013) et d une analyse des trajectoires de pratiques, nous nous sommes intéressés aux postures des producteurs sur le temps long face (i) à la dispersion du risque économique, (ii) à la diversification des activités, (iii) à la production pour l autoconsommation, (iv) à l action collective, (v) à l ambition technique, (vi) à l endettement, (vii) au changement de conduite, (viii) à l épargne, (ix) à l accroissement des moyens de production. Les ressources disponibles Nous considérons différents types de ressources disponibles, en se concentrant autant sur les questions de propriété que sur celles d accès (Fig. 1) : «humaines» : qui renvoient aux dimensions qualitatives et quantitatives du travail, à la santé, à l âge, au genre, aux savoirs et savoir-faire, etc. ; «naturelles» : terre, fertilité, eau, ressources génétiques, etc. ; matérielles : équipements, bâtiments, outillages, etc. ; financières : réserves d argent facilement accessibles ; 113

114 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre informationnelles : les moyens de s informer et l information technique, économique, etc. mais aussi la connaissance des formes de coordination telles que les conventions, normes, règles ; identitaires : ethnicité, héritages culturels et professionnels, etc. ; ou sociales : notamment l autorité (charismatique, légale, traditionnelle), l insertion dans un réseau ou une organisation sociale (technique, commerciale ou autre), les formes de solidarité auxquelles l acteur peut prétendre, etc. D autres classifications peuvent être pertinentes selon les problématiques posées, par exemple les ressources territoriales, institutionnelles, patrimoniales, etc. En Équateur (Vaillant, 2013), la ressource spatiale a été introduite pour bien rendre compte du fait que «l espace n est pas une simple étendue matérielle des supports des pratiques [ ] mais une ressource sociale hybride et complexe mobilisée et ainsi transformée dans, par et pour l action» (Lussaut, cité par Cortes, 2008). Si cette ressource est entendue comme l ensemble des lieux aux potentialités spécifiques et de diverses natures qu une entité sociale valorise via la mobilité, elle renvoie d abord à la conception des pratiques qui tirent parti des potentialités agricoles de terrains disséminés à des altitudes différentes ; le degré de dispersion entre les écosystèmes étagés constituant ainsi une ressource (inégalement distribuée) que les paysans s efforcent d exploiter de façon à minimiser le risque agricole, étaler les périodes de travail au long de l année et diversifier les productions. Ces ressources sont variables dans le temps, en interaction, inégalement mobilisées selon l activité considérée et rarement substituables. Elles peuvent dépendre principalement de l entité sociale (ressources internes) ou former les conditions d exercice des activités (ressources externes). Elle ne se capitalisent pas toujours (ainsi l identité ethnique héritée ne fait pas l objet d échange ni d accumulation). D où notre choix de ne pas utiliser le terme de «capitaux». Bien entendu, toutes les ressources n ont pas la même importance dans les processus décisionnels, d action et de création de valeur et de sens. Les ressources stratégiques changent selon les sociétés, les périodes historiques, les moments du parcours de vie, les activités, etc. Elles dépendent, en particulier, de la construction historique des relations sociales et des modalités de contrôle des ressources. La compréhension des pratiques et des décisions de l acteur suppose d avoir caractérisé ce qu il reconnaît comme valeurs produites de l activité, et donc ce qui fait ou non ressource pour lui. 114 Fonctionnement et dynamique du système d activité Par essence, le système d activité oblige à prêter une attention toute particulière aux interactions qui le traversent (Fig. 1), qu il s agisse des interactions entre activités (produits, temps, espace, revenu, risque, sens, etc.), entre les ressources (concurrences, complémentarités, synergies, etc.), entre les divers éléments de la décision (motivations, représentations, stratégies, etc.) ou encore entre le système d activité et son environnement politique et normatif, territorial et sectoriel. La crise écologique, financière et sociale qui ébranla l Équateur à la fin du XX e siècle, les attentats

115 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield du 11 septembre 2001 (à l origine du très répressif USA Patriot Act) et la récente crise des subprimes constituent des évènements majeurs qui ont bouleversé l environnement des familles paysannes de la haute vallée du Cañar et les ont contraint à modifier en conséquence leurs systèmes d activité (Vaillant, 2013). Le système d activité est pensé dans une dynamique continue qui implique d interroger une coévolution du système et de son environnement : il s agit non seulement de l histoire de l entité sociale et de ses activités mais aussi de celle de l environnement, dans ses dimensions politiques, socio-économiques, techniques et écologiques. Cela suppose notamment de questionner les différentes échelles temporelles de l action et de la prise de décision. Penser la dynamique du système d activité amène aussi à en interroger les dimensions de vulnérabilité, de flexibilité (Bathfield et al., 2013 ; Gasselin et Bathfield, 2013), de résilience ou encore de durabilité (Terrier et al., 2013). Discussion-conclusion Le renouvellement du concept de système d activité que nous proposons s inscrit dans la continuité des fondements érigés par Paul et ses collaborateurs en 1994 : historicité, emboîtement d échelles, attention portée autant à l activité (pratiques, décisions) qu aux ressources, jeu complexe des interactions, un regard non agricolo-centré. Il s en distingue par un raffinement de l analyse des activités (analyse du périmètre et du sens) et des ressources (sur une gamme plus large, internes/ externes), la reconnaissance d une diversité de configurations de l entité sociale (individu, ménage, famille, entreprise, etc.), l affirmation d une poly-rationalité de l acteur, l attention portée aux représentations de l acteur, la reconnaissance d une double temporalité à l interface d une micro-histoire singulière et d une macro-histoire sociale, un environnement de l activité et de l entité sociale qui est à la fois un contexte et un produit de l activité. Malgré des sujets de recherche similaires, l approche système d activité se démarque du cadre conceptuel des Sustainable Rural Livelihoods (SRL) sur de nombreux aspects. L approche SRL a été stabilisée en 1991 par le papier de référence de Chambers et Conway (1991). «Un livelihood comprend les capabilités, les actifs (y compris les ressources matérielles et sociales) et les activités comme moyen de subsistance. Un livelihood est durable quand il peut faire face à et se remettre de contraintes et de chocs, de maintenir ou d améliorer ses capacités et ses biens, sans pour autant compromettre la base de ressources naturelles» (Scoones, 1998). L objectif des SRL était de développer une perspective multidisciplinaire centrée sur les personnes afin d établir des politiques et des actions de développement. Construit en parallèle avec une réflexion politique sur la notion de durabilité, le concept de SRL a été rapidement repris par de nombreuses institutions politiques, conduisant à une explosion de travaux sur les SRL. L abondance d études qui résultent de cet engouement a souvent conduit à une simplification du cadre SRL tout en soulignant les limites pratiques de ce cadre conceptuel (Scoones, 2009). En effet, certains auteurs (Gaillard 115

116 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre et Sourisseau, 2009 ; Gasselin, 2012a ; O Laughlin, 2004 ; Scoones, 2009) ont pointé la difficulté pour les chercheurs d appliquer ce cadre ainsi que certaines de ses faiblesses telles que : le peu d attention portée à l entité sociale 7 (qui n est pas identifiée ni caractérisée dans les conceptualisations des SRL) ; la négligence d une analyse de l activité par l examen des pratiques, qui conduit Scoones (2009 : p. 186) à dénoncer «une vision évolutionniste et normative du développement, où l on distingue les «bonnes» et les «mauvaises» activités» ; le manque de perspective systémique, qui amène à omettre l analyse des propriétés émergentes et des interactions (entre activités, entre ressources, etc.) ; la considération de la substituabilité des différents capitaux (physique, financier, humain, social et naturel) qui conduit à négliger d étudier le caractère plus ou moins stratégique des capitaux dans des jeux de pouvoirs et d exclusion ; l absence d ancrage historique local et une lecture souvent apolitique des enjeux (la pauvreté devenant un problème de dotation et de combinaison de capitaux à l échelle micro de la famille et de l individu) ; une normalisation de la durabilité (présentée comme un outcome des SRL) par le biais d indicateurs qui oublient le fait que la durabilité est un construit daté, social, cognitif et que ses enjeux sont toujours territorialisés ; la difficulté de prendre en compte «les ressources cachées» telles que les ressources culturelles ou même de reconnaître des ressources à gérer (telles que les ressources naturelles et identitaires) et non à capitaliser. L approche des systèmes d activité constitue une autre manière de voir qui prétend éviter ces écueils, en mettant l accent sur l activité plutôt que sur les capitaux (la combinaison des activités fait système et définit sa cohérence). En outre, l approche système d activité n est pas limitée aux personnes pauvres comme dans le cadre des SRL. Dans les systèmes d activité, le cœur de l analyse est la prise de décisions et les pratiques des acteurs tout en tenant compte de leur poly-rationalité dans une perspective systémique. Cette approche se démarque également en raison (i) de l impératif de contextualisation du système et de son environnement, (ii) de la prise en compte de «ressources» et non de «capitaux», (iii) de l examen de l historicité et (iv) des relations à l environnement (à la fois contexte et produit de l activité). Le concept de système d activité ainsi défini oriente les travaux de catégorisation des formes sociales et techniques observées dans les diverses expressions de la ruralité, et pas seulement de l agriculture. Il conduit à réinterroger, de manière systémique, l activité, les pratiques et les décisions, ainsi que les interactions liant activités, ressources pour l action et la décision, représentations et motivations multiples de L approche par les SRL considère l individu dans ses capitaux et ses capabilités (Sen, 2008), i.e. la possibilité effective qu a un individu de mobiliser les capitaux disponibles et de prendre des décisions. Ce faisant, elle laisse dans l ombre certaines dimensions qui déterminent aussi la décision et le rapport à l activité, notamment le fait que l acteur ne se réduit souvent pas à un individu mais est une entité sociale composée d individus en interrelations.

117 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield l acteur. Il invite à comparer les processus de transformations observés et permet de revisiter les formes d articulation d une entité sociale avec les niveaux d organisation supérieurs, qu il s agisse de marchés, de territoires, de politiques publiques ou de dispositifs de normes. Il implique d en interroger l historicité dans une lecture où l entité sociale est à la fois (i) le produit d une micro-histoire et d une histoire sociétale, (ii) une entité qui s adapte (ou non) à des régimes d action, de perturbation et d incertitude, mais aussi (iii) un acteur des processus socio-économiques, politiques et environnementaux, contributeur du fait technique et social, dans des organisations, dispositifs et réseaux. Le système d activité pose ainsi une triple temporalité (micro-histoire individuelle, macro-histoire sociale, processus adaptatifs) alors que le SRL est souvent interprété dans une perspective anhistorique et pose une durabilité statique (pas de prise en compte de l adaptabilité) et normative (les paramètres de durabilité sont prédéterminés). L application du concept de système d activité aux questions de durabilité (Terrier et al., 2013) implique (1) une posture constructiviste et compréhensive pour qualifier les enjeux, critères et indicateurs de durabilité et (2) la distinction entre une durabilité restreinte (la durabilité du système pour lui-même) et une durabilité étendue (la contribution du système d activité à la durabilité de niveaux d organisation supérieurs). Le concept de système d activité est à l interface de plusieurs disciplines : agronomie, zootechnie, économie, sociologie, sciences de gestion, ergonomie, géographie, anthropologie, histoire. Il nous semble pouvoir contribuer à renouveler le regard porté sur l exploitation agricole. Il déplace et élargit les études portées par le concept de système de production agricole, et permet d interroger les recompositions contemporaines de l exploitation au Nord comme au Sud (délégation d activité, contractualisation, recomposition de l action collective de proximité, progressivité de l installation, pluriactivité, dilution du caractère familial, entrepreneurialisation, reconfigurations des mobilités géographiques, nouveaux régimes de connaissances et d innovation, etc.) et dans le renouvellement de ses enjeux au-delà des dimensions strictement agricoles (alimentaires, santé, agroécologiques, climatiques, relations à la ville, etc.). Soulignons également que le concept de système d activité n est pas qu un instrument analytique visant à une meilleure intelligibilité des situations. Il peut aussi être mobilisé dans une démarche d accompagnement, par exemple comme le support d une interconnaissance des membres d une coopérative d activité et d emploi en vue de susciter et d organiser l action collective. Pour autant, nous attirons l attention du lecteur sur la tentation totalisante et l exhaustivité fictive que suscite parfois l approche systémique, comme d autres auteurs l ont déjà souligné (Olivier de Sardan, 1995 ; Lugan, 2000), et sur les risques associés (dérives mécanistes, négligence du sensible, contournement de l épreuve philosophique, le social fonctionnalisé, etc.). 117

118 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Bibliographie 118 Albaladejo, C., Arnauld de Sartre, X., Gasselin, P., Agriculture entrepreneuriale et destruction du travail dans la Pampa argentine, Études Rurales, 190, Albaladejo, C., Gasselin, P., Goulet, F., Fragmentations agricoles et rurales dans la Pampa argentine : aux confins du territoire? in Caron, P., Hervieu, B., Hubert, B. (Eds), Colloque «Agricultures et alimentations dans un monde globalisé», Cerisy-la-Salle, septembre Arendt, H., La condition de l homme moderne, Paris, Pocket. Aubry, C., La gestion technique des exploitations agricoles : composante de la théorie agronomique, Mémoire d Habilitation à Diriger les Recherches, Toulouse, Institut National Polytechnique de Toulouse. Bathfield, B., Estrategias adaptativas y gestiones técnicas de los pequeños productores de café y miel en los altos de Guatemala, Thèse de doctorat en «Écologie et développement durable», San Cristobal de Las Casas, Chiapas, Mexique, El Colegio de la Frontera Sur (ECOSUR). Bathfield, B., Gasselin, P., López-Ridaura, S., Vandame, R., A flexibility framework to understand the adaptation of small coffee and honey producers facing market shocks, The Geographical Journal, 179, 4, Bebbington, A., Capitals and Capabilities : A Framework for Analyzing Peasant Viability, Rural Livelihoods and Poverty, World Development, 27, 12, Boltanski, L., Chiapello, E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard. Boserup, E., Évolution agraire et pression démographique, Paris, Flammarion. (Édition originale en anglais : The Conditions of Agricultural Growth. The Economics of Agriculture under Population Pressure. Chicago, Adline publishing, 1965.) Bourdieu, P., Le sens pratique, Paris, Éditions de Minuit. Brossier, J., Vissac, B., Le Moigne, J.-L. (Eds), Modélisation systémique et système agraire. Décision et organisation, Paris, INRA. Caron, P., Reig, E., Roep, D., Hediger, W., Cotty, T.L., Barthelemy, D., Hadynska, A., Hadynski, J., Oostindie, H.A., Sabourin, E., Multifunctionality : refocusing a spreading, loose and fashionable concept for looking at sustainability? International Journal of Agricultural Resources, Governance and Ecology, 7, 4/5, Cellier, J.-M., Marquié, J.-C., Système d activités et régulations dans l exploitation agricole, Le Travail humain, 43, 2, Chambers, R., Conway, G., Sustainable rural livelihoods : practical concepts for the 21st century, IDS Discussion Paper, 296. Chayanov, A.-V., L organisation de l économie paysanne, Paris, Librairie du Regard. Chia, E., Dugué, P., Sakho-Jimbira, M.-S., Les exploitations agricoles familiales sont-elles des institutions? Cahiers Agricultures, 15, 6,

119 Le concept de système d activité P. Gasselin, M. Vaillant, B. Bathfield Cochet, H., L agriculture comparée, Paris, éditions Quae. Cochet, H., Devienne, S., Dufumier, M., L agriculture comparée, une discipline de synthèse? Économie Rurale, , Cortes, G., Migrations, espaces et développement. Une lecture des systèmes de mobilité et des constructions territoriales en Amérique latine, Rapport présenté pour l obtention de l habilitation à diriger des recherches, vol. 3 (synthèse des travaux et des positionnements de recherche), Université de Poitiers. Crozier, M., Friedberg, E., L acteur et le système, Paris, Éditions du Seuil. Curie, J., Hajjar, V., Marquié, H., Roque, M., Propositions méthodologiques pour la description des systèmes d activités, Le travail humain, 53, 2, Darré, J.-P., La production de connaissance pour l action - Arguments contre le racisme de l intelligence, Paris, MSH-INRA. Dedieu, B., Laurent, C., Mundler, P., Organisation du travail dans les systèmes d activités complexes, Économie Rurale, 253, 1, De Janvry, A., Sadoulet, E., Zhu, N., The Role of Non-Farm Incomes in Reducing Rural Poverty and Inequality in China, Berkeley, Department of Agricultural and Resource Economics, University of California. Dejours, C., Travailler n est pas déroger, Travailler, 1, Dufumier, M., Diversité des exploitations agricoles et pluriactivité des agriculteurs dans le Tiers Monde, Cahiers Agricultures, 15, 6, Ellis, F., Household strategies and rural livelihood diversification, Journal of Development Studies, 35, 1, Ellis, F., Rural livelihoods and diversity in developing countries, New York, Oxford University Press. Farrington, J., Carney, D., Ashley, C., Turton, C., Sustainable livelihood in practice : early applications of concepts in rural areas, ODI Natural resources perspectives, 42. Fiorelli, C., L aménagement des conditions de vie au travail des éleveurs : proposition d un cadre d analyse des relations entre rapport subjectif et organisation du travail en élevage. Étude de cas chez des éleveurs pluriactifs, Thèse de doctorat délivré par l Institut des sciences et industries du vivant et de l environnement (AgroParisTech), spécialité : zootechnie des systèmes d élevage, Paris, AgroParisTech-INRA. Fiorelli, C., Dedieu, B., Porcher, J., Un cadre d analyse des compromis adoptés par les éleveurs pour organiser leur travail, Cahiers Agricultures, 19, 5, Gaillard, C., Sourisseau, J.-M., Système de culture, système d activité(s) et rural livelihood : enseignements issus d une étude sur l agriculture kanak (Nouvelle-Calédonie), Journal de la Société des Océanistes, 129, 2, Gasselin, P., Co-conception d une politique publique pour une région arrière du développement : le cas de la pluriactivité en Languedoc-Roussillon, Pour, numéro spécial «Innovations et alternatives en agricultures», 212,

120 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 120 Gasselin, P., 2012a. Amender les «Sustainable Rural Livelihoods» est-il pertinent? Discussion de l exposé de Pierre-Marie-Bosc et Jean-Michel Sourisseau intitulé «Décrire la diversité des systèmes d activités des ménages ruraux», in UMR ARTDev (Ed), Les jeudis d Art-Dev Les journées TerreDev : «Des ménages aux territoires Concepts et méthodologies», Montpellier, jeudi 12 juillet Gasselin, P. (Ed), 2012b. Rapport scientifique final du projet «Insertion territoriale des systèmes d activités des ménages agricoles» (Intersama) dans le cadre du programme «Pour et Sur le Développement Régional» (PSDR3) en Languedoc- Roussillon, Montpellier, INRA. Gasselin, P., Bathfield, B., La flexibilidad de los sistemas de actividad : un marco de análisis de las propiedades y de los procesos adaptativos de las actividades de los agricultores, in Gasselin, P., Cloquell, S., Mosciaro, M. (Eds), Adaptación y transformaciones de las agriculturas pampeanas al inicio del siglo XXI, Buenos Aires, Ciccus. Gasselin, P., Puschiasis, O., Bourliaud, J., Métais, S., La fertilité revisitée : innovation et crise des agricultures de l Altiplano bolivien, in Coudel, E., Devautour, H., Toussaint Soulard, C., Hubert, B. (Eds), International Symposium on «Innovation & Sustainable Development in Agriculture and Food» ISDA 2010, Montpellier France, 28 June-1 July Gasselin, P., Vaillant, M., La migración como elemento clave de los sistemas de actividades campesinos para enfrentar la incertidumbre. Análisis comparativo de dos regiones rurales andinas (Bolivia, Ecuador), in MRdT Bolivia (Ed), III Congreso Mundial de la Quinoa, Oruro, Bolivia March 16-18, Gasselin, P., Vaillant, M., Bathfield, B., The activity system. A position paper, in IFSA (Ed), 10th European IFSA Symposium «Producing and reproducing farming systems : New modes of organization for the sustainable food systems of tomorrow». Workshop 1.3 «Understanding agricultural structural changes and their impacts, to support inclusive policy dialogue and formulation», Aarhus University (Denmark), 1-4 July Gumuchian, H., Pecqueur, B. (Eds), La ressource territoriale, Paris, Economica. Haggblade, S., Hazell, P., Reardon, T., Transforming the Rural Nonfarm Economy. Opportunities and Threats in the Developing World, Baltimore, The John Hopkins University Press. Lanneau, G., Baubion-Broye, A., Bordes, O., Curie, J., Hajjar, V., Processus régulateurs des systèmes d activités et changements socio-techniques, Bulletin de psychologie, XL, 379, Laurent, C., Cartier, S., Fabre, C., Mundler, P., Ponchelet, D., Rémy, J., L activité agricole des ménages ruraux et la cohésion économique et sociale, Économie Rurale, 224, Lugan, J.-C., La systémique sociale, Paris, Presses Universitaires de France. Macombe, C., Une méthode pour détecter les éthiques de métier, Management & Avenir, 4, 6,

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123 Vivre et travailler en agriculture

124

125 Faire face à des questions de travail : les leviers mobilisés par des éleveurs laitiers Nathalie Hostiou 1, Sophie Chauvat 2, Sylvie Cournut 3 Introduction Les questions de travail en élevage laitier deviennent essentielles pour traiter du devenir de ce secteur. Le travail est devenu un frein à l installation et au maintien des éleveurs dans cette activité (Ferris et al., 2006 ; Madelrieux et Dedieu, 2008). Depuis les années 1970, en Europe, le nombre d exploitations laitières et la maind œuvre dans les élevages ne cessent de diminuer fortement (Gambino et al., 2012), alors que les structures s agrandissent (Seegers et al., 2006). Par exemple, le nombre de vaches laitières a augmenté de 36 % entre 2000 et En France, les collectifs de travail gérant des exploitations laitières se diversifient. Le modèle d exploitation géré par deux unités de travail annuel (UTA), c est-à-dire le chef d exploitation et son conjoint et/ou un aide familial, laisse la place à une réalité plus diversifiée : des exploitants seuls permanents, des couples, des exploitations familiales avec du salariat permanent, des formes associatives gérant des regroupements d exploitations ou du salariat partagé (Cochet, 2008 ; Hervieu et Purseigle, 2013). Ces évolutions des collectifs de travail font partie des scénarios d avenir de l activité d élevage. Ces mutations structurelles s accompagnent aussi de changements importants dans les rapports des éleveurs à leur travail. Les attentes d un travail maîtrisé, distinct de la vie familiale, et la volonté de se préserver du temps libre prennent le pas sur le «labeur paysan» (Barthez, 1986), où vie privée et travail sont confondus. 1. INRA, UMR 1273 Métafort, Saint-Genès Champanelle, France ; AgroParisTech, UMR Métafort, Aubière, France ; Clermont Université, VetAgro Sup, UMR Métafort, Lempdes, France ; Irstea, UMR Métafort, Aubière, France ; nhostiou@clermont.inra.fr 2. Institut de l élevage, Supagro, Montpellier, France, Sophie.Chauvat@idele.fr 3. Clermont Université, VetAgro Sup, UMR Métafort, Lempdes, France ; INRA, UMR 1273 Métafort, Saint-Genès Champanelle, France ; AgroParisTech, UMR Métafort, F Aubière ; Irstea, UMR Métafort, Aubière, France, sylvie.cournut@vetagro-sup.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

126 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Ces évolutions s observent dans le Ségala, région rurale naturelle située à cheval sur les départements de l Aveyron, du Cantal et du Lot, qui se caractérise par une densité agricole très forte et une orientation affirmée vers la production laitière. Les exploitations laitières de taille moyenne ( litres de quota en moyenne) restent familiales malgré une diversification des formes de collectifs. Les organisations professionnelles de cette région s intéressent de plus en plus à la problématique du travail, faisant écho à la fois aux questions posées par les éleveurs par rapport à leur travail mais aussi aux inquiétudes des acteurs de la filière quant au devenir de cette activité. Les organismes de conseil sont demandeurs de connaissances et d outils pour accompagner les réflexions des éleveurs sur l adaptation de leur exploitation du point de vue de l organisation du travail. Pour réorganiser le travail sur leur exploitation, les éleveurs mettent en place des solutions relevant de trois grands leviers (Dedieu et Servière, 2001). Ils peuvent simplifier la conduite du troupeau et des surfaces fourragères par exemple avec la monotraite (Rémond et Pomiès, 2007) ou la diminution du nombre de distribution de la ration (Ferris et al., 2006). La main-d œuvre intervenant sur l exploitation peut être recomposée, par exemple par l embauche de salariés ou l externalisation auprès d entreprises agricoles (Hadley et al., 2002). Les éleveurs peuvent également améliorer les bâtiments et équipements en investissant, par exemple dans du matériel de traite (Wagner et al., 2001 ; Rotz et al., 2003) ou pour l alimentation (Kung et al., 1997). Des études ont montré que ces solutions ne répondaient pas aux mêmes attentes (Moreau et al., 2004) et n étaient pas indépendantes les unes des autres (Parsons et al., 2004 ; Cournut et Dedieu, 2005). Par exemple, la monotraite est souvent associée aux vêlages groupés, à l arrêt de la traite sur une période et au recours à l entraide et au service de remplacement (Rubin et al., 2005 ; Tipples et al., 2007). La composition de la main-d œuvre influence également les solutions adoptées par les éleveurs. Olaizola et al. (2008) montrent que des équipements pour l alimentation des troupeaux sont utilisés dans des exploitations avec du salariat. Mais les liens entre collectif de travail et solutions restent encore peu explicités. Nous formulons l hypothèse que la composition du groupe de travailleurs permanents qui assure et organise le travail de l exploitation (appelé noyau organisateur) joue sur les voies d adaptation choisies par les éleveurs laitiers. L objectif de cette étude est ainsi d identifier, dans des exploitations laitières du Ségala, les combinaisons possibles entre des solutions travail, les relations possibles avec la conduite de l élevage, les types de collectifs de travail et les attentes des éleveurs. Dans une première partie nous présenterons le dispositif de l étude mis en place avec les partenaires du développement dans cette région (Institut de l élevage et organismes du contrôle laitier), puis nous aborderons les résultats concernant : (i) la diversité des collectifs de travail en élevage laitier et des solutions mises en place pour organiser le travail, (ii) les interactions entre collectifs de travail, structures et fonctionnement des exploitations. 126

127 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut Matériel et méthodes Le Ségala, au sud du Massif Central L étude a été réalisée dans le Ségala, petite région agricole du sud du Massif Central en France qui concerne les départements de l Aveyron, du Cantal et du Lot. Le milieu naturel est accidenté avec une altitude moyenne de 650 m, variant de 300 à 850 m. Les agriculteurs y représentent le quart de la population active, contre moins de 2,7 % en France. Le tissu laitier est dense (100 à litres par km 2 ) et composé de petites exploitations relativement intensives par rapport à d autres régions de moyenne montagne française (Pflimlin et al., 2005). La main-d œuvre repose essentiellement sur la famille. Les exploitations comportent en moyenne 36 vaches laitières et 60 ha de surface agricole utile (SAU) (Begon et al., 2009). La conduite de l alimentation de l atelier laitier est basée sur le maïs ensilage (19 % de la surface fourragère principale [SFP]) ainsi que l utilisation de prairies permanentes et temporaires pour la fauche et la pâture. Le chargement est élevé (1,4 unités gros bovins [UGB]/ha). La production laitière est de litres/vache/an en moyenne. Des enquêtes en élevage Le dispositif d étude basé sur des enquêtes en élevage, a été construit avec les responsables des contrôles laitiers et l Institut de l élevage, partenaires professionnels de cette étude. Ces deux organismes étaient en effet largement concernés par la nécessité d accompagner les éleveurs dans leur réflexion sur l évolution de leur exploitation du point de vue du travail. Ils souhaitaient, par une meilleure connaissance des leviers mobilisés par les éleveurs faire face à des questions de travail et pouvoir améliorer leur appui aux éleveurs. Il leur semblait en effet nécessaire pour être plus pertinents dans leur offre de conseil, de connaître la diversité des options possibles mais aussi de prendre en compte la situation de chaque exploitation : attentes en termes de travail des éleveurs, nature du collectif de travail et le type de conduite de l élevage. L entretien directif abordait : (i) le statut juridique, les équipements et les surfaces, (ii) la place du travail dans les préoccupations des éleveurs, (iii) la composition du collectif de travail, c est-à-dire tous les travailleurs intervenant sur l exploitation et (iv) les solutions «travail» mobilisées par les éleveurs, et les raisons de leurs choix. Pour décrire le collectif de travail, nous partons du principe que les travailleurs ne sont pas équivalents de par leur fonction dans le collectif, leur rythme de présence (Allaire, 1988) et le type de contrepartie à leur participation au travail (Madelrieux et Dedieu, 2008), et que les liens familiaux entre membres jouent sur le fonctionnement de celui-ci. Lors de l enquête, tous les travailleurs intervenant sur l exploitation ont ainsi été recensés et décrits par leur âge, sexe, statut juridique, rythme d implication dans le travail sur l exploitation (permanent, saisonnier ) et relations entre les personnes (familiales ou non). Deux catégories de main-d œuvre sont identifiées : (i) le noyau organisateur comprend les travailleurs permanents pour 127

128 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre qui l activité agricole est prépondérante en temps et en revenu, et qui organisent le travail de l exploitation (individuels, couples, associations), (ii) la main-d œuvre hors noyau organisateur comprend toutes les autres personnes (bénévolat, entraide, salariat, prestataires de services). Une liste de solutions sur le travail, relevant de trois ensembles (Dedieu et Servière, 2001) : la recomposition du collectif de travail, l amélioration des bâtiments et des équipements et la conduite du troupeau et des surfaces, ainsi que les raisons de leur mise en œuvre a été construite en collaboration avec les partenaires professionnels, en utilisant des travaux réalisés dans d autres régions françaises (Moreau et al., 2004). Le recueil des informations sur les solutions a utilisé cette base en laissant la possibilité de l incrémenter quand nécessaire lors de l enquête (solution ou raison non répertoriées initialement). Ces informations ont été complétées par des données, issues des relevés mensuels réalisés par les organismes du contrôle laitier (base de données Optilait), sur les dimensions de l exploitation et le fonctionnement de l élevage. Les entretiens ont été réalisés lors de visites d exploitations par les techniciens des contrôles laitiers de l Aveyron, du Cantal et du Lot en 2006, et ont duré de 30 minutes à une heure. Ces enquêtes ont été conduites sur une période de trois mois (mai à juin 2006). Après cette période, 458 éleveurs ont été enquêtés parmi les adhérents au contrôle laitier, qui représentent 65 % des éleveurs et 80 % de la production laitière de la zone. La population enquêtée représente donc 19 % des éleveurs laitiers de la zone. L objectif était d obtenir un échantillon le plus exhaustif possible de la population d éleveurs adhérents au contrôle laitier. Les élevages enquêtés se situent dans la moyenne des exploitations laitières du Ségala, avec un quota de litres/an, 36 vaches laitières et 57 ha de surface agricole utile (SAU) (Tab. 1). La SAU est majoritairement consacrée aux troupeaux. Les exploitations reposent sur un système fourrager mixte : le maïs ensilage occupe 17 % de la surface fourragère principale (SFP), les prairies permanentes 33 % et les prairies permanentes 50 %. 37 % des exploitations sont spécialisées en élevage laitier. Les structures des exploitations sont relativement similaires entre les trois départements. 128 Analyse des données La démarche d analyse s est déroulée en deux phases. La première a consisté en la construction de variables relatives aux exploitations (structure, conduite de l élevage, localisation) (Tab. 1), les noyaux organisateurs (Tab. 2), les solutions sur le travail (Tab. 3), les raisons de mise en œuvre de ces dernières (Tab. 4) et en l analyse descriptive de ces variables sur l échantillon. Quatre types de noyaux organisateurs ont été définis dans l échantillon (Tab. 2) selon le nombre de travailleurs et les relations entre eux (familiales ou non). Les «individuels» correspondent aux éleveurs seuls (182 exploitations). Les couples (61 exploitations) désignent les cas où les deux époux travaillent sur l exploitation : la femme n est pas toujours installée officiellement mais réalise au moins l équivalent d un travail à mi-temps. Les associations

129 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut familiales (199 exploitations) sont gérées par plusieurs membres de la famille : groupement agricole d exploitation en commun (GAEC) père-fils ou entre frères et sœurs. Les associations non familiales sont des regroupements d exploitations ou d exploitants hors cadre familiaux, où les associés n appartiennent pas tous à la même famille (13 exploitations). À partir des enquêtes, 46 solutions de travail ont été répertoriées, et ont été codifiées en 20 variables (Tab. 3) qui regroupent des solutions relevant du même registre. Par exemple, la monotraite saisonnière et la monotraite annuelle ont constitué une variable «monotraite annuelle ou saisonnière». Les solutions de travail ont été classées en trois groupes selon qu elles concernaient la simplification de la conduite technique du troupeau et des surfaces, la recomposition de la main-d œuvre ou l amélioration des bâtiments et des équipements (Dedieu et Servière, 2001). Tab 1. Caractéristiques des 458 élevages laitiers dans le Ségala. Structure Conduite de l élevage Département 458 exploitations enquêtées exploitations au Contrôle laitier Élevages spécialisés en lait (%) Vaches (Nb) SAU (ha) SFP (ha) Quota (1 000 L) Stabulation Entravée (%) Aire paillée (%) Logettes (%) 14 / 45 / 41 / Maïs dans SFP (%) Production laitière (L/vache/an) Chargement (UGB/an) 1,31 1,43 Quantité de concentre (kg/vache/an) / Aveyron (%) Lot (%) Cantal (%)

130 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre La deuxième étape a consisté à identifier des combinaisons particulières entre des solutions sur le travail et les relier aux systèmes décrits par la structure des exploitations, la conduite de l élevage, le type de noyau organisateur et les raisons de mise en œuvre des solutions. Pour cela, une analyse des correspondances multiples (ACM) suivie d une classification ascendante hiérarchique (CAH) a été réalisée : chaque exploitation étant décrite par la présence/absence des vingt solutions (Tab. 3). Le logiciel SPAD a été utilisé pour réaliser les analyses statistiques. Les profils obtenus ont été décrits en utilisant les informations relatives aux structures et fonctionnement des élevages et aux noyaux organisateurs. Les différences entre profils ont été testées statistiquement (i) pour les variables quantitatives à l aide d analyses de variance et tests de Student-Newman-Keuls, et (ii) pour les variables qualitatives à l aide de tests du χ 2 et analyse des résidus ajustés. Tab 2. Caractéristiques des noyaux organisateurs (NO) dans les 458 élevages laitiers. Types de noyau organisateur (NO) % élevages (nb élevages) Nb de travailleurs (écart-type) Âge du plus jeune travailleur dans le NO Présence d un travailleur proche de la retraite (> 55 ans) (% des NO concernés) Présence d activités non agricoles (% des NO concernés) Recours à des bénévoles (% des NO concernés) Individuel 41 (188) 1 (0) 42 (7,5) Couple 13 (60) 2 (0) 44 (5,9) Association familiale Association non familiale 44 (202) 2,4 (0,7) 37 (8,2) (9) 3,4 (1,3) 35 (6,8) Total 100 1,8 (0,9) 40 (8,2) Tab 3. Les 20 solutions «travail» dans les 458 élevages laitiers. Variable Nom % élevages (n=458) Leviers Entr Entraide entre agriculteurs 88 MO Prest Recours à des prestataires de services avec salarié 85 MO Augpat Augmentation de la part d herbe pâturée 53 COND Equipnet Équipement nettoyage 48 EQUIP 130

131 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut Variable Cuma Nom Matériel en Cuma (Coopérative d utilisation du mmatériel agricole) % élevages (n=458) Leviers 46 EQUIP EquipT Équipement traite 42 EQUIP Bati Aménagement et construction de bâtiments 38 EQUIP Chien Chien de troupeau 36 COND SimpTS Simplification du travail de saison 35 COND SR Salariat 31 MO RC Distribution d une ration complète 29 COND DAC Distributeur automatique de concentrés 26 EQUIP LS Libre service 18 EQUIP Nbdistri Diminution du nombre de distribution de la ration 18 COND Veau Simplification de l alimentation des veaux 11 COND MonoT Monotraite annuelle ou saisonnière 10 COND 13T Suppression d une traite hebdomadaire 8 COND AchatF Achat de fourrages à l extérieur 6 COND FermSdT Fermeture de la salle de traite 5 COND AchatG Achat des génisses 5 COND MO : recomposer la main-d œuvre ; EQUIP : améliorer les bâtiments et les équipements ; COND : simplifier la conduite du troupeau et des surfaces. Tab 4. Les raisons de mises en place des solutions travail. Raisons de mise en œuvre des solutions travail Nom variables % élevages Diminuer la durée du travail au quotidien DimTA 93 Gérer les pointes de travail Pointe 91 Diminuer la pénibilité physique du travail Pénib 74 Sécuriser le fonctionnement de l exploitation Sécur 65 Assurer la pérennité de l exploitation Péren 40 Se dégager des week-ends et des congés Wecong 32 Raisons économiques/raisons techniques Tech/éco 28 Se libérer régulièrement une soirée Soirée

132 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Résultats La fin d un modèle basé sur le couple d exploitants Les résultats montrent que le modèle d exploitation gérée par un couple, base du développement agricole depuis les années 1960, n est plus la référence unique. Ces exploitations représentent moins de 15 % de l échantillon d exploitations laitières. La famille reste cependant la base de 85 % des noyaux organisateurs. Les sociétés entre associés non familiaux sont encore largement minoritaires (seulement 2 % de l échantillon). Dans 90 % des exploitations, les membres du noyau organisateur travaillent sur l exploitation toute l année. Le vieillissement du noyau organisateur, lié aux préoccupations de transmission des exploitations, est plus marqué dans les exploitations individuelles ou les couples. En effet, ces deux types de noyau organisateur comprennent les travailleurs les plus âgés. La tendance est générale : 19 % des élevages ont une personne du noyau organisateur de plus de 55 ans (Tab. 2). Cette question semble moins prégnante pour les associations qui comportent aussi la plus forte proportion de jeunes. Le bénévolat, en grande majorité familial (parents retraités, enfants), reste essentiel car 39 % des noyaux organisateurs y ont recours (Tab. 2). Une diversité des solutions travail Le registre «main-d œuvre» domine car 95 % des exploitations de l échantillon ont mis en place une ou plusieurs solutions jouant sur ce levier (Tab. 3). Les solutions les plus répandues sont le recours à de l entraide entre agriculteurs pour réaliser des travaux agricoles (88 %) et à des prestataires de services, telles que la coopérative d utilisation du matériel en commun (CUMA) avec chauffeur et l entreprise de travaux agricoles (85 %). 31 % des exploitations emploient un salarié sous différentes formes : salarié permanent, service de remplacement ou groupement d employeurs. Un tiers d entre elles recourt à de la main-d œuvre salariée, notamment sous forme d emploi collectif (groupement d employeurs) ou prestation de service (CUMA, services de remplacement). Le salariat permanent concerne seulement 3 % des élevages. Les exploitants seuls et les couples font davantage appel au salariat que les associations. L amélioration des équipements et des bâtiments reste une voie importante d adaptation des élevages puisque 83 % des éleveurs y ont fait appel. Les éleveurs ont investi dans du matériel pour alimenter le troupeau comme le distributeur automatique de concentrés (26 %). L amélioration du matériel a aussi porté sur le nettoyage des stabulations (48 %) (pailleuse, racleur automatique, etc.). 46 % des exploitations ont recours à du matériel en CUMA pour les travaux sur les surfaces (SFP, cultures ). Les solutions de simplification de la conduite du troupeau et des surfaces sont diverses et concernent différents postes : l alimentation, la traite, la reproduction et les surfaces fourragères. Elles concernent l alimentation du troupeau laitier avec la distribution d une ration complète (29 %), la réduction du nombre de distribution de la ration (18 %), l allaitement des veaux laitiers (11 %) par exemple 132

133 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut en alimentant les veaux une fois par jour. Les solutions touchant la traite concernent la monotraite annuelle ou saisonnière (10 %), la suppression d une traite hebdomadaire en particulier la traite du dimanche soir (8 %) ou la fermeture de la salle de traite à une période de l année (5 %). Seuls, quelques éleveurs achètent des génisses à d autres éleveurs (5 %). Un nombre important d éleveurs (53 %) dit avoir adapté la conduite du pâturage en augmentant la part d herbe pâturée ou en diminuant la part de maïs. Les solutions ont également concerné les surfaces fourragères (35 %), par exemple avec le semis direct. Les éleveurs déploient un nombre important de solutions (6,4 en moyenne). La réduction des volumes de travail au quotidien (93 %) et la gestion des pointes de travail (91 %) sont les raisons citées le plus fréquemment par les éleveurs pour expliquer l adoption de solutions (Tab. 4). Diminuer la pénibilité physique du travail est également importante car elle est citée par 74 % des éleveurs. Ils recherchent davantage de temps libre lors de soirées (23 %) ou de week-ends et congés (32 %). Les solutions ne répondent pas aux mêmes attentes (Fig. 1) : pour réduire leur temps de travail au quotidien, les éleveurs privilégient la simplification de la conduite technique ainsi que l amélioration des équipements ou des bâtiments. La modification des rythmes de travail, que ce soit la réduction des pointes de travail, la libération d une soirée ou la prise de congés, passe par des solutions d adaptation portant sur la conduite technique ou la main-d œuvre. La mécanisation diminue la pénibilité de certaines tâches, notamment le paillage des stabulations. 100 % 90 % 80 % 70 % 60 % 50 % 40 % 30 % 20 % 10 % 0 % EQUIP COND MO Attentes travail des éleveurs laitiers MO : recomposer la main-d œuvre ; EQUIP : améliorer les bâtiments et les équipements. COND : simplifier la conduite du troupeau et des surfaces. Pour les noms des variables se reporter au tableau 4. Fig.1. Relations entre attentes des éleveurs laitiers pour leur travail et groupes de solutions. 133

134 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 134 Six profils d adaptation La classification des exploitations selon les cinq premiers axes issus de l ACM a permis d identifier six profils d adaptation différents c est-à-dire combinant de manière spécifique des solutions (Tab. 5) avec les structures et le fonctionnement de l exploitation (Tab. 6 et 7). Le profil 1 «pas de solution» (n = 63) est caractérisé par le très faible recours à des solutions pour adapter le travail (3,6 en moyenne) (Tab. 5). Le système fourrager est basé sur une faible part de maïs (13,6 % de la SFP) et une part importante de pâturage pour alimenter le troupeau. Le niveau de productivité est relativement faible avec une moyenne de l/vache/an et un chargement de 1,2 UGB/ha. Les structures sont celles utilisées traditionnellement dans la région Ségala avec une étable entravée et un transfert à lait pour la traite (Tab. 7). Les exploitations sont préférentiellement localisées dans le Cantal et gérées par des exploitants plutôt plus âgés et plus souvent en couple que la moyenne de l échantillon (Tab. 9). Les éleveurs n ont pas exprimé d attentes particulières pour leur travail (Tab. 8). Le profil 2 «entraide et délégation» (n = 143) est caractérisé par la mobilisation de solutions sur la main-d œuvre. Les éleveurs ont recours à l entraide et à la délégation des travaux à une entreprise pour les surfaces fourragères afin de gérer les pointes de travail. Les structures de production sont petites avec un quota de litres, 29 vaches et 46 ha de SAU. La part de maïs dans la surface fourragère principale (14,5 %) et la productivité des vaches (6 580 l/vache/an) sont plus faibles que la moyenne de l échantillon. Les équipements sont anciens avec une stabulation entravée et un transfert à lait pour la traite. Les éleveurs de ce profil sont les plus âgés et le plus souvent seuls sur leur exploitation. Le profil 3 (n = 93) est caractérisé par de «nombreuses solutions pour améliorer les bâtiments et les équipements». Les éleveurs ont investi dans des équipements de nettoyage pour la stabulation (pailleuse, racleur automatique, etc.) et la salle de traite. Les exploitations comptent parmi les plus grosses structures avec un quota de plus de litres, 40 vaches et 62 ha de SAU, et présentent la plus forte productivité avec une part de maïs importante dans la SFP (18,9 %). Ces solutions se retrouvent plus fréquemment dans des exploitations gérées par des associations (Tab. 9), les éleveurs étant parmi les plus jeunes de l échantillon. Les raisons expliquant ces solutions sont la volonté de gérer les pointes de travail et de réduire la pénibilité physique du travail. Les exploitations sont plus fréquemment localisées en Aveyron. Le profil 4 «traite et alimentation et distributeur automatique de concentrés (DAC)» (n = 40) est caractérisé par des solutions pour simplifier la traite et l alimentation des vaches, et améliorer les équipements (DAC). En fin de lactation, c est-à-dire à la fin du printemps ou en été, les éleveurs ferment la salle de traite pendant quelques semaines et/ou pratiquent la monotraite saisonnière. Ils diminuent également le nombre de distribution de la ration des vaches laitières et utilisent du lait yogourt pour les veaux. L alimentation des animaux est automatisée pour faciliter la distribution. Les raisons de mise en place des solutions expriment

135 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut une volonté de la part des éleveurs de se libérer du temps (week-ends, congés, soirées). Les exploitations sont dans la moyenne de l échantillon quant à la part de maïs dans la SFP (16,9 %) et à la productivité (6 740 l/vache/an). Elles sont plus fréquemment localisées en Aveyron. Le profil 5 «Suppression d une traite hebdomadaire, service de remplacement et équipement» (n = 44) est caractérisé par l utilisation d un nombre de solutions important (9,1 en moyenne). Les éleveurs simplifient la conduite technique du troupeau en adoptant la suppression de la traite du dimanche soir et font appel aux services de remplacement pour certains travaux. Ils ont modifié les équipements avec un distributeur automatique pour l allaitement des veaux, ont aménagé leur installation de traite et leur stabulation avec des équipements de nettoyage (racleur automatique, pailleuse). Les raisons exprimées par les éleveurs pour justifier ces choix sont de se libérer du temps (soirée, week-end, congés) et de réduire la pénibilité physique. Les structures sont relativement grandes avec 39 vaches, 59 ha de SAU et un quota de l. Les niveaux de productivité sont parmi les plus élevés de l échantillon avec un chargement de 1,47 UGB/ha. La part de maïs dans la surface fourragère principale est importante (21,1 %). Le profil 6 «plusieurs solutions pour chacune des trois composantes» (n = 75) est composé d exploitations combinant plusieurs solutions pour chacun des trois leviers (8,6 solutions en moyenne). Les éleveurs ont recours à de nombreuses solutions relatives à la conduite des surfaces et du troupeau. Ils utilisent la ration complète pour alimenter les vaches laitières. Des activités comme l élevage des génisses ou la production de fourrages sont délocalisées hors de l exploitation. Le travail de saison sur les surfaces fourragères est simplifié (semis direct, sur-semis pour les prairies). Les éleveurs recomposent la main-d œuvre avec l emploi de salariés, l entraide entre agriculteurs et la délégation à des entreprises de travaux agricoles pour les travaux de saison (ensilages de maïs et d herbe, moissons). Ils ont investi dans des équipements de nettoyage et de traite. Ces solutions sont mises en œuvre pour diminuer la pénibilité physique du travail et sécuriser le fonctionnement de l exploitation. Ces exploitations sont de grande taille ( l de quota et 39 vaches laitières), plus productives que la moyenne (7 000 l/vache/an) et une surface de maïs importante (19,8 % de maïs dans la SFP). Comme pour le profil 3, les éleveurs sont parmi les plus jeunes de l échantillon et plus fréquemment en association (Tab. 9). 135

136 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Tab 5. Pourcentage des solutions travail mises en œuvre dans les 458 fermes laitières selon les six profils. Leviers Variable P1 (n=63) P2 (n=143) P3 (n=93) P4 (n=40) P5 (n=44) P6 (n=75) Tous Significativité pour le test du χ 2 MO Entra *** MO Prest *** MO SR *** EQUIP Equipnet *** EQUIP Cuma *** EQUIP EquipT *** EQUIP Bati *** EQUIP DAC *** EQUIP LS *** COND Augpat *** COND Chien *** COND SimpTS *** COND RC *** COND Nbdistri *** COND Veau *** COND MonoT *** COND 13T *** COND AchatF * COND FermSdT *** COND AchatG * MO : recomposer la main-d œuvre ; EQUIP : améliorer les bâtiments et les équipements ; COND : simplifier la conduite du troupeau et des surfaces. * pvalue <0,05 ; ***pvalue <0,001. Les valeurs en gras indiquent les cellules pour lesquelles les résidus ajustés sont significativement différents de 0 (seuil de p<0,05). Le signe indique alors si la valeur est plus élevée (+) que celle donnée par le modèle χ 2 d indépendance ou plus faible (-). 136

137 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut Tab 6. Moyenne des variables quantitatives selon les profils. P1 P2 P3 P4 P5 P6 Tous Nb élevages Nb vaches laitières Significativité pour l Anova 35,3 bc 28,7 a 40,0 c 31,5 ab 38,8 bc 39,4 c 35 *** SAU (ha) 61,1 b 46,0 a 62,2 b 54,0 ab 58,6 b 60,4 b 55,9 *** SFP (ha) 53,4 b 40,6 a 53,5 b 45,7 ab 50,1 ab 52,4 b 48,5 *** Maïs dans la SFP (%) Quota (1 000 l/an) 13,6 a 14,5 a 18,9 b 16,9 ab 21,1 b 19,8 b 17,1 *** 209 ab 174 a 251 c 198 ab 244 bc 256 c 217 *** Production (l/vache/an) 6 502a a b ab ab b 6763 ** Âge du plus jeune travailleur dans le noyau organisateur Nb de solutions travail solutions Chargement (UGB/ha) Quantité de concentrés (kg/vache/an) 41,8 b 42,3 b 37,7 a 39,9 ab 40,0 ab 37,6 a 40,1 *** 3,6a 5,4b 6,3c 7,3d 9,1e 8,9e 6,4 *** 1,20a 1,26ab 1,38c 1,22ab 1,47c 1,37bc 1,31 *** ns Pour une même ligne, les moyennes avec la même lettre ne sont pas significativement différentes ns : pas significatif ; ** pvalue <0,01 ; ***pvalue <0,

138 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Tab 7. Pourcentage des élevages appartenant à chaque modalité pour les variables qualitatives illustratives selon les profils. Stabulation (%) Département (%) P1 P2 P3 P4 P5 P6 Tous Entravée Aire paillée Logettes Aveyron Cantal Lot Significativité pour le test du χ 2 *** *** ns, not significant ; ** pvalue <0,01 ; ***pvalue <0,001. Les valeurs en gras indiquent les cellules pour lesquelles les résidus ajustés sont significativement différents de 0 (seuil de p<0,05). Le signe indique alors si la valeur est plus élevée (+) que celle donnée par le modèle χ 2 d indépendance ou plus faible (-). Tab 8. Pourcentage des raisons de mise en œuvre des solutions pour chaque profil. P1 P2 P3 P4 P5 P6 Tous significativité Diminuer la durée du travail au quotidien *** Gérer les pointes de travail *** Diminuer la pénibilité physique du travail Sécuriser le fonctionnement de l exploitation Assurer la pérennité de l exploitation Se dégager des week-ends et des congés Raisons économiques/ Raisons techniques Se libérer régulièrement une soirée *** *** ns *** *** *** ns, pas significatif ; ***pvalue <0,001. Les valeurs en gras indiquent les cellules pour lesquelles les résidus ajustés sont significativement différents de 0 (seuil de p<0,05). Le signe indique alors si la valeur est plus élevée (+) que celle donnée par le modèle χ 2 d indépendance ou plus faible (-). 138

139 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut Tab 9. Pourcentage de noyaux organisateurs pour chaque profil. Profil Individuel (41 %) Couple (13 %) Association familiale (44 %) Association non familiale (2 %) P1 34,9 20,6 + 41,3 3,2 P2 53,1 + 12,6 33,6-0,7 P3 32,3-6,5-55,9 + 5,4 + P4 50,0 15,0 35,0 0,0 P5 40,9 15,9 38,6 4,5 P6 30,7-10,7 57,3 + 1,3 Test du χ 2 : pvalue = 0,002. Les valeurs en gras indiquent les cellules pour lesquelles les résidus ajustés sont significativement différents de 0 (seuil de p<0,05). Le signe indique alors si la valeur est plus élevée (+) que celle donnée par le modèle χ 2 d indépendance ou plus faible (-). Discussion Évolution des collectifs de travail dans les exploitations laitières familiales Les résultats issus de l échantillon à visée représentative montrent des tendances d évolution des collectifs de travail dans les exploitations laitières du Ségala. Le modèle basé sur le couple d exploitants n est plus la seule référence : si les collectifs restent très majoritairement familiaux, les formes sociétaires se développent (Agreste, 2011). La question de la transmission et du devenir des exploitations individuelles ou en couple se pose car les exploitants y sont plus âgés, alors que les associations peuvent compter sur une plus forte proportion de jeunes. Dans les exploitations, le bénévolat familial est encore bien présent. Ce constat pointe ainsi la fragilité d un grand nombre d exploitations, dont l organisation du travail repose fortement sur cette main-d œuvre. La part du salariat et des prestataires de service confirme les tendances d évolution des collectifs de travail des exploitations, déjà rapportées par plusieurs études (Gambino et al., 2012). Des profils d adaptation qui articulent les trois leviers : simplification de la conduite, réorganisation de la main-d œuvre et rationalisation des équipements Les solutions ne sont pas associées de façon aléatoire dans les élevages. Notre étude a permi d identifier des combinaisons particulières de solutions en élevage laitier. Elle met en avant que des solutions de simplification de la conduite de l élevage 139

140 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre sont associées à celles concernant la main-d œuvre et/ou les équipements comme illustré par le profil 5 «suppression d une traite hebdomadaire, service de remplacement et équipement» et le profil 6 «plusieurs solutions pour chacune des trois composantes». Contrairement aux études précédentes qui focalisaient sur une solution particulière par exemple le robot de traite (Rotz et al., 2003) ou le système pâturant (Parsons et al., 2004), cette étude illustre des interactions entre les différentes composantes du système d élevage : la conduite technique, les équipements et le recours à de la main-d œuvre extérieure à l exploitation. Ce résultat implique que pour raisonner une innovation ou un changement technique dans les élevages, les interactions entre la conduite d élevage, la main-d œuvre et les investissements doivent être prises en compte. 140 Des profils d adaptation non indépendants des noyaux organisateurs Les résultats confirment que les profils d adaptation dépendent de la composition du noyau organisateur, de sa taille ainsi que dans certains cas (profils 1 et 2) de l âge des travailleurs. Les profils 3 «nombreuses solutions touchant l amélioration des bâtiments et les équipements» et 6 «plusieurs solutions pour chacune des trois composantes», manifestant une dynamique importante basée sur des investissements et/ou des modifications significatives de la conduite technique dans une volonté d être productif, se rencontrent plus fréquemment dans des exploitations gérées par des associations d exploitants. L étude va dans le sens de travaux montrant que des changements de techniques dépendent d un ensemble de facteurs liés au collectif de travail tels que l âge, le nombre de travailleurs, la répartition du travail entre famille et salarié (Solano et al., 2006). Elle permet de considérer les travailleurs non pas indépendamment les uns des autres mais bien la nature du collectif de travail dans son ensemble (Madelrieux et Dedieu, 2008). Nos résultats rejoignent également d autres études (Seegers et al., 2006 ; Dufour et al., 2007 ; Martel et al., 2008) qui montrent que les attentes des éleveurs pour améliorer leurs conditions de travail sont à prendre en compte pour expliquer les changements de pratiques. Au sein de noyaux organisateurs avec plusieurs associés, la question des week-ends ou des congés n apparaît pas comme une réelle préoccupation, car son fonctionnement et sa taille permettent une rotation entre les exploitants (Seegers et al., 2006). Plutôt focalisées sur l efficacité de leur travail, ces exploitations investissent dans la fonctionnalité de leurs bâtiments, et dans des équipements d élevage pour travailler plus vite, comme le démontre le profil 5 «suppression d une traite hebdomadaire, service de remplacement et équipement». Jouant sur des registres différents pour modifier leur travail, les éleveurs seuls ou en couple recourent plus souvent à des simplifications touchant la traite et le pâturage en misant conjointement sur le recours à de la main-d œuvre non familiale. Ils expriment souvent d autres priorités que la productivité du travail (Rault, 2006) : se libérer du temps quotidiennement pour profiter de leur vie de famille, prendre des week-ends, des congés ou travailler en autonomie. Du fait des évolutions et de

141 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut la diversification de la main-d œuvre exploitante (Bewley et al., 2001 ; Haugen et Blekesaune, 2005), la prise en compte de la composition du collectif de travail est importante pour comprendre et accompagner les transformations du travail et des changements induits dans l organisation des élevages. Le collectif de travail doit être analysé par les fonctions des travailleurs, leur implication en temps et les contreparties de leur travail, et non pas uniquement comme des unités de travailleurs. Cette étude a permis de donner aux organismes en charge du conseil, une meilleure connaissance des solutions mises en œuvre par les éleveurs pour adapter leur travail, des combinaisons entre solutions ainsi que des liens avec le collectif de travail et le fonctionnement des élevages. La description de la diversité des solutions a montré qu elles n étaient pas toutes mobilisées selon la même fréquence. Des solutions sont très liées à la conjoncture par exemple économique. L augmentation du prix du lait est un facteur qui joue sur la mise en œuvre de la réduction du nombre de traite, qui induit une baisse de la production laitière par vache. Par exemple, l augmentation du prix du lait aurait conduit des éleveurs à arrêter la monotraite annuelle. En termes d équipement, le robot de traite pour se libérer de l astreinte de la traite, se développe dans les élevages laitiers. Conclusion La résolution des problèmes de travail dans les exploitations laitières familiales est cruciale pour assurer le devenir de la filière laitière. Nos résultats suggèrent que l adaptation des élevages à des questions de travail renvoie à des combinaisons de solutions différentes selon la composition de la main-d œuvre : travailler seul, en couple, à plusieurs de la famille, ou encore entre associés externes. La main-d œuvre doit se raisonner en termes de composition et de relations entre les travailleurs, et pas uniquement en termes d unités de travailleurs. Ainsi, la recherche de solutions doit être raisonnée différemment pour chaque cas, en prenant en compte les caractéristiques propres de chaque exploitation (collectif de travail, structure, fonctionnement, etc.), ainsi que les objectifs, les attentes et les conceptions du travail des exploitants. Réfléchir à des solutions pour répondre aux attentes des éleveurs, qui viseront à améliorer leurs conditions de travail et la durabilité sociale des exploitations, doit donc aussi bien envisager l introduction d une technique nouvelle que concevoir un nouveau système d élevage à partir de combinaisons complexes de solutions. Bibliographie Agreste Primeur, Recensement agricole 2010, premières tendances, 266. Allaire, G., Itinéraires et identités professionnelles des travailleurs de l agriculture, Inra Actes et Communications, 3, Barthez, A., Du labeur paysan au métier d agriculteur : l élaboration statistique en agriculture, Cahiers d Économie et sociologie rurales, 3,

142 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Begon, M., Pailleux, J.-Y., Joly, N., Lémery, B., Dedieu, B., Les chemins pour durer en élevage bovin laitier : diversité des logiques d action sur le long terme en Ségala (Massif Central), in 16 es Rencontres Recherches Ruminants, Paris, France, Bewley, J., Palmer, R.W., Jackson-Smith, D.B., Modeling milk production and labor efficiency in modernized wisconsin dairy herds, Journal of Dairy Science, 84, Cochet, H., Vers une nouvelle relation entre la terre, le capital et le travail, Terres Agricoles, 134, Cournut, S., Dedieu, B., Simplification des conduites d élevages bovins laitiers, Cahiers Agricultures, 14, Dedieu, B., Servière, G., Organisation du travail et fonctionnement des systèmes d élevage, in 8 es Rencontres Recherches Ruminants, Paris, France, Dufour, A., Hostiou, N., Cournut, S., Dedieu, B., Le travail en élevage laitier : des conceptions, des noyaux organisateurs et des profils d organisation variés, in 14 es Rencontres Recherches Ruminants, Paris, France, Ferris, C.-P., Frost, J.-P., Binnie, R.C., Patterson, D.C., Dairy cows performance and labour inputs associated with two silage feeding systems, Grass and Forage Science, 61, Gambino, M., Laisney, C., Vert, J. (Eds), Le monde en tendances. Un portrait social prospectif des agriculteurs, Centre d études et de prospective, SSP, ministère de l Agriculture, de l Alimentation, de la Pêche, de la Ruralité et de l Aménagement du territoire, La Documentation française. Hadley,.L., Harsh, S.B., Wolf, C.A., Managerial and financial implications of major dairy farm expansions in Michigan and Wisconsin, Journal of Dairy Science, 85, Haugen, M.S., Blekesaune, A., Farm and off-farm work and life satisfaction among Norwegian Farm women, Sociologia Ruralis, 45, Hervieu, B., Purseigle, F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin, Collection U. Kung, L., Demarco, J.R.S., Siebenson, L.N., Joyner, E., Haenlein, G.F.W., Morris, R.M., An evaluation of two management systems for rearing calves fed milk replacer, Journal of Dairy Science, 80, Madelrieux, S., Dedieu, B., Qualification and assessment of work organization in livestock farms, Animal, 2, Martel, G., Dourmad, J.-Y., Dedieu, B., Do labour productivity and preferences about work load distribution affect reproduction management and performance in pig farms? Livestock Science, 118, Moreau, J.-C., Seegers, J., Kling-Eveillard, F., Répondre à la préoccupation travail des éleveurs : compte-rendu du programme national 2003 financé par l Onilait. 1 re partie : 1 er recueil d expériences sur les solutions possibles en exploitation, Rapport, Institut de l élevage, Paris, 37p. 142

143 Les leviers mobilisés par les éleveurs laitiers N. Hostiou, S. Chauvat, S. Cournut Olaizola, A.M., Chertouh, T., Manrique, E., Adoption of a new feeding technology in Mediterranean sheep farming systems : Implications and economic evaluation, Small Ruminant Research, 79, Parsons, R.L., Luloff, A.E., Hanson, G.D., Can we identify key characteristics associated with grazing-management dairy systems from data survey? Journal of Dairy Science, 87, Pflimlin, A., Perrot, C., Parguel, P., Diversité des systèmes laitiers en France et en Europe. Les atouts des zones défavorisées pour les produits de qualité, Fourrages, 184, Rault, G., Approche sociologique en élevage et questions sur le conseil agricole, Fourrages, 185, Rémond, B., Pomiès, D., Once-daily milking of Holstein cows for one-week decreases milk yield by twenty-five percent without any carry-over effect, Livestock Science, 110, Rotz, C.A., Coiner, C.U., Soder, K.J., Automatic milking systems, Farm size, and milk production, Journal of Dairy Science, 86, Rubin, B., Huchon, J.-C., Sabatté, N., Desarmenien, D., Gaboriau, L., Goulard, L., Robot de traite, monotraite, embauche d un salarié : impacts sur le fonctionnement et les résultats d exploitations laitières en Pays-de-la-Loire, Fourrages, 185, Seegers, J., Moreau, J.-C., Béguin, E., Guillaumin, A., Frappat, B., Attentes des éleveurs laitiers vis-à-vis de leurs conditions de travail et évolution de leurs systèmes d exploitation, Fourrages, 185. Solano, C., Leon, H., Pérez, E., Tole, L., Fawcett, R.H., Herrero, M., Using farmer decision-making profiles and managerial capacity as predictors of farm management and performance in Costa Rica dairy farms, Agricultural Systems, 88, Tipples, R., Verwoerd, N., Bewsell, D., Dalley, D., Turner, D., Social impacts of Once-a-Day milking, in Proceedings of the Once-a-Day Milking Conference, Tempero Centre, LIC, Newstead, Hamilton, pp Wagner, A., Palmer, R.W., Bewley, J., Jackson-Smith, D.B., Producer Satisfaction, Efficiency, and Investment Cost Factors of Different Milking Systems, Journal of Dairy Science, 84,

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145 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles. Le cas des exploitations laitières des Alpes du Nord Médulline Terrier 1, Sophie Madelrieux 2, Benoît Dedieu 3 Introduction L agriculture familiale est aujourd hui sous le feu des projecteurs. Tandis que les Nations unies ont proclamé 2014 «Année internationale de l agriculture familiale», les plaidoyers visant à démontrer l importance, en termes de développement, de cette forme d exercice de l activité agricole à travers le monde, trouvent à se faire entendre. En France, l exploitation familiale incarne un idéal longtemps mythifié par le dispositif idéologique syndical et consacré par les lois d orientation de 1960 et 1962 (Bosse-Platière, 2005). L expression «exploitation familiale» s est cependant récemment vue effacée des textes de loi au profit de l entreprise agricole (Rémy, 2010). Ce changement de vocable signe-t-il pour autant la disparition du lien entre la famille et l activité agricole? Les données statistiques récentes dressent à ce propos un tableau ambigu. Selon une définition largement partagée, l exploitation familiale renvoie à une exploitation agricole sur laquelle la propriété et le contrôle de la gestion, transmis d une génération à l autre, sont dans les mains d individus liés par la parenté ou par le mariage et qui réalisent le travail agricole (Gasson et al., 1993 ; Petit, 2006 ; Bjorkhaug et Blekesaune, 2008). Premier indice du maintien de la dimension familiale des exploitations françaises, c est aujourd hui 84 % des actifs permanents qui sont familiaux 4 (Agreste, 2012). Bien qu en augmentation ces dernières années, l appel à la main- 1. IRSTEA, DTM, BP 76, Saint-Martin d Hères, France ; INRA, UMR 1273 Métafort, St Genes Champanelle, France, terrier_medulline@yahoo.fr 2. IRSTEA, DTM, BP 76, Saint-Martin d Hères, France, sophie.madelrieux@irstea.fr 3. INRA, UMR 1273 Métafort, St Genes Champanelle, France, benoit.dedieu@clermont.inra.fr 4. Par actifs familiaux, sont désignés : les chefs d exploitation, les coexploitants, les conjoints non coexploitants actifs ainsi que les autres membres de la famille actifs. Cette catégorie prend également en compte les salariés permanents familiaux. Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

146 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 146 d œuvre extérieure à la famille demeure minoritaire. Par ailleurs, l agriculture reste un métier à forte reproduction sociale puisque 87 % des agriculteurs âgés de 21 à 34 ans ont un lien de parenté avec l agriculteur qu ils remplacent (Jacques-Jouvenot et Gillet, 2001) et dans les trois quarts des cas, il s agit de leur père (Bessière et al., 2008). Si ce tableau statistique tend à confirmer le caractère familial de l agriculture française contemporaine, certaines évolutions telles que l augmentation des installations hors cadre familial et du travail extérieur des conjointes, la généralisation des formes sociétaires ou encore, le recours de plus en plus fréquent aux salariés (Olivier-Salvagnac et Legagneux, 2012) modèrent cet avis. En quoi ces évolutions transforment-elles le caractère familial des exploitations agricoles? Comment coexistent ou s articulent-elles avec le constat que nous faisons de permanence du caractère familial des exploitations françaises? Re-questionner aujourd hui les rapports familiaux de production sur l exploitation agricole peut néanmoins sembler trivial, voire éculé, tant l exploitation familiale a été disséquée depuis 50 ans. Pourtant, à y regarder de plus près, la dimension familiale de l exploitation agricole a peu à peu disparu du champ scientifique français. Avec les profondes transformations de leurs «objets» privilégiés «le rural», le «paysan» et le «village» les recherches des ruralistes français, très prolifiques des années 1960 aux années 1980, s en sont peu à peu détournées (Alphandéry et Billaud, 2009). À la recherche de nouvelles grilles de lecture pour analyser les formes sociales de production et d organisation de l agriculture contemporaine, c est aujourd hui vers l agriculture de firme que se tournent les sociologues agricoles (Purseigle, 2012). Ainsi, de façon paradoxale, l «effacement» de la famille dans le traitement des questions agricoles pourrait laisser penser qu exploitation et famille sont deux termes dont l association ne fait aujourd hui plus sens, et ce alors même que les statistiques nous invitent à penser le contraire. Dans cette contribution, basée sur deux études réalisées dans les Alpes du Nord, nous voulons remettre les rapports familiaux de production au centre de l analyse de façon à interroger les transformations du caractère familial des exploitations agricoles contemporaines. Si peu de travaux récents viennent amender les grilles de lecture produites par les ruralistes (voir par exemple : Bessière, 2010 et Dahache, 2012), nous faisons l hypothèse que ces recherches, bien que socialement datées pour la plupart, proposent des catégories d analyse pertinentes pour penser les rapports de production et leurs transformations sur l exploitation familiale d aujourd hui. Ce chapitre s organise en trois parties. Dans une première partie, nous montrerons que l exploitation familiale telle qu elle fut pensée et décrite dans les années 1960 et 1970 constitue un idéal-type à partir duquel penser les transformations à l œuvre. Dans une deuxième partie, après avoir présenté les grandes lignes des deux études de cas sur lesquelles se base notre propos, nous nous interrogerons sur ce qui distingue les exploitations enquêtées de l idéal-type précédemment construit. Nous explorerons ainsi quelques-unes des évolutions récentes qui tendent à «défamilialiser» l exploitation agricole et nous conclurons, dans une troisième partie, que c est aujourd hui en termes de diversité et de complexité qu il faut penser la dimension familiale de l exploitation agricole.

147 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu L exploitation agricole familiale des années 1970 comme idéal-type pour penser les transformations contemporaines des rapports familiaux de production Depuis la Seconde Guerre mondiale, l agriculture en France est politiquement et juridiquement définie comme une activité familiale. La loi d orientation agricole (LOA) de 1960 soutient à la fois la «modernisation» et l insertion de l agriculture dans l économie de marché, mais elle promeut aussi une structure familiale de production. Le modèle de «l exploitation à 2 UTH (unités de travail humain)» telle que définie par les LOA de 1960 et 1962 devait permettre à un ménage de subsister et d atteindre une parité économique et sociale avec le reste de la société, sans recours au travail extérieur (Rémy, 1987). Vingt ans plus tard, la LOA de 1980 réaffirme la dimension familiale de l activité agricole en stipulant que «les exploitations familiales à responsabilité personnelle [...] constituent la base de l agriculture française» (Bosse-Platière, 2005). Si les politiques de modernisation et de professionnalisation de l agriculture menées par l État depuis les années 1960 se sont attachées à «défamilialiser» les rapports de production au sein de l exploitation agricole (création des groupements agricoles d exploitation en commun [GAEC] puis des exploitations agricoles à responsabilité limitée [EARL], politique d aides à l installation, etc.), il n en demeure pas moins que l agriculture constitue un domaine d activité particulier en ce sens qu il s y joue tout à la fois des rapports professionnels et des rapports familiaux (Barthez, 1982). Des années 1960 aux années 1980, les sociologues ruralistes se sont attachés à rendre compte de cette imbrication des logiques professionnelle et familiale sur l exploitation agricole en s appuyant sur des grilles de lecture de tradition structuraliste. Leurs recherches décrivent une famille agricole traversée de rapports de domination, et dont le mode de fonctionnement spécifique se caractérise par une faible autonomie des individus : leurs comportements sont déterminés par leur statut dans la famille, tandis qu une division du travail hiérarchisée définit des rôles différenciés et complémentaires notamment entre hommes et femmes et entre générations (Van de Walle, 1993). À l heure où la sociologie du travail et de la famille constate l émergence d une famille conjugale relationnelle et individualiste ainsi que l importance grandissante de la norme de l émancipation personnelle au travail, par opposition avec l assignation identitaire à un destin professionnel tout tracé (De Singly, 2005 ; Bessière, 2006 ; Giraud, 2006), les analyses produites par les ruralistes pourraient apparaitre passéistes. Cependant, et c est là notre hypothèse de travail, pour datée qu elle soit, cette littérature pose les bases conceptuelles d une analyse du fonctionnement familial des exploitations et suggère des éléments dont la variabilité dans le temps et entre les exploitations permet de saisir la nature et la diversité du caractère familial des exploitations contemporaines. En décrivant ainsi les exploitations agricoles dans un «excès de famille», leurs auteurs dessinent une exploitation familiale idéaltypique, au sens wébérien de catégorie organisatrice de la réalité pour aider à penser, 147

148 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre et à partir de laquelle il devient possible de repérer et de caractériser les transformations à l œuvre aujourd hui. C est l objet des paragraphes suivants que de dégager les caractéristiques de cet idéal-type. Cette exploitation familiale que nous érigeons en idéal-type renvoie donc à l exploitation des années : plus vraiment paysanne car sur le chemin de la modernisation et de la «professionnalisation», mais encore définitivement familiale (Mundler et Rémy, 2012). Sur cette exploitation familiale idéal-typique, les rapports sociaux sont décrits comme relevant d un choc entre des rapports familiaux et des rapports professionnels (Barthez, 1982). Au-delà de l imbrication des sphères professionnelle et familiale, ce sont également différentes temporalités qui régissent les interactions des individus au sein des familles. En effet, dans ces familles agricoles, non seulement la socialisation professionnelle et la socialisation familiale sont indissociables, mais encore, la famille y joue en même temps un rôle de reproduction (reproduction professionnelle et transmission patrimoniale) et un rôle de coproduction (production professionnelle et production domestique) (Gramain et Weber, 2003). On a là deux points d entrée qui rendent compte du caractère familial de l exploitation agricole : (i) la transmission et (ii) la perméabilité des sphères domestique et professionnelle. 148 La transmission : un processus multidimensionnel, clé de voûte de la dimension familiale de l exploitation Nous l avons évoqué en introduction, le groupe socioprofessionnel des agriculteurs est l un de ceux dont la reproduction s appuie le plus sur l héritage (Dubuisson- Quellier et Giraud, 2010). Ce constat l agriculture présente la particularité de recruter ses membres dans la famille en appelle un autre, celui de l importance de la transmission du métier, au sein des familles agricoles, mais aussi des conditions nécessaires à l exercice de ce métier, c est-à-dire des moyens de production. La transmission familiale, processus structurant du fonctionnement et de la continuité des exploitations agricoles, renvoie, en même temps, à la passation, de génération en génération de trois éléments (Bessière, 2003) : (i) un patrimoine physique et symbolique, à la fois moyens de production et histoire d une famille, (ii) un métier qui met en jeu des savoir-faire spécifiques, et (iii) un statut de chef d exploitation, c est-à-dire d une autorité sur la ferme. En effet, pour devenir agriculteur, il ne suffit pas, comme dans la plupart des autres métiers, d acquérir une qualification professionnelle, il faut avant tout pouvoir disposer d un droit d usage sur l ensemble des moyens de production : du foncier agricole, des équipements, des bâtiments, un cheptel, des capitaux financiers, etc. (Barthez, 1982). Une première dimension de la transmission en agriculture renvoie donc à l héritage en tant que bien physique, à la fois outil de travail et patrimoine familial. De par sa dimension patrimoniale, l héritage transmis n est pas seulement physique, il renvoie à tout un ensemble d éléments matériels et immatériels qui

149 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu concourent à maintenir l identité et l autonomie de l agriculteur dans le temps et dans l espace (Ollagnon, 1989). Les «moyens de production-patrimoine» lient ainsi les générations les unes aux autres parce qu ils contiennent l histoire et la mémoire familiale, ainsi que le travail investi par plusieurs générations d éleveurs (Jacques-Jouvenot, 1997). Outre l héritage des biens physiques, la transmission patrimoniale met également en jeu la passation du métier d agriculteur. Cette dernière renvoie à l acquisition, par au moins l un des enfants de la fratrie, d un goût pour l agriculture et de savoir-faire spécifiques, bien en amont de la reprise effective : «en plus de l héritage transmis, les héritiers bénéficient du fait d avoir été profilés, socialisés pour être héritiers» (Bertaux, 1977). À la transmission d un patrimoine professionnel et familial se joint celle de savoirs, d une organisation du monde, de l histoire d un métier qui s inscrit dans un processus de socialisation agricole (Salmona, 1994), et qui passe par le travail en commun, à la fois sur la ferme et en famille, et ce dès l enfance (Jacques- Jouvenot, 1997). Mais, la logique familiale de reproduction du métier, se heurte à la notion d installation agricole qui reconnait l agriculteur apte à produire selon des normes établies par l État, hors du rapport familial. À ces deux premières dimensions de la transmission s en ajoute une troisième, celle du statut de chef d exploitation, c est-à-dire des pouvoirs et de l autorité donnant légitimité professionnelle à celui qui succède. Le statut de professionnel du fils ne devient en effet réel qu à partir du moment où le père accepte de partager son autorité sur l exploitation (comme ce peut être le cas dans les associations) ou bien de transmettre l intégralité de son autorité (installation du fils, départ du père en retraite). S il existe une diversité de modalités pratiques quant au processus de passation des moyens de production, «la transmission est un processus réciproque où les choix du fils se heurtent et influent nécessairement sur les stratégies du père. [ ] Négociations, stratégies, soumission, révolte [sont] autant d interactions familiales constitutives des formes et modalités de la transmission des exploitations en agriculture» (Jacques-Jouvenot, 1997). Il n est pas rare que, sur notre exploitation familiale idéal-typique, le fils futur repreneur doive travailler en tant qu aide familial pendant plusieurs années en attendant que son père parte à la retraite, ou encore, que ce premier reste sous le joug de l autorité paternelle bien après que le père soit retraité. Au quotidien : la perméabilité des sphères familiale et professionnelle Une autre des caractéristiques les plus prégnantes de l agriculture est la grande porosité, au quotidien, entre les sphères familiale et professionnelle, du fait de la participation des membres de la famille à l élaboration de la production, mais aussi de la proximité des lieux permettant également une grande perméabilité des temps. En effet, sur l exploitation familiale idéal-typique, le travail est effectué par un groupe d individus qui ne sont pas réunis selon une logique d embauche et de sélection sur la base de compétences professionnelles sur le marché du travail, mais au 149

150 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre contraire, selon une logique de développement de la famille. L organisation du travail agricole, la répartition des tâches et des responsabilités au sein du collectif de travail, implique une répartition de l autorité, une division des tâches selon des critères empruntés à la vie familiale (critères biologiques tels que âge, sexe et statut de chacun dans la parenté) et non à la profession (Barthez, 2005). Cependant, cela ne signifie pas pour autant que tous les membres du collectif de travail soient reconnus par un statut professionnel. Au contraire, le travail agricole se déployant à partir d une structure familiale, l activité agricole emprunte des caractères de l activité domestique comme le témoigne la notion «d aide familiale». Le collectif de travail agricole se compose ainsi d un chef d exploitation et d aides familiaux. Les travailleurs qui entourent le chef d exploitation, son épouse et ses enfants, ainsi nommés à partir de la référence familiale, contribuent, sans statut professionnel, à l élaboration de la production agricole. Par ailleurs, le statut de chef d exploitation est sexué. Le travail de la femme dans l exploitation agricole, souvent peu visible, apparait comme une extension des activités domestiques et non comme une activité professionnelle. Les épouses qui ne travaillent pas à l extérieur sont sans professions ou plutôt cent professions (Bessière, 2008) : elles apportent au collectif familial du travail non professionnellement reconnu (Delphy, 1983). Dans cette exploitation familiale, on observe également un recouvrement spatial et temporel des scènes domestiques et productives. La maison d habitation, parfois plurigénérationnelle, et le siège d exploitation sont bien souvent au même endroit, ce qui concoure à la non séparation des vies familiale et professionnelle, caractéristique du «labeur paysan» (Barthez, 1986). Lecture des rapports sociaux sur l exploitation familiale : les dimensions en jeu De cette description de l exploitation agricole dont témoignait la sociologie rurale il y a une vingtaine d années, émergent différentes dimensions (nous en retenons sept) qui permettent de caractériser ce à quoi renvoie le caractère familial (Fig. 1).Trois de ces dimensions ont trait à la transmission patrimoniale (i) des moyens de production, (ii) du métier et (iii) du statut de chef d exploitation ; les quatre autres renvoient à (iv) la co-production agricole familiale sur la ferme, (v) à la reconnaissance professionnelle de l épouse, et à la porosité (vi) des temps et (vii) des lieux de vie et de travail. Dans la partie suivante, nous allons, à partir de deux études de cas conduites dans les Alpes du Nord, nous interroger sur le positionnement des exploitations enquêtées par rapport à l idéal-type construit : dans quelle mesure, et comment, les exploitations étudiées s en éloignent-elles? Quelles sont les nouvelles modalités d articulation entre la famille et l exploitation? Comment coexistent, sur ces exploitations, permanence du caractère familial et «défamilialisation»? 150

151 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu Le métier d éleveur Les moyens de production L autorité sur la ferme Héritée mais parfois problématique Héritage familial direct du métier Patrimoine familial Co-production plurigénérationnelle (+/- conjugale) L EXPLOITATION FAMILIALE IDÉAL- TYPIQUE Le travail en famille sur la ferme La reconnaissance professionnelle de la conjointe Absente Pas de recherche de temps libres Confondus et souvent plurigénérationnels La gestion des temps Les lieux de vie et de travail Fig. 1. Représentation de l idéal-type de l exploitation familiale à partir des dimensions identifiées pour rendre compte des rapports familiaux de production sur l exploitation agricole. Le caractère familial des exploitations à l épreuve. Étude de cas dans les Alpes du Nord Lecture transversale des évolutions du caractère familial des exploitations agricoles à partir de deux études de cas L exposé qui suit propose une lecture transversale de deux études de cas conduites dans les Alpes du Nord à partir d une analyse approfondie d un nombre restreint de situations contrastées. Bien que menées dans des contextes de recherche différents, ces deux études se sont attachées à explorer les transformations du caractère familial des exploitations. La première étude fut menée dans le cadre d un travail doctoral 5 qui visait à rendre compte de la coévolution entre les configurations familiales et les trajectoires des 5. Le travail a bénéficié du soutien du projet MOUVE ANR-10-STRA

152 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre exploitations d élevage sur le plateau du Vercors (Isère et Drôme) (Terrier et al., 2012 ; Terrier, 2013). La deuxième étude 6, conduite dans les Bauges (Savoie), s est intéressée à la pénétration du salariat non familial dans les exploitations en se basant sur une analyse du recours au salariat et de son inscription dans l évolution des relations entre la famille et l exploitation (Madelrieux et al., 2009). Plusieurs traits communs à ces deux recherches autorisent une lecture transversale. Elles s ancrent en effet dans un même contexte territorial et productif dominé par les exploitations laitières de moyenne montagne préalpine. Soulignons que les exploitations d élevage bovin lait en général font fortement appel à la main-d œuvre familiale, notamment en raison du travail d astreinte auprès des animaux (Dedieu et al., 1998). Le travail en couple y est également plus fréquent que dans d autres secteurs de production (Giraud et Rémy, 2008). Par ailleurs, la méthodologie adoptée repose, dans les deux cas, sur des entretiens semi-directifs, de type «récits de vie», auprès d une diversité d acteurs de l exploitation familiale en vue d une analyse croisée des enjeux et expressions de l articulation entre famille et exploitation. Dans le Vercors, nous avons ainsi rencontré en plus des éleveurs, leur conjoints et, lorsque cela était possible, leurs ascendants (15 personnes rencontrées sur 7 exploitations) ; dans les Bauges, ce sont les exploitants et les salariés qui ont été interviewés (13 exploitants et 9 salariés rencontrés sur 13 exploitations). Les données recueillies devaient permettre de saisir quelle était la place de chacun par rapport à l entreprise agricole et de recueillir la diversité des points de vue et des représentations au sein même des familles et des collectifs de travail. Faisant l hypothèse que les rapports familiaux de production s expriment également à travers les choix techniques sur l exploitation agricole, nous avons par ailleurs retracé les trajectoires des exploitations d élevage en utilisant des outils méthodologiques issus des sciences agronomiques. Dans les deux cas, des situations contrastées ont été choisies afin de témoigner de la pluralité des rapports qu entretiennent aujourd hui les familles agricoles avec l entreprise. Pour ce faire, outre des exploitations engageant les deux membres du couple sur l exploitation agricole, des associations entre pairs familiaux mais aussi non familiaux, des situations de pluriactivité familiale, de salariat ou encore de gestion pluri-générationnelle furent étudiées, le point commun entre toutes étant la conduite d un atelier d élevage bovin lait, avec ou non transformation du lait à la ferme. Évolutions du caractère familial des exploitations agricoles dans les Alpes du Nord Les sept dimensions retenues dans la première partie de ce chapitre pour décrire le caractère familial des exploitations et leurs évolutions se déclinent, sur nos terrains, selon une diversité de réalités. Après avoir identifié l ensemble des modalités Le travail a bénéficié du soutien du projet TRANS ANR-05-PADD-003.

153 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu que peuvent prendre ces dimensions, nous appliquerons la grille de lecture ainsi construite à quelques-unes des exploitations étudiées de façon à mettre en évidence comment s y articulent les deux tendances que sont le maintien du caractère familial et la «défamilialisation». L inscription de l exploitation agricole dans une lignée patrimoniale : une réalité polymorphe Si, dans l échantillon étudié, la grande majorité des éleveurs exercent, sur la ferme familiale, le même métier que leur père, on observe néanmoins que tous n entretiennent pas le même rapport à leur patrimoine. Sur l exploitation familiale idéal-typique, la transmission, d une génération à l autre, des moyens de production, du métier et du statut de chef d exploitation est constitutive des rapports sociaux sur la ferme. La description que nous en faisions plus haut renvoie au vécu de plusieurs des éleveurs rencontrés. C est par exemple les cas de Jean Martin 7 et de Jacques Bernard, deux éleveurs d une quarantaine d années qui se sont installés sur la ferme familiale à la suite de leur père après avoir travaillé plusieurs années en tant qu aide familial avant de pouvoir accéder au statut de chef d exploitation. On remarque également, lorsque l on s intéresse à l évolution des moyens de production et des pratiques d élevage, que très peu de choses ont été modifiées sur la ferme depuis leur installation. L exploitation d aujourd hui, son capital, et la façon dont y est géré l élevage, sont ainsi fortement marqués par les générations précédentes qui, par leurs choix d investissement, ont transmis un outil de production qui, par la suite, n a pu être que très peu modifié. Et cet investissement de la génération précédente dans la reprise de l exploitation familiale s exprime encore aujourd hui dans le discours des protagonistes sous la forme d un «devoir moral». L épouse de Jean Martin témoigne par exemple de l importance du maintien de la ferme familiale pour son époux, et ce, malgré les difficultés économiques. «S il fallait qu il arrête et faire autre chose à un moment j ai cru, parce qu il parlait justement d arrêter les vaches quand le lait marchait pas. [ ]Mais voilà, après c est remonté, c est resté quoi. [ ] Je pense que le fait que c est à ses grands-parents, à ses parents. Après à lui, je pense ça y fait oui. Laisser tomber le truc que ses grands-parents ont mis en place voilà je pense qu il penserait que ses parents seraient déçus qu il lâche tout.» Cette prégnance, réelle et/ou symbolique, de la génération précédente sur l exploitation actuelle peut également se traduire par un fort rapport d autorité entre les générations. Plusieurs éleveurs entretiennent en effet de difficiles relations avec leur père, qui bien que retraité depuis des années, reste très investi sur la ferme et dans les décisions. On a dans ces cas, une tension entre la transmission légale de l exploitation qui instaure l éleveur autonome vis-à-vis de ses décisions à gérer l exploitation, et la transmission pratique, retrait des parents. 7. Les noms des personnes interviewées ainsi que les noms de lieu ont été modifiés afin de préserver l anonymat des enquêtés. 153

154 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 154 Pour d autres éleveurs au contraire, si l exploitation héritée constitue une assise fondamentale à leur activité actuelle, elle se dilue progressivement au cours de la trajectoire, au gré des investissements réalisés. Ces cas témoignent d une toute autre configuration des trois dimensions de la transmission dans laquelle les biens hérités prennent une importance relative et le rapport d autorité entre les générations est assoupli. L exemple du GAEC Dumont, sur lequel le père préfère se retirer de l association et recréer une structure individuelle de façon à laisser à ses deux fils la totale autorité, illustre bien ce cas. Ces derniers ont en effet une vision très différente de leur père quant à la façon de faire de l élevage : Enquêtrice (E) : Et du coup, votre frère, il a pris la place de votre père, ou c est Julien Dumont (JD) : Oui, oui, oui. Oui, parce qu avec mon père, il y a plus conflit de génération de E : Entre vous deux? Enfin entre votre père et vous? JD : Oui, oui. On en faisait bien assez enfin, je veux dire, je pense qu on ne pense pas pareil à cinquante ans qu à qu à 25, 30 ans et euh on veut aller de l avant, on veut aller de l avant, en faire toujours plus, et là Donc E : Votre père ne voulait pas trop s agrandir, quoi? JD : Oui, voilà, c est c est moi qui ai poussé en gros, hein, on va dire. Certains des éleveurs rencontrés n ont pas succédé à leurs parents sur la ferme familiale. Ne pas reprendre une ferme familiale n efface toutefois pas forcément la référence à la transmission. Parmi ces éleveurs, si certains d entre eux ne sont pas issus de familles agricoles et ont acquis, et non hérités, les moyens de production dont ils disposent, ce n est pas le cas de Gabriel Collin et de Nicolas Ollivier. Tous deux, bien qu éleveurs sur une structure qu ils ont monté de toutes pièces, ont en effet bénéficié d une socialisation agricole en tant que fils cadet (dans le cas de Gabriel Collin) et de neveu et petit fils (Nicolas Ollivier) d éleveur. La trajectoire du GAEC qu ils ont constitué ensemble donne de plus à voir l importance qu a eue, au début de la trajectoire, l exploitation des parents de Gabriel Collin reprise par son frère aîné. C est en effet grâce à l assise matérielle (bâtiments et équipements) de l exploitation familiale que l éleveur a pu créer sa propre exploitation. L analyse des situations de salariat met également en exergue la diversité des façons dont s articulent les trois dimensions de la transmission. Certains des salariés rencontrés, tout en s inscrivant dans un processus de reprise de la ferme familiale, choisissent de se salarier un temps sur d autres exploitations dans l attente du départ à la retraite de leurs parents (pour ainsi récupérer en même temps les moyens de production et l autorité sur la ferme), mais également pour diversifier leurs expériences et leurs savoirs. Cette phase transitoire de salariat est aussi vécue comme un temps d épargne en vue de l acquisition des moyens de production familiaux, de mise à distance de sa propre famille et d insertion dans des réseaux de connaissance professionnels. Autant d éléments qui témoignent d une professionnalisation distanciée par rapport à la famille, via la confrontation à d autres réalités que ce qu ils connaissent de l exploitation familiale et qui favorisent une réflexivité sur leur propre projet, comme en témoigne Damien Dupont.

155 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu «Bien sûr moi je veux pas m installer comme j aurais pu m installer [ ] Mais j ai pas envie de faire ça pressé, il faut que ce soit réfléchi, il faut pas s installer n importe comment. [ ] Donc comme ça, ça me fait plein de je vois plein de choses aussi». À l inverse, des exploitants n ayant pas de repreneur familial peuvent se tourner vers l embauche d un salarié pour espérer, à terme, son installation et le maintien de la structure. Il peut alors se mettre en place un processus «d adoption» qui relève des références à la famille (Barthez, 1999). De cet exposé, il émerge ainsi que les trois dimensions de la transmission patrimoniale, que nous avions identifiées comme constitutive du caractère familial de l exploitation idéal-typique, se déclinent et s articulent différemment selon les cas. Pour chacune, trois modalités permettent de caractériser un gradient dans le rapport des éleveurs au patrimoine familial (Tab. 1). Tab. 1. Modalités décrivant le caractère familial des exploitations du point de vue de la transmission. Modalités Dimensions en jeu Les moyens de production Le métier L autorité sur la ferme 1. L exploitation familiale idéaltypique : coïncidence de la ferme et de la famille Patrimoine familial peu transformé depuis la transmission Héritage direct de père en fils Héritée (l éleveur est chef d exploitation sur l exploitation familiale) mais les relations sont difficiles entre les générations 2. Cas intermédiaires Issus d un patrimoine familial transmis mais transformés par des investissements ultérieurs Héritage indirect du métier : l éleveur a bénéficié d une socialisation agricole dans la famille élargie (oncle, grands-parents, etc.) Héritée, mais le rapport d autorité entre les générations est assoupli. Il peut même y avoir un retrait des parents de façon à laisser aux enfants installés la totale autorité sur la ferme 3. L exploitation et la famille : deux mondes séparés Les moyens de production ne sont pas issus d un héritage familial Pas d endoreproduction : l éleveur n est pas issu d une famille agricole Acquise en dehors de toute référence familiale (concerne également les fils d éleveur installés sur une autre ferme que la ferme familiale) 155

156 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 156 Une diversité de configurations familiales au quotidien Cette première lecture, du point de vue de la transmission, du caractère familial des exploitations doit néanmoins être complétée par celle des interactions au quotidien entre famille, collectif de travail et exploitation. Le collectif de travail sur l exploitation met bien souvent en jeu la génération précédente, mais également les conjoints, et parfois des salariés, dont nous avons cherché à comprendre les implications objectives et les vécus subjectifs. En analysant les cas étudiés à partir de l examen des quatre dimensions retenues, nous mettons au jour des situations contrastées, témoignant de fonctionnements familiaux différents et d une distanciation plus ou moins grande avec l exploitation. On observe ainsi une variété de situations de travail des conjointes d exploitants. Certaines femmes travaillent sur l exploitation, avec ou sans statut agricole reconnaissant leur contribution au travail productif, et selon des degrés d investissement très variés, allant du simple coup de main à la prise en charge intégrale d un atelier de production. La mise en regard des cas de Nicole Martin, Laurence Dubois et Annie Durand est ici illustrative. Nicole Martin, bien que travaillant sur l exploitation de son mari (aide régulière au travail d astreinte et de saison) et n exerçant pas d autre activité professionnelle, ne bénéficie pas d un statut agricole. L aide apportée au travail agricole constitue un travail d exécution ; le pouvoir d orchestration (Salifios- Rothschilf, 1976), concernant les décisions importantes qui orientent la conduite de l exploitation, restant détenu par son mari. La situation s apparente alors à celle d «aide familiale» (telle que nous la décrivions dans la première partie) : non reconnue professionnellement, elle contribue à titre d épouse à l activité de son mari. Au contraire, Laurence Dubois bénéficie du statut de conjoint collaborateur alors même qu elle exerce un trois-quarts temps à l extérieur et n aide que rarement sur la ferme. Enfin, Annie Durand travaille à plein temps en couple sur l exploitation. Au bout de vingt ans, elle a échangé son statut de conjoint collaborateur avec celui de chef d exploitation de son mari, de façon à ce que tous deux bénéficient des droits sociaux associés au statut d agriculteur. Enfin, pour quelques-unes d entre elles, l exploitation familiale ne représente rien de plus que le lieu de travail de leur conjoint, ces dernières exerçant leur propre activité professionnelle et ne participant jamais au travail agricole. Cette distance de la famille à l exploitation dont témoigne l absence de coproduction conjugale sur la ferme, ainsi que l autonomie professionnelle dont disposent les conjoints dans cette dernière situation, est renforcée par la distance géographique entre les lieux de vie et de travail et le cloisonnement temporel instauré entre les scènes. La répartition et la réalisation du travail sur ces fermes sont réfléchies et organisées de façon à libérer du temps libre pour soi ou pour la famille. Cette frontière entre vies professionnelle et familiale est toutefois loin d être la norme dans notre échantillon et la coïncidence de la ferme et de la maison telle qu elle caractérise l idéal-type de l exploitation familiale, encore fréquente, génère une diversité de pratiques quant à la gestion des temps et de l espace. Nous pouvons

157 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu ici poursuivre la comparaison, que nous amorcions plus haut, des cas des exploitations individuelles des familles Dubois et Martin, qui toutes deux se confondent géographiquement avec la maison d habitation. La façon dont sont gérés les temps libres, témoigne en effet de la centralité de l exploitation pour la famille Martin. Nicole évoque par exemple très longuement et à plusieurs reprises l impossibilité de partir en vacances en famille et le poids que cela représente pour elle : «Il y a tout le temps quelque chose! Mais pour tout. Les enterrements de ses parents, il s est jamais fait remplacer. On s est mariés, il s est pas fait remplacer. On a marié notre fille en septembre l année dernière et bon au lieu d aller à l apéro avec nous, ben il est venu traire. [ ] Il y a beaucoup de choses qu on fait pas à cause de ça. On fait pas Il faut avoir le moral. Franchement, il faut avoir le moral. Il y a des fois» Au contraire, le couple Dubois cherche à maintenir une certaine distance entre la ferme et la vie de famille qui passe par la prise régulière de week-ends, de vacances, mais aussi par leur refus de s investir à deux sur l exploitation. L emploi salarié de Laurence est apprécié à double titre : d une part, il apporte un revenu fixe, qui desserre l obligation pour la ferme de dégager un revenu suffisant pour faire vivre la famille, et d autre part, il permet un certain cloisonnement des mondes professionnels et, par là-même, une dissociation entre travail et non travail. Cette configuration des relations se traduit d ailleurs concrètement par le choix qu a fait le couple d investir d abord dans la construction d une maison d habitation séparée de celle des parents de l éleveur, et seulement par la suite dans un nouveau bâtiment d élevage. Les entretiens réalisés rendent également compte de la façon dont le recours au salariat vient, au quotidien, renforcer cette coproduction familiale ou au contraire appuyer la distanciation entre la famille et l exploitation. Parfois transitoire pour faire face à la diminution de l implication de la conjointe à certaines périodes du cycle de la vie familiale (grossesse, période où les enfants sont en bas âge), il peut également témoigner d une évolution des liens entre la famille et l exploitation. C est par exemple le cas lorsque l épouse ne souhaite pas s impliquer sur l exploitation lors du départ des parents, main-d œuvre dont l éleveur ne peut faire l économie. Le salariat peut également être perçu comme une solution à une charge de travail trop élevée qui permet de dégager davantage de temps pour la vie de famille, comme en témoigne Gérard Moreau : «Je crois que l amélioration de la vie de famille a un coût (celui du salarié), et la santé, parce que, bosser tous les jours de l année, ce n est pas possible non plus, au bout d un moment ça craque». Toutefois la charge financière, ainsi que le contrat de travail liant employeur et salarié, ne permettent pas une substitution totale de la main-d œuvre familiale non statutairement reconnue et qui ne compte pas ses heures. De ce fait, le salariat est davantage pensé par les éleveurs rencontrés comme une étape vers l association voire, lorsqu il n y a pas de repreneur dans la famille, vers la transmission. Mais la question de la bonne distance à tenir entre patron et salarié demeure souvent problématique du fait de la référence souvent bien présente au fonctionnement familial et aux 157

158 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre pratiques qui lui sont liées (l exigence d être flexible et/ou de ne pas trop compter ses heures, la prise des repas avec la famille, l implication dans les décisions, etc.). Pour rendre compte de cette diversité de fonctionnement des familles agricoles au quotidien, nous retenons les modalités présentées dans le tableau 2. Tab. 2. Modalités décrivant le caractère familial des exploitations du point de vue de la perméabilité des sphères familiale et professionnelle. Dimensions en jeu Modalités Les lieux de vie et de travail Le travail en famille sur la ferme La reconnaissance professionnelle de la conjointe La gestion des temps 1. L exploitation familiale idéaltypique : coïncidence de la ferme et de la famille Confondus et plurigénérationnels Co-production plurigénérationnelle (et souvent conjugale) Absente Inexistante : pas de distinction entre les temps de travail et les temps libres 2. Cas intermédiaires Confondus mais une séparation claire est instaurée entre les lieux de résidence des différentes générations Co-production conjugale La contribution au travail agricole de l épouse est reconnue statutairement Existante mais non structurante du fonctionnement de l exploitation 3. L exploitation et la famille : deux mondes séparés Séparés géographiquement Le collectif de travail ne met en jeu aucun membre de famille (autre que le ou les éleveur(s)) Autonomie professionnelle : si l épouse travaille parfois ponctuellement sur la ferme, elle exerce surtout sa propre activité professionnelle à l extérieur Recherchée et organisée 158

159 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu Une grille de lecture qui rend compte de l évolution du caractère familial dans l histoire de l exploitation Appliquée aux cas étudiés, cette grille de lecture permet de rendre compte, à l échelle des exploitations, de la façon dont a évolué le caractère familial. Prenons par exemple les cas déjà évoqués des familles Martin et Dubois. La représentation graphique de la grille de lecture aux situations initiales (à l installation de l éleveur) et actuelles des exploitations (Fig. 2) montre, dans chacun des deux cas, l évolution des rapports familiaux de production. Le métier d'éleveur 3 Martin 2011 L'autorité sur la ferme 2 Les moyens de production 1 La reconnaissance professionnelle de la conjointe 0 Le travail en famille sur la ferme La gestion des temps libres Les lieux de vie et de travail Le métier d'éleveur 3 Dubois 2011 L'autorité sur la ferme 2 Les moyens de production 1 La reconnaissance professionnelle de la conjointe 0 Le travail en famille sur la ferme La gestion des temps libres Les lieux de vie et de travail Fig. 2. Les évolutions des rapports familiaux de production sur les exploitations Martin (en haut) et Dubois (en bas). L aire gris foncé indique la situation initiale, à l installation de l éleveur (1984 pour Martin et 1992 pour Dubois), tandis que le périmètre gras pointillé représente la situation actuelle. Les modalités 1, 2 et 3 sont celles des tableaux 1 et

160 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre On observe ainsi comment, sur la ferme Martin, la famille et l exploitation demeurent deux mondes étroitement entremêlés, les seules évolutions relevées en plus de 20 ans de trajectoire étant la moindre participation de la famille au travail agricole et la décohabitation générationnelle, évolutions toutes deux liées aux décès des parents de l éleveur. Dans ces configurations, le lien au patrimoine familial est structurant, et marque profondément à la fois la trajectoire technique de l exploitation et l expérience subjective des individus au sein de la famille. Dans nos cas, ce type d articulation entre la famille et l exploitation se traduit par une difficile reconnaissance de la contribution féminine au travail agricole, ainsi que par la centralité qu occupe l exploitation dans la vie des membres de la famille, en particulier des épouses. Dans ces situations, le collectif, au nom du maintien du patrimoine, gomme en partie les aspirations individuelles des membres de la famille. Le caractère familial de l exploitation Dubois s exprime et a évolué différemment. Tandis qu au début de la trajectoire, l exploitation ne différait que peu de l idéaltype, plusieurs évolutions, liées notamment à l arrivée de l épouse sur l exploitation, témoignent d une transformation du lien entre la famille et l exploitation. Cette dernière occupe une place importante dans la vie des membres de la famille (transmission du métier, des moyens de production et de l autorité, coproduction sur la ferme), mais la représentation qu en ont ceux-ci diffère fortement de la situation précédente. En effet, par des pratiques de distanciation à la ferme, telles que l instauration d un cloisonnement des espaces-temps, qui passe aussi par l individualisation des professions au sein du couple, la famille aménage l exploitation et les pratiques agricoles pour que cette dernière corresponde à leurs aspirations individuelles. Discussion-conclusion : diversité et complexité des rapports familiaux de production sur l exploitation contemporaine Entre permanence et transformation, les liens entre la famille et l exploitation sont ainsi traversés de forces contradictoires. Notre recherche met en évidence que l exploitation familiale décrite par la sociologie rurale des années 1960 aux années 1970, et que nous avons érigé en idéal-type, existe encore aujourd hui. Sur ces fermes, où la dimension patrimoniale est structurante, l exploitation occupe une place centrale dans la vie des différents membres de la famille, et notamment des femmes. Contribuant souvent au travail agricole sans être statutairement reconnues, leur situation fait écho à ce dont témoigne certaines recherches récentes sur la place des femmes en agriculture (Filippi et Nicourt, 1987 ; Bessière, 2004 ; Rieu, 2004 ; Barthez, 2005 ; Dufour et al., 2010). Dans le même temps, notre recherche rend compte de tendances déjà décrites dans la littérature et qui contribuent à transformer le rapport qu entretiennent les familles agricoles avec l exploitation (Giraudet, 2008 ; Dubuisson-Quellier et Giraud, 2010 ; Giraud et Rémy, 2008). C est ainsi que l installation hors cadre familial, le salariat agricole ou encore l emploi salarié des conjointes à l extérieur de l exploitation, en introduisant de nouvelles références 160

161 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu produites en dehors du rapport familial, semblent aller de pair avec une volonté croissante de la part des agriculteurs et de leur famille de séparer la vie familiale des mondes professionnels de chacun, ou encore d aménager la conduite de la ferme dans la perspective de bénéficier davantage de temps libre pour soi ou en famille. Cependant, notre grille de lecture met en évidence à l échelle des exploitations, la grande diversité de pratiques qui traduisent ces tendances. Par exemple, ce n est pas parce que l épouse de l éleveur travaille à l extérieur que l exercice de l agriculture devient un métier comme un autre. L articulation entre la famille et l exploitation se joue à de multiples niveaux : la dimension pluri-générationnelle du métier et de l outil de production, la possibilité ou non de se détacher de cet héritage familial, la répartition du travail et des responsabilités entre les membres de la famille, la reconnaissance de ce travail, la recherche ou non d un cloisonnement entre les temps et lieux dédiés à la famille et au travail, etc., sont autant d éléments à considérer pour comprendre à quoi renvoie le caractère familial des exploitations. Entre cloisonnement et imbrication, famille et exploitation s articulent ainsi selon des modalités diverses nous invitant à penser l agriculture autrement que de façon dichotomique (entre un modèle familial et un qui ne le serait pas). Alors qu il n existe aujourd hui plus beaucoup de recherches sur l exploitation familiale, notre grille de lecture, en mettant en évidence la polysémie du terme «exploitation familiale» dans les Alpes du Nord, est une première étape vers une meilleure caractérisation des dimensions familiales des exploitations. Ce travail exploratoire mériterait d être mis à l épreuve sur d autres terrains et d autres orientations productives. Bibliographie Agreste, Recensement agricole 2010 Main-d oeuvre et travail agricoles Un million d actifs permanents, Agreste Primeur, 276. Alphandéry, P., Billaud, J.-P., Retour sur la sociologie rurale. Introduction, Études Rurales, 192, Barthez, A., Famille, travail et agriculture, Paris, Economica. Barthez, A.,1986. Du labeur paysan au métier d agriculteur : l élaboration statistique en agriculture, Cahiers d économie et sociologie rurales, 3, Barthez, A., Installation «hors du cadre familial» et relation d adoption, Économie Rurale, 253, Barthez, A., Devenir agricultrice : à la frontière de la vie domestique et de la profession, Économie rurale, , Bertaux, D., Destins personnels et structures de classes, Paris, PUF. Bessière, C., Une profession familiale : les trois dimensions de la vocation agricole., in G. Séverine, A. Gramain, F. Weber (Eds), Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte,

162 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Bessière, C., «vaut mieux qu elle travaille à l extérieur!» Enjeux du travail salarié des femmes d agriculteurs dans les exploitations familiales, Les cahiers du genre, 37, Bessière, C., Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, Thèse de doctorat en Sociologie, Université Paris V. Bessière, C., «Travailler à l extérieur» : des implications ambivalentes pour les compagnes d agriculteurs, Nouvelles Questions Féministes, 27, 2, L ambivalence du travail : entre exploitation et émancipation (2008), pp Bessière, C., De génération en génération. Arrangements de famille dans les entreprises viticoles de Cognac, Paris, Raisons d agir. Bessière, C., Giraud, C., Renahy, N., Famille, travail, école et agriculture, Revue d Études en agriculture et environnement, 88, Bjorkhaug, H., Blekesaune, A., Gender and work in Norwegian family farm business, Sociologia ruralis, 48, 2, Bosse-Platière, H., L avenir familial de l exploitation agricole, Économie rurale, , Cardon, P., Des femmes et des fermes. Genres, parcours biographiques et transmission familiale, Paris, L Harmattan. Dahache, S., La féminisation de l enseignement agricole, Sociologie des rapports de genre dans le champ des formations professionnelles, Paris, L Harmattan. De Singly, F., Le soi, le couple et la famille, Paris, Armand colin. Dedieu, B., Chabosseau, J.-M., Willaert, J., Benoît, M., Laignel, G., L organisation du travail dans les exploitations d élevage : une méthode de caractérisation en élevage ovin du centre ouest, Études et recherches sur les systèmes agraires et le développement, 31, Delphy, C., Agriculture et travail domestique : la réponse de la bergère à Engels, Nouvelles questions féministes, 5, Dubuisson-Quellier, S., Giraud, C., Les agriculteurs entre clôtures et passerelles, in Hervieu, B., Mayer, N., Muller, P., Purseigle, F., Rémy, J. (Eds), Les mondes agricoles en politique, Paris, Presses de SciencesPo, Dufour, A., Courdin, V., Dedieu, B., Femmes et travail en couple : pratiques et représentations en élevage laitier en Uruguay et en France, Cahiers agricultures, 19, 5, Filippi, G., Nicourt, C., Domestique-professionnel : la cohérence du travail des femmes dans les exploitations agricoles familiales, Économie rurale, , Gasson, R., Crow, G., Errington, A., Hutson, J., Mardsen, T., Winter, D.-M., The farm as a family business : a review, Journal of Agricultural Economics, 39, 1, Giraud, C., La famille devient individualiste, Constructif, 14. Giraud, C., Rémy, J., Les choix des conjoints en agriculture, Revue d Étude en Agriculture et Environnement, 88, 3,

163 Entre maintien et transformation du caractère familial des exploitations agricoles M. Terrier, S. Madelrieux, B. Dedieu Gramain, A., Weber, F., Introduction. Modéliser l économie domestique, in Gojard, S., Gramain, A., Weber, F. (Eds),Charges de famille, Paris, La découverte, Jacques-Jouvenot, D., Choix du successeur et transmission patrimoniale, Paris, L Harmattan. Jacques-Jouvenot, D., Gillet, M., L agriculture en Franche-Comté : un métier patrimonial rediscuté, Études Rurales, , Madelrieux, S., Dupré, L., Rémy, J., Itinéraires croisés et relations entre éleveurs et salariés dans les Alpes du Nord, Économie rurale, , Mundler, P., Rémy, J., L exploitation familiale à la française : une institution dépassée? L Homme et la société, , Olivier-Salvagnac, V., Legagneux, B., L agriculture de firme : un fait émergeant dans le contexte agricole français? Études rurales, 190, Ollagnon, H., Une approche patrimoniale de la qualité du milieu naturel, in Mathieu, N., Jollivet, M. (Eds), Du rural à l environnement : la question de la nature aujourd hui, Paris, L Harmattan, Petit, M., L exploitation agricole familiale : leçons actuelles de débats anciens, Cahiers agricultures, 15, 6, Purseigle, F., Introduction, Études rurales, 190, Rémy, J., La crise de professionalisation en agriculture : les enjeux de lutte pour le contrôle du titre d agriculteur, Sociologie du travail, 29, 4, Rémy, J., Un métier en transformation. Introduction, in Perrineau, P., Mossuz-Lavau, J., (Eds), Les mondes agricoles en politique, Paris, Presses de SciencesPo, Rieu, A.-M., Agriculture et rapports sociaux de sexe. La «révolution silencieuse» des femmes en agriculture, Cahiers du genre, 2, 37, Salifios-Rothschilf, C.,1976. A macro and micro-examination of family power and love : an exchange model, Journal of Marriage and the Family, 38, 2, Salmona, M., Les paysans français. Le travail, les métiers, la transmission des savoirs, Paris, L harmattan. Terrier, M., Les réalités de l exploitation agricole familiale au prisme du temps long. Proposition d un cadre d analyse interdisciplinaire et illustrations en exploitations d elevage bovin lait dans le Vercors, Thèse de doctorat en zootechnie système et en sociologie, Inra-Sad, Irstea, Paris, AgroParisTech. Terrier, M., Madelrieux, S., Dufour, A., Dedieu, B., Saisir la diversité des formes d articulation entre la famille et l exploitation : une grille de lecture, Revue d études en agriculture et environnement, 93, 3, Van de Walle, I., Terre des hommes, salaire des femmes. Stratégies individuelles et familiales en agriculture. Le cas du Calvados, Thèse de doctorat de sociologie, Paris, École des hautes études en sciences sociales. 163

164

165 L évolution de la place des femmes en agriculture au prisme des rapports familiaux de production Sabrina Dahache 1 Introduction Les exploitations agricoles familiales se sont historiquement constituées en référence au modèle de la complémentarité entre les femmes et les hommes (Barthez, 1982). L ethos professionnel légitimait la captation par les hommes du statut de chef d exploitation et les rôles sexués assignés aux femmes : «collaboratrices du mari», «maîtresses de maison» et «mères ménagères et éducatives» (Lagrave, 1987). Les rapports sociaux de production reposaient sur des relations hiérarchiques entre les sexes, les générations et les catégories socioprofessionnelles. L organisation du travail agricole était basée sur une division sexuée des activités productives. Cette modalité contribuait à tracer les frontières entre les femmes et les hommes, en naturalisant les compétences associées à leurs fonctions et leurs statuts. À partir des années 1980, les modernisations organisationnelles et techniques de l agriculture (agrandissement des structures, externalisation ou délégation du travail, motorisation et mécanisation permettant l augmentation de la productivité des productions animales, viticoles, etc.) ont entraîné des transformations importantes. Au-delà des phénomènes de désaffectation féminine, l éclatement des systèmes d exploitation a laissé place à de nouvelles formes d agriculture qui ont recomposé les rapports sociaux de production, ainsi que les représentations sociales relatives à l équation : hommes = production et femmes = travail dans l ombre. L individualisation du travail comme aspiration individuelle et comme injonction professionnelle (Cardon et al., 2009) s est déployée au sein des entreprises agricoles modernisées. L autonomie des femmes par rapport au système patriarcal est passée par plusieurs canaux. Des générations de filles et d épouses d agriculteurs ont développé des revendications propres visant l accès à un travail émancipateur, une indépendance économique et plus largement une reconnaissance professionnelle (Lagrave, 1987). 1. Université de Toulouse II, UMR Dynamiques Rurales, Toulouse Cedex 9, France, dahache@univ-tlse2.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

166 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Ces revendications ont rendu possible des évolutions significatives en matière de droits professionnels et sociaux, mais aussi des transformations juridiques et sociologiques de leur statut et de leur place dans «l institution de l exploitation familiale» (Rémy, 2013) 2. Elles ont conduit à une remise en cause des modèles fondés sur une hiérarchie qui s opérait au niveau des rapports familiaux de travail, au niveau des catégorisations professionnelles sexuées et au niveau des identités féminines et masculines. Les processus de dissociation entre ménage et unité de l entreprise agricole participent de ces bouleversements. Ils cohabitent avec les déplacements de la division sexuelle du travail et la domination des référentiels managériaux masculins. Les actions organisationnelles dans les entreprises modernisées abritent des rationalités plurielles où s affirment des dynamiques professionnelles individuelles et collectives qui ne sont pas sans rappeler les vieux schémas que l on aurait pu penser dépassés. Elles apparaissent comme de nouvelles formes de contrainte lorsque les femmes exercent leur métier sous la «tutelle maritale» (Rieu, 2005). Dans le même temps, ces entreprises constituent des construits sociaux bâtis autour de projets d émancipation individuels et collectifs. Les spécialisations professionnelles s appuient sur des collectifs de travail de différentes natures et formes, structurés par les nouvelles configurations des différents rapports sociaux de production. Les dispositifs organisationnels impliquent des arrangements multiples privilégiant des dimensions individuelles et collectives de l émancipation au travail. Cette contribution vise à montrer comment les formes d organisation et de division du travail contribuent à conformer la place des femmes dans les entreprises agricoles familiales. Nous proposons d étudier la dialectique du travail individuel et du travail collectif comme une dynamique mettant en jeu des contradictions entre les assignations professionnelles, via notamment la division sexuée du travail, et la nécessité pour les femmes de s en éloigner pour asseoir leur légitimité. Notre hypothèse consiste à penser que leur inscription dans les logiques collectives d autonomisation professionnelle dépend des systèmes complexes d organisation du travail comme résultat des différents rapports sociaux de production, à la fois comme contrainte et support d émancipation. Dans quelle mesure les exploitations familiales peuventelles permettre d organiser de nouvelles formes de rapport au travail agricole pour les femmes? En quoi la réappropriation par les femmes des logiques d organisation du travail (polyvalence et/ou spécialisation, modulation des temporalités professionnelles associées aux systèmes d activité, pratiques de mobilité entre ateliers et À titre d exemples : la loi d orientation agricole du 4 juillet 1980 instaure les statuts de conjointe co-exploitante et de conjoint collaborateur. En 1985, une nouvelle mesure autorise les couples à constituer une EARL (exploitation agricole à responsabilité limitée), sans une tierce personne. Les femmes peuvent désormais accéder au statut de chef d exploitation. Le décret du 23 février 1988 permet aux deux époux de bénéficier des aides à l installation (dotation jeune agriculteur, emprunts bonifiés, etc.). Plus récemment, en 1999, la nouvelle disposition du statut de conjoint collaborateur offre aux agricultrices des droits supplémentaires en matière de retraite et certaines prestations sociales. Depuis 2005, ce statut est rendu accessible sans l autorisation préalable du chef d exploitation. Enfin, en 2010, est supprimée l interdiction de constituer un GAEC (groupement agricole d exploitation en commun) entre conjoints.

167 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache productions, etc.) des exploitations familiales participe-t-elle au «processus d individualisation et au processus collectif d émancipation» (Cardon et al. 2009)? Les tensions autour du travail agricole et de ses divisions les éloignent-elles des possibilités de reconnaissance et d autonomie? Pour mener à bien cette analyse, on s intéressera, dans un premier temps, aux effets des mutations structurelles sur la place des femmes dans le système exploitation/famille. L articulation de ces deux réalités permettra de mieux comprendre le rôle qu elles jouent dans les modalités de ces changements. Dans un second temps, on tentera d analyser les situations de travail individualisées, isolées et collectives, à partir d une entrée par les rapports de genre mis en lien avec les différents rapports sociaux de production. Enfin, nous prêterons une attention à l articulation entre travail professionnel et travail domestique dans les processus de construction et de transformation des normes et des pratiques des femmes. Précisions méthodologiques Nous nous appuyons sur un ensemble de recherches menées dans douze régions en France 3 dans le cadre d un doctorat sur la mixité de l enseignement agricole (Dahache, 2012) et d une recherche post-doctorale consacrée à l évaluation des dispositifs d action publique qui donnent la mesure des enjeux de l insertion des jeunes dans les entreprises agricoles et rurales (Dahache, 2013 a et b ; 2014). Sans s en tenir aux différentiels de formation, de reconnaissance des compétences et d accès aux professions agricoles et rurales, la thèse consistait à analyser l impact des chan gements qui affectent les territoires ruraux sur la division sexuelle formation-qualificationtravail, mais aussi les effets de la mixité de l enseignement agricole et des professions auxquelles il prépare (agriculteur, horticulteur, viticulteur, technicien agricole, etc.). Les analyses ont été poursuivies dans le cadre du post-doctorat. Elles attirent l attention sur l individualisation des parcours accompagnée d une démocratisation des pratiques, mais également sur les capacités des nouvelles générations à infléchir les processus sociaux qui les dépassent. Dans ce chapitre, la confrontation des résultats vise à croiser les données empiriques. Nous avons choisi de porter nos observations sur les systèmes de travail et de gestion vie professionnelle/vie familiale qui prennent la forme d une organisation (négociation, délégation, etc.). Ce choix, qui peut paraître réducteur, a été effectué pour pointer les tensions entre les recompositions des rapports sociaux de production et les diverses formes sexuées d organisation du travail. Les analyses secondaires nous semblent restituer de manière vivante la diversité des conditions d exercice et de travail des jeunes récemment installés en agriculture. Elles reposent sur des approches comparatives et des méthodologies qualitatives et quantitatives : 75 entretiens biographiques réalisés auprès d hommes et de femmes qui exercent dans des structures 3. Les enquêtes ont été réalisées dans les régions suivantes : Auvergne, Aquitaine, Basse- Normandie, Bretagne, Centre, Champagne-Ardenne, Corse, Guadeloupe, Haute-Normandie, Languedoc-Roussillon, Midi-Pyrénées et Poitou-Charentes. 167

168 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre individuelles et collectives ; 205 questionnaires passés aux anciens élèves des formations de la production ; et des observations ethnographiques lors d assemblées générales de groupements de vulgarisation agricole, de coopératives de production, de syndicats agricoles, de manifestations agricoles organisées autour des questions sur la place des femmes en agriculture, mais aussi dans de nombreuses entreprises agricoles. Âgées de vingt à trente-sept ans, les personnes enquêtées exercent la profession agricole depuis plus d un an. Certaines ont occupé différents statuts d emploi avant leur installation (technicien ou salarié agricole, conseiller-clientèle, technico-commercial, assistant d éducation, etc.). Une majorité exerce dans une entreprise sociétaire. Titulaires d un diplôme agricole (baccalauréat professionnel «Conduite et gestion d une exploitation agricole», brevet de technicien supérieur agricole «Analyse et conduite des systèmes d exploitation agricole», etc.), elles bénéficient des statuts de chef d exploitation et d associé exploitant. Effets des mutations structurelles sur la place des femmes dans le système exploitation/famille L institutionnalisation de l exploitation agricole familiale se confond avec l apparition d une nouvelle politique agricole orientée vers la modernisation des dispositifs de production (Muller et al., 1989). Les lois d orientation agricole de 1960 et 1962 ont défini des normes d interventions publiques fondées sur la promotion d une «exploitation à deux UTH» (Unités de travail-homme) susceptible d appliquer les méthodes techniques modernes et de permettre le plein-emploi du travail (Rémy, 2013). Les réformes successives ont confirmé le rôle de la famille qui sous-tend les dynamiques professionnelles agricoles. Depuis les années 1980, les configurations des systèmes d exploitation ont fait l objet de nombreux ajustements appropriés aux réalités économiques, sociales et environnementales. L essor des formes sociétaires participe à ces bouleversements, en impulsant une dissociation du travail agricole et des capitaux de production d une part, et des logiques patrimoniales et foncières d autre part (Hervieu et Purseigle, 2013). Les EARL représentent 15,3 % des exploitations en 2010, contre 8 % en Les GAEC formaient 5,9 % en 2000 pour atteindre 7,2 % en 2010 (Agreste Recensement agricole, 2012). Les restructurations des dispositifs d exploitation s inscrivent dans le sens d une nouvelle forme de mobilisation et d organisation des collectifs de travail. Elles ont entraîné des mutations économiques et démographiques qui sont à l origine de certaines transformations structurelles. En effet, les études statistiques font état de deux phénomènes contradictoires concernant la place des femmes dans l agriculture 4 la désaffectation féminine envers les entreprises agricoles et la féminisation des groupes professionnels des chefs d exploitation, d associés d une société agricole et de salariés de la production Les analyses sur la féminisation des groupes professionnels de l agriculture et les orientations productives s appuient sur les études statistiques réalisées par la mutualité sociale agricole (2012).

169 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache Des conjointes qui exercent plutôt en dehors des entreprises agricoles Comme dans les autres groupes professionnels d indépendants, de plus en plus de conjointes s investissent dans des carrières professionnelles en dehors des entreprises familiales. La part des épouses d exploitants qui exercent une autre profession est passée de 23 % en 1979 à 47 % en 2003 (Rattin, 2006). Les moins de 25 ans représentent 75 %, les ans 68 %, les ans 47 % et les ans 30 %. Cette désaffectation féminine témoigne d un important écart entre les intentions ayant présidé à la promotion du modèle de «l exploitation à deux UTH» et les comportements des femmes face à leurs emplois et leurs carrières. Elle correspond à de multiples logiques sociales au regard des effets de genre 5 et de génération, ainsi que de «l ouverture conjugale et du décentrement de la vie privée» (Giraud et Rémy, 2008). La division sexuée du travail évolue dans le sens d une multiplication des couples à double carrière. Cela implique des mobilisations professionnelles et des stratégies de gestion des carrières pour chacun des conjoints. Auparavant, la pérennité des exploitations impliquait un fort investissement. Elle mobilisait les ressources de l ensemble du groupe familial et engendrait une délégation du travail aux femmes. L individualisation des activités et des carrières professionnelles dans les couples modifie l équation professionnelle et familiale de l agriculture où le travail professionnel et le travail domestique des femmes ne constituaient qu un seul et même travail, celui de l épouse : affaire de différenciation et de complémentarité. Concomitamment à ces phénomènes de désaffectation féminine dans les entreprises agricoles, la proportion des conjointes actives diminue depuis une dizaine d années. Elles atteignent en Parmi elles, 14 % sont des collaboratrices à titre secondaire et 86 % à titre principal. Ces femmes exercent dans des sociétés agricoles, en viticulture d appellation, en grandes cultures ou dans des entreprises orientées vers l élevage de porcins et de volailles. Autant d orientations qui ont par ailleurs recours à une main-d œuvre salariée. Alors que les collaboratrices à titre principal effectuent en moyenne 70 % d un plein temps, les collaboratrices à titre secondaire travaillent à mi-temps et occupent en parallèle d autres statuts d emploi pour prendre de la distance avec leur position subalterne dans le système exploitation/ famille (MSA, 2012). Une féminisation des groupes professionnels de l agriculture Ces évolutions marquent un décalage avec le constat d une féminisation des groupes professionnels des salariés de la production, des associés d une société agricole et des chefs d exploitation. Entre 1988 et 2010, la part des salariées de la production agricole a plus que doublé. Elles représentaient 15,7 % en 1988, pour atteindre 5. Le concept de rapports de genre renvoie aux tensions entre le groupe social des hommes et celui des femmes autour des enjeux du travail. Par genre, nous entendons le processus de construction sociale des hiérarchies et des différences sexuées (Kergoat, 2000). 169

170 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 38 % 6 en La féminisation des groupes professionnels des chefs d exploitation et d associés exploitants n est certes pas de la même ampleur : 14,7 % en 1988 et 24,1 % en 2010 (Tab. 1). Mais, elle reflète une distanciation des femmes à l égard du modèle des conjointes collaboratrices. Tab. 1. Évolution des chefs d exploitation et associés exploitants, 1988 à Femmes en % 14,7 16,9 23,9 24,2 24,5 24,1 Hommes en % 85,3 83,1 76,1 75,8 75,5 75,9 Ensemble (n bre ) Sources : CCMSA, 2001 et Calculs effectués par l auteure. En 2011, plus de la moitié des femmes chefs d exploitation exercent dans des sociétés agricoles. Parmi ces installations sous forme sociétaire, on compte 17 % d associées de GAEC (83 % pour les hommes). 23 % des chefs d exploitation installés en EARL sont des femmes. Les exploitantes situées dans la tranche d âge des ans privilégient les formes sociétaires (45-49 ans pour les hommes). Quel que soit leur âge, les hommes sont sur-représentés parmi les chefs d exploitation installés à titre individuel (77,5 % contre 22,5 % pour les femmes). Au-delà des 55 ans, les femmes sont près de dans les GAEC et dans les EARL. L orientation des plus jeunes vers l exercice en société conforte une tendance à l homogénéisation des modes d exercice des hommes et des femmes (Tab. 2) : 26,7 % des femmes âgées de moins de 40 ans sont installées en individuel (soit 45 % des effectifs des exploitantes), 38,9 % en EARL (28,4 % des femmes) et 20,1 % en GAEC (14,5 % des femmes). Tab. 2. Les nouvelles installations selon les formes juridiques en ans et moins Plus de 40 ans Hommes en % Femmes en % Hommes en % Femmes en % En individuel 73,3 26, GAEC 79,9 20,1 7,1 92,9 EARL 61,1 38,9 17,9 82,1 Autres ,6 64,4 Ensemble (n bre ) Sources : CCMSA, Calculs effectués par l auteure Ces données statistiques concernent toutes les catégories du salariat de la production agricole, y compris familial (mutualité sociale agricole, 2012).

171 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache Ces processus de féminisation s inscrivent dans une configuration de genre en mutation qui place les femmes face à des bénéfices potentiels : possibilités d accès aux formations qualifiantes et aux aides à l installation, possibilités de constituer une EARL ou un GAEC entre époux et autres perspectives d emploi dans l agriculture. Les agricultrices semblent également tirer toutes les conséquences des avancées concernant leur statut juridique dans la profession agricole. Leur inscription dans les dispositifs sociétaires constitue l une des évolutions majeures de ce secteur depuis quelques années dans le sens où elle formalise la séparation de la sphère productive et de l espace familial. Féminisation et diversification professionnelle Ces avancées relatives aux modes d exercice professionnel des femmes en agriculture apparaissent comme un indice de nouvelles dynamiques professionnelles lorsque l on considère les orientations productives. Les salariées de la production agricole exercent majoritairement dans les domaines de la production viticole (39 %), des cultures spécialisées (33 %) et de l élevage non spécialisé (16 %). Les données disponibles révèlent une convergence des contenus d activité des femmes et des hommes situés dans ce groupe professionnel. De leur côté, les femmes chefs d exploitation et les associées d une société agricole s orientent davantage vers l élevage de chevaux 7 (44,2 %), de volailles et de lapins (35,3 %), d ovins et de caprins (31,1 %). Elles sont moins représentées dans l élevage de bovins (22,7 %) et sont encore plus rares parmi les producteurs de bois (1,8 %) et les entrepreneurs de travaux agricoles (8 %). Les statistiques sur les nouvelles installations révèlent les transformations des systèmes de production (Tab. 3). Ceci induit des déplacements des ségrégations sexuelles des activités productives et l apparition de spécialisations professionnelles différenciées chez les femmes autour des activités de loisirs (62,6 %) et de soins aux productions animales (61,6 %). Les activités prédominantes des hommes demeurent inchangées : cultures céréalières (54,6 %), cultures légumineuses (52,7 %), cultures spécialisées (56,7 %) et élevage de bovins (54,9 %). Les femmes étant légèrement plus représentées dans les secteurs de la viticulture (52,1 %), de l élevage de vaches laitières (52,4 %), et de l élevage d équidés 8 (52,3 %). Elles tendent donc à impulser un mouvement de diversification, marqueur de nouvelles formes de différenciation sexuée. 7. L élevage de chevaux correspond à plusieurs activités selon l utilisation à laquelle ils sont destinés : le loisir, la compétition ou la boucherie. 8. L élevage d équidés (chevaux, ânes, poneys, etc.) renvoie également à plusieurs pôles d activités : activités de production et de valorisation (élevage, entraînement, compétition) ; commercialisation des produits (viande, cuir, lait de jument ou lait d ânesse) ; services (pensions, soins aux équins ) ; activités de sport, de loisir ou de travail. 171

172 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Tab. 3. Les mentions de spécialisation dans les nouvelles installations en Mentions de spécialisation Hommes en % Femmes en % Cultures céréalières 54,6 45,4 Cultures légumineuses 52,7 47,3 Production viticole 47,9 52,1 Élevage de bovins 54,9 45,1 Élevage d équidés 47,7 52,3 Élevage d ovins et de caprins Élevage de volailles 47,4 52,6 Activités de loisirs 37,4 62,6 Activités de soins aux productions animales 38,2 61,6 Sources : CCMSA, Calculs effectués par l auteure. Les redéfinitions des référentiels de profession (statuts, modalités de professionnalisation, configuration juridique des systèmes d exploitation, etc.) ont permis l ouverture d espaces de négociation dans les entreprises modernisées (GAEC, EARL, etc.), ainsi qu une reconnaissance des divers registres des pratiques non agricoles autrefois dévalorisées. Ces phénomènes ont constitué un levier déterminant dans la transformation du rapport des femmes à la profession agricole. L éclatement et l individualisation des temps et du travail agricole accompagnent ces évolutions. Il s agit à présent d examiner, en détail, les différentes formes sexuées d organisation du travail pour comprendre en quoi elles participent à légitimer les principes de différenciation sexuée ou bien à les dépasser. Les configurations sexuées des systèmes d activité dans les exploitations Les dispositifs organisationnels et techniques des entreprises agricoles induisent une individualisation du travail qui peut configurer ou limiter les passages à des pratiques collectives. Ces dynamiques ne sont pas déterminées, ni posées dans les mêmes conditions selon les configurations des exploitations familiales (composition des collectifs de travail, configuration des systèmes d activité, etc.), les aspirations individuelles et collectives, mais également la dynamique des rapports de travail, etc. (Dufour et Giraud, 2012). Nos différentes recherches permettent d identifier trois profils de jeunes femmes situées dans des cadres organisationnels différenciés Pour élaborer ces profils, plusieurs indicateurs ont été pris en compte : les formes d organisation et de division du travail, les modes de gestion des temporalités, les contenus d activité, les

173 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache Ces profils témoignent de la complexité des enjeux sexués de l organisation du travail agricole et de ses divisions. Des dispositifs organisationnels qui articulent travail individuel et travail collectif Le premier profil regroupe des jeunes exploitantes dont les expériences au sein des entreprises agricoles sont caractérisées par une légitimité forte accordée à la disponibilité permanente dans le travail agricole, permettant un cloisonnement des sphères professionnelles et familiales. Dans leur famille, elles ont été initiées aux pratiques agricoles. La mobilisation de leurs parents autour de leurs plans de professionnalisation en agriculture leur a servi d assise pour élaborer des projets qui dérogent aux attendus. Ainsi, elles ont construit leur identité professionnelle en se démarquant du modèle féminin traditionnel. Les exploitations au sein desquelles elles exercent (EARL ou GAEC composés de deux à dix membres) associent aux productions céréalières (maïs, tabac, blé, etc.) plusieurs productions animales (élevage de veaux ou d ovins et élevage de volailles ; gavage et élevage de palmipèdes gras ou de volailles). Disposant d une équipe de travail (salariés agricoles), leurs logiques managériales articulent travail collectif et travail individuel pour accroître le potentiel productif de leurs structures. Elles reposent sur des règles visant à organiser leur système d activité. Ces règles définissent les contributions individuelles et collectives, mais également leurs propres orientations techniques : «On est partout On fait la même chose en fait. Le gavage, on commence à six heures [ ]. L élevage, on s en occupe, on fait tout. On alterne quand il faut passer dans les parcs. Le reste, soit on y va tous, soit on y va seul» 10. Les dispositifs organisationnels qu elles accumulent structurent la conduite des activités agricoles, en jouant sur les flexibilités sociales et techniques pour une meilleure adaptation aux contraintes professionnelles (climat, absentéisme des salariés agricoles, etc.). Les arbitrages qu elles opèrent sont orientés par leur capacité à mobiliser et à combiner différents registres d action. Les ordres de travail de ces jeunes exploitantes ne s inscrivent pas dans une représentation normative de la division sexuelle du travail qui découle des rapports sociaux de production entre les sexes et les générations : «Viticulture, c est un métier extrêmement noble qui regorge de richesse ; mais qui a des valeurs que les gens ne voient pas. Il faut être dedans pour les voir. Il y a le fait de se surpasser et aller au-delà de ses capacités. On est face à des conditions climatiques extrêmes le froid, la chaleur. Et, je pense qu il faut un mental, un physique. Et, je pense caractéristiques des exploitations (orientation productive, salariat agricole, etc.), les responsabilisations et mobilisations professionnelles, etc. 10. Emma, 27 ans, origine agricole, installée en 2008 dans une EARL : céréales, gavage et élevage de palmipèdes gras, collectif de travail : son conjoint, un collègue et une main-d œuvre salariale ponctuelle. 173

174 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre beaucoup d amour du métier pour le faire. Donc, moi, je sais. Je me suis dirigée làdedans parce que mes beaux-parents sont exploitants viticoles, enfin, mon beau-père, ma belle-mère non. Et, donc, je suis allée pour l aider à la base. Après, j étais bien dans les vignes. J ai appris. J ai vu quelque chose qui me ressemblait. Mais, je ne voulais pas être sous ses ordres. Je ne voulais pas être dévalorisée parce qu on a souvent le dilemme avec des gens qui sont chez eux, qui vont se retrouver en famille. Et, bon, moi, c est facile de se mettre à aider quelqu un. Mais, je voulais vraiment être dans mon métier pour gérer tout» 11. Les principes de l interchangeabilité des compétences professionnelles associées au masculin et au féminin gouvernent les pratiques agricoles effectuées par les femmes. Cette modalité marque leur distanciation à l égard des attributs et des stéréotypes de sexe. Elle passe par leur refus d une valorisation différentielle des dispositions de genre. Engagées dans des activités diverses, ces jeunes agricultrices incarnent finalement une «maîtrise professionnelle» qui transforme les rapports de travail structurés par le genre. Cette maîtrise professionnelle leur permet d impulser de nouvelles dynamiques. L individualisation de leur travail associée à des passages aux pratiques collectives acquiert toute sa portée émancipatrice. Leur autonomie professionnelle tend à produire une indifférenciation des aspirations et des pratiques agricoles des deux sexes. Leurs manières de gérer les travaux agricoles (gavage, distribution des aliments dans les élevages hors-sol, gestion des activités collectives : livraisons animales, activités de vaccination, élaboration des plannings des salariés, etc.) prêtent main-forte aux logiques organisationnelles collectives. Dans les jeux coopératifs, elles disposent de ressources multiples pour gérer les relations inter et intra-professionnelles. Leur co-participation au processus de rationalisation leur permet d améliorer les systèmes de travail et les fonctionnalités des exploitations. D une part, elle conforte leur capacité à contrôler les ensembles organisationnels et techniques. D autre part, elle autorise une plus grande visibilité sur la nature et les modalités de leurs propres manières d exercer. Les configurations de leurs conditions de travail sont marquées par une intégration indifférenciée des femmes et des hommes dans les entreprises. C est ainsi qu elles parviennent à s affranchir des tensions contradictoires qui sous-tendent les logiques collectives entrepreneuriales : «Je me mêle de tout, justement, voilà, pour que ce soit dans tout, pour que je puisse au moins m épanouir professionnellement. Et, puis, je trouve que c est intéressant plutôt de participer à tout. Ici, il n y a pas que les vignes. Il y a aussi le vin. Il y a le chai. Il y a les vendanges. Il y a tout ça. Donc euh, voilà moi, je veux faire évoluer les choses» Solange, 26 ans, parents : fonctionnaires, installée en 2010 dans une EARL, collectif de travail : son beau-père et une main-d œuvre salariale. 12. Anna, 32 ans, origine agricole, installée en 2007 dans une EARL, collectif de travail : son beau-père, son conjoint et une main-d œuvre salariale ponctuelle.

175 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache Des systèmes organisationnels qui opèrent une division sexuée du travail Le deuxième profil est composé de jeunes femmes qui exercent dans des structures d exploitation (EARL, SCEA ou GAEC composés de deux à cinq membres) conformées par une division sexuelle des travaux individualisés, impliquant quelques passages à des pratiques collectives : production céréalière ou viticulture et entreprise de travaux agricoles pour les hommes gavage ou élevage (caprins, veaux, etc.) et élevage de volailles pour les femmes. Socialisées à l exercice de la profession agricole dans leur famille ou hors contexte familial, elles ont choisi très tôt de s orienter vers une formation de la production pour éviter une perte de contrôle sur leur devenir professionnel. Elles se sont appuyées des supports d individualisation (titres scolaires, aides à l installation, etc.) leur permettant de se tailler une place dans les exploitations. Ces jeunes agricultrices s inscrivent dans des logiques professionnelles singulières qui trouvent des points d appui dans la présence d une main-d œuvre familiale et/ou salariale. Leur forte implication professionnelle leur permet d exploiter au mieux la liberté que leur procurent leurs dispositifs professionnels : délégation d un certain nombre de tâches (entretien des bâtiments agricoles, production végétale), recentrage sur les activités des systèmes de production animale, etc. Outre leur investissement dans des travaux collectifs (déplacement des animaux, accueil des lots, etc.), ces exploitantes se ménagent généralement du temps pour des tâches qui leur offrent une certaine flexibilité (distribution du lait et des aliments sur des tranches horaires qui varient en fonction des autres activités : 4h30-7h30 ou 6h30-8h30/17h-20h ou 19h-22h, décalage des soins aux animaux, etc.). Ceci ne les affranchit nullement des dynamiques organisationnelles à mettre en œuvre au quotidien : «On reçoit les veaux, il faut être deux au moins Laver le bâtiment, pareil, on fait venir le jeune que l on emploie [ ]. Les veaux, oui, le matin et le soir, trois heures Enfin, ça dépend s il y a plus de soins à faire Au départ Euh Les deux premiers mois au moins, il y a plus de travail, je fais venir F. [ ]. [Comment organisez-vous votre travail aux moments des récoltes, des réunions des coopératives de production, etc.?], je commence les veaux plus tôt [ ]. La journée, je reviens au bâtiment pour voir si les veaux sont gonflés, pour les sonder ou les piquer» 13. Les enjeux autour des processus de rationalisation du travail des entreprises agricoles élargissent le spectre des sollicitations qui leur sont adressées. Les dispositifs managériaux collectifs (comme, par exemple, les réunions techniques dans les GAEC) créent de nouvelles contraintes. Si les principes d autonomie et de responsabilisation individuelle sont promus dans les entreprises, les structures de production introduisent des exigences fortes. C est dans le cadre du fonctionnement des équipes que se dessinent les dynamiques de (re)conquête des temps et des contenus de travail. La répartition des tâches et la gestion des temporalités associées aux travaux 13. Anaïs, 25 ans, origine agricole, installée en 2008 dans une EARL : céréales, élevage de veaux et entreprise de travaux agricoles, collectif de travail : son frère, son conjoint et un salarié. 175

176 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre individuels et collectifs inaugurent des tensions autour du travail et de ses divisions sexuelles. De plus, l emploi du temps de ces jeunes femmes est calqué sur les travaux collectifs. Il repose aussi sur d autres formes de division de l espace et du travail : les courses pour les entreprises, les démarches et responsabilités administratives, etc. Les sollicitations multiples induisent des réajustements en réponse aux assignations professionnelles et aux pénibilités des conditions et de l organisation des diverses activités qui leur échoient. Les expériences professionnelles de ces exploitantes sont ainsi marquées par des tensions entre les ordres négociés de travail qui prennent sens dans les différents rapports sociaux de production. Elles revendiquent l originalité de leur pratique du métier. Les référentiels auxquelles elles s appuient s inscrivent dans les représentations partagées d une nécessaire division sexuée du travail agricole. Si elles remettent en question le modèle des femmes assignées à des «situations d aide», elles rejettent certaines contraintes professionnelles instaurées comme spécifiquement féminines (désengagement des processus collectifs de rationalisation, etc.). En inscrivant leurs choix professionnels en rupture avec le modèle féminin traditionnel, elles s arrangent avec les normes en place et exercent la profession agricole à leur manière. L isolement dans le travail agricole comme contrainte liée au genre «Non, non, ça ne se passe pas toujours bien. Voilà, eux, c est des hommes. Donc, ils sont que sur les tracteurs. Il n y a que la terre qui compte. Et, moi, il faudrait que je fasse 60 heures par semaine. Il faudrait que je sois toujours au travail : gaver, tuer, plumer tout, seule. C est du lever du soleil jusqu au coucher du soleil que je travaille, c est simple. Ça, ils ne le voient pas. Ils voient que ce qu ils font» 14. Ce dernier profil concerne les jeunes exploitantes confrontées à des situations d isolement dans les exploitations (EARL ou GAEC composés de deux à trois membres et autres structures d exploitation). Après quelques détours (parcours de formation discontinus, exercice d une autre profession, etc.), elles ont souvent dû motiver leur choix professionnel auprès de leurs parents et des professionnels de l orientation scolaire peu familiarisés à l agriculture. Un cloisonnement sexué des spécialisations professionnelles s opère dans les exploitations au sein desquelles elles exercent. Il est synonyme de reproduction des rapports de genre. Les référentiels sexués autour des fonctions et des compétences professionnelles organisent la division sexuée des travaux agricoles. Les systèmes d activité (production céréalière pour les hommes gavage, élevage de volailles et conserverie ou maraîchage et vente directe pour les femmes) constituent des éléments structurants de l identité sexuée des acteurs des entreprises agricoles Marie, 33 ans, parents : ouvriers, installée en 2006 dans un GAEC, collectif de travail : son beau-père et son beau-frère.

177 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache Dans ces systèmes, les jeunes femmes sont promues pour tenir des rôles complémentaires de ceux des hommes. Elles s investissent dans des activités socialement dominées et fondées sur le maintien des stéréotypes en matière de «spécificité féminine». Leurs situations de travail individualisées créent les conditions objectives d une recomposition des territoires masculins et féminins. Ce processus s accompagne de formes sexuées d organisation des temporalités. L usage des temps professionnels associés aux différentes activités (de production, de transformation agroalimentaire et de commercialisation) peut se révéler en jeu. Ces exploitantes ont à jongler entre les exigences de rentabilité et la gestion de leurs dispositifs professionnels. Leur charge de travail augmente en fonction des spécificités fonctionnelles de leurs structures de travail. L éclatement et la variété des contenus et lieux d activité conduisent à des instabilités temporelles. Ces temporalités et l individualisation du travail agricole complexifient singulièrement leur possibilité de construire des activités et des temps collectifs de travail. Cette possibilité est d autant plus restreinte que les faibles potentialités des entreprises (endettement, système d exploitation de petite taille, etc.) ne leur permettent pas d avoir recours à une main-d œuvre salariale. Leurs modes d organisation du travail agricole et de ses temporalités (morcellement des temps professionnels, décalages des activités, intensification des rythmes de travail lors du cumul d activités) induisent leur mise à l écart dès lors qu elles travaillent non seulement seules, mais aussi en situation de travail isolée. Dans ce contexte organisationnel, l absence d une participation de leurs associés dans leurs dispositifs professionnels les enferme dans le «registre de l individuel». Ce contexte constitue un cadre de contraintes pesant sur leur insertion dans les collectifs de travail parce que «producteur de situations individualisées et individualisantes» (Lada, 2009). Il s agit pour ces jeunes exploitantes de «tenir au travail» et non d agir pour transformer les ordres «genrés» des activités agricoles, ainsi que les dispositifs organisationnels des entreprises instaurés par et pour les hommes : «Parce que, moi, comme je n étais pas du milieu, j ai tout fait pour monter ma petite salle de gavage. Après, je livrais à un conserveur. Et, après, je me suis fait une conserverie à moi [ ]. On m a rigolé au nez en me disant : tu te débrouilles, faut que ça marche, faut que tu fasses tourner» 15. Si l articulation travail individuel et travail collectif ouvre la voie de l autonomie pour les femmes, ces avancées se conjuguent avec les configurations traditionnelles : l absence de coopérations contribue à l activation des fondements de leur marginalisation sociale dans la profession agricole. 15. Lisa, 35 ans, père : artisan et mère : aide-ménagère, installée en 2000 dans un GAEC : céréales, vignes, gavage, conserverie, collectif de travail : son beau-père et son conjoint (mi-temps). 177

178 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Des réajustements dans la sphère domestique et familiale Les conditions d exercice des jeunes exploitantes dans les structures collectives sont à l origine des réajustements qui s opèrent dans la sphère domestique. Leurs logiques professionnelles tout comme la nature de leurs systèmes d activité produisent des modèles spécifiques de forte implication dans le travail. Elles induisent des stratégies de régulation des temporalités, qu elles soient individuelles ou collectives. Ces stratégies marquent la volonté (si ce n est la pratique réelle) de séparation entre le temps professionnel et le temps privé. Mais elles ne prennent pas la même configuration au regard des rapports de genre dans le système exploitation/famille. Une séparation des temps professionnels et domestiques qui repose sur les femmes Les contextes organisationnels configurés par des spécialisations professionnelles sexuées reposent souvent sur une division sexuelle des usages du temps libre. Pour les hommes, ces temps libres sont affectés à des engagements professionnels en dehors des entreprises (syndicalisme, etc.), au repos et aux loisirs. Pour les jeunes exploitantes, ils sont généralement consacrés à la gestion de la sphère domestique. Les sollicitations et les travaux multiples leur laissent peu de temps disponible. L enchaînement des activités s opère en fonction des temps domestiques et parentaux. Pour atteindre des conditions d activité optimales dans la sphère productive, elles mettent en œuvre toute une série de stratégies. La gestion des différentes temporalités est continue et leur calibrage est constant. Ces modalités impliquent une organisation méticuleuse, une régulation maximale des pratiques domestiques et une redéfinition des normes revues à la baisse en termes d exigences : ménage et repas moins élaborés, limitation des déplacements pour les courses alimentaires, etc., le but étant que cela soit réalisé le plus rapidement possible : «Quand je rentre, j attaque tout de suite parce que je ne me pose pas. Quand j arrive, je fais le manger, une machine à laver, je range un peu. Après c est propre ou ce n est pas propre. C est comme ça» 16. Le recours aux lignées et/ou conjoints (pour la garde des enfants, les allers-et-venues école-domicile-lieu de travail, etc.) intervient, selon les cas, lors des situations inextricables et des problèmes organisationnels passagers et impondérables (déplacements, livraisons des animaux, etc.). Ce recours peut se révéler beaucoup plus régulier, voire quotidien, pour les jeunes femmes dont les enfants sont en bas âge. Pour d autres exploitantes, les dispositifs professionnels individualisants offrent des possibilités d auto-organisation des différents temps. Les mobilités exploitation/ famille (garde des enfants en bas âge et soutien scolaire dans le lieu d exercice professionnel, réalisation des activités administratives et comptables au domicile, etc.) Élodie, 23 ans, père : militaire et mère : auxiliaire de vie, installée en 2012 dans un GAEC : céréales, élevage de veaux, collectif de travail : son beau-père (mi-temps) et son conjoint.

179 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache peuvent avoir l avantage d élargir les flexibilités temporelles. Elles permettent un remaniement de l organisation des activités agricoles et domestiques. À partir du moment où les jeunes femmes parviennent à mieux gérer les différentes temporalités, elles s investissent dans d autres activités agricoles en dehors des entreprises (vente directe, etc.). Ces possibilités organisationnelles ne jouent pas en leur faveur dans le sens où elles contribuent à légitimer l exclusivité masculine des structures collectives. Une distanciation des femmes par rapport au domestique D autres systèmes organisationnels dans les exploitations ont un effet émancipateur des exploitantes du domestique 17. Dans les modèles de la division sexuelle des travaux agricoles individualisés, des déclinaisons apparaissent aussi bien du côté des femmes que des hommes. Le contexte global du système exploitation/famille est celui des tentatives d ajustement, induisant une remise en cause de l assignation des femmes au domestique. La sphère professionnelle est légitimement un espace de réalisation pour les hommes et les femmes. Dans l espace privé, les conjoints soutiennent l engagement professionnel des jeunes exploitantes. Dans les faits, cela passe par leur prise en charge des tâches domestiques et des obligations familiales dans des tranches horaires spécifiques. Dans les modèles sous-tendus par la symétrie des systèmes d activité des hommes et des femmes, l obligation d un partage des tâches domestiques entre conjoints demeure une norme. C est la condition affichée du respect du droit de chacun d exercer une «profession prenante» et de l engagement affectif. Au vu des situations dans lesquelles ces couples se trouvent (surinvestissement professionnel, gestion de collectifs de travail, etc.), la nécessité dicte également cette répartition égalitaire. Dans ces deux configurations conjugales, les catégorisations du féminin et du masculin peuvent perdre de leur efficacité opératoire lorsque l on considère le contenu des activités domestiques. L investissement des conjoints dans la sphère domestique intervient souvent en appui à une externalisation de la garde des enfants en bas âge et/ou des tâches domestiques (ménage, repassage, etc.). Le processus de légitimation du surinvestissement professionnel des jeunes exploitantes est en œuvre. Leur forte implication dans la sphère productive et les limitations strictes des tâches domestiques consistent à éviter les enchevêtrements des engagements professionnels et domestiques pour s écarter des «habitudes familiales». Les spécificités de leurs dispositifs professionnels (recours à des salariés agricoles, articulation du travail collectif et du travail individuel, diversification des systèmes d action, etc.) les conduisent à impulser de nouvelles dynamiques à la fois professionnelles et familiales. Les caractéristiques de leur rapport à leur entreprise les placent objectivement 17. Ce n est pas forcément au sein des couples sans enfant que nous retrouvons les prémisses du dépassement de l assignation féminine au domestique, mais plutôt chez les femmes qui connaissent des expériences familiales singulières. 179

180 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre et subjectivement du côté de la construction de modèles d activité originaux marqués par des mobilités de genre. Le désengagement professionnel des femmes au sein des structures collectives demeurait au cœur de l ethos agricole jusqu alors centré sur une hiérarchie de genre. La distanciation de ces jeunes exploitantes par rapport à cet ethos fait rupture avec les enjeux sexués de la conciliation vie professionnelle et vie familiale. Rupture enfin par rapport à leur rôle féminin, pour une plus grande dissociation des places occupées dans les sphères productives et domestiques et un retranchement de leurs logiques entrepreneuriales. Conclusion Les formulations classiques considéraient que les mutations structurelles, et plus particulièrement les «modèles techniques d exploitation» étaient déterminants dans la transformation des rapports familiaux de production (Barthez, 1982 ; Rieu, 1986). Au terme de notre analyse, nous pouvons soutenir qu il ne suffit pas de partager un même statut professionnel et un même espace-temps de travail pour se rapprocher d une indifférenciation des conditions d exercice entre les femmes et les hommes. L analyse des situations de travail individualisées, collectives et isolées permet d interroger l efficacité ou non des processus organisationnels au sein du système exploitation/famille. L individualisation du travail agricole, en tant que condition liée aux positions objectives occupées dans les différents systèmes d activité, peut freiner l inscription sociale des femmes dans les processus collectifs d émancipation au travail. Son dépassement favorise la reconnaissance de leurs contributions et de leurs maîtrises professionnelles pour les travaux individualisés et collectifs, ainsi que l identification de leurs logiques entrepreneuriales à partir de leur propre vécu socialisé. Les profils présentés permettent de comprendre que les rapports de travail entre les sexes peuvent se trouver clivés. Les divisions du travail agricole profondément marquées par des différenciations sexuées conduisent à une reproduction des fondements de l exclusion des femmes des processus collectifs de rationalisation et des filières de décision des entreprises agricoles. Les contraintes apparentées à la sexuation des systèmes d activité s ajoutent à celles de la sphère domestique où les assignations familiales tendent à invalider le surinvestissement professionnel des exploitantes dans les structures collectives. Les interrelations entre les logiques individuelles et collectives de l organisation du travail agricole peuvent changer la tendance lorsque les femmes et les hommes mettent en pratique des processus de rationalisation qui tiennent compte des expériences de travail de chacun. Des nouveaux rapports de production en découlent et dessinent d autres rapports sociaux dans l espace privé. Ces chemins empruntés conduisent vers un alignement des normes et des pratiques professionnelles et familiales des femmes et des hommes. 180

181 L évolution de la place des femmes en agriculture S. Dahache Bibliographie Agreste-Recensement agricole, Exploitations agricoles et superficie agricole utilisée par statut juridique, ministère de l Agriculture, de l Agroalimentaire et de la Forêt. Barthez, A., Famille, travail et agriculture, Paris, Economica. Cardon, P., Pfefferkorn, R., Kergoat, D., L individuel, le collectif et les rapports sociaux de sexe, in Kergoat, D., Pfefferkorn, R., Cardon, P. (Eds.), Chemins de l émancipation et rapports sociaux de sexe, Paris, La Dispute, Dahache, S., La féminisation de l enseignement agricole. Sociologie des rapports de genre dans le champ des formations professionnelles, Paris, L Harmattan. Dahache, S., 2013a. L évolution de la place des femmes dans l agriculture. Point de départ éventuel de nouvelles dynamiques professionnelles, Cahiers d études Le DEMETER 2013 Économie et Stratégies agricoles, Dahache, S., 2013b. Les filles minoritaires de l enseignement agricole en France : analyse sociologique d un dispositif d aide à l insertion (sociale, scolaire et professionnelle), Rapport pour le ministère des Sports, de la Jeunesse, de l Éducation populaire et de la Vie associative, Paris. Dahache, S., 2014, L enseignement agricole comme espace de reconfiguration du genre, Nouvelles Questions Féministes, 33, 1, Dufour, A., Giraud, C., Le travail dans les exploitations d élevage bovin laitier est-il toujours conjugal? Inra Productions animales, 25, Giraud, C., Rémy, J., Les choix des conjoints en agriculture, Revue d Études en Agriculture et Environnement, 88, 3, Hervieu, B., Purseigle, F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin. Kergoat, D., Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe, in Hirata, H., Laborie, F., Le Daoré, H., Sénotier D. (Eds.), Dictionnaire Critique du Féministe, Paris, Presses Universitaires de France, Lada, E., Individualisation et isolement au travail dans l hôtellerie, in Kergoat, D., Pfefferkorn, R., Cardon, P. (Eds.), Chemins de l émancipation et rapports sociaux de sexe, Paris, La Dispute, Lagrave, R.-M. (Eds.), Celles de la terre. Agricultrice : l invention politique d un métier, Paris, Éditions de l EHESS. MSA, Les femmes dans l agriculture au 1 er janvier 2010, Enquête, Paris. Muller, P., Faure, A., Gerbaux, F. (Eds.), Les entrepreneurs ruraux. Agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux, Paris, L Harmattan. Rattin, S., Les femmes accèdent lentement à des statuts plus avantageux : en agriculture, la parité n est pas de mise, Agreste Primeur, 175. Rémy, J., L exploitation agricole : une institution en mouvement, Cahiers d études Le DEMETER 2013 Économie et Stratégies agricoles,

182 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Rieu, A., Agricultrices et professionnalisation : une enquête en Midi-Pyrénées, Revue Géographique des Pyrénées et du Sud Ouest, 57, 1, Rieu, A., Agricultrice : un métier masculin investi par les femmes, in Guichard-Claudic, Y., Kergoat, D., Vilbrod A. (Eds.), L inversion du genre. Quand les métiers masculins se conjuguent au féminin et réciproquement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes,

183 Famille et élevage : sens et organisation du travail Cécile Fiorelli 1, Jocelyne Porcher 2, Benoit Dedieu 3 Introduction Les relations entre famille et exploitation agricole sont aujourd hui l objet de tensions : d un côté, les agriculteurs sont enjoints d être de vrais chefs d entreprise (Rémy, 2011), ce qui fait abstraction des dimensions identitaire, patrimoniale et affective de ce métier ; d un autre côté dans les discours sur et dans l accompagnement à l installation agricole, il n a jamais été autant question d articuler projet de vie et projet professionnel 4. Par ailleurs, on entend souvent les éleveurs et leurs représentants déplorer leur surcharge de travail, leur manque de disponibilité pour leur famille (Couzy et Dockes, 2006), et, pour certains, espérer que leurs enfants fassent un autre travail, mieux rémunéré et leur laissant plus de disponibilités (Fillonneau, 2012). Ces tensions renvoient à ce que Barthez a appelé le choc entre les rapports de travail et des rapports familiaux sur l exploitation agricole familiale (Barthez, 1996). Ils renvoient au «passage d une agriculture vécue comme un état, une manière d être, un mode de vie, à une agriculture comme activité professionnelle ; c està-dire un secteur de vie dans un ensemble plus vaste» (ibid., p. 15). «Du travail comme mode de vie on est passé à un travail comme facteur de production ; c est beaucoup plus restrictif, mais cela entraîne des exigences très précises. Il y a désormais deux entités : l entreprise et la famille. Cette entreprise doit être rentable, doit fournir un revenu pour nourrir la famille» (ibid., p. 16). Ces différents éléments interrogent particulièrement la façon dont la famille est engagée dans le travail agricole sur les exploitations familiales ou dont le travail agricole engage la famille. 1. INRA, UMR 1273 Métafort, Saint-Genes-Champanelle, France, cecile.fiorelli@clermont.inra.fr 2. INRA, UMR 951 Innovation, Montpellier, France, jocelyne.porcher@supagro.inra.fr 3. INRA, UMR 1273 Métafort, Saint-Genes-Champanelle, France, benoit.dedieu@clermont.inra.fr 4. Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

184 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Des études en sociologie rurale soulignent la diversité actuelle des rapports au travail, rapport au temps de travail, qui ne se limitent pas à un rapport strictement économique (Dufour et Dedieu, 2010 ; Fillonneau, 2012). Ces études analysent plutôt ces rapports au travail en ce qu ils placent l individu ou non en difficulté avec des normes socio-professionnelles. Par ailleurs, les études portant sur l organisation du travail sur les exploitations d élevage familiales, principalement portées par les zootechniciens, ont mis en évidence la diversité des types de tâches et des quantités de travail réalisées par les membres de la famille (Madelrieux et al., 2009 ; Hostiou et Dedieu, 2012) ainsi que la diversité des configurations familiales engagées dans ce travail d élevage (agriculteur seul, couple, associés familiaux, avec l aide de parents ). Mais le sens donné au travail, ce qui fonde l engagement de l individu au travail n est pas abordé dans ces deux ensembles d études. De même, si le point de vue du chef d exploitation ou bien spécifiquement celui des femmes (Dufour et al., 2010), est pris en compte, ce que traduit l ensemble des membres de la famille travaillant sur l exploitation demeure inconnu. Or tous les membres n ont pas la même relation à l exploitation (Bessière, 2008), ils n envisagent pas de la même façon le travail agricole et sa place dans la vie de la famille (Terrier et al., 2012). Notre contribution vise à éclairer la diversité du sens et des modalités d engagement de la famille dans le travail agricole sur des exploitations d élevage familiales françaises au début des années Pour cela, nous nous appuyons sur une étude conduite dans le cadre d une recherche doctorale (Fiorelli, 2010) auprès d éleveurs pluriactifs, c est-à-dire de personnes qui font de l élevage et qui exercent au moins une autre activité professionnelle à titre salarié ou indépendant. Ces situations particulières ont été retenues car elles exacerbent les difficultés de conciliation de l élevage et de la famille, du fait des contraintes d organisation du travail et de la quantité de travail effectuée (Blanchemanche, 2000). Nous présenterons d abord le cadre théorique auquel se réfère l étude, ainsi que quelques éléments de méthodologie. Puis nous illustrerons plusieurs cas relevant de situations d individus (le conjoint étant peu présent sur la ferme) ou de couples au travail. 184 Cadre théorique Pour décrire et appréhender la manière dont les éleveurs s engagent différemment dans le travail, nous mobilisons les concepts de la psychodynamique du travail (Dejours, 2009). Cette discipline est fondée sur une approche psychanalytique de l individu au travail, éprouvant des désirs inconscients et contradictoires, éprouvant du plaisir et de la souffrance, investissant sa subjectivité dans le travail. Elle s intéresse au pouvoir du travail «de faire advenir le sujet» (Dejours, 1998, p. 7). En effet, elle considère que «travailler, c est investir sa subjectivité», «travailler, c est mobiliser son corps, son intelligence, sa personne, pour une production ayant valeur d usage». Pour Dejours (2009), «le travail est toujours une mise à l épreuve de la subjectivité, dont cette dernière sort accrue, grandie ou au contraire, rétrécie, meurtrie. [ ] Travailler, c est non seulement produire, c est aussi se transformer soi-même et, dans le

185 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu meilleur des cas, c est une occasion offerte à la subjectivité de s éprouver elle-même, voire de s accomplir» (p. 15). Le rapport subjectif au travail est la relation que le sujet entretient avec son travail, c est-à-dire ce qu il engage de lui dans le travail et ce qu il en attend. Cette notion est proche des notions de conceptions de métier et de motivations mais elle s en distingue. En effet, la notion de conception de métier utilisée en sociologie réfère à l inscription dans un champ professionnel et à la dimension identitaire du travail (Lémery, 2005 ; Dufour et Dedieu, 2010). Elle n intègre pas les questions de l affectivité dans les relations de travail, ni d engagement du corps dans le travail. La notion de motivation renvoie à des cadres théoriques de psychologie comportementale, dans lesquels l inconscient et la subjectivité sont absents. Ainsi le rapport subjectif au travail est complexe, multidimensionnel et personnel. En élevage, Porcher (2002) a montré l importance de la rationalité relationnelle et en particulier affective du travail avec les animaux ; Mouret (2012) s est intéressé à la rationalité morale. Dans l étude présentée ici, la place de la famille dans le sens donné au travail est caractérisée à l aide de la grille d analyse du rapport subjectif développée pour analyser la façon dont les éleveurs parviennent ou non à concevoir leurs systèmes d élevage et à organiser leur travail de manière satisfaisante au regard de leur rapport au travail (Fiorelli et al., 2010). La grille est constituée des rationalités suivantes : économique (attentes de revenu), technique (intérêt pour la maîtrise technique et organisationnelle du processus et des performances de production), relationnelle (relations entre travailleurs et avec les animaux), identitaire (développement personnel et inscription dans un champ professionnel), relative à l engagement du corps dans le travail (nature de la mobilisation du corps dans le travail). L organisation du travail est abordée par les zootechniciens comme l agencement à différentes échelles de temps (journée, semaine, saison, année) des tâches découlant des choix de conduite d élevage et des cultures (quotidiennes et non quotidiennes, avec les animaux ou sur les surfaces) et de l ensemble des membres du collectif de travail, c est-à-dire l ensemble des personnes qui travaillent sur l exploitation à un moment ou à un autre de l année, quel que soit leur statut (Madelrieux et Dedieu, 2008 ; Hostiou et Dedieu, 2012). Nous nous centrerons dans ce texte sur la caractérisation de la place de la famille dans le collectif de travail et dans la répartition des tâches. Matériel et Méthode Nous avons réalisé une étude auprès de sept ménages conduisant des exploitations ovines dans le Puy de Dôme (France), choisis pour la diversité de leurs contraintes d organisation du travail, et de leurs attentes vis-à-vis de l élevage identifiées au cours d une précédente étude (Fiorelli et al., 2007). Quatre enquêtes successives entre 2004 et 2007 ont permis d aborder : l approche globale des activités professionnelles 185

186 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre et sociales du ménage et plus particulièrement de l activité agricole, les représentations de l élevage de chaque adulte du ménage impliqué dans l activité d élevage, la conduite de l élevage et des cultures, l organisation du travail. Le rapport subjectif au travail a été caractérisé à partir de l analyse de discours obtenu au cours de l entretien compréhensif portant sur les représentations de l élevage (Sens et Soriano, 2001), analyse mise ensuite en débat auprès de chaque éleveur, puis complétée et illustrée à partir de l analyse des pratiques et des modalités d organisation. Tous les adultes du ménage travaillant régulièrement sur l exploitation ont été enquêtés. Six d entre eux travaillaient en couple sur l exploitation et exerçaient chacun au moins une activité professionnelle à l extérieur de l exploitation. Quatre travaillaient seuls sur l exploitation et exerçaient au moins une autre activité professionnelle à l extérieur de l exploitation. Pour analyser les formes d engagement de la famille dans le travail agricole, nous avons caractérisé trois éléments : (i) la façon dont la famille est convoquée dans le rapport subjectif au travail ; (ii) la part familiale et le rôle des membres de la famille dans le collectif de travail et la façon dont les rationalités de chacun interagissent ; (iii) la place de la famille dans la gestion du temps en précisant les relations entre temps dédié à l élevage, aux autres activités professionnelles et à la famille. Résultats Nous présentons trois cas emblématiques de la diversité des engagements dans le travail agricole de la famille : de l engagement familial le plus modéré à l engagement familial le plus fort, à la fois dans le sens donné au travail et dans la façon de travailler. 186 Georges L élevage, une activité de réalisation personnelle Georges a 53 ans. Il s est installé en 1994 lors du départ à la retraite de son beau-père après avoir travaillé 15 ans avec lui. Il élève 265 brebis. Depuis 25 ans, il travaille deux nuits toutes les quatre nuits dans un centre de tri. Il n a pas choisi ce travail «alimentaire», «répétitif», sans marge de manœuvre pour décider ou s organiser, mais qui «lui laisse pas mal de temps». L élevage pour lui, c est : «un loisir, ce n est pas une contrainte, c est C est un plus dans ma vie quoi» ; «[ ] je ne trouve pas le mot. Ce n est pas un passe-temps, ce n est pas un loisir parce que quand même c est du boulot, mais c est, j ai l impression de faire quelque chose» ; «c est quelque part progresser». Georges oppose l élevage et son travail à la Poste : «[ ] mon activité à la Poste ne m apporte pas vraiment de, [ ], enfin peu de satisfaction, je ne m en cache pas, il n y a pas de sot métier, mais je n ai pas Quand j ai commencé, j ai dit, si je dois faire ça toute ma vie, je n ai pas Je n y voyais pas beau comme on dit.». Au contraire, l élevage

187 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu est une activité de réalisation personnelle, qui donne la possibilité de progresser et d entreprendre : «[ ], par rapport à la Poste, que je fasse bien mon boulot ou mal, j ai la paie à la fin du mois quoi, là si je le fais bien ou mal il y a une différence». «Et puis aussi bien sûr [ ], je peux prendre des décisions, à moi, et qui influencent direct sur ce qu il y a, sur après quoi, ou sur mon temps libre et ainsi de suite quoi. Alors que par rapport à mon activité principale là je n ai pas de choix». Georges est fier d être reconnu comme un paysan, avoir appris à élever des bêtes, d obtenir de bons résultats techniques (il regarde plus le nombre d agneaux que la marge), de gérer l exploitation à sa manière, et de parvenir à ne pas être l esclave de son travail. La dimension patrimoniale n est pas présente dans le discours de Georges, il loue l essentiel des terrains et ses deux filles ne souhaitent pas reprendre l exploitation. Un collectif de travail important, relativement indépendant de la famille, gage de liberté Le collectif de travail rassemble une dizaine de personnes dont l implication se limite au travail non-quotidien. Au quotidien, Georges met un point d honneur à assurer seul le travail avec les brebis, car il aime décider et s organiser comme il l entend : «Maintenant comme je suis tout seul, je fais carrément ce que je veux!», «je vais à la Poste, ma femme ne met pas les pieds, mais c est aussi tacite parce que je ne veux pas qu elle vienne pour d autres raisons. Ma femme elle bosse aussi». Pour se faciliter le travail avec les animaux, Georges a récemment appris à travailler avec un chien : «Sans chien je peux y amener à la foire», «comme dit le moniteur, déplacer les brebis ça doit être un plaisir, pas un stress», «je n en suis pas encore au plaisir, mais j ai moins de stress». En outre, pendant les agnelages d hiver, Georges se fait parfois remplacer à La Poste pour être moins fatigué. Seule une autre personne de la famille de Georges contribue régulièrement au travail agricole : son beau-père qui a plus de 80 ans. Sa contribution diminue du fait de son âge et elle est de moins en moins appréciée par Georges. Son rôle, aujourd hui, consiste aussi à donner l alerte s il y a un problème avec les bêtes quand Georges dort en journée ou quand il est parti en vacances. La femme de Georges intervient trois fois par an : au moment de la tonte, pour relever les numéros et pour deux déplacements de troupeau. Les autres membres du collectif n appartiennent pas à la famille (un voisin agriculteur, deux entreprises de travaux agricoles, un salarié de Cuma) et assurent la quasi-totalité du travail non quotidien sur les surfaces (hormis la fauche) ainsi que le curage du bâtiment. Georges préfère payer ces travaux pour réduire le stress pendant les foins, limiter ses besoins en matériel, se libérer du temps pour ses loisirs la semaine et le week-end et ses vacances : il utilise ses congés de la Poste pour partir en vacances et non pour les travaux agricoles. Il ajoute qu il considère que l organisation est plus simple et que le travail est mieux fait. Pour lui, la sous-traitance du travail à son voisin est aussi une manière d entretenir de bonnes relations avec ses pairs, dont la reconnaissance est très importante pour lui. 187

188 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Pour le remplacer pendant ses vacances, il a expérimenté plusieurs modalités d organisation. D après lui, «le seul souci possible par rapport aux bêtes, c est l attaque de chiens» et le travail à faire est simple, il suffit d enlever une clôture pour agrandir la zone à pâturer. «Jusqu à présent, il y avait un gars dans le village, c était un jeune, il connaissait un peu l élevage, payé au noir, ça avait toujours très bien marché». Ce jeune est parti, et c est le beau-père qui a fait l intérim pendant que Georges était quatre semaines en vacances. Il vient de se renseigner pour faire appel au service cantonal de remplacement. Il trouve le prix acceptable mais il n est pas sûr que cela lui convienne du fait que le remplaçant n est pas sur place. Articulation des temps de travail agricole, non agricole et des temps de non-travail Pour Georges, à l exception des quatre semaines d agnelage d hiver, le temps dédié au travail agricole est subordonné au quotidien à son travail de salarié mais aussi à ses loisirs et ses vacances. Ainsi Georges fait partie des pluriactifs qui distinguent temps pour l élevage, temps pour le travail salarié à la Poste et temps de non-travail, en particulier du temps pour son couple, ses filles adultes qui habitent loin, pour des activités de loisir (musique, danse, voyages). De ce fait, il a envie de ne consacrer à l élevage qu une partie de son temps laissé disponible par son travail salarié. Il aime aller danser chaque semaine, quand il ne travaille pas la nuit : «Ça veut dire que pour le boulot, à la bergerie, j en fais plus le matin et quand on a dansé le dimanche aprèsmidi, le soir je ne me couche pas bien de bonne heure». Le travail à la Poste contraint peu les choix de conduite du troupeau (période de reproduction, gestion de l alimentation, du renouvellement, de la conduite sanitaire, etc.) ; la conduite est plutôt influencée par les vacances qui conditionnent les débuts et fin d agnelage, pour qu il y ait le moins possible d agneaux à nourrir pendant son absence. L engagement de Georges dans le travail agricole relève surtout de la réalisation personnelle et moins d un revenu complémentaire, à côté d un travail salarié jugé inintéressant mais rapportant un revenu confortable. Même si l exploitation est d origine familiale, la dimension familiale de l engagement est très restreinte : Georges met en avant la possibilité de développement personnel ; le collectif est essentiellement non familial en dehors de Georges et de son beau-père ; temps de travail agricole et temps en famille sont distincts. 188 Robert et Béatrice L élevage, une façon de faire famille Robert et Béatrice, élèvent 340 brebis sur 99 ha. Béatrice est salariée dans un supermarché où elle fait de la mise en rayon six jours par semaine de 5 heures à 10 heures. Elle a 38 ans et n a pas d enfant. Robert a 56 ans et sa fille n habite plus avec eux.

189 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu Il a développé une activité saisonnière d entretien de voirie auprès des communes alentours. Béatrice raconte qu elle n a «pas d enfants à deux pattes mais elle en a beaucoup à quatre pattes», avec Robert, avec qui elle partage la même passion, donc «ça va tout seul pour travailler ensemble». Son engagement dans le travail agricole est marqué par un très fort investissement affectif dans les relations avec les brebis et les agneaux. Elle insiste sur le fait qu elle est devenue «une gaga des moutons», qu elle «aime trop les bêtes», «leurs filles». C est un plaisir partagé avec Robert mais avec des nuances : «[ ] il a toujours aimé ses bêtes mais peut-être pas au point de de les voir comme des gamins quoi. Enfin, c est bête à dire mais Moi, j y vais, c est mes bébés quoi. Donc, quand je vais à la bergerie, c est mes filles, [ ] Moi, mes chiens, c est pareil, c est mes bébés. Si je leur dis : allez chercher votre papa, je ne leur dis pas le patron, je leur dis «le papa», ils vont chercher Robert. On n a pas d enfant nous et [ ] L amour comme je n ai pas d enfants, je le remets sur les bêtes [ ]. Moi, je n ai pas de petiots alors [ ] Enfin, moi on m a dit que je les aimais trop. C est vrai mais bon». Faire de l élevage c est une façon d être maman pour Béatrice, et faire de l élevage avec Robert, c est une façon de faire famille. La pratique d élevage la plus emblématique de cette façon de voir l élevage est le choix de donner des biberons aux agneaux, abandonnés ou dont les mères n ont pas assez de lait, malgré la pénibilité de cette tâche, le temps qu elle requiert ainsi que son coût. Ainsi Béatrice parle d elle comme la «Mère Biberons», irremplaçable et de Robert comme le «Père Fouettard» : «Parce que Robert quand on lâche, on trie les agneaux, il trie au fouet. Donc moi je suis la Mère Biberons et lui quand ils le voient c est le Père Fouettard, donc même s il a les biberons à la main, ils ne vont pas venir. [ ] Même avec une gastro, une grippe, je suis obligée de descendre faire boire les agneaux, ils ne boivent pas avec lui.» Robert justifie cette pratique par le respect de la vie et l amélioration des résultats techniques : ça évite de tuer des agneaux, il dit qu il n en a pas le courage, et ça permet de réduire le taux de mortalité. Il ne parle pas du coût du lait en poudre dont les frais sont les plus élevés parmi l ensemble des éleveurs ovins suivis par Laignel et al. (2008). Tous les agneaux sont soignés, alimentés, élevés quels que soient le temps, l énergie et l argent qu il faudra. Pour Robert, «les bêtes rendent ce que vous leur faites» et donc il a tout intérêt à bien s occuper des bêtes, même si cela coûte cher : «Voilà, au lieu d avoir des bêtes plus malades ou des bêtes moi si je les entretiens et puis elles font de jolis agneaux. Toute manière plus vous les soignez euh plus vous leur donnez et plus elles vous font des agneaux». Pour Béatrice, c est une question d attachement à chacune des bêtes : elle baptise notamment les agnelles élevées au biberon. Elle aime qu elles la reconnaissent, qu elles viennent quand elle les appelle et la suivent ensuite «comme des chiens». Elle se souvient de leur date anniversaire, elle s arrange avec Robert pour ne pas les vendre et les garder pour le renouvellement du troupeau habituellement acheté à l extérieur. Si Béatrice et Robert partagent un très fort investissement affectif avec les bêtes, leur rapport à l élevage diffère toutefois par la place des rationalités économiques et techniques : Béatrice les nie, alors qu elles ont leur place dans les choix de Robert 189

190 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre pour qui l élevage constitue l essentiel de son revenu : «C est-à-dire au départ j ai choisi ça parce que mes parents avaient toujours des moutons puis, voilà. Et puis c est vrai que ça gagne un peu sa vie» Béatrice raconte que c est plutôt Robert qui décide de continuer à soigner une brebis ou la faire euthanasier car sinon elle engagerait des dépenses trop importantes, parce qu il a un «roulement à faire», «c est son gagnepain» contrairement à elle, qui déclare que les résultats économiques de l élevage n ont pas d importance pour elle, «Non, je les aime trop pour en faire un métier». Elle précise qu elle a «[sa] situation, [son] compte bancaire, [sa] voiture» et qu ils ont «toujours été là-dessus indépendants». Collectif de travail et répartition des tâches Le collectif de travail est essentiellement composé de deux personnes, Béatrice et Robert qui travaillent tous les jours sur l exploitation et assument l ensemble du travail quotidien avec le troupeau. Ils ne mobilisent des aides que très ponctuellement pour la tonte et la moisson. Chez Béatrice et Robert, la répartition des tâches renvoie à deux logiques : le plaisir pour Béatrice et Robert de travailler ensemble avec les animaux, la peur des tracteurs de Béatrice. Travailler ensemble est plus important que de gagner du temps, c est un élément fort dans l organisation. En résumé, Béatrice et Robert assurent ensemble le travail avec le troupeau, Robert s occupe seul des travaux sur les surfaces (prairies, parcours, cultures), Béatrice est la seule à pouvoir distribuer des biberons. 190 Gestion du temps Le travail avec les animaux est subordonné à l activité de salariée au supermarché de Béatrice : il commence à son retour vers 10h30. L activité d entretien de voirie de Robert est subordonnée à l activité agricole (élevage et cultures), il n a pas de pression sur les dates de finition des chantiers. Le temps de l élevage est souvent un temps avec Robert, et avec les «filles», les brebis, d une certaine façon le temps de l élevage est perçu comme du temps en famille, et pas toujours comme du temps de travail. Ainsi Béatrice raconte qu elle ne voit pas le temps passer quand elle va «parler» aux brebis avec Robert ou qu elle a plaisir à passer du temps «au milieu» des brebis : «Et l été quand elles sont dehors, je vais au pré le soir vers 7 heures quand il fait frais et puis je m assois au milieu et puis je reste deux heures comme ça. Et puis là je suis bien». Tout se passe comme si le temps de l élevage sans cadence ni horaires imposés reposait du temps de l autre travail beaucoup plus dense : «C est comme quelqu un qui va au sauna, prendre une heure de sauna, moi je vais dans la bergerie et par rapport, au boulot, qu on est à 100 à l heure pendant cinq heures, que c est stressant, qu on se fait engueuler, machin, tu te dis, je suis bien là». Il n y a quasiment pas d autres temps que le temps dédié au travail agricole, au supermarché ou à l entreprise. Béatrice raconte : «Moi le soir à 9 heures, il n y a plus de bonne femme. On ne peut rien faire. On ne peut pas dire, samedi on va boire l apéro chez quelqu un. Non je vais me coucher. On n a pas de vie. Mais c est un choix pour

191 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu ça, pour les bêtes». Béatrice et Robert ne partent pas en vacances. Béatrice pose des congés pour l agnelage d octobre, la tonte en avril et l enrubannage en mai-juin. Robert ne fait pas de chantier d entretien de voirie pendant l enrubannage en juin, ni pendant l agnelage d octobre. Béatrice et Robert limitent le travail agricole les dimanches : ils ne font que le travail quotidien non reportable (alimentation des brebis et des agneaux). Béatrice et Robert ne comptent pas le temps passé avec les bêtes : «Demain si on descend soigner, mettons, à 11 heures et demie, on va remonter à 3 heures et demie, 4 heures. Parce que, le temps que moi je leur ai parlé, que lui, il leur ait parlé, qu il fasse le tour avec la pougnette de grain [ ], mais ça, ça ne vient pas de moi! [ ] Mais en fait quand on est en bas on ne voit pas le temps passer». En revanche, pour s affranchir de ce qu ils n aiment ni l un, ni l autre, les horaires imposés fixes, et pour réduire le temps de travail quotidien en hiver, Béatrice et Robert ont organisé un système de libre-service pour alimenter les brebis et les agneaux (des balles rondes disposées au milieu de la bergerie pour les brebis et un tuyau branché sur un silo à grain pour les agneaux). Mis à part les agneaux aux biberons, grâce à l équipement et à un compromis sur les coûts d alimentation, ils peuvent se permettre de distribuer l alimentation tous les deux ou trois jours : «[ ] pour ce qui est de soigner, de nettoyage, enfin tout ce qui n est pas, il a vachement simplifié, on est tranquille, l hiver, nous, en 1h30 on soigne 400 moutons pour trois jours.» Pour Robert, «ça simplifie un peu les choses, quoi ; le matin on y va quand on veut, le soir on y va quand on veut, du moment qu elles ont à bouffer». L engagement dans le travail agricole de Béatrice et Robert relève d un engagement familial très fort. Certes Robert a hérité de la petite exploitation de ses parents, mais ce qui est le plus marquant c est que l élevage leur permet de faire famille et de vivre en famille. L investissement affectif dans les relations avec les animaux est très fort, maternel, de la part de Béatrice ; de la part de Robert, il relève davantage du respect de la vie. La quasi-totalité du travail agricole est réalisée par le couple. Le temps de travail agricole est perçu comme un temps ensemble en couple et en famille avec les bêtes. Ils ne cherchent pas à en réduire la durée mais à se «simplifier la vie» par des aménagements des bâtiments et des parcelles. Lucien et Marie-Françoise Travailler en famille comme façon de vivre en famille Chez Lucien et Marie-Françoise, le principe est le suivant : toute la famille pour faire le travail et du travail pour toute la famille. Ils tiennent une boulangerie-pâtisserie ouverte six jours sur sept, toute l année sauf en novembre et élèvent 200 brebis et une quinzaine de chevaux de trait en race pure pour les concours. Ils ont trois fils, l aîné veut devenir éleveur, le cadet boulanger. La pluriactivité est une affaire de famille depuis plusieurs générations : «Mon père, bon il faisait les vaches, mais j avais ma grand-mère, parce que c était tout en famille! 191

192 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre [ ] À part ma mère qui faisait la vente. Et la tante elle faisait le pain la nuit, après elle prenait son râteau, elle allait tourner le foin, et tout, et la grand-mère aussi!». Lucien n a pas choisi d être boulanger, il a dû remplacer son père qui était malade, il aurait voulu être éleveur. Il a repris les chevaux et la boulangerie à la suite de son père et de sa tante. Aujourd hui, il travaille avec sa femme et deux de ses fils. Travailler avec les bêtes c est être dehors, à l extérieur du fournil, «tranquilles». Ils ne visent pas à obtenir un revenu. Lucien déplore que les moutons lui demandent autant de travail. Il n aime pas les brebis mais il a constitué une exploitation d élevage qu il est content de transmettre à son fils : «J en avais sept-huit, c est tout. Et après quand il y a eu les fils qui ont voulu, ils veulent faire ça, et on s est mis aux moutons. On a acheté des moutons. [ ]. Il y en a un qui va passer son BEP agricole, il veut faire ça». Marie- Françoise explique que l exploitation est déjà un peu celle de son fils : «[ ] de toute façon ce sera pour lui donc il fait comme si c était à lui». Les chevaux leur apportent beaucoup de fierté, dans les concours de race. Pour les chevaux, ils n hésitent pas à investir beaucoup de temps et d argent pour les frais vétérinaires. En parlant de l élevage, Marie-Françoise dit : «En fait je pense que, [l élevage] c est pour nous dépayser se sortir un peu de là, penser à autre chose et voir autre chose [ ] C est le fait de carrément couper les ponts, quoi. Quand tu es avec les bêtes tu ne penses pas [ ], quand tu es à la boulangerie faut toujours penser est-ce que je n ai pas oublié ça, bien fait ça, est-ce que celui-là a été servi est-ce que faut toujours être sur le quivive, [ ] alors qu avec les moutons, non». Elle a une formation initiale agricole faite plutôt par défaut et souligne que l activité ovine ne s inscrit pas dans la continuité de cette formation. Pour elle, l élevage, «c est plus un loisir, [ ], un plaisir», «ça change du commerce». «C est un autre train de vie». Marie-Françoise oppose de manière caricaturale son travail à la boulangerie et l élevage, comme si l activité d élevage ne présentait aucune contrainte jusqu à la fin de l entretien où elle aborde l absence de revenu issu de l élevage et celui important de la boulangerie. Marie-Françoise ne voit donc pas l élevage comme du travail supplémentaire mais comme une activité qui détend après le travail de la boulangerie. 192 Un collectif de travail essentiellement familial, très polyvalent Lucien et Marie-Françoise rassemblent un collectif de travail essentiellement familial de onze personnes. Le nombre de travailleurs réguliers est conséquent, en cohérence avec les activités du ménage : fabrication, tournées, livraison, vente au magasin pour la boulangerie-pâtisserie, élevage équin avec préparation des animaux pour les concours, élevage ovin. La plus grosse partie du travail est réalisée par quatre personnes du ménage : Lucien, Marie-Françoise, et deux de leurs enfants âgés de 19 et 16 ans. Les trois autres membres du collectif, qui sont des frères et sœurs de Lucien ou de Marie-Françoise remplacent Lucien pour conduire le camion de livraison du pain ou le camion des chevaux ou Marie-Françoise au magasin, les jours de foire ou de concours de chevaux. Lors de ces journées d été, le travail de boulangerie-pâtisserie et le travail d élevage équin sont en concurrence dans une période caractérisée par la quantité maximale de travail en boulangerie-pâtisserie du fait de la fréquentation touristique, mais aussi par la disponibilité totale des enfants qui sont en vacances.

193 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu Seules quatre personnes n appartiennent pas à la famille et sont mobilisées sur des travaux de saison ponctuels : il s agit du voisin qui aide pour les foins dans le cadre de l entraide, du maréchal-ferrant pour le parage des chevaux et de deux tondeurs, dans le cadre d interventions ponctuelles rémunérées. Le fait que presque toute la famille soit mobilisée ne relève pas seulement de la quantité de travail à faire, c est aussi une tradition issue de la famille de Lucien, une façon de transmettre des savoir-faire et une identité aux enfants, une façon de vivre en famille. De fait, Lucien et Marie-Françoise créent de l activité pour donner du travail aux enfants qui le souhaitent. Lucien est fier des savoir-faire de ses fils : «Il fait tout! Les piqûres, je lui ai appris à faire les piqûres. Agneler, il agnèlera une brebis. Il est en stage chez le voisin, il vêlera une vache, il, le voisin, il a 85 laitières, il peut s en aller, lui, il sait traire, [ ] Il fera le boulot!... il n a que 17 ans!». Lucien, qui est allé aux foires avec son propre père, est fier que son fils cadet ait hérité de son talent de négociateur : «Nos fournisseurs pour la pâtisserie, il sait ce qu il veut, il veut que ce soit tel prix, il veut ça, et ça! [ ] Il a ça dans le sang». Travailler ensemble, c est un plaisir pour Marie-Françoise, qui aime aider le lundi à la bergerie, quand la boulangerie est fermée, elle fait avec les autres, elle ne semble pas indispensable mais elle aime «participer», que «tout le monde participe». À la remarque sur le fait qu ils travaillent aussi tous ensemble pour la boulangerie, elle répond : «[La boulangerie] c est ensemble mais c est, ce n est pas pareil. En fait c est deux choses différentes, lui c est plus la pratique, la fabrication et moi c est la vente donc on ne fait pas la même chose alors que si je vais soigner on fait la même chose, on travaille, ensemble!» La répartition des tâches repose sur la polyvalence et la substituabilité des parents et des enfants pour la plupart des tâches relatives à la boulangerie-pâtisserie, à l élevage équin, à l élevage ovin. La substituabilité n est pas totale et elle tient compte des goûts et aptitudes de chacun. Lucien assure le travail quotidien auprès des bêtes quand les enfants ne sont pas là. La répartition des tâches évolue avec l âge des enfants, qui, même s ils ne sont pas présents en permanence, participent de plus en plus aux décisions de gestion et d organisation du travail. Gestion du temps Lucien gère les moutons de manière à y consacrer le moins de temps possible. Il n hésite pas à reporter des tâches du matin à l après-midi, d un jour à l autre. Le travail avec les brebis est subordonné au travail de la boulangerie. Il essaie de concentrer les tâches reportables sur le week-end et les vacances scolaires, quand les enfants sont là ou au lundi, quand la boulangerie est fermée, ou au jeudi jour sans livraison. Il n a pas d ambition en termes de niveau de production. Aux moments des poulinages et des concours, les travaux avec les chevaux deviennent prioritaires sur tout et toute la famille est mobilisée. La nuit, quand Lucien fabrique le pain, si une jument met bas, il s interrompt dans la fabrication ou bien il appelle sa femme pour surveiller. 193

194 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Lucien apprécie le rythme du travail agricole : «On fait ce qu on veut! On est à l air! On est moins pressé qu à la boulangerie! À la boulangerie, il faut être aux heures précises, tandis que là si on ne fait pas, on ne le fait pas un jour, on le fait le lendemain, ou le surlendemain ça va, on est moins pressé!». En parlant des agriculteurs, il met bout à bout les deux expressions «prendre son temps» et «prendre le temps de vivre» : «[ ] les agriculteurs, [ ] ils ont bien du travail, mais ils prennent leur temps de vivre Nous on est toujours à fond!». Lucien déplore l absence de vacances en famille. Le temps de non-travail est très réduit au profit de l activité de boulanger-pâtissier, pénible mais très rémunératrice : «C est vrai, on n a pas de vie on n a pas de weekend! Faut travailler! C est là que l on travaille le mieux! Le samedi et le dimanche, les jours fériés, les vacances! Les vacances on ne peut pas partir avec les gamins! C est vrai on est coincé!». Mais en dehors du temps consacré à la boulangerie, à l élevage des brebis et des chevaux, Lucien consacre du temps au syndicat de préservation des races de chevaux de trait et à différentes commissions cantonales de chasse. La dimension familiale de l engagement dans le travail agricole de Marie-Françoise et Lucien est très forte. Exploitation et pluriactivité ont été héritées. Aujourd hui, ils travaillent avec leurs enfants et pour que leurs enfants puissent s installer l un éleveur, l autre boulanger. On peut dire que le travail est un mode de vie familial. Le temps libre est réduit mais il existe pour la chasse et le rugby. Le travail agricole n est pas soumis à des objectifs de rentabilité : l élevage de brebis sert à installer un fils et l élevage de chevaux est une passion familiale. Travailler ensemble c est vivre ensemble. Discussion-conclusion 194 Les exemples analysés ci-dessus montrent que l engagement de la famille dans le travail agricole prend différentes formes : le cas de Georges illustre une vision très personnelle, où le point de vue et la contribution du conjoint est quasi invisible. Celui de Robert et Béatrice, a contrario montre comment le travail en élevage est «ciment» du couple, tout en autorisant des équilibres de nature différente entre rationalités : plus de poids de la rationalité technique pour l un, plus de poids pour la rationalité relationnelle pour l autre, mais qui s articulent dans le suivi au quotidien du troupeau. Enfin, Lucien et Marie-Françoise illustrent ce que Rault (2005) qualifiait de mode «clanique» de rapport au travail, la combinaison d activités, et plus particulièrement d activités agricoles, permettant aux enfants de se réaliser et de à terme trouver un emploi au sein d un système pluriactif géré par une famille élargie. La famille occupe des places diverses dans le collectif de travail (de minoritaire à majoritaire) et limite le temps dédié à l élevage ou non, notamment dans le cas où le temps pour l élevage est perçu comme du temps en famille. La dimension familiale est donc toujours présente comme le montrent aussi Terrier et al. (2012) en dépit du fait que la famille non coexploitante régresse sans cesse (Giroux, 2011). Ces formes d engagement sont très visibles chez les pluriactifs, notamment du fait de la parfois moindre importance de la rationalité économique dans le rapport à l élevage et dans la façon de conduire l élevage et d organiser le travail, de gérer le

195 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu temps. Ces formes d engagement se matérialisent notamment dans la façon de gérer les temps de travail agricole, non agricole, en famille. Ce qui fait partie du temps en famille ou du temps de travail en élevage ou du temps de non travail diffère selon les personnes : pour certains, le temps de l élevage c est du temps en famille, en couple, avec les enfants, c est du temps libre, car les horaires sont libres, car ils ont choisi. Toutefois, ces formes d engagement ne sont a priori pas propres aux pluriactifs. On les retrouve dans des études qui portent sur des agriculteurs dits «à temps plein» : pour ce qui est de la projection maternelle sur les relations entretenues avec les bêtes (Salmona, 1994), de la transmission de l état de paysan (Barthez, 1996), du travail agricole comme façon de vivre ensemble en famille (Macombe, 2007). Toutefois, la forme d engagement relevant de la réalisation personnelle sans pression économique, illustrée par le cas de Georges relève sans doute davantage des pluriactifs qui ont choisi de faire une activité agricole et qui n en attendent pas de revenu pour la famille. Les situations d agriculteurs seuls permanents sur la ferme, à faible contribution aux revenus du ménage à certaines périodes de la trajectoire de l exploitation (par exemple pendant les emprunts pour l installation) ne sont pas exceptionnelles (Bégon et al., 2009), tout comme la nécessité de combiner activité agricole, activité du conjoint et prise de congés, dans les situations où le conjoint véhicule les normes du travail salarié (Dufour et Dedieu, 2010). Ces exemples invitent à une posture compréhensive pour caractériser les attentes des agriculteurs vis-à-vis de leur travail, et de leur temps de travail, et aborder la question de l articulation entre la famille et l exploitation dans les actions de recherche et de conseil visant à améliorer les conditions de vie au travail des éleveurs (Fiorelli et al., 2012). Ils sont susceptibles d aider les conseillers à entendre, aborder, écouter et prendre en compte des dimensions du travail qu ils qualifient d intimes ou de personnelles et qu ils jugent difficiles à aborder (Kling-Eveillard et al., 2012) pour construire avec l éleveur son problème de travail et l accompagner dans sa résolution (Mallot et Voisin, 2006). En cela, notre démarche et nos résultats proposent des grilles d analyse très complémentaires des travaux de recherche et développement qui expriment les enjeux d amélioration des conditions de travail en élevage, qualifiée de vivabilité, en termes de durée et de productivité du travail (Cournut et Chauvat, 2012). Plus largement, ce qui est en débat, c est un double défi pour analyser les systèmes agricoles : (i) celui de considérer l éleveur non seulement comme un pilote technico-économique mais aussi comme un organisateur du travail et un travailleur sensible qui se réalise dans son travail (Cerf et Sagory, 2004 ; Dedieu et Servière, 2012), mais aussi (ii) de considérer derrière la figure du chef d exploitation, les différents membres du groupe familial, ce que chacun porte, y compris de différent comme raison de travailler en élevage. En effet, le fait que le travail d élevage soit intimement lié à la vie familiale peut être vécu par les acteurs de façon très différente au fil du temps (Terrier, 2013). L imbrication entre travail, famille et vie privée peut rendre difficiles, voire impossibles sans rupture, les désirs d autonomie, d innovations ou de changements. Cette question temporelle pourrait sans doute être prise en compte en repensant la place de l élevage familial au sein de l élevage paysan. L élevage paysan, celui qui innove et est en prise avec son siècle, doit-il être encore fondé sur la famille, ou celle-ci n est-elle qu une option parmi d autres? 195

196 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Bibliographie Barthez, A., Les relations de l agriculteur avec son travail : une longue histoire, de forts changements actuels, Travaux et innovations, 25, Bégon, M., Pailleux, J.-Y., Joly, N., Lémery, B., Dedieu, B., Les chemins pour durer en élevage bovin laitier : diversité des logiques d action sur le long terme en Ségala (Massif Central), in, 16 e Rencontres Recherches Ruminants, décembre 2010, Paris. Consultable sur le site : IMG/pdf/2009_02_05_Begon.pdf Bessière, C., «Se marier pour aller jusqu au bout ensemble?» ruptures conjugales et transmission des exploitations agricoles dans la lignée, Revue d Études en Agriculture et Environnement, 88, 3, Blanchemanche, S., La combinaison d activités professionnelles des ménages agricoles. L exemple du département de l Isère, Thèse de doctorat, Université de Paris X, Nanterre. Cerf, M., Sagory, P., L agriculture, un secteur critique dans les sociétés, in Falzon, P. (dir.) Ergonomie, Paris, PUF, Cournut, S., Chauvat, S., L organisation du travail en exploitation d élevage : analyse de 630 Bilans Travail réalisés dans huit filières animales, Inra Productions Animales, 25, 2, Couzy, C., Dockès, A.-C., Multiplicité des métiers, diversité des modèles de référence : un éclairage sur les transformations des métiers des agriculteurs, in, 13 es Rencontres Recherches Ruminants, décembre 2007, Paris. Consultable sur le site : travail_01_couzy.pdf Dedieu, B., Servière, G., Vingt ans de recherche développement sur le travail en élevage : acquis et perspectives, Inra Productions Animales, 25, 2, Dejours, C., Travailler n est pas déroger, Travailler, 1, Dejours, C., Travail vivant, T2 : Travail et émancipation, Paris, Payot. Dufour, A., Dedieu, B., Rapport au temps de travail et modes d organisation en élevage laitier, Cahiers Agricultures, 19, 5, Dufour, A., Courdin, V., Dedieu, B., Femmes et travail en couple : pratiques et représentations en élevage laitier en Uruguay et en France, Cahiers Agricultures, 19, 5, Fillonneau, G., Du déclassement professionnel à la désaffection pour le métier. Le cas des producteurs laitiers du Marais Poitevin, Revue d Études en Agriculture et Environnement, 93, 3. Fiorelli, C., L aménagement des conditions de vie au travail des éleveurs : proposition d un cadre d analyse des relations entre rapport subjectif et organisation du travail en élevage. Étude de cas chez des éleveurs pluriactifs, Thèse de doctorat, Paris, AgroParisTech. 196

197 Famille et élevage : sens et organisation du travail C. Fiorelli, J. Porcher, B. Dedieu Fiorelli, C., Dedieu, B., Pailleux, J.-Y., Explaining diversity of livestock-farming management strategies of multiple-job holders : importance of level of production objectives and role of farming in the household, Animal, 1, 08, Fiorelli, C., Mouret, S., Porcher, J., Les rationalités du travail avec les animaux d élevage : produire, vivre ensemble et se construire. Inra Productions Animales, 25, 2, Fiorelli, C., Porcher, J., Dedieu, B., Un cadre d analyse des compromis adoptés par les éleveurs pour organiser leur travail, Cahiers Agricultures, 19, 5, Giroux, G., Premières tendances recensement agricole 2010, Agreste Primeur, 266, Hostiou, N., Dedieu, B., A method for assessing work productivity and flexibility in livestock farms. Animal, 6, 5, Kling-Eveillard, F., Cerf, M., Chauvat, S., Sabatté, N., Le travail, sujet intime et multifacette : premières recommandations pour l aborder dans le conseil en élevage, Inra Productions Animales, 25, 2, Laignel, G., Fiorelli, C., Dedieu, B., Porcher, J., Éleveurs pluriactifs ovins viandes : Analyse technico-économique et lien aux rationalités du travail, in, 15 es Rencontres Recherches Ruminants, Paris. Consultable sur le site : Lémery, B., Les agriculteurs dans la fabrique d une nouvelle agriculture, Sociologie du travail, 45, 1, Macombe, C., Work : A necessary sacrifice or a suffered chore? Labor and farm continuity in alternative agriculture in France, Renewable Agriculture and Food Systems, 22, 4, Madelrieux, S., Dedieu, B., Qualification and assessment of work organisation in livestock farms, Animal, 2, 3, Madelrieux, S., Dedieu, B., Dobremez, L., Girard, N., Patterns of work organisation in livestock farms : the ATELAGE approach, Livestock science, 121, 1, Mallot, M., Voisin, J., Conseil travail en élevage ovin : bilan de ces expériences et évolution du métier de technicien, in Sommet de l Élevage, octobre 2006, Clermont-Ferrand. Mouret, S., Élever et tuer des animaux, Paris, France, PUF. Porcher, J., Éleveurs et animaux : réinventer le lien, Paris, PUF. Rault, G., Approche sociologique du travail en élevage et questions sur le conseil agricole, in Actes du séminaire AFPF Élevage, prairies, travail, Paris, 20 octobre 2005, Rémy, J., De la célébration de l agriculture familiale à la promotion de l agriculteur, Pour, 212, Salmona, M., Les paysans français : le travail, les métiers, la transmission des savoirs, Paris, L Harmattan. 197

198 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Sens, S., Soriano, V., Parlez-moi d élevage. Analyse de représentations d éleveurs, Dijon, Educagri Éditions. Terrier, M., Réalités de l exploitation familiale au prisme du temps long. proposition d un cadre d analyse interdisciplinaire et illustrations en exploitations d élevage bovin lait dans le Vercors, Paris, AgroParisTech. Terrier, M., Madelrieux, S., Dufour, A., Dedieu, B., Saisir la diversité des formes d articulation entre la famille et l exploitation agricole : une grille de lecture, Revue d Études en Agriculture et Environnement, 93, 3,

199 Réinventer l agriculture dans le territoire

200

201 Coopération agricole de production : quand l activité agricole se distribue entre exploitation et action collective de proximité Véronique Lucas 1, Pierre Gasselin 2, Franck Thomas 3, Pierre-François Vaquié 4 Introduction De nouvelles formes d action collective de proximité émergent en France entre les agriculteurs. À partir de modalités plus ou moins anciennes (coopérative, association, groupement d employeurs, etc.), se constituent des groupes d agriculteurs qui élaborent leurs projets de manière collective, de façon inédite avec peu de références, et parfois sans accompagnement institutionnel. Le réseau des coopératives d utilisation de matériel agricole (Cuma) est un témoin privilégié de ces initiatives, ce qui a conduit leur Fédération nationale (FN Cuma) à engager depuis 2012, un travail de recherche-action pour mieux comprendre ce phénomène. Les premiers résultats constituent le cœur de ce chapitre 5. Partant d une expérience de mutualisation de matériel et/ou de travail, voire de salariat partagé, des groupes d agriculteurs étendent les horizons de leur projet collectif et développent diverses initiatives : diversification des productions et/ou des activités, concertation des assolements, transformation et/ou commercialisation partagées, etc. Ces initiatives s ouvrent parfois à de nouveaux acteurs tels que les collectivités territoriales. Cette reconfiguration des modalités et des objectifs de l action collective impacte l évolution des exploitations et interroge à bien des égards. Quelles sont ces nouvelles formes? Peut-on leur reconnaître des caractéristiques communes? 1. FN Cuma/INRA, UMR 951 Innovation, Lattes, France, veronique.lucas@cuma.fr 2. INRA, UMR 951 Innovation, Montpellier, France, gasselin@supagro.inra.fr 3. FN Cuma, Paris, France, franck.thomas@cuma.fr 4. FN Cuma, Paris, France, pierre-francois.vaquie@cuma.fr 5. Ce travail, animé par la FN Cuma, a bénéficié du soutien du ministère de l Agriculture (Casdar). Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

202 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Quelles motivations président à l engagement d agriculteurs dans de nouvelles formes d exploitation et d action collective? À quelles innovations techniques et organisationnelles correspond ce processus? Comment ces mutations impactent les frontières et le fonctionnement de l exploitation? Correspondent-elles à des modèles agricoles particuliers? Comment accompagner ces agriculteurs dans ces recompositions de l action collective, autour de processus dynamiques et en l absence de références stabilisées? Après un cadrage théorique et méthodologique, l article aborde ces différentes questions en cherchant d abord à décrire et caractériser ces nouvelles formes d action collective de proximité entre les agriculteurs, et dans un second temps à interpréter leur motivation à s y engager. Nous discutons ensuite des implications de ce mouvement dans l évolution des logiques productives en agriculture ainsi que dans le développement agricole. Cadre d analyse et méthodologie L action collective : un fait social inhérent à l activité agricole Depuis le Néolithique, l agriculture se transforme à travers des processus d action collective. Pour stocker, produire, utiliser l espace, gérer les ressources communes, échanger, faire face aux risques, les agriculteurs se sont organisés collectivement de diverses façons, de leur propre initiative ou sous l impulsion d autorités, en adoptant des règles communes construites de manière informelle ou instituées par le droit (Ostrom, 1990 ; Mazoyer et Roudart, 2002). En France, les lois d orientation agricole de 1960 et 1962 qui «instituent» l agriculture familiale, renforcent en parallèle l agriculture de groupe, qu elle soit structurée de façon coopérative (coopératives d approvisionnement et de collecte, Cuma), associative (groupes de développement) ou sociétaire (groupement agricole d exploitation en commun, groupement foncier agricole). Ces organisations constituent des outils de facilitation de la mise en place dans les années 1960 et 1970, d un modèle agricole familial productiviste (Nicolas, 1988 ; Lefèvre, 1996 ; Barthez, 2000 ; Lucas, 2005). Les vingt-cinq dernières années ont été marquées par un double mouvement combiné de renforcement de la tendance modernisatrice et d hétérogénéité croissante de l agriculture, devenue plurielle sous l effet d une diversification des logiques productives et commerciales, ainsi que des fonctions exercées (Allaire et Boyer, 1995 ; Hervieu, 2002). Cette fabrique de nouvelles agricultures (Lémery, 2003), marquées par une plus grande hétérogénéité dans le contexte de sociétés en réseaux, explique les recompositions actuelles de l action collective en France. D une part, on peut citer l émergence de nouveaux collectifs dans le champ des agricultures alternatives, caractérisés par la figure du réseau (comme le Réseau Semences Paysannes, ou Biodiversité, Agriculture, Sols & Environnement [BASE]). 202

203 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Ces nouvelles configurations sociotechniques, entre agriculteurs distants géographiquement, visent la production et le partage de connaissances (Demeulenaere et Goulet, 2012). D autre part, on peut citer le mouvement actuel de concentration des coopératives de collecte et d approvisionnement, dont les relations avec les adhérents sont marquées par un phénomène de distanciation (Touzard et Draperi, 2003 ; Filippi et al., 2009 ; Barraud-Didier et al., 2012). Proximité géographique et de coordination Les recompositions actuelles de l action collective se manifestent également au sein des formes d organisation de proximité entre agriculteurs. Nous nous intéresserons à celles visibles à partir du réseau des Cuma, correspondant à des collectifs mêlant différentes modalités d arrangement et d organisation, en plus de la structure juridique de la Cuma. Au vu de leurs caractéristiques, nous proposons de les qualifier d action collective de proximité (Bouba-Olga et Grossetti, 2008). Premièrement, la proximité géographique entre les acteurs de ces formes sociales est induite par la matérialité des ressources mutualisées (intrants, équipements, infrastructures, travail, salariés, productions, foncier) qui impose un certain degré de proximité physique, voire de contiguïté spatiale entre les exploitations. Deuxièmement, la mutualisation de ces ressources est rendue possible par un niveau minimal d interconnaissance et de confiance mutuelle qui rend possible l engagement de chaque agriculteur dans la dynamique collective de partage. Ces formes sociales sont donc encastrées dans les réseaux socioprofessionnels locaux, qui génèrent une proximité socio-économique (de ressource et de coordination) entre les agriculteurs impliqués. En effet, dans le champ professionnel agricole, ce type de réseaux présente des caractéristiques particulières comme différents auteurs l ont démontré. Ainsi, Darré (1996) souligne que les agriculteurs cherchent, à travers des interactions avec leurs pairs, à développer des dialogues techniques qui leur permettent d enrichir leur travail réflexif visant à adapter leurs pratiques. La morphologie des réseaux socioprofessionnels locaux détermine la densité et la qualité des dialogues entre les agriculteurs d un même territoire, à travers lesquels se jouent des dynamiques d inter-influence contribuant à évaluer les pratiques en vigueur et ainsi à les «normer». Ces réseaux qui tendent à produire des représentations communes de la réalité formant un système de normes local, sont donc à la fois habilitants et contraignants pour les agriculteurs (Giddens, 1987). Sabourin (2007, 2012) met en évidence que l action collective entre agriculteurs ne met pas en jeu seulement des besoins matériels, mais aussi des liens sociaux et symboliques. Selon lui, on ne peut réduire par exemple les prestations de travail dans les chantiers en commun à de simples échanges de services. D ailleurs, le droit français reconnaît dans l entraide une relation de réciprocité dans l acte de production agricole et non pas une relation d échange marchand (Code rural, articles L

204 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre et suivants). Par conséquent, ce type d interactions génère des valeurs humaines et éthiques, positives ou négatives, exprimées par les agriculteurs à travers l évocation de sentiments d obligation ou de solidarité, d appartenance ou de distanciation, ou encore de confiance. Ces valeurs constituent des produits, ainsi qu un moteur ou un frein (selon qu elles soient positives ou négatives) au renouvellement des cycles de réciprocité. Ces systèmes de normes et de valeurs générés par les réseaux socioprofessionnels locaux en agriculture constituent des ressources cognitives qui facilitent ou handicapent la coordination de proximité entre agriculteurs. Troisièmement, ces facteurs de proximité sont renforcés par des ressources de médiation, constituées par les conventions partagées qui se cristallisent dans les règles communes adoptées par les collectifs. Une partie d entre elles est construite par les agriculteurs impliqués, tandis que d autres sont données de manière institutionnelle à travers les statuts juridiques des structures mobilisées dans l action collective. Des agencements à chaque fois particuliers s élaborent entre les diverses modalités formelles et informelles de coordination et de mutualisation engagées. Quatrièmement, une partie de ces formes sociales implique d autres acteurs externes à l agriculture, notamment des collectivités locales. Ce caractère multi-acteurs contribue à renforcer la dimension territoriale, qui interagit avec les autres effets de proximité caractéristiques de ces dynamiques socioéconomiques. Pour résumer, ces formes d action collective de proximité sont agencées par les agriculteurs en mobilisant des processus sociotechniques, qu ils régulent de façon flexible en s appuyant sur des systèmes de normes, de règles et de valeurs ainsi que sur des institutions juridiques, et ceci de manière plus ou moins ancrée au territoire. Un processus de recherche-action Le travail d étude dont nous présentons ici les résultats est né d une réflexion de la FN Cuma, qu elle a choisi de partager et d approfondir avec un ensemble de partenaires du développement agricole et de la recherche 6. Constatant un questionnement et des recompositions de l action collective de proximité par une partie des adhérents, ses responsables ont décidé d orienter l action du réseau fédératif pour appuyer l émergence et le développement des diverses formes de coopération entreprises par les agriculteurs autour de leur activité productive. Pour caractériser ces dernières, la FN Cuma a avancé le concept opératoire de coopération agricole de production, défini comme «l ensemble des pratiques de coopération ayant pour objet la production agricole» (FN Cuma, 2012a, 2012b ; Lacam et al., 2012) Coop de France, CERFRANCE, Fédération nationale d agriculture biologique (FNAB), Fédération nationale des centres d initiatives pour valoriser l agriculture et le milieu rural (FN Civam), Gaecs et Sociétés, Trame, Confédération générale des sociétés coopératives et participatives, Institut national de la recherche agronomique, ministère de l Agriculture.

205 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Afin de mieux percevoir les implications de son nouveau positionnement, la FN Cuma a initié un processus réflexif avec des organisations partenaires concernées par le renouvellement de l action collective de proximité entre agriculteurs, en y associant la recherche. Un cycle de journées d étude s est concrétisé en 2012 et 2013 afin de partager une analyse commune de ce phénomène. Il a permis d identifier différents traits et enjeux des reconfigurations actuelles de l action collective de proximité en agriculture, permettant d avancer des hypothèses explicatives. Cette étude d un tissu social particulier, celui des pratiques de coopération articulées autour des Cuma, révèle des processus sociotechniques inédits au sein de l agriculture française. Méthodologie Le contenu du cycle réflexif fournit les matériaux principaux de notre analyse, articulés autour (i) de monographies d une quinzaine de cas étudiés (FN Cuma, 2012a ; Lacam et al., 2012 ; Lucas, 2013), constituées à partir d entretiens collectifs semi-directifs et (ii) de différents travaux académiques en sciences sociales mis en discussion (Gasselin et al., 2012a, 2012b et voir aussi Gasselin et al. dans cet ouvrage ; Allaire et al., 2013 ; Cordellier, 2014). Par ailleurs, des acteurs de têtes de réseaux et des porteurs d expériences de l agriculture de groupe ont présenté des analyses issues de leurs organisations (Séronie et Boullet, 2007 ; de Torcy et Pommereul, 2012 ; Lurois, 2012 ; Moraël, 2012). Les journées ont réuni une large palette d acteurs et de chercheurs à partir d un agenda thématique séquencé faisant progresser un questionnement collectif. Au cœur de ce processus réflexif, la notion de coopération agricole de production a fourni un concept de travail qui a constitué un objet intermédiaire du dialogue entre chercheurs et acteurs. Ce dernier a permis aux participants de contribuer à nommer la nouveauté et a nourri un exercice sémantique pour interroger les fondamentaux des formes observées, synthétisé par des écrits intermédiaires entre chaque journée. En complément, la tenue d un colloque national à mi-parcours (fin 2012) a permis de divulguer l état des réflexions et de les préciser au vu des réactions suscitées. Enfin, un travail collectif de construction d un projet de recherche-développement pour poursuivre ce processus réflexif a demandé la réalisation de travaux exploratoires supplémentaires, notamment une revue bibliographique thématique (FN Cuma, 2013). La frise ci-après récapitule l ensemble de cette démarche de travail Les documents relatifs au cycle réflexif sur la coopération agricole de production sont inclus dans la bibliographie et disponibles par ce lien : [consulté le 21/07/2014]. 205

206 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Cycle des journées d'étude «Coopération agricole de production» 26 avril 2012 Vers une coopération agricole de production 12 juin 2012 Comment articuler l'exploitation à une coopération agricole de production? 4 sept Le territoire, nouveau champ de la coopération agricole de production 31 oct GIEE* : une chance pour la coopération agricole de production? C O L L O Q U E Formulation programme recherche-développement Cap Vert (Revue bibliographique, travaux exploratoires) 9 déc Agroécologie et coopération agricole de production *GIEE : Groupement d'intérêt économique et environnemental Fig.1. Chronologie du processus de recherche-action. Caractéristiques des formes de coopération agricole de production Pour donner un aperçu de ce que peut recouvrer la coopération agricole de production, le tableau 1 détaille six cas étudiés, choisis pour leur diversité, parmi la quinzaine mobilisée durant le cycle réflexif. 206 Un empilement des formes organisationnelles et des statuts juridiques La coopération agricole de production correspond à des formes sociales qui se traduisent par des choix techniques communs entre les agriculteurs impliqués, une propriété en partie collective voire impartageable d équipements, d infrastructures, voire de foncier, l interconnaissance et la proximité spatiale et socioéconomique de leurs membres, des dynamiques de partage matériel et immatériel (compétences), monétaires et non monétaires, ainsi que des processus de concertation réguliers, et parfois continus. Pour certains des cas étudiés, la mutualisation poussée conduit à l organisation de nouvelles formes d exploitation où plusieurs agriculteurs (parfois une dizaine) conduisent ensemble une partie de leurs activités. Des pans entiers de l activité de production des exploitations participantes s interpénètrent ainsi sans forcément fusionner. Ceci repose sur une délicate articulation entre mise en place d un outil commun, construction d un ou plusieurs collectifs, préservation des stratégies individuelles, voire inscription dans un projet de territoire. Ces formes sociales s accompagnent d innovations et hybridations organisationnelles, aboutissant à de nouvelles configurations de proximité. Les agriculteurs impliqués combinent des outils juridiques variés (Cuma, groupement d employeurs, Groupement d intérêt économique, etc.), voire des arrangements plus informels (banque de travail, entraide, groupement d achat, etc.).

207 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Tab. 1. Aperçu des caractéristiques de six cas étudiés. Collectifs étudiés Taille et durée Objectifs poursuivis Dispositif mis en place - n 1 - SCIC filière bois-énergie (Basse- Normandie) 150 associés (dont des Cuma), organisés en antennes locales, depuis alimenter les chaudières de particuliers et de collectivités locales, - produire et vendre localement des plaquettes de bois issues du bocage - 5 plates-formes de stockage du bois - 10 antennes locales pour mettre en lien production et clients - Une société coopérative d intérêt collectif (SCIC) pour gérer la filière de façon multipartenariale (agriculteurs, salariés, collectivités locales ) - Cuma avec les matériels nécessaires à l ébranchage, déchiquetage, et transport - n 2 - Groupe tracteur (Poitou- Charentes) 4 exploitations (dont 2 en bio) depuis 2009 (héritier d un autre groupe), intégrées à une Cuma créée dans les années pour groupe tracteur : réduire les charges de mécanisation et le volume de travail, accéder à du matériel performant - pour autoproduction de semences fermières pour mélange céréalier : gagner en autonomie pour l alimentation du bétail, réduire les coûts d implantation, faciliter l organisation du travail de multiplication - Groupe tracteur depuis 2009 : 3 tracteurs et matériel de fenaison partagés à 4 exploitations, chantier en commun pour réalisation travaux culturaux et de récolte, matériels en copropriété partagés en binômes, banque de travail pour réguler échanges de services et matériels. - Multiplication en commun de semences pour mélange céréalier depuis 2011 : chaque exploitation du groupe multiplie la semence d une des 4 espèces du mélange (triticale, avoine, pois, féverole), mise en commun des semences au moment du semis, semis de toutes les parcelles en un seul chantier - n 3 - SICA Abattage/ Découpe/ Transformation (Midi-Pyrénées) 10 associés, dont un restaurateur, depuis salariés (dont 4 à temps partiel) - diversifier les activités des exploitations, - disposer en proximité d outils d abattage et transformation aux normes sanitaires, nécessaires pour vendre en direct sur les exploitations - montage d un atelier de transformation collectif, avec chaîne d abattage de volailles, et équipement de découpe et transformation multi-espèces - travail d abattage en équipe, et travail et organisation individuels pour découpe et transformation, - responsabilités : 1 président, 1 responsable qualité, 1 responsable comptabilité, 1 salarié responsable d atelier et des procédures - intégration d un restaurateur, d où choix d un statut SICA (Société d intérêt collectif agricole) 207

208 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Collectifs étudiés - n 4 - Groupe assolement en commun (Midi-Pyrénées) - n 5 - Cuma séchage collectif (Rhône-Alpes) - n 6 - Groupe chanvre & semis direct (Champagne- Ardenne) Taille et durée Objectifs poursuivis Dispositif mis en place 10 exploitations depuis 2013, dans une Cuma créée en développer une activité à haute valeur ajoutée - réduire les intrants - réduire le temps de travail - organisation collective d un îlot de production de maïs semences de 140 ha, grâce à des échanges de parcelles - appui sur banque de travail de la Cuma pour spécialisation du travail entre les agriculteurs sur les différentes opérations : travail cultural, irrigation, castration, etc. - appui sur groupement d employeurs de la Cuma pour salarier 55 saisonniers. 13 exploitations (dont 1 en bio) depuis gagner en autonomie pour l alimentation du bétail - recherche de fourrages locaux pour éleveurs en AOC laitière - pour céréaliers : allonger rotations - installation de séchage collectif avec mutualisation fourragère, dotée de trois sources d énergie renouvelable : méthanisation, solaire, bois - cahier des charges commun pour production fourragère, avec commission qui procède au classement des parcelles pour restituer du foin de même qualité que celle du fourrage apporté - embauche d un salarié à plein temps 10 exploitations depuis 1997, intégrées à une Cuma créée dans les années pour chanvre : allonger rotations et réduire les intrants - pour semis direct : résoudre problèmes liés aux sols (érosion, fertilité), réduire le volume de travail, développer des cultures intermédiaires «fourragères» - pour chanvre : chantier en commun de récolte de chanvre et investissement collectif dans matériels de récolte, banque de travail pour réguler échanges de services - pour semis direct : appui sur banque de travail pour faciliter mise à disposition du matériel individuel spécifique et échange de services, partenariat éleveurs-céréaliers pour pâturage des couverts, investissement récent dans strip-till et guidage 208

209 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Un jeu d acteurs qui ancre l action collective au territoire Ces formes sociales se constituent principalement via la mutualisation, par les agriculteurs impliqués, de tout ou partie de leurs stratégies de production, au travers du matériel, du travail, de salariés, du foncier, des intrants, des bâtiments, etc. Dans un contexte d instabilité avec une faible vision de l avenir, une partie des agriculteurs impliqués cherche à ne pas figer leur organisation pour être flexibles et réactifs, et ainsi garder la possibilité d évoluer selon les aléas de la conjoncture (Gasselin et Bathfield, 2013). La coopération agricole de production repose sur diverses logiques de proximité, où différentes alliances émergent entre les exploitations, et plus particulièrement entre leurs activités productives. Ainsi, ces formes sociales ne relèvent pas de schémas standardisés, mais sont le produit d une construction progressive de liens entre les acteurs d un même territoire, agricoles et parfois non-agricoles. Les cas étudiés montrent qu elles résultent d une ou plusieurs histoires longues de coopération de proximité, avec souvent des étapes premières où les agriculteurs participants ont d abord expérimenté des coordinations exigeant un faible engagement au sein du groupe. Les expériences permettent aux agriculteurs d affirmer progressivement leurs implications. Ces trajectoires enracinent ces formes sociales dans le territoire où elles se déroulent. Une géométrie variable propre aux organisations en réseau L une des caractéristiques fortes de ces formes sociales réside dans leurs géométries variables et l absence de cadre normatif. La coopération agricole de production n est pas une méta-organisation au périmètre résultant de la simple agrégation de trois, sept ou dix exploitations. Les fonctions partagées et les acteurs engagés ne sont pas donnés a priori, et une même exploitation participe en même temps à plusieurs organisations. Se dessine ainsi l image d un tissu d exploitations avec différents types de connexion entre elles, révélant les traits caractéristiques d un fonctionnement en réseau : il n existe pas de décisions centralisées, mais une pluralité d espaces de concertation qui atténue les frontières de l exploitation. L appartenance à ces formes d organisation tient à l engagement même des acteurs, et ce fonctionnement interroge la gouvernance des structures instituées. La construction de ces formes sociales résulte moins d une planification que d une accumulation de micro-organisations : chaque élément est déterminé par la volonté des acteurs mais la conscience de l ensemble n est pas forcément partagée. Des complémentarités parmi l hétérogénéité des systèmes productifs Ce mode de coopération agricole de production conduit ainsi à mettre en relation des systèmes productifs différents : des agriculteurs conventionnels côtoient voire 209

210 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre investissent avec des agriculteurs en bio, des viticulteurs s engagent sur un emploi partagé avec des éleveurs Au détour d un matériel en commun, d un groupement d employeurs ou d un point de vente collectif, se découvrent des proximités et des complémentarités entre des projets d exploitation aux stratégies distinctes. À partir d une exploitation impliquée dans le cas étudié n 2 (Tab. 1), nous avons schématisé les relations de coopération multiples entre exploitations de ce territoire (Fig. 2). Installé en 2001, Karl fait régulièrement appel à son voisin pour intervenir sur l exploitation (prestation). Avec 3 agriculteurs, il mutualise une flotte de 3 tracteurs, s entraide, et produit son mélange céréalier. Ce petit groupe s insère dans la Cuma locale qui gère déjà une cinquantaine de matériels. Parmi eux, certains partagent aussi des télescopiques en copropriété voire même des troupeaux! Un groupement d employeurs réunit la Cuma et les agriculteurs. Certains font appel à la Cuma départementale pour le semis et le binage du maïs Fig. 2. Exemple d une forme de coopération agricole de production sur un territoire (cas étudié n 2). Même si nos travaux permettent de dégager des traits communs à ces organisations collectives, la première de leurs caractéristiques reste l extrême diversité des formes constatées, notamment conditionnée par l histoire et les organisations préexistantes sur le territoire, ainsi que les objets mis en commun par les acteurs. 210 De nouvelles coopérations pour soutenir le changement L objet de ces formes de coopération agricole de production est multiple, mais nous repérons qu il vise le plus souvent à faciliter la construction de nouvelles pratiques et systèmes d exploitation.

211 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié La «fabrique» de nouvelles agricultures Depuis plus d une vingtaine d années, les activités agricoles sont mises à l épreuve par de nouvelles demandes adressées à l agriculture, ainsi que par les limites écologiques et économiques qu elles rencontrent. Cette crise radicale qui ne peut être abordée par les agriculteurs simplement en termes d adaptation, induit une part croissante d inventions, notamment via l exploration de nouvelles façons de faire et la redéfinition de leurs rôles (Lémery, 2011). Nous repérons au moins cinq facteurs actuels de mutation des systèmes d activités : la recherche de solutions agronomiques : il s agit d agriculteurs confrontés à des impasses agronomiques, et/ou une plus grande fréquence des accidents climatiques. Pour réagir à la moindre efficacité des intrants chimiques (résistances aux produits phytosanitaires par exemple), aux problèmes d érosion et de baisse de la fertilité des sols, ils cherchent à diversifier les rotations en introduisant de nouvelles espèces, à recourir davantage au désherbage mécanique et à la fertilisation organique, à diminuer le travail mécanique du sol, etc. (Fleury et al., 2011 ; Ricci et al., 2011 ; Meynard et al., 2013). Pour faire face à la variabilité climatique, des éleveurs mettent en œuvre des stratégies de diversification de leurs productions fourragères (Nil, 2012 ; Figureau, 2013) ; une meilleure productivité du travail : l agrandissement des exploitations, les stratégies de diversification, l aspiration à dégager du temps libre incitent des agriculteurs à revoir l organisation du travail. Cette orientation peut entraîner un moindre travail cultural, ou une spécialisation du travail par champs de compétences, ou la mécanisation de certaines tâches, ou une simplification poussée des systèmes productifs, etc. (Charroin et al., 2012 ; Hostiou et Fagon, 2012 ; Quentin, 2012) ; de nouvelles stratégies économiques : le contexte économique marqué par la concentration des acteurs de l aval, et depuis 2007 par la volatilité des prix des intrants, incite les agriculteurs à de nouvelles stratégies pour maîtriser leurs charges, commercialiser dans de nouveaux circuits, développer d autres activités génératrices de revenu, etc. Ainsi, des éleveurs manifestent leur volonté de devenir plus autonomes pour l alimentation de leurs animaux, tandis qu un producteur sur cinq vend aujourd hui en circuit-court (Barry, 2012 ; Garambois et Devienne, 2012) ; le souci environnemental : un nombre croissant d agriculteurs s engage dans des pratiques plus respectueuses de l environnement (agriculture biologique par exemple), par raisonnement économique, pour des raisons de santé, par éthique personnelle (notamment de la part des nouveaux entrants non issus du milieu agricole, qui représentent une part croissante des installations), etc. (Lamine et Bellon, 2009 ; Lefebvre, 2009) ; la multiplication des normes : une diversité de systèmes normatifs impose aux agriculteurs des changements pratiques, tels que les régulations environnementales publiques, l émergence de labels et marques privés dans un objectif d affichage environnemental, l évolution des cahiers des charges de l appellation 211

212 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre d origine contrôlée (AOC) vers un lien au terroir plus affirmé (plus grande autonomie alimentaire à l échelle de la zone d appellation pour les AOC d élevage par exemple), etc. (Hirczak, 2007 ; Bonnieux, 2009 ; Lucas, 2012). Ces différents facteurs conduisent à une hétérogénéité des logiques productives entre agriculteurs (Ploeg et al., 2009 ; Le Guen, 2011 ; Lémery, 2011). L action collective, levier de l innovation Nous avons identifié au moins trois raisons principales qui conduisent les agriculteurs à se tourner vers la coopération agricole de production pour engager ces nouvelles pratiques. Des logiques d investissement différentes Des pratiques induisent des investissements spécifiques, par exemple dans de nouveaux équipements qui s ajoutent en se substituant peu à ceux déjà détenus (cas des matériels pour le désherbage mécanique, le non-labour, la transformation fermière, etc.). Cette tendance, à rebours de la logique de spécialisation, est renforcée par les stratégies de diversification des productions et des activités sur une partie des exploitations qui tendent à renchérir les charges structurelles. La possibilité d investir collectivement dans un parc matériel élargi d équipements spécifiques sécurise l engagement dans le changement de pratiques et la création de nouvelles activités, quand elle n en devient pas une condition indispensable. 212 L inadéquation du régime sociotechnique actuel Les agriculteurs sont aujourd hui confrontés à un manque de solutions et de conditions adaptées de la part de l ensemble constitué par l agrofourniture, l agroalimentaire et la distribution, ainsi que l appareil de recherche-développement (Rip et Kemp, 1998 ; Vanloqueren et Baret, 2009). Ceci les conduit à coopérer pour résoudre leurs questions par eux-mêmes. D une part, l action collective permet à des agriculteurs d accéder à des ressources stratégiques qu ils trouvent difficilement ou de manière peu satisfaisante auprès des opérateurs de l agrofourniture. C est le cas des producteurs s organisant pour la production et l échange de semences fermières, ou de ceux qui se coordonnent avec un équipementier pour co-concevoir des matériels adaptés à leurs conditions spécifiques de travail (pour les outils de semis direct par exemple) (Lucas, 2012). D autre part, des coopérations deviennent nécessaires pour assurer la viabilité économique des nouvelles pratiques sans débouchés satisfaisants dans les filières existantes. Ainsi, différents cas de relance de cultures de diversification (chanvre, lin, luzerne, etc.) ont été facilités par l organisation de collectifs de producteurs en Cuma ou groupes de développement, pour maîtriser et gérer ces nouvelles activités (Meynard et al., 2013). Dans d autres cas, la Cuma permet le maintien de productions menacées par exemple par la concentration des entreprises agroalimentaires, avec qui le rapport de forces devient plus défavorable

213 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié pour les producteurs. Des groupes investissent en commun dans des équipements de stockage et de conditionnement, voire de transformation pour commercialiser en circuits courts (Mondy et al., à paraître ; Mundler et al., à paraître). Par ailleurs, la coopération de proximité favorise l émergence de coordinations pour le recyclage de coproduits, par exemple pour l alimentation du bétail (production de tourteaux grâce à l investissement dans une presse à huile), ou pour la fertilisation organique (organisation collective de co-compostage, méthanisation territoriale pour obtenir un digestat fertilisant, voire mieux valoriser les engrais verts) (Pierre, 2013). Ce type de stratégies collectives pour concevoir des solutions adaptées aux situations des agriculteurs contribue à l innovation dans le contexte d un régime sociotechnique devenu inadéquat. L impasse individuelle Certaines nouvelles pratiques nécessitent d agir à une échelle dépassant celle de l exploitation. Par exemple, des coopérations à l échelle d un terroir ou d un bassin versant permettent des actions concertées entre agriculteurs au niveau des processus écologiques (Léger, 2013). Ainsi, des producteurs se coordonnent pour procéder chaque année à des échanges de parcelles pour éviter le recours trop fréquent de certaines cultures au même emplacement, ce qui devient problématique dans un contexte de moindre efficacité des intrants chimiques. De même, des producteurs de semences organisent des démarches collectives de pollinisation dirigée. Ces formes d organisations développent de nouvelles fonctions qui contrastent avec le rôle longtemps joué par la Cuma pour faciliter la mise en œuvre des techniques proposées par le régime sociotechnique dominant (Lefèvre, 1996). Aujourd hui, s opèrent de manière croissante dans les Cuma et groupes de développement des processus de co-conception de solutions, tant d ordre techniques qu organisationnelles, en raison de la limitation de connaissances valides et actionnables pour soutenir ces nouvelles pratiques et activités. Par la coopération agricole de production, l agriculteur invente et conçoit des pratiques et modes d organisation, souvent fondés sur les atouts et contraintes de son environnement agroécologique et territorial. Cet exercice de conception est facilité par le dialogue entre pairs, dont le regroupement favorise également le partenariat avec des acteurs externes. À la croisée des modèles de développement agricole Des recompositions dans l ensemble de l agriculture La reconfiguration actuelle de l action collective de proximité pour faire évoluer les pratiques et systèmes d exploitation s observe dans l ensemble du paysage agricole français, dont on constate une polarisation entre deux tendances principales (Garambois et Devienne, 2012 ; Ploeg, 2014). Il s agit d une part, d une tendance marquée par l expansion continue de structures d exploitation de grande taille, 213

214 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre associée à des gains de productivité physique du travail, rendue possible par le recours important aux intrants et capitaux externes qui se substituent au travail. L autre tendance correspond à la recherche de valorisation des potentialités propres des exploitations, de manière endogène, à partir de stratégies de diversification, d autonomisation, et/ou de création de valeur ajoutée. Entre ces deux pôles, et comme le fait remarquer Ploeg (2014), coexistent de «larges zones grises» induites par les fluctuations et hybridations qui caractérisent les trajectoires et stratégies des agriculteurs, ainsi que les actions collectives auxquels ils s intègrent. Du côté de la tendance «expansionniste» des structures de grande taille De nouvelles modalités de coopération émergent entre agriculteurs pour franchir de nouveaux caps en matière de gains de productivité du travail, en repoussant la limite du nombre d hectares ou d animaux qu un actif agricole peut prendre en charge. Assolements concertés, maternités collectives en production porcine, regroupement de troupeaux, délégation de certaines tâches à travers du salariat partagé, associé ou non à des activités organisées en commun (par exemple la reprise et distribution des fourrages en élevage) permettent d aller plus loin dans la concentration productive, la simplification des systèmes productifs, la mécanisation et l automatisation du travail déjà entreprises à l échelle des exploitations (Séronie et Boullet, 2007 ; Cochet, 2008 ; Charroin et al., 2012). Du côté de la tendance «endogène» Ploeg (2014) note que les agriculteurs orientés vers la diversification et la recherche d économies, activent de nouveaux modes de coordination entre eux, pour substituer certaines transactions marchandes par des formes d organisation ou de prestations réciproques. Cette préférence s expliquerait notamment, selon l auteur, par la méfiance engendrée par des comportements opportunistes d acteurs marchands, lesquels conduisent les agriculteurs à privilégier la coopération entre pairs pour accéder à des ressources stratégiques pour leurs systèmes productifs (échange de semences fermières par exemple). Ces actions collectives, confortant des stratégies productives plus fortement génératrices d emploi et de valeur ajoutée sur leurs territoires (Garambois et Devienne, 2012 ; Mahé et Lerbourg, 2012 ; Ploeg, 2014), rencontrent une considération plus favorable de certaines collectivités territoriales. Une partie des élus politiques devient plus consciente des potentialités économiques de formes d agriculture valorisant les ressources locales, tout en cherchant à reprendre la main sur des domaines jusque-là gouvernés par des politiques centralisées et/ou des opérateurs économiques a-territoriaux, comme le montrent les exemples du secteur de l énergie et de la restauration scolaire (Fiamor, 2011 ; Le Velly et Bréchet, 2011 ; Tritz, 2012 ; Pierre, 2013). 214

215 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Au sein des «zones grises»... Certains cas étudiés attestent de l élaboration de dispositifs techniques et organisationnels qui permettent à la fois des gains de productivité par des investissements collectifs et des gains d autonomie par le développement de pratiques diminuant le recours aux intrants externes. L exemple du cas n 5 (Tab. 1) illustre cette hybridation entre logique de substitution du travail par le capital et logique endogène : l investissement de près de deux millions d euros dans une installation collective de séchage en grange, partagée entre 13 exploitations, permet de développer la culture de prairies riches en légumineuses, et donc économes en intrants. Par ailleurs, l histoire récente du développement agricole montre la reprise de certaines innovations collectives par le régime sociotechnique dominant. Le développement actuel de la méthanisation territoriale, du co-compostage de déchets verts et effluents d élevage, ou la relance de certaines filières comme celle du chanvre ou du bois-énergie ont été initiés grâce aux efforts passés de regroupements d agriculteurs pionniers, en Cuma ou groupes de développement. Ayant passé le stade de l expérimentation, ces nouveaux champs d activité constituent aujourd hui des opportunités rentables pour des opérateurs ou investisseurs externes à l agriculture. Ceux-ci les saisissent pour installer des dispositifs industriels, dans lesquels les agriculteurs ne sont plus que de simples fournisseurs, dont l activité devient partiellement subordonnée aux prérequis de ces nouvelles filières (Le Guen et de Casinière, 2010 ; Meynard et al., 2013). Quel cadre donner à la coopération agricole de production? Parmi les nombreuses reconfigurations de l action collective de proximité en agriculture, que peut-on considérer comme relevant de la coopération agricole de production? Les implications du principe coopératif Le concept opératoire de coopération agricole de production va au-delà de la notion de collaboration à une action commune, en introduisant des principes de coopération. Les mouvements de l économie sociale déclinent ces principes à travers différentes règles, comme l engagement volontaire et la participation effective aux décisions, le fonctionnement démocratique (une personne = une voix), la solidarité entre coopératives et avec le territoire, etc. (ACI, 1996 ; Draperi, 2011). L ensemble de ces notions est repris et décliné dans le projet politique de la FN Cuma comme constitutif d un modèle de développement à visée émancipatrice, préservant l autonomie de décision et d action de chaque agriculteur, et contribuant au développement des territoires, notamment en cherchant à installer et maintenir un grand nombre d agriculteurs (FN Cuma, 2012b). 215

216 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Asymétries et sélection Ces principes excluent donc de la coopération agricole de production, les formes sociales basées sur des modalités d organisation asymétriques entre agriculteurs conférant une position de «donneur d ordre» ou de «prescripteur» à l un des protagonistes de la collaboration. En effet, de nouveaux types d arrangement émergent entre agriculteurs, en renouvelant par exemple des formes de contrats d intégration qui peuvent tendre à déposséder certains producteurs de la maîtrise de leur activité. Il peut s agir par exemple de délégation de cultures annuelles sur les terres d autres exploitations, à travers un cahier des charges indiquant les modalités culturales de l implantation à la récolte, voire à travers une conduite de l intégralité du cycle cultural (voir Anzalone et Purseigle dans cet ouvrage). Cochet (2008) observe que ces arrangements s organisent surtout avec des agriculteurs désavantagés, qui tendent à perdre la maîtrise de l acte de production. Plus largement, considérer la dimension coopérative de ces formes sociales amène à s interroger sur les impacts de cette recomposition de l action collective de proximité sur les processus de différenciation aujourd hui visibles dans le champ professionnel agricole : la coopération agricole de production renforce-t-elle ou limite-t-elle la sélection générée par les mutations sociotechniques actuelles? (Le Guen, 2011). Autrement dit, les formes sociales étudiées correspondent-elles au regroupement des seuls agriculteurs dotés d un minimum de ressources culturelles, sociales et relationnelles pour conduire des processus d innovation de manière autonome et maîtrisée? Ou bien ouvrent-elles l accès à la possibilité d innover à un maximum d agriculteurs? Repenser l action publique Ces mutations de l action collective de proximité en agriculture questionnent les cadres actuels des politiques publiques, notamment leur focalisation sur l exploitation agricole. Elles invitent notamment à examiner l effacement de la famille dans les solidarités de proximité, à interroger les statuts juridiques de la coopération agricole, et à repenser les modalités d accompagnement. 216 L action collective de proximité réinventée : un substitut à la famille? Ces formes sociales signent une dissociation des liens entre la terre, le travail et le capital, autrefois fondements de l exploitation agricole familiale (Cochet, 2008). Peut-on dire que la coopération agricole de production reprend aujourd hui certaines des fonctions exercées pendant longtemps par la famille agricole? Cette dernière fut autrefois vectrice d une cohésion sociale de proximité et structurante des processus d entraide. Après les lois d orientation de , elle a continué à jouer un rôle important dans l agriculture, notamment dans la socialisation

217 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié professionnelle des nouveaux actifs, comme support d identité, ainsi que comme espace social d innovation (Lucas, 2005 ; Mundler et Rémy, 2012). L effacement de la famille comme composante sociale centrale de la production agricole peut-elle être un des facteurs explicatifs de l actuelle réorganisation sociale et professionnelle de l agriculture? Cette hypothèse laisse entrevoir l action collective de proximité comme l un des nouveaux lieux de socialisation, d innovation et de projet en agriculture, dont les activités se distribuent à des degrés divers entre l exploitation et différentes formes d organisation collective. Dans ce cadre, l activité agricole devient un objet de moins en moins saisissable par les outils actuels des politiques publiques fondées sur le chef d exploitation et l unicité de l exploitation. Comment évaluer la dimension coopérative? La coopération agricole de production repose sur des modalités d organisation informelles et formelles, et parmi ces dernières, toutes ne se caractérisent pas par un statut juridique d ordre associatif ou coopératif. Face à la complexité et l hétérogénéité des formes possibles de coopération agricole de production, il apparaît difficile d avancer une définition normative, caractérisant une fois pour toute sa dimension coopérative. L enjeu de cette caractérisation étant avant tout institutionnelle, notamment au regard de l action publique, il apparaît plus judicieux d avancer vers un faisceau de critères, à l exemple d autres expériences tentées soit en agriculture (Gasselin, 2011) ou dans l économie sociale (Draperi, 2011). La finalité est ainsi plus de produire une grille d analyse pour interroger chaque forme sociale et ainsi l évaluer, sur sa dimension coopérative et ses plus-values vis-à-vis de la collectivité. Ceci permettrait alors à terme de justifier de soutiens publics spécifiques (fiscalité avantageuse, aides financières, accès aux marchés publics, etc.). Repenser l accompagnement L hétérogénéité des formes sociales et techniques d agriculture et de leurs logiques complique les processus de coordination entre les producteurs, qui peuvent nécessiter de nombreuses concertations pour mettre les besoins et projets en adéquation avec les objectifs de l action commune. Or, les études démographiques montrent que le renouvellement des actifs agricoles sera désormais davantage le fait de jeunes aux profils diversifiés (niveaux supérieurs d étude, avec plus d expériences hors agriculture et plus d installations hors cadre familial, etc.), phénomène susceptible de renforcer l hétérogénéité des agriculteurs, de leurs profils et de leurs logiques (Lefebvre, 2009 ; Wepierre et al., 2012). Par ailleurs, les capacités d accompagnement pour faciliter et rendre plus efficace l action collective des agriculteurs sont aujourd hui fragilisées : d une part, par la diminution des financements publics aux organismes d appui aux groupes, et d autre part, par manque de compétences adéquates pour rendre possible l action commune entre la diversité des agriculteurs (Ruault et Lémery, 2009 ; Compagnone et al., 2013). 217

218 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Au regard de ces constats, l investissement de l action publique, à travers la recherche et le développement agricole, reste plus que jamais nécessaire afin de contribuer à renforcer les compétences d accompagnement des processus de coordination entre agriculteurs. Conclusion Le paysage de l action collective de proximité se recompose sous l effet des nouveaux défis économiques et agro-écologiques rencontrés par les agriculteurs, et des mutations sociales et territoriales qui affectent le secteur. Au contraire des périodes précédentes, les nouvelles formes de coopération entre agriculteurs sont plus autonomes et endogènes et peu dictées par les opérateurs de l encadrement agricole, les dispositifs de l action publique ou les mots d ordre syndicaux. La coopération agricole de production analysée dans cet article atteste d un élargissement du champ de la mutualisation des activités et des investissements agricoles et transforme les frontières et le fonctionnement de l exploitation, qu il s agisse de l organisation du travail, des formes juridiques, du projet patrimonial ou encore de la prise de décision. Ces mutations remettent en cause les outils de l action publique et des organisations agricoles articulés autour de l objet «exploitation agricole». Elles appellent entre autres, à renouveler les problématiques de recherche scientifique : où sont les frontières de ces nouvelles formes de coopération? Quelles sont les modalités et les compétences d accompagnement nécessaire à leur consolidation? S agit-il seulement de nouvelles formes d organisation de la production ou plus radicalement de nouveaux modèles de production? Sont-elles de nouvelles expressions de la coexistence et de la confrontation des modèles agricoles à l échelle territoriale? C est à une partie de ces questions qu un nouveau projet de recherche-action impulsé par la FN Cuma et l Inra, en partenariat avec d autres acteurs 8, va chercher à répondre dans les années à venir pour aller plus loin dans la compréhension approfondie de ce phénomène, et mettre à l épreuve les hypothèses explicatives émises dans les pages précédentes. Bibliographie ACI, Déclaration sur l identité coopérative internationale, Congrès de Manchester 1995, Alliance coopérative internationale, Genève. Allaire, G., Boyer, R., La grande transformation de l agriculture : Lectures conventionnalistes et régulationnistes, Paris, INRA/Economica Coop de France, FNAB, FN Civam, Gaecs et Sociétés, Trame, Supagro Florac, École supérieure d agriculture d Angers.

219 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Allaire, G., Fuzeau, V., Therond, O., La diversité des cultures et l écologisation de la Politique agricole commune. Recherches en économie et sociologie rurale, INRA Sciences sociales, n 1-2. Barraud-Didier, V., Henninger, M.-C., Anzalone, G., La distanciation de la relation adhérent-coopérative en France, Études rurales, 190, Barry, C., Commercialisation des produits agricoles : Un producteur sur cinq vend en circuit court, Agreste Primeur, 275. Barthez, A., Le droit comme expression culturelle. Processus de légalisation du travail familial en agriculture : le cas du GAEC, Revue de droit rural, Bonnieux, F., Bilan critique de la politique agri-environnementale et perspectives d évolution, in Aubert, F., Piveteau, V., Schmitt, B. (Eds), Politiques agricoles et territoires, Versailles, éditions Quae, Bouba-Olga, O., Grossetti, M., Socio-économie de proximité, Revue d Économie Régionale & Urbaine, 3, Charroin, T., Veysset, P., Fromont, J.-L., Devienne, S., Palazon, R., Ferrand, M., Productivité du travail et économie en élevages d herbivores : définition des concepts, analyse et enjeux, Productions Animales, 25, Cochet, H., Vers une nouvelle relation entre la terre, le capital et le travail, Études foncières, 134, Compagnone, C., Lémery, B., Petit, S., Kockmann, F., Moretty, P., Forme et réforme organisationnelles des Chambres d agriculture. Une lecture à partir des régimes d action des conseillers, Économie Rurale, 337, Cordellier, S., Une histoire de la coopération agricole de production en France, RECMA, 331. Darré, J.-P., L invention des pratiques dans l agriculture : vulgarisation et production locale de connaissance, Paris, Karthala. De Torcy, B., Pommereul, P., Groupes de développement agricole : intérêts et limites des formes actuelles, Journées d étude sur la coopération agricole de production, FN Cuma, Paris, 26 avril. Demeulenaere, É., Goulet, F., Du singulier au collectif, Terrains & travaux, 1, 20, Draperi, J.-F., L économie sociale et solidaire, une réponse à la crise? Capitalisme, territoires et démocratie, Paris, Dunod. Fiamor, A.-E., Valorisation alimentaire et développement local. Analyse à partir d un exemple drômois, Anthropology of food, 8. [online] URL : aof.revues.org/6797#quotation Figureau, E., Évaluation et conception de céréales à paille à usage fourrager, Mémoire de fin d études d ingénieur, ENSAT, Toulouse. Filippi, M., Frey, O., Mauget, R., Les coopératives agricoles face à l internationalisation et la mondialisation des marchés, RECMA, 310, Fleury, P., Chazoule, C., Peigné, J., Agriculture biologique et agriculture de conservation : ruptures et transversalités entre deux communautés de pratiques, Colloque Les transversalités de l agriculture biologique, SFER, Strasbourg, juin. 219

220 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 220 FN Cuma, 2012a. Coopération agricole de production, FN Cuma, Paris. FN Cuma, 2012b. Projet politique 2012, FN Cuma, Paris. FN Cuma, CAP Vert Développer les pratiques agroécologiques grâce à de nouvelles coopérations à la production en agriculture. CASDAR Appel à projets d innovation et de partenariat 2013, ministère de l Agriculture. Garambois, N., Devienne, S., Les systèmes herbagers économes. Une alternative de développement agricole pour l élevage bovin laitier dans le Bocage vendéen? Économie rurale, , Gasselin, P., Co-conception d une politique publique pour une région arrière du développement : le cas de la pluriactivité en Languedoc-Roussillon, POUR, 212, Gasselin, P., Barbier, J.-M., Touzard, J.-M., 2012a. La «plus-value» du groupe : regards croisés, Journées d étude sur la coopération agricole de production, FN Cuma, Paris, 12 Juin. Gasselin, P., Vaillant, M., Bathfield, B., 2012b. The activity system. A position paper, 10 th European IFSA Symposium, Aarhus, 1-4 July. Gasselin, P., Bathfield, B., La flexibilidad de los sistemas de actividad : un marco de análisis de las propiedades y de los procesos adaptativos de las actividades de los agricultores, in Gasselin, P., Cloquell, S., Mosciaro, M. (Eds.), Adaptación y Transformaciones de las Agriculturas Pampeanas al Inicio del Siglo XXI, Buenos Aires, Ciccus, Giddens, A., La constitution de la société. Éléments de la théorie de la structuration, Paris, PUF. Hervieu, B., La multifonctionnalité de l agriculture : genèse et fondements d une nouvelle approche conceptuelle de l activité agricole, Cahiers Agricultures, 11, 6, Hirczak, M., La co-construction de la qualité agroalimentaire et environnementale dans les stratégies de développement territorial. Une analyse à partir des produits de la région Rhône-Alpes, Thèse en géographie, Université Joseph Fourier, Grenoble. Hostiou, N., Fagon, J., Simplification des conduites d élevage : analyse transversale des pratiques mises en œuvre dans les filières herbivores et granivores, Productions animales, 25, Lacam, M., Thomas, F., Valorge, F., Vaquié, P.-F., Coopération agricole de production : de nouvelles marges de manœuvre pour les agriculteurs, Colloque Diversité et durabilité des modèles agricoles coopératifs dans un contexte de crises de la mondialisation, SFER, Paris, 6-7 novembre. Lamine, C., Bellon, S., Transitions vers l agriculture biologique : pratiques et accompagnements pour des systèmes innovants, Versailles, Quae. Le Guen, R., Pour une sociologie compréhensive de la profession agricole, Mémoire de HDR, Université de Nantes. Le Guen, R., de Casinière, H., Approche socio-documentaire de la méthanisation dans le Grand-Ouest de la France, Rapport d étude BIODEOCL2 - PSDR-GO, 185 p.

221 Coopération agricole de production V. Lucas, P. Gasselin, F. Thomas, P.-F. Vaquié Lefebvre, F., Démographie agricole : la France doit-elle craindre l avenir? Prévisions à l horizon 2020, Déméter, Lefèvre, D., À l ombre des machines : Les Cuma, 50 ans de solidarités locales, Paris, Éditions Entraid. Léger, F., Collective action on agro-ecological practices and public goods management in France : from theory to reality. European Conference Let s work together : territorial cooperation for the provision of public goods in the context of the reformed CAP, Groupe de Bruges, Bergerie de Villarceaux, décembre. Lémery, B., Les agriculteurs dans la fabrique d une nouvelle agriculture, Sociologie du Travail, 45, 1, Lémery, B., Les agriculteurs : une profession en travail, in Béguin, P., Dedieu, B., Sabourin, E. (Eds), Le travail en agriculture : son organisation et ses valeurs face à l innovation, Paris, L Harmattan, Le Velly, R., Bréchet, J.-P., Le marché comme rencontre d activités de régulation : initiatives et innovations dans l approvisionnement bio et local de la restauration collective, Sociologie du Travail, 53, 4, Lucas, V., Coopératives agricoles et développement durable : le défi du renouvellement de l engagement coopératif, Mémoire du Master Professionnel DEES, IEP-UPMF, Grenoble. Lucas, V., Des groupes d échange pour accompagner la transition en agriculture de conservation. Rapport final Tâche 8 du Projet PEPITES, UMR Innovation, Montpellier. Lucas, V., Coopération agricole de production et Agroécologie, Rapport final Mission d étude, FN Cuma, Paris. Lurois, E., Une coopérative d activités agricoles au service de l emploi et des territoires, Journées d étude sur la coopération agricole de production, FN Cuma, Paris, 4 septembre. Mahé, T., Lerbourg, J., Des agriculteurs bio diplômés, jeunes et tournés vers les circuits courts, Agreste Primeur, 284. Mazoyer, M., Roudart, L., Histoire des agricultures du monde : du néolithique à la crise contemporaine. Paris, Seuil. Meynard, J.-M., Messéan, A., Charlier, A., Charrier, M., Farès, M., Le Bail, M., Magrini, M.-B., Savini, I., Freins et leviers à la diversification des cultures Étude au niveau des exploitations agricoles et des filières, Synthèse du rapport d étude DGPAAT n 10-18, INRA, Paris. Mondy, B., Terrieux, A., Thomas, F., (à paraître). Des premières Cuma de diversification aux ATC, vers une évolution des formes coopératives de production?, in Mundler, P., Valorge, F., Mondy, B., Couzy, C., Ateliers de transformation collectifs. Transformer collectivement ses produits agricoles dans les territoires. Moraël, P., Coopératives agricoles, installation et territoire, Journées d étude sur la coopération agricole de production, FN Cuma, Paris, 4 septembre. Mundler, P., Rémy, J., L exploitation familiale à la française : une institution dépassée? L Homme et la société, ,

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223 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale Perrine Vandenbroucke 1, Jean Pluvinage 2 Introduction La transformation des exploitations agricoles, du sectoriel au territorial, pose question depuis la fin des années 1990 en Rhône-Alpes. Dans cette région à la fois montagneuse et périurbaine, les pouvoirs publics s interrogent sur un renouvellement de la posture d intervention publique afin de mieux prendre en considération le rôle structurant des activités agricoles pour le territoire régional. Les travaux pluridisciplinaires menés autour de la multifonctionnalité de l agriculture constatent un renouvellement des rapports exploitations agricoles/territoires/filières de manière variable selon les espaces 3. Ils conduisent ces chercheurs à faire l hypothèse d une divergence croissante entre des exploitations sectorielles inscrites dans une logique de compétitivité sur les marchés et des exploitations territoriales, pluriactives, multifonctionnelles et diversifiées. Les notions d exploitations sectorielles et territoriales, l hypothèse est que cette évolution des «fonctions» de l agriculture dans la société est associée à un processus de changement radical de ce qu est l unité de production agricole. Toutefois à une lecture duale simplificatrice entre grandes exploitations sectorielles et de petites exploitations diversifiées territoriales, nous considérons que la diversité des logiques des exploitations agricoles ne peut être lue qu au regard de ce qui se joue dans les trois sphères que proposent C. Laurent et J. Rémy : ménage, secteur et territoire (Laurent et Rémy, 2000). Nous faisons l hypothèse ici que l avenir 1. ISARA-Lyon/Laboratoire d études rurales, Agrapole, Lyon cedex 07, France, pvandenbroucke@isara.fr 2. Ancien directeur de recherche, INRA, département SAD, 7 Passage du Chemin Vert, Paris, France, jpluvinage@gmail.com 3. Réflexions pluridisciplinaires menées dans le cadre du programme «Pour et sur le développement régional» (PSDR, ) et dont est issu l ouvrage collectif Nouvelles questions agraires. Exploitants, fonctions et territoires publiés par le laboratoire d études rurales (LER) (Cornu, Mayaud, 2008). Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

224 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre des exploitations agricoles se joue de plus en plus dans des territoires construits par des arrangements entre acteurs à l échelle locale. Nous investiguons donc le territoire comme force de transformation de l exploitation agricole. De ce fait, nous nous intéressons moins aux mutations liées aux évolutions intra-exploitation des ménages et des familles et aux mutations liées aux évolutions des rapports au sein des filières. En nous appuyant sur les travaux en économie de la régulation, secteur et territoire sont définis comme des niveaux d organisation socioéconomiques intermédiaires où peut être défini l avenir de l exploitation agricole (Laurent et al., 2008). Selon cette approche, le secteur évoque les rapports de concurrence, les modalités d organisation des échanges au sein des filières ainsi que les dispositifs sectoriels de politique agricole. Le territoire est défini comme un espace d action collective ou d action publique émergeant de la projection des groupes humains sur l espace, et produit de leurs coordinations ou conflits dans la résolution d un problème commun (Brunet et al., 1992 ; Raffestin, 1986) 4. Cela renvoie plus spécifiquement aux dispositifs d action publique territorialisés tels que les projets de territoire ou les dispositifs localisés de gestion de l environnement. Il s agit aussi de formes d action collective localisées comme un groupe de producteurs locaux fédérés autour de la qualification territoriale d un produit (Pecqueur, 2001). Enfin, sont parfois en jeu les arrangements et conflits relevant d interactions localisées entre acteurs agricoles et non agricoles, autour de l agrandissement d une porcherie par exemple. Un ensemble pluridisciplinaire de travaux met en lumière les termes de ce renouvellement de la relation de l exploitation agricole au territoire, à partir de la fin des années Ces travaux constituent autant d indicateurs d un mouvement de (re)«territorialisation» de l agriculture (Rieutort, 2009) tant en ce qui concerne l insertion sociale des agriculteurs et l évolution de leur métier (Le Caro et Kergreis, 2007), la définition des pratiques agricoles (Caron, 2005), et la définition des formes d insertion marchande dans le cadre de systèmes agro-alimentaires localisés ou plus largement des systèmes agroalimentaires alternatifs (Deverre et Lamine, 2010). Cependant, la mise en place des contrats territoriaux d exploitation (CTE) en région Rhône-Alpes aborde frontalement la question d un «concernement» différencié des exploitations agricoles par les préoccupations territoriales (Bernard et al., 2006). L analyse présentée ici s appuie sur les résultats d un travail de thèse (Vandenbroucke, 2013). En croisant deux terrains d étude, les Monts du Lyonnais et la Flandre intérieure, nous questionnons les formes de ce mouvement de territorialisation des exploitations agricoles. Notre hypothèse est que les exploitations agricoles se territorialisent plutôt dans des régions où elles sont fragilisées par les logiques sectorielles. Nous mettons en regard une région de moyenne montagne où l avenir des exploitations laitières est fragilisé par la suppression des quotas ; et une région agro-industrielle et périurbaine où la viabilité des exploitations n est pas remise en Les deux notions d appropriation et de projection apparaissent ainsi centrales dans la définition du territoire.

225 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage cause mais où le territoire s impose comme une question incontournable. Le travail mobilise l observation lors de manifestations publiques, l analyse de différents documents (rapports d étude, documents officiels, archives), et un corpus de 122 entretiens semi-directifs, avec des agriculteurs (62 entretiens) et avec différents acteurs des territoires (élus, techniciens des collectivités et organisations professionnelles agricoles, et acteurs associatifs). Notre exposé procède en trois temps. Dans une première partie, nous mettons en perspective la genèse de ce questionnement sur un passage de logiques sectorielles à des logiques territoriales au regard des transformations de l agriculture depuis 50 ans. Nous identifions ensuite dans les terrains étudiés les objets autour desquels se renouvelle le rapport exploitations agricoles-territoires dans des régions de polyculture-élevage et de proximité urbaine. Enfin, dans une troisième partie, nous tentons de dégager de cette analyse, certes partielle du fait du choix raisonné des deux terrains, une première typologie des exploitations agricoles selon trois idéaux types, qui déclinent à des degrés variables diverses formes de la territorialisation des exploitations agricoles. Un rapport renouvelé entre l exploitation agricole et le territoire L exploitation agricole est instituée dans les lois d orientation de comme une construction sociale et politique inscrite au sein du projet global d organisation de la «production» agricole. La redéfinition de la place des producteurs comme maillons d un système fordiste d organisation de la production au sein de filières (Servolin et al., 1974), la consolidation identitaire d un corps professionnel (Lémery, 2003), et l accès privilégié au foncier dans des espaces ruraux dédiés à la fonction productive (Boinon, 2011) créent les conditions d un modèle intégrateur d insertion des exploitations agricoles dans le système économique et social. Par commodité pour la discussion, nous désignons cette forme canonique comme exploitation «sectorielle», voulant exprimer ainsi le fait que l avenir de ces exploitations se discute essentiellement entre acteurs du secteur agricole et agroalimentaire. Or, dès le début des années 1980, les crises de surproduction, le coût de la politique agricole, la critique sociale émergente d un modèle productiviste et la montée des préoccupations environnementales fragilisent ce modèle intégrateur (Müller, 1984). Celui-ci fait l objet d une contestation dans des réseaux en marge de l organisation professionnelle, notamment dans les régions périphériques telles que les zones de montagne où émergent des modèles alternatifs, questionnés dans leur capacité à inscrire la logique de l exploitation agricole dans le local. En montrant différentes formes de résistance de petites exploitations (Pernet, 1982) et le maintien de la pluriactivité (Lacombe, 1984), chercheurs et acteurs font ainsi émerger d autres figures de l agriculteur tel l entrepreneur rural (Müller et al., 1989) ou les 225

226 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre agriculteurs intermédiaires (Alphandéry et al., 1989). Néanmoins, le modèle de l exploitation spécialisée n est pas remis en cause de manière globale. Il se renforce dans une partition symbolique entre les exploitations professionnelles et les autres (Rémy, 1986). Les débats sur la multifonctionnalité de l agriculture autour de la loi d orientation agricole (LOA) de 1999 et la mise en place des contrats territoriaux d exploitation (CTE) (Brun, 2006) introduisent les termes d un profond renouvellement du contrat social qui lie les agriculteurs à la société. Au gré des réformes successives de la politique agricole commune, nous assistons à un découplage avec les enjeux productifs et à un recouplage avec les enjeux environnementaux et du développement rural (Deverre et de Sainte Marie, 2008). De plus, la qualité s impose comme le marqueur d une transformation majeure des formes de régulation de l agriculture et génère des opportunités de différenciation territoriale des produits de terroir par exemple via des dispositifs tels que les appellations d origine contrôlée (Allaire et Boyer, 1995). Par ailleurs, l inversion démographique dans les espaces ruraux génère un renouvellement social et politique des espaces ruraux, et replace au cœur du débat la légitimité et les droits des différents acteurs sur l espace et sur les ressources (Perrier-Cornet, 2002). Nous assistons à une «publicisation» de l agriculture dont les objets sont mis en débat dans l espace local par d autres acteurs des territoires, élus, résidents, associations environnementales (Le Caro et Kergreis, 2007). Or, tant en matière de développement rural que d action environnementale, un processus de territorialisation de l action publique est engagé. Il est caractérisé par la relocalisation des échelles d intervention et par un renouvellement des modalités d action publique autour d approches transversales multisectorielles et fondées sur le pari d un partage d une gouvernance de l espace entre acteurs publics et privés (Berriet-Solliec et al., 2008). Le territoire s affirme ainsi dans l organisation politique comme l instance de définition d un «projet» tant en matière de développement économique, d urbanisme ou de gestion des ressources. Cela contribue à l émergence de nouvelles scènes de négociation entre les agriculteurs et d autres acteurs de l espace rural comme par exemple dans le cadre du dispositif Natura 2000 (Pinton et al., 2007). Ainsi, l exploitation agricole, désignée dans le code rural comme l entreprise agricole et rurale depuis 2006, se situe donc aujourd hui au carrefour de quatre grandes mutations : la redéfinition du contrat social entre les agriculteurs et la société dans le cadre des réformes successives de la politique agricole 5 (1) ; un processus de publicisation de l agriculture dans des espaces ruraux et périurbains où se confrontent logiques résidentielles, écologiques et productives (2) ; une redéfinition de la régulation du système agro-alimentaire et une demande sociale de qualité et de proximité qui génère des opportunités de différenciation territoriale des produits agricoles (3) ; et l affirmation du territoire comme une composante structurante de Sur ce point voir dans le même ouvrage, le chapitre rédigé par J. Pluvinage : L exploitation agricole, entre famille et entreprise : 60 ans de débats et d itinéraire de recherche personnel.

227 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage l espace politique, économique et social (4). L exploitation agricole se trouve de ce fait profondément réinterrogée dans son rapport au territoire. Territorialisation de l activité agricole dans les Monts du Lyonnais et en Flandre Intérieure Deux petites régions de polyculture-élevage et de proximité urbaine Les Monts du Lyonnais constituent une zone de moyenne montagne, située entre les deux agglomérations de Lyon et Saint-Étienne. En dépit d une périurbanisation à ses franges, cette région garde les caractéristiques d un espace à dominante rurale avec une densité de population inférieure à 100 hab./km² et une part encore importante d actifs agricoles et industriels. La structure agraire est concentrée autour de petites et moyennes exploitations (surface moyenne de 30 versus 53 hectares en France en 2010). Ces exploitations sont pour l essentiel familiales (1,5 et 1,6 Unité Travail Agricole en moyenne par exploitation), avec cependant des tendances fortes d évolution vers des formes sociétaires qui s inscrivent de manière variable dans la continuité de ces exploitations familiales (Hervieu et al., 2013) : groupement agricole d exploitation en commun (GAEC) à plusieurs associés, sociétés laitières, ou petites exploitations patronales diversifiées (un à cinq salariés). Alors que les exploitations laitières spécialisées et les exploitations à deux ateliers un atelier herbivore et un atelier d élevage ou de cultures intensives (porcs, volailles, fruits rouges, tabac) représentaient jusqu alors l essentiel des exploitations, on assiste depuis 2000 à un relatif éclatement des structures : cessation laitière et spécialisation en fruits rouges ou en maraîchage, spécialisation d exploitations en bovins viande. Les circuits courts constituent un vrai levier de pérennisation de ces petites et moyennes exploitations. Ils se développent dans de nouvelles formes d organisation collectives (ateliers de transformation et points de vente collectifs) permettant de positionner les producteurs sur les marchés de Lyon et Saint-Étienne. La Flandre intérieure constitue pour sa part une plaine argilo-limoneuse située entre les deux agglomérations de Lille et Dunkerque. Avec les deux petites villes d Hazebrouck et Bailleul, cet espace est marqué par une histoire longue d enchevêtrement du rural et de l urbain. Depuis 1990, la périurbanisation de cette région située à 20 minutes de Lille génère un profond renouvellement de sa structure sociale et spatiale. Cette région qui présente un potentiel agricole élevé est caractérisée par la prédominante d exploitations familiales et sociétaires sensiblement plus petites que la moyenne nationale (48 ha en moyenne au lieu de 53 ha). Une gamme de productions à forte valeur ajoutée lait, porc, pommes de terre, cultures légumières et céréales s agence dans des combinaisons variables au sein des exploitations suivant les types de sols et l histoire agraire. Trois configurations dominantes se dégagent : des exploitations sociétaires (GAEC ou SARL) à trois ateliers lait/porc/ pomme de terre ; des exploitations familiales polyculture/lait dans les zones plus 227

228 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre herbagères ; et des exploitations familiales ou sociétaires qui couplent porcs et pomme de terre dans les zones agricoles les plus denses. Plus ponctuellement, des exploitations spécialisées en polyculture ou des exploitations porcines hors-sol se sont développées dans des interrelations étroites avec leurs voisines (sous-location de terre pour assurer les rotations en pomme de terre, contrats de voisinage pour les droits d épandage). Enfin, la vente directe et les activités de services (activités équestres notamment) se développent dans des logiques entrepreneuriales avec des salariés, et souvent individuelles. La structure agraire présente un caractère éclaté depuis de très petites exploitations pluriactives à de grandes exploitations spécialisées en polyculture (5-200 ha). Dans ces régions à proximité de grandes agglomérations, le mouvement de périurbanisation transforme, à des degrés variables, l organisation sociale et politique locale. Les agriculteurs sont confrontés à de nouvelles attentes sociétales autour de l alimentation et de l environnement parfois en décalage avec les dynamiques d élevage intensif. Ainsi, dans un contexte d évolution de la politique laitière, d intégration croissante au sein des filières de polyculture et de pression environnementale sur la qualité de l eau, les exploitations agricoles sont dans une phase de mutation dont nous questionnons la part des leviers territoriaux. 228 Six objets autour desquels se renouvellent les rapports exploitation agricole-territoire Sur les terrains d étude, Flandre intérieure et Monts du Lyonnais, ce renouvellement des rapports entre exploitations agricoles et territoires s esquisse à partir de 1990 pour devenir une composante significative de l évolution des exploitations agricoles à partir de Dans ces régions de polyculture-élevage et de proximité urbaine, les interactions entre les agriculteurs et les autres acteurs de l espace local s intensifient autour de six objets et scènes d interaction : 1) la définition de la place et des fonctions de l agriculture dans le projet de développement de ces territoires contribue soit à affirmer sa contribution à l identité territoriale et cela renforce ainsi la place d une élite agricole dans la dynamique de développement local dans les Monts du Lyonnais (Vandenbroucke, 2014) ; soit à ce que la collectivité affirme un modèle d agriculture désirée, requalifiée autour de ses fonctions patrimoniales et de production de services (Lescureux, 2007), mais qui de fait s inscrit en rupture avec la dynamique agricole locale ; 2) l investissement patrimonial par une population urbaine des objets de l agriculture génère pour les agriculteurs des opportunités de requalification identitaire et de valorisation de leurs produits et services dont ils se saisissent de manière variable. Ainsi, les fêtes et évènements agricoles (foires agricoles, fêtes des moissons, marché aux veaux ) très plébiscités deviennent des lieux de communication sur l activité agricole. Les résidents s approprient l histoire agricole locale, les paysages et biens associés et créent ainsi des opportunités de

229 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage différenciation territoriale des produits agricoles locaux tel par exemple le houblon des Flandre via la qualification de bières régionales ; 3) la requalification des liens de proximité entre producteurs et consommateurs autour de la question de l alimentation contribue à une réorganisation des circuits de commercialisation. Dès 1980, on voit se dégager sur ces deux territoires, qui ont toujours été marqués par ces rapports de proximité villecampagne, une évolution de la clientèle, de ses attentes, des gammes de produits commercialisés et des formes de distribution. La vente directe se professionnalise, les producteurs s organisent autour de points de vente collectifs, et de nouvelles formes d organisation marchande émergent (associations des producteurs d une commune pour l approvisionnement local de la restauration collective, mise en réseau avec des associations de consommateurs urbains) ; 4) les dispositifs territorialisés de gestion des ressources naturelles contribuent à mettre en débat les pratiques agricoles dans des scènes de négociations qui impliquent d autres acteurs. La gestion des quantités de nitrates et de produits phytosanitaires dans les eaux de surface dans les Monts du Lyonnais s affirme ainsi comme une composante d une dynamique renouvelée d innovation et de changement technique (Vandenbroucke et Pluvinage, 2010). Les problématiques de régulation des inondations en Flandre suscitent des micro-conflits locaux dont émergent souvent des aménagements de pratiques concertés entre agriculteurs, collectivités et riverains ; 5) la hausse de la conflictualité entre agriculteurs et leur voisinage liée à la concentration dans les élevages bovins et porcins dans la région Nord-Pasde-Calais place l activité agricole au cœur d une controverse locale et conduit les agriculteurs à se repositionner, individuellement et collectivement, par rapport à leur environnement social de proximité ; 6) les enjeux de partage du foncier et de gestion des concurrences entre activités quant à l usage de l espace conduisent les agriculteurs à se positionner sur des scènes de négociations locales dans l élaboration des documents d urbanisme (Plan local d urbanisme PLU et Schéma de cohérence territoriale SCOT), ou lors d aménagement d infrastructures urbaines ou écologiques. Ces six objets présentent une certaine généricité typique à ces espaces au carrefour entre les territorialités du résidentiel, de l écologie et des activités de production. Comme illustré ci-dessus, ce redéploiement des interrelations entre les agriculteurs et les autres acteurs de ces espaces génère cependant de manière variable une dynamique de territorialisation des exploitations agricoles sur ces deux terrains. Dans les Monts du Lyonnais, ces objets partagés sont les supports d arrangements institutionnels construits par l action collective et l action publique dans une perspective de redéfinition des conditions de viabilité des exploitations agricoles sur cet espace. Ce processus de territorialisation s inscrit dans l histoire longue de la consolidation identitaire d un collectif agricole et d une communauté politique territoriale. Il est caractérisé par l intégration progressive dans la définition des orientations 229

230 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre productives et socio-structurelles de différentes variables liées à la recomposition sociale de cet espace rural. En Flandre intérieure, la multiplication des situations de conflits autour de ces objets révèle la mise en tension d un espace entre les logiques productives, résidentielles et environnementales. À l exception de quelques filières territorialisées, nous n identifions pas un processus de territorialisation des exploitations agricoles, mais une logique d adaptation individuelle des agriculteurs à l évolution de leur contexte social et spatial par la contrainte ou par l opportunité. Trois idéaux-types de territorialisation des exploitations agricoles Au-delà des particularités propres à chaque situation territoriale ainsi identifiée, trois idéaux-types se dégagent de manière transversale de nos deux terrains d étude bien que présents dans des proportions variables (Tab. 1). Ces idéaux-types donnent une représentation des processus socioéconomiques qui se déroulent dans les interactions exploitations agricoles-territoires. Nous employons cette notion d idéaux-types pour illustrer l idée qu il s agit de polarités entre lesquelles se situent les exploitations agricoles. Il ne s agit pas de définir les critères d un classement des exploitations agricoles. Ces trois idéaux-types présentent une certaine généricité et peuvent être envisagés comme opérants pour penser l action publique et le développement de l agriculture face à une interrogation centrale que celle de l articulation entre les logiques de filières et les logiques territorialisées d aménagement et de protection de l environnement et de gestion des ressources. Pour chacun de ces idéauxtypes, nous pouvons identifier certaines régularités de positionnement individuel des agriculteurs. Nous déclinons donc à un niveau plus fin les registres d action mobilisés par les agriculteurs concernés. 230

231 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage Tab. 1. Idéaux-types de la relation exploitation agricole-territoire Idéaux-types Cas types d exploitations étudiées et traits dominants Idéal-type 1 Ménager l acceptabilité de l activité sur un espace convoité. Exploitations porcines et de polyculture en Flandre intérieure. Gouvernance des filières qui implique peu les agriculteurs. Positionnement sur des marchés européens et mondiaux, encadrés par des politiques au niveau européen. Idéal-type 2 Le territoire, instance stratégique pour pérenniser une dynamique agricole Exploitations laitières des Monts du Lyonnais, exploitations houblonnières en Flandre. Implication des agriculteurs dans la gouvernance des filières. Fragilisation d un modèle technicoéconomique, qui conduit à rechercher des qualifications économiques territoriales. Idéal-type 3 Des combinaisons entre logiques sectorielles et territoriales pour les exploitations aux activités diversifiées Exploitations couplant des activités de production menées et valorisées classiquement ; et la transformation, la vente directe des produits ou une activité de services (agritourisme, centres équestres, etc.) dans les Monts du Lyonnais et en Flandre intérieure. Enjeu de la relation exploitation agricoleterritoire Médiation sur la cohabitation entre activité agricole et présence résidentielle, et sur les enjeux de gestion des ressources. Médiation entre enjeux locaux et globaux pour la pérennisation d une dynamique productive. Requalification du projet de l exploitation par rapport aux dynamiques touristiques et résidentielles. Déclinaison du processus en jeu dans les situations d interactions. Un compromis stabilisé de cohabitation ; rediscuté lors de projets d aménagement dans des situations parfois conflictuelles. Une logique individuelle d adaptation des exploitations agricoles à un système de contraintes sociales et spatiales. La territorialisation repose sur des compromis entre la collectivité et un collectif agricole capable d articuler enjeux locaux et globaux, territoire et filière : consolidation d un accès au marché, évolution des pratiques et soutiens aux investissements de la collectivité. Des coordinations parfois non explicitées entre agriculteurs, élus et les autres acteurs économiques peuvent se consolider et être le support de la création de ressources territoriales. Insertion des agriculteurs dans des collectifs résiliaires fondés sur d autres bases que l adhésion à un territoire partagé 231

232 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Idéal-type 1 : ménager l acceptabilité de l activité agricole sur un espace convoité Un premier idéal-type désigne les exploitations agricoles qui acceptent un minimum d aménagements à effectuer pour ménager l acceptabilité de l activité sur un espace donné, vis-à-vis d enjeux de cohabitation ou de gestion des ressources. Il s agit d exploitations agricoles caractérisées par leur insertion dans un système agro-industriel au sein duquel les agriculteurs sont peu impliqués dans la définition des cahiers des charges, avec un positionnement sur des marchés européens et mondiaux. Cet idéal-type apparaît particulièrement représenté dans notre étude en Flandre intérieure, pour le cas des exploitations agricoles porcines ou de polyculture industrielle (céréales, légumes de conserverie, pommes de terre) (Photo 1). Dans ces zones d élevage de Flandre et des Monts du Lyonnais, les agriculteurs sont impliqués dans l entretien des chemins ruraux, et des ajustements de leurs pratiques d élevage (enfouissement des épandages). Il existe un système implicite de règles de bonnes pratiques de cohabitation dont la définition se déroule à l échelle de la commune. Ces ajustements individuels de pratiques assurent la pérennisation dans le temps long de l exploitation agricole sur cet espace (Nicourt et al., 2006). Mais en Flandre où la contiguïté spatiale est forte, ce compromis stabilisé est remis en cause lors d enquêtes publiques pour l agrandissement des élevages porcins ; lors de projets d aménagements routiers ; ou dans la résolution de problèmes concrets tels que des inondations. Ces négociations, souvent conflictuelles, conduisent les agriculteurs à effectuer des aménagements de pratiques, telle par exemple l installation de haies en bordure de parcelle. Ces aménagements se déclinent toutefois à la marge du fonctionnement du système de production. Les agriculteurs privilégient une logique d externalisation de la gestion des enjeux environnementaux par des compromis de partage de l espace. Photo 1. Aménagements paysagers pour rendre acceptable l agrandissement d une porcherie ( P. Vandenbroucke, Flandre intérieure, 23 juin 2010) Les registres d action mobilisés individuellement par les agriculteurs dans ce premier idéal-type relèvent soit d une logique défensive par rapport aux contraintes d un 232

233 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage territoire subi ; soit d une logique d anticipation et de négociation par une implication dans le jeu social et politique locale, la communication et des aménagements de pratiques. Les agricultrices jouent souvent un rôle de médiatrices dans l espace social local soit par leur implication dans la vie communale et associative, soit par le développement d activités pédagogiques permettant de communiquer sur leur activité. Mais dans certains cas, cette logique poussée à l extrême s apparente à une approche industrielle de gestion des risques liés à l activité dans la stratégie productive et relationnelle. Pour conclure, il n y a pas pour ce premier idéal-type de changement de la nature des instances où se joue l avenir de ces exploitations agricoles, mais une logique d adaptation individuelle à des enjeux locaux qui s imposent de manière incontournable autour de questions environnementales ou de gestion de la proximité résidentielle. En revanche, ces adaptations individuelles peuvent sur le long terme définir les ingrédients d une réorientation de la trajectoire de l exploitation agricole sous l effet d un resserrement du système de contraintes ou de la saisie d opportunités. La perspective d une retraite prochaine et la recherche de nouvelles sources de revenus, l installation d un jeune, ou d une conjointe sur l exploitation avec leurs propres projets tels le développement des activités équestres ou de la vente directe, sont les ingrédients premiers de ces bifurcations. Avec des parcours de vie et de formation à l extérieur (moniteur équestre, institutrice ), un autre rapport au travail par rapport aux contraintes d un élevage par exemple, conjoints et enfants d agriculteurs peuvent mettre en perspective le potentiel de développement d une exploitation agricole au regard non seulement des dynamiques sectorielles, mais aussi d autres ressources et opportunités latentes telles que la situation géographique en bord de route touristique ou l existence d un marché de proximité des produits et services. Ces exploitations sont donc faiblement territorialisées parce que leur activité les inscrit dans d autres espaces et systèmes de contraintes, mais elles restent des entreprises locales à même de changer de trajectoires et ainsi requalifier partiellement leur rapport au territoire, au travers de la diversité des activités des membres de familles d agriculteurs. Idéal-type 2 : le territoire, instance stratégique pour pérenniser une dynamique agricole Un second idéal-type regroupe dans notre analyse les exploitations agricoles pour lesquelles le territoire est investi comme une instance stratégique pour pérenniser une dynamique productive. Les planteurs de houblon en Flandre et les producteurs laitiers des Monts du Lyonnais sont particulièrement représentatifs de cet idéal-type. Le territoire se construit autour d un collectif agricole local qui crée des alliances tant au sein des instances sectorielles qu au niveau des instances territoriales pour définir les conditions de la pérennisation d un système productif. Trois conditions apparaissent essentielles à l inscription des exploitations agricoles dans de telles démarches : la présence d un collectif d agriculteurs capable 233

234 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre d articuler les questions territoriales et les enjeux de la filière, l existence d un espace sociotechnique local autour d une production, et la fragilisation d un modèle technico-économique. Les exploitations de cet idéal-type 2 se distinguent de l idéal-type 1 car des institutions locales sont mises en jeu dans la gouvernance de la filière via l implication des agriculteurs dans le cadre de coopératives de production, via la présence de négociants locaux qui travaillent en partenariat étroit avec les agriculteurs ou via des dispositifs tels que les quotas par lesquels les producteurs locaux sont parties prenantes de la gouvernance. La territorialisation repose sur l action centrale d un collectif d agriculteurs fédéré autour d une identité forte autour du produit ou du métier et appuyé par différentes organisations professionnelles et des collectivités qui s impliquent à divers titres (emploi, paysage, patrimoine ) pour le maintien de cette dynamique productive. Trois profils d agriculteurs apparaissent particulièrement impliqués dans ce processus : des responsables professionnels «stratèges» et multi-casquettes ; des agriculteurs innovateurs qui anticipent sur les limites d un modèle technique ; et des agriculteurs «innovateurs sociaux» qui conçoivent différemment leur métier dans les relations aux acteurs non agricoles et au mouvement social et s impliquent localement dans une démarche militante. Les difficultés économiques, telle la fragilisation de la filière laitière des Monts du Lyonnais depuis 2003, sont un moteur d une implication proactive des agriculteurs dans les démarches territoriales avec la perspective d y consolider des ressources pour pérenniser la dynamique productive. La territorialisation se traduit concrètement par un appui des collectivités territoriales au financement d infrastructures individuelles et collectives, et par l émergence de nouveaux espaces d expérimentation et d innovation technique qui intègrent les enjeux locaux. Ainsi, dans les Monts du Lyonnais, la récente halle aux veaux permettant le maintien d un marché aux veaux naissants important tant pour les agriculteurs que pour la collectivité a été entièrement financée sur des fonds publics. Cela se traduit également par des compromis sur les changements de pratiques par rapport à des enjeux locaux de qualité de l eau à travers la contractualisation ou l expérimentation collective. Ces engagements territoriaux négociés localement s inscrivent aussi dans une stratégie portée au niveau de la filière laitière régionale à la recherche de ressources pour maintenir de la production dans ces espaces de moyenne montagne. Des stratégies analogues peuvent être décryptées pour la micro-filière houblonnière en Flandre à la suite d une crise majeure dans le courant des années Ainsi, pour cet idéal-type 2 nous identifions bien une dynamique de territorialisation des exploitations agricoles. Celle-ci repose sur l implication d agriculteurs et d agricultrices en activité. Le territoire peut être caractérisé comme un espace de médiation entre les enjeux socio-économiques d une dynamique agricole locale, d enjeux environnementaux ou économiques locaux portés par la collectivité, et des dynamiques plus larges dans lesquelles s inscrivent les exploitations agricoles (politique agricole, etc.). 234

235 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage Idéal-type 3 : des combinaisons entre logiques sectorielles et territoriales pour les exploitations aux activités diversifiées L idéal-type 3 regroupe des exploitations agricoles qui couplent une activité de production et des activités de services ou de vente directe relocalisée ou en relation avec les villes voisines. Ces démarches de diversification des activités dans une exploitation relèvent d abord de trajectoires personnelles et familiales : réponse à des situations de crise, installation, positionnement personnel au sein de la famille. Dans ce contexte de changement, les familles requalifient leurs opportunités de positionnement sur un marché local des produits et services. Le projet de l exploitation est ainsi resitué par rapport aux dynamiques touristiques et résidentielles. Ces évolutions ne sont pas neutres, elles conduisent à modifier les relations de l agriculteur avec les autres acteurs locaux, notamment dans la relation marchande. Si certains cas de coordination collective forte peuvent être identifiés dans les Monts du Lyonnais par exemple pour l approvisionnement d un restaurant scolaire, les logiques des agriculteurs sont souvent individuelles et parfois concurrentes entre elles, notamment en Flandre par rapport à une clientèle locale. Même si les agriculteurs ne sont pas forcément à l origine de démarches collectives reposant sur l initiative des collectivités (marques collectives, par exemple), ils contribuent à des formes de territorialisation souvent non explicitées autour de ressources territoriales partagées telles que l image d un territoire, ou un paysage (Photo 2). Ils contribuent à l attractivité touristique globale en désignant un fromage par le nom d un lieudit. Ils bénéficient en retour des actions mises en place par d autres pour faire venir une clientèle sur le territoire (évènementiel, chemins de randonnée). Cela ne prend cependant pas forme dans une coordination explicitée entre ces acteurs. Photo 2. L image d un territoire saisie comme ressource territoriale ( P. Vandenbroucke, Flandre intérieure, 23 juin 2010). 235

236 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Le développement de ces activités contribue à rattacher les agriculteurs à des collectifs externes, souvent résiliaires, qui reposent sur d autres bases que la référence à un territoire partagé. Ainsi, un agriculteur biologique en réseau avec les associations de consommateurs telles que les Associations pour le maintien d une agriculture paysanne est isolé du collectif agricole local, mais inséré dans les réseaux citoyens et militants des agglomérations voisines. On retrouve ainsi parmi les exploitations agricoles qui se rapprochent de cet idéaltype une grande diversité de combinaisons entre le sectoriel, le territorial et d autres institutions telles que l adhésion à une éthique partagée. Conclusion 236 Pour conclure, ce travail nous permet de mettre en évidence qu il se dégage clairement un mouvement de territorialisation qui concerne toutes les exploitations agricoles, mais qui n exprime une évolution réelle de celles-ci que dans certaines configurations. De plus, il apparaît simplificateur d opposer le secteur au territoire dans les dynamiques en cours. Les transformations observées des exploitations agricoles se traduisent surtout dans des combinaisons variables entre logiques sectorielles et territoriales. Nous distinguons en particulier trois idéaux-types : un premier idéal-type d exploitations très sectorielles et peu territoriales ; un second idéal-type caractérisé par un couplage fort des logiques sectorielles et territoriales par l intermédiaire d un collectif sociotechnique local ; et un troisième idéaltype d exploitations agricoles diversifiées qui combinent de manière variable les dimensions sectorielles, territoriales et insérées dans des configurations résiliaires non directement territoriales. Ces trois idéaux-types rendent compte de situations observées pour les exploitations agricoles sur deux terrains de polyculture-élevage et de proximité urbaine. Ils ne sont pas exhaustifs des différentes formes de la territorialisation et leur portée générique reste questionnée dans d autres types d espaces, en particulier dans des régions de plus faible densité telles que la Beauce ou le Massif central, ou bien de régions plus rurales, comme l Ouest. On peut faire l hypothèse que la proportion d exploitations se rattachant à tel ou tel idéal-type varie en fonction de la configuration historique et géographique, mais également que d autres idéaux-types se dégagent. En mettant en perspective les dynamiques des exploitations agricoles entre ces idéaux-types, cette analyse nous permet de souligner le rôle des collectifs, agricoles et non agricoles, dans la dynamique de territorialisation. Les collectifs agricoles locaux jouent un rôle central de territorialisation par la médiation entre les enjeux locaux et la dynamique productive. En ce sens, la création des groupements d intérêts économiques et écologiques (GIEE) dans le cadre de la loi d avenir pour l agriculture, l alimentation et la forêt prévue en 2014 pourrait être un moteur de territorialisation des exploitations agricoles. Mais, sont également impliqués dans cette dynamique de territorialisation les collectifs non agricoles, qui, selon leurs configurations locales ou résiliaires, contribuent à élargir les sphères socio-économiques

237 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage dans lesquelles s inscrivent les exploitations agricoles sans qu il y ait une démarche volontaire des agriculteurs en ce sens. Cela repose la question de la posture des acteurs par rapport à ces dynamiques de territorialisation de l économie. Nos enquêtes nous permettent également d observer que les familles des agriculteurs peuvent jouer un rôle dans la médiation entre les logiques résidentielles et la dynamique agricole et dans la requalification du potentiel de l exploitation agricole par rapport à celles-ci. Toutefois, cette question n était pas l objet central de nos enquêtes. Cela ne nous permet donc pas d en faire un traitement systématique et reste à réserver pour des investigations ultérieures. Bibliographie Allaire, G., Boyer, R., La grande transformation de l agriculture : lectures conventionnalistes et régulationnistes, Paris, INRA. Alphandéry, P., Bitoun, P., Dupont, Y., Les champs du départ : une France rurale sans paysans? Paris, La découverte. Bernard, C., Dobromez, L., Pluvinage, J., Dufour, A., Havet, A., Mauz, I., Pauthenet,Y., Rémy, J., Tchakérian, E., La multifonctionnalité à l épreuve du local : les exploitations agricoles face aux enjeux des filières et des territoires, Cahiers Agricultures, 15, 6, Berriet-Solliec, M., Deprés, C., Trouvé, A., La territorialisation de la politique agricole en France. Vers un renouvellement de l intervention publique en agriculture?, in Laurent, C., Du Tertre, C., Secteurs et territoires dans les régulations émergentes, Paris, L Harmattan, Boinon, J.-P., Les politiques foncières agricoles en France depuis 1945, Économie et statistique, , Brun, G., L agriculture française à la recherche d un nouveau modèle, Paris, L Harmattan. Brunet, R., Ferras, R., Thery, H., Les mots de la géographie : dictionnaire critique, Paris, La documentation française. Caron, P., À quels territoires s intéressent les agronomes? Le point de vue d un géographe tropicaliste, Natures Science Sociétés, 13, 2, Cornu, P., Mayaud, J.-L., Nouvelles questions agraires. Exploitants, fonctions et territoires, Paris, La boutique de l histoire. Deverre, C., de Sainte Marie, C., L écologisation de la politique agricole européenne. Verdissement ou refondation des systèmes agro-alimentaires? Revue d études en agriculture et environnement, 89, 4, Deverre, C., Lamine, C., Les systèmes agroalimentaires alternatifs. Une revue de travaux anglophones en sciences sociales, Économie rurale, 317, Hervieu, B., Purseigle, F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin. 237

238 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 238 Lacombe, P., La pluriactivité et l évolution des exploitations agricoles, in Association des Ruralistes Français, in La pluriactivité dans les familles agricoles, Paris, ARF Editions, Laurent, C., Du Tertre, C., Dieuaide, P., Petit, P., Introduction. Régulations sectorielles et territoriales au coeur du nouveau régime d accumulation, in Laurent, C., Du Tertre, C., Secteurs et territoires dans les régulations émergentes, Paris, L Harmattan. Laurent, C., Rémy, J., L exploitation agricole en perspective, Courrier de l environnement, 41, Le Caro, Y., Kergreis, S., L espace agricole comme espace public : accès récréatif et entretien du bocage en Bretagne, in Le Caro, Y., Madeline, P., Pierre, G., Agriculteurs et territoires. Entre productivisme et exigences territoriales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Le Caro, Y., Madeline, P., Pierre, G., Agriculteurs et territoires. Entre productivisme et exigences territoriales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Espace et Territoires. Lémery, B., Les agriculteurs dans la fabrique d une nouvelle agriculture, Sociologie du travail, 45, 1, Lescureux, F., L agriculture désirée dans les pays du Nord-Pas-de-Calais, in Le Caro, Y., Madeline, P., Pierre, G., Agriculteurs et territoires. Entre productivisme et exigences territoriales, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Mormont, M., Conflit et territorialisation, Géographie Économie Société, 8, 3, Müller, P., Le technocrate et le paysan. Essai sur la politique française de modernisation de l agriculture, de 1945 à nos jours, Paris, Éditions de l Atelier. Müller, P., Faure, A., Gerbaux, F., Les Entrepreneurs ruraux : agriculteurs, artisans, commerçants, élus locaux, Paris, L Harmattan. Nicourt, C., Girault, J.-M., Une co-construction territoriale des règles du travail d éleveur, Économie rurale, 291, Pecqueur, B., Qualité et développement territorial : l hypothèse du panier de biens et de services territorialisés, Économie rurale, 261, Pernet, F., Résistances paysannes, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble. Perrier-Cornet, P., À qui appartient l espace rural? La Tour d Aigues, co-éditions de l Aube/DATAR. Pinton, F., Alphandéry, P., Billaud, J.-P., Deverre, C., La Construction du réseau Natura 2000 en France : une politique publique européenne à l épreuve du terrain, Paris, La Documentation Française. Raffestin, C., Ecogénèse territoriale et territorialité, in Auriac, F., Brunet, R., Espace, jeux et enjeux, Paris, Fayard, Rémy, J., Profession : agriculteur, Paris, INRA. Rieutort, L., Dynamiques rurales françaises et re-territorialisation de l agriculture, L information géographique, 73, 1,

239 D une exploitation sectorielle à une exploitation territoriale P. Vandenbroucke, J. Pluvinage Servolin, C., Gervais, M., Nallet, H., Coulomb, P., L agriculture dans le système social- recueil d articles, Paris, INRA. Vandenbroucke, P., Transformation de l unité de production agricole, d une exploitation sectorielle à une exploitation agricole territoriale. Exploitations agricoles, agriculteurs et territoires dans les Monts du Lyonnais et en Flandre intérieure de 1970 à 2010, Thèse de Géographie, Aménagement et Urbanisme, Laboratoire d études rurales, Université Lyon 2. Vandenbroucke, P., Le maintien d une élite agricole au coeur de la définition des orientations territoriales dans les Monts du Lyonnais ( ), in Sarrazin, F., Les élites agricoles et rurales. Concurrences et complémentarités des projets, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Vandenbroucke P. et Pluvinage J., Transformation of fodder systems in the «Monts du Lyonnais» : interactions between farmers and territorial stakeholders, ISDA, Innovation and Sustainable Development in Agriculture, Montpellier, 28 juin-1 er juillet. 239

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241 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines. Au-delà des résistances Roberto Cittadini 1, Pedro Carricart 2, Roberto Bustos Cara 3, Hernán Hernández 4, Amalia Sapag 5, Patricio Sanz 6, Christophe Albaladejo 7 Introduction 8 En Argentine, la modernisation agricole des années 1960 s est essentiellement concentrée sur l exploitation familiale moyenne capitalisée. Durant plus de 30 ans, la pensée dominante a considéré que les exploitants devaient se transformer en «producteurs agricoles modernes», autrement dit en un personnage idéal-typique devenu la référence de la modernité et de la professionnalisation de l agriculture. Cependant, ce modèle n a pas réussi à s imposer en dehors de la région pampéenne. En effet, les régions extra-pampéennes (à l exception des périmètres irrigués) sont classiquement présentées comme des réservoirs d agricultures dites «traditionnelles» (paysannes ou latifundiaires), voire archaïques, en tout cas réfractaires au développement. Les petits exploitants de ces régions ont le plus souvent été assimilés à des reliques, ou au mieux à des formes de résilience, voire des résistances. C est ce qui transparait des projets de développement rural développés, à l époque, par l Institut national de la technologie agricole (INTA), les ministères de l Agriculture des provinces, les ONG ou encore le Conseil fédéral des investissements (CFI). Cette vision en termes de tradition et/ou de résistance a aussi indirectement prévalu dans la grande majorité 1. INTA Labintex Europa, UMR 951 Innovation, Montpellier ; cittadini.roberto@inta.gob.ar 2. UNLP Facultad de Ciencias Agrarias y Forestales, y Asociación de Cooperativas Argentinas (Argentine) ; pedrocarricart@gmail.com 3. UNS Departamento de Geografía y Turismo (Argentine) ; usbustos@gmail.com 4. Proyecto Regional con Enfoque Territorial PReT Chaco Norte. INTA Agencia de Extensión Rural Tartagal, Salta (Argentine) ; hernandez.hernan@inta.gob.ar 5. Dirección Provincial de Desarrollo Rural, Provincia de Neuquen (Argentine) ; amaliasapag@yahoo.com.ar 6. INTA EEA Ing. Guillermo N. Juárez ; sanz.patricio@inta.gob.ar 7. INRA, Département de recherche Sciences pour l action et le développement (France) et UNLP Facultad de Ciencias Agrarias y Forestales (Argentine) ; christophealbaladejo@icloud.com 8. Ce travail a bénéficié d une aide de l Agence nationale de la recherche et de l Agence interinstituts de recherche pour le développement dans le cadre du programme SYSTERRA, portant la référence ANR-09-STRA-04. Tous les auteurs font partie du laboratoire international Agriterris. Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

242 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre des études et des débats académiques qui ont mis en évidence des agricultures paysannes en tant que formes sociales, économiques et techniques cohérentes, mais qui les ont interprétées en grande partie comme des émanations de la tradition et/ou de la pauvreté (Basco, et al., 1981 ; Bendini De Ortega, et al., 1985 ; Giarracca, 1990 ; Murmis, 1993 ; Jong et Tiscornia, 1994 ; Domínguez, 2005). Pourtant, depuis l émergence, au début des années 2000 en Argentine, d un mouvement politique et social «d agriculture familiale» 9, ces petites agricultures extrapampéennes ne cessent de rendre visibles des discours, des formes associatives, des modes d exploitation des ressources naturelles, des relations au développement qui ne peuvent être assimilées à des archaïsmes ou des survivances du passé, ni non plus à des résistances face à un modèle dominant, et qui apparaissent bien au contraire comme de nouveaux modes d articulation au territoire. Ce travail de recherche, basé sur une recherche-action avec des agents de développement agricole, montre l originalité et l inventivité de ces agricultures qui le plus souvent s autodésignent «paysannes», et l importance de dépasser une vision en termes de «résistances» ou de «tradition» pour analyser les nouveaux modes de production, de vie et d action collective contribuant à une construction originale, voire totalement inédite, du territoire et de l activité en émergence. La recherche prend appui sur la direction de travaux d une vingtaine d étudiants, tous intégrés dans une même équipe de recherche (le laboratoire Agriterris), dans trois régions argentines de fortes «agricultures paysannes» : la Patagonie, le Nord- Ouest et le Nord-Est. Tous les étudiants sont des agents de développement réalisant une thèse de master comportant l équivalent d un travail de 18 mois de recherche à temps plein. Nous analysons ici trois cas correspondant à trois mémoires d étudiants, co-auteurs de ce chapitre 10, afin d illustrer nos propos. L analyse des travaux de recherche développés par ces agents de développement concernant les agricultures familiales comporte trois grandes dimensions : l action collective, et en particulier l action associative, les formes de participation à la gouvernance du développement et du territoire ; la gestion des ressources naturelles : pratiques individuelles et collectives et plus globalement les savoirs locaux concernant la nature et sa gestion ; les relations au monde du développement, à l État et aux sources de financement, de technologie et d information En 2004, et en suivant l exemple de leur voisin brésilien, plus de 900 organisations rurales du pays réussissent à organiser un espace de débat et de concertation dénommé Forum national de l agriculture familiale (FoNAF) à partir duquel se construit et s institutionnalise une nouvelle catégorie politique de l «Agriculture familiale». En 2009, le gouvernement argentin crée le Secrétariat de l agriculture familiale et du développement rural, consacrant ainsi la reconnaissance officielle d un nouvel acteur du secteur agricole et des transformations des politiques publiques. C est un événement marquant de l histoire agraire de l Argentine de grande portée symbolique puisqu il implique un reversement de la domination absolue de l idéologie de la modernisation durant les dernières décennies (Gisclard et Allaire, 2012). 10. Hernán Hernández, Amalia Sapag et Patricio Sanz.

243 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo Modernisation et modernités des agricultures familiales argentines Nous mobiliserons pour notre analyse le cadre conceptuel de la géographie sociale française, et notamment la théorie des médiations territoriales développée par Albaladejo (2004, 2009), dont nous rappelons ici deux aspects susceptibles de nous aider à interpréter les transformations en cours de l agriculture familiale : l activité agricole est comprise au sens large d activité humaine et n est donc pas considérée uniquement comme une activité de production physique et économique : elle est une activité de production de la personne (des identités individuelles et des projets des individus), de production de la vie politique (discours, représentations, associations, etc.) et de reproduction de la vie matérielle (de biens matériels mais aussi d organisation et d identités au travail). Elle est donc une activité de production de la société et du territoire. C est à travers ces trois dimensions, qu Albaladejo propose de mettre en parallèle avec les concepts d œuvre, d action et de travail d Hannah Arendt (1994), que nous analyserons les transformations des agricultures paysannes ; les innovations en agriculture ne sont pas uniquement techniques ou productives, elles sont aussi sociales, culturelles et politiques. Bien que ces différentes dimensions du changement soient toujours en étroite relation, elles ne vont pas toujours de pair. C est ainsi qu Albaladejo (2009) propose d analyser les décalages entre les processus de «modernisation» (sous-entendu technique et productive) et l émergence de la modernité (sous-entendu dans les relations sociales, les identités, les représentations). Cet auteur fait remarquer qu en Amérique latine, les processus de modernisation techniques et économiques, qui peuvent être extrêmement rapides et importants, ne sont malheureusement le plus souvent pas accompagnés par l introduction de relations sociales et politiques plus modernes (égalité des femmes, émergence de la citoyenneté et de la participation, dépassement du clientélisme et du paternalisme, etc.). Il en résulte que des formes sociales anciennes voire archaïques sont souvent «habillées» avec de nouveaux objets techniques, de nouveaux modes de gestion, un nouveau vocabulaire Qu en est-il de l agriculture familiale? En Argentine, dans les discours de la presse, de la population et même de la littérature scientifique, la modernisation technique, mais aussi la modernité sociale et culturelle, sont présentées comme essentiellement portées par une classe émergente d agriculteurs entrepreneurs, pampéens mais pas uniquement (Reboratti, 2005 ; Hernández, 2009). «L agriculture familiale» apparaît ainsi (depuis l émergence d un nouveau discours dans les années 2000) comme une revendication légitime et importante, mais dans le même temps elle est reliée non seulement à des formes anciennes, voire archaïques, de production mais aussi à des rapports sociaux et des cultures «traditionnels». Cette vision passéiste est encore plus forte lorsqu il est fait mention aux agricultures familiales extrapampéennes qui sont le plus souvent désignées par le terme «d agricultures paysannes». Dans cette recherche, nous souhaitons montrer l inventivité et l innovation sociale et politique portée par des 243

244 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre populations dites paysannes ou traditionnelles, un caractère particulièrement innovant qui est masqué non seulement par les clichés que nous venons de présenter, mais aussi par les propres discours des intéressés qui mettent en avant, dans leur revendication sociale et culturelle, l importance de la «tradition» et du «patrimoine», et donc leurs liens au passé. Il est d autant plus important de mettre en valeur cette dimension du mouvement récent de «l agriculture familiale» que, comme le fait remarquer Albaladejo (2009), la modernisation technique et économique en Amérique Latine et les discours nouveaux qui l ont accompagné ont le plus souvent habillé des formes socioculturelles anciennes qui perdurent. L agriculture familiale serait donc porteuse d une possible rupture dans les transformations des mondes ruraux en Argentine. À travers trois exemples pris dans les trois grandes régions d agricultures paysannes de l Argentine (le Nord-Ouest, le Nord-Est et la Patagonie, Fig. 1), nous avons pu démontrer que le mouvement de l agriculture familiale peut être l émanation d une forte modernisation sociale, politique et culturelle, même si, dans les cas présentés et à l inverse de ce qui a été observé pour l histoire de la modernisation agricole en Amérique latine, celle-ci ne va pas toujours de pair avec une modernisation technique et économique. Légende : 1 - Zone centrale de la province de Neuquén 2 - Chaco Formoseño 3 - Chaco Salteño Fig. 1. Situation des trois cas analysés en Argentine. 244

245 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo Trois situations d agricultures familiales Cas I. L action collective et l organisation des petits producteurs ovins et caprins de la zone centrale de la province de Neuquén (Nord de la Patagonie) Le territoire de la Patagonie argentine, et tout particulièrement de la province de Neuquén, présente de forts contrastes de développement entre les zones irriguées des vallées et les zones des plateaux ou steppes. Après la période d expulsion et d extermination des populations autochtones à la fin du XIX e siècle, la région est progressivement repeuplée par une population issue du métissage des descendants des peuples mapuches et tehuelches et de la population créole. Ce nouveau peuplement s approprie cet espace marginal en consolidant un mode de vie original basé en grande partie sur l élevage extensif. Ces éleveurs gardent des modes sociaux et techniques d organisation hérités de la période coloniale, mais toujours marqués par la pauvreté. De plus, ils se retrouvent dispersés sur un immense territoire. Les activités économiques dominantes ont été, et sont encore aujourd hui, la petite agriculture et l élevage extensif, en particulier des moutons et des chèvres. C est autour des pratiques traditionnelles de l agriculture que se produit aujourd hui un processus organisationnel visant à améliorer la situation des familles rurales. Cependant, ce n est qu avec l intervention de l État, à travers de nouveaux projets de développement et des incitations juridiques, que commence un processus d apprentissage collectif et émergent de nouvelles formes d organisation. Celles-ci concernaient initialement des activités spécifiques à la production et à la commercialisation puis se sont progressivement étendues à d autres activités. Les processus de formation d assemblées locales, l émergence de nouvelles formes de leadership notamment à travers des élections de représentants et de délégués, la reconnaissance des organisations au sein des institutions locales, se traduisent par des formes d action qui tendent à faire émerger de nouvelles formes d organisations et une nouvelle représentation de la vie en société. Les paysans pauvres désignés sous les termes de «crianceros» et «puesteros» (ces derniers s occupant d animaux en pension d autres éleveurs) représentent la forme d agriculture largement dominante dans le Nord-Ouest de la Patagonie : ils sont plus de selon Bendini, et al. (2002). Ils représentent 90 % de la population rurale de la zone nord et du centre de la province de Neuquén. Localement le terme «crianceros» désigne l ensemble des producteurs familiaux aux caractéristiques paysannes prononcées et se consacrant essentiellement à l élevage extensif d ovins et caprins. Plus précisément, le territoire sur lequel les «crianceros» réalisent leurs activités s étend du sud de la province de Mendoza jusqu au centre de la province de Chubut. Toutefois, ce sont les provinces de Neuquén et de Rio Negro qui concentrent les plus fortes densités de «crianceros». Cette zone comprend les vallées d altitude de la cordillère et la précordillère des Andes, recouvertes de forêts humides et les steppes arides du plateau patagon. Pour la majorité des petits producteurs du pays résidant dans des zones peu peuplées et isolées, l action collective organisée 245

246 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre constitue l une des stratégies pour surmonter la faible structuration du secteur. La description du processus historique de consolidation de l Association d éleveurs de chèvres angora de Neuquén (ACCAN) permet de comprendre les processus d autonomisation et de renforcement des capacités d action de l ensemble des producteurs se trouvant dans des situations similaires 11. L ACCAN est une organisation sans but lucratif née en 1998 qui compte 70 familles de petits producteurs (Sapag, 2008). L introduction de la race angora dans la région, ainsi que dans les différents projets d assistance technique qui aboutirent à la création du programme Mohair, est à l origine de l organisation. Le programme dépend du ministère de l Agriculture, de l Élevage et de la Pêche et intègre plusieurs comités provinciaux composés de représentants des producteurs et des institutions. L objectif du programme était initialement l amélioration génétique et le renforcement de la connaissance du produit et de sa commercialisation. Le mohair est une laine spéciale, plus large, douce, brillante et résistante que la laine commune. Elle est issue de l élevage des chèvres de race angora et son prix au producteur est établi en fonction de sa qualité. La production est réalisée individuellement mais le stockage, la certification et la commercialisation sont conduits au sein de collectifs de producteurs. En effet, chaque producteur pris individuellement ne produit pas une quantité suffisante pour justifier le ramassage par des négociants. Après un premier tri réalisé par le producteur, intervient la certification par l Association. Bien qu il dialogue avec les producteurs, le certificateur est souverain dans ses décisions. L ensemble de ce processus organisationnel repose sur des apprentissages individuels et collectifs qui correspondent à une innovation discrète 12. Ce type de certification participative représente une forme de capital social et repose sur une organisation locale délibérative, ce qui est totalement innovant dans l histoire du groupe concerné. L ACCAN a connu dans son passé une cohésion forte faite de relations de confiance et de savoir-faire, notamment pour l organisation de la tonte au ciseau. Cette activité, réalisée par l ensemble des membres chaque année, était l occasion d échanger et de s informer sur les possibilités d amélioration du processus de production et de commercialisation. Les éleveurs firent ensuite peu à peu appel à des techniciens extérieurs au groupe, notamment des agents de développement de l INTA. Puis ils prirent contact avec d autres organisations ainsi qu avec d autres acheteurs que les commerçants locaux avec qui ils sont liés par des relations sociales traditionnelles (parenté symbolique, paternalisme, etc.). La complexité des activités de commercialisation, ainsi que celle de la logistique requise, ont été à l origine d une pratique collective qui s appuie sur des formes de relation participatives et délibératives entre les membres du groupe et sur d importants réseaux de dialogue Dans la même Province de Neuquén, Perez Centeno (2007) a aussi étudié le processus organisationnel conduisant à la valorisation de la chèvre créole. 12. Une «innovation discrète» selon Albaladejo (2005) est un processus d innovation en dehors des modèles dominants de modernisation en agriculture qui peut être apparemment très «modeste» mais qui de fait contribue à faire émerger de nouvelles formes de relation au territoire, à l État et au marché autrement dit de nouvelles médiations territoriales. Elle est donc plus qu une résistance ou une innovation de survie ou de résilience.

247 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo techniques qui permettent de répondre aux demandes du secteur. L expérience sociale de ces nouvelles formes d être en société est, dans le cadre de ces groupes basés sur la tradition, une innovation considérable. Reliée à de nouvelles pratiques des agents de l État, à de nouvelles formes de commercialisation et de nouveaux objets techniques (machines à tondre, parcs) impliquant de nouvelles formes de relation au territoire, cette expérience inédite est plus qu une étrangeté ou une innovation induite par des programmes de développement : elle est une nouvelle forme de médiation territoriale et donc une innovation discrète (Albaladejo, 2005). Le choix de cette étude de cas, présentée de manière résumée, est justifié par la dynamique d apprentissage et d accumulation de capital relationnel. De plus, elle rend compte de l importance des actions de l appareil politique et de développement favorisant ces processus socio-organisationnels. Ces pratiques ont permis l émergence d une forme plus transparente de leadership, et surtout un processus d auto-identification des individus en tant que sujets de droits qui expriment leurs besoins et leurs demandes. Ce processus d apprentissage individuel et collectif peut être interprété en termes de capital social renforçant des réseaux sociaux au sein et à l extérieur des localités rurales : parajes et comunidades. La création l ACCAN, l élaboration de son statut juridique, la formation du réseau des acteurs, et la définition des rôles dans l organisation, ont été des moments clé du processus d organisation et de construction d une nouvelle territorialité, autrement dit d une construction du territoire non plus seulement par le groupe social en tant que tel mais aussi par les pratiques de l individu transformé en «sujet» selon Albaladejo (2005 et 2009). Cette nouvelle capacité de participer se transfère dans d autres domaines de l action territoriale et permet de revendiquer des appuis non seulement dans la sphère productive mais aussi dans le domaine de la santé, la communication et la représentativité politique. Cas II. La population créole du Chaco Formoseño : de la résistance à l innovation La zone étudiée, située à l ouest de la province de Formosa, appartient à la région phytogéographique du Parque chaqueño semi-aride qui comprend les départements Matacos, Ramón Lista et Bermejo (Adamoli et al. 1972). La population de l Ouest de Formosa se compose principalement d indigènes (ethnies Wichí, Tobas et Pilagá) et de créoles, ces derniers étant en grande partie responsables du développement des activités agricoles dans la région. La population créole est issue des familles d éleveurs originaires de Salta et de Santiago del Estero qui, au début du XX e siècle, se sont installés dans la région à la recherche de terres pour y faire pâturer leurs animaux. Ces familles ont connu une période de prospérité économique, mais leurs systèmes de production peu durables ont provoqué en quelques décennies une forte dégradation des ressources naturelles du fait du surpâturage (Sanz, 2010). Ce processus de dégradation de l environnement a entraîné un déclin de l agriculture : avec une plus faible productivité des systèmes, l absence de diversification des systèmes fourragers basés seulement sur la valorisation du fourrage xérophile des 247

248 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre forêts dégradées, une population rurale pauvre et en diminution, des infrastructures routières précaires et forte dépendance vis-à-vis de la politique économique de l État et de la Province. À partir des années 1970, la situation s est aggravée. Tout d abord, la plupart des troupeaux ont été touchés par la rage ; 30 à 40 % des troupeaux ont été décimés. Ensuite, dans les années 1990, le processus de désengagement de l État s est traduit par la fermeture définitive du chemin de fer, ce qui a renforcé l isolement des éleveurs. Une route goudronnée ne sera construite qu en Ainsi, la majorité des familles créoles rurales, les descendants des éleveurs qui ont colonisé le territoire, se retrouve de plus en plus isolée dans leurs exploitations dénommées «puestos» (habitat dispersé), tandis que d autres familles se sont regroupées au sein des «parajes» (hameaux), par groupes de quatre familles ou plus qui partagent un terrain à proximité d une école primaire. Ce type de peuplement contraste fortement avec celui de l Est de Formosa, où les conditions sont plus favorables aux cultures et où la densité de peuplement est nettement supérieure. La principale activité économique des familles est l élevage de bovins et de chèvres sur des espaces ouverts en prairies naturelles ou sur des espaces forestiers indigènes dégradés. Les installations d élevage sont très précaires (parcs, couloirs de contention, etc.) et la gestion du troupeau rudimentaire. Le niveau de revenu familial est très faible, provenant presque exclusivement de la vente de bétail et de l apport des programmes nationaux de l aide sociale. Il est important de noter que l Ouest du territoire de Formosa se compose d environ 99 % de petits producteurs, qui détiennent 92 % des bovins (Sanz, 2010) et que 80 % des producteurs ont moins de 50 vaches. L isolement des familles créoles et leur éloignement géographique les unes des autres a favorisé un comportement de repli sur la famille proche (parfois stigmatisé par le terme «d individualisme») qui s est ancré dans la culture de ces populations, limitant ainsi la possibilité de générer des formes d associations plus larges. Cette situation a aussi permis de mettre en valeur les compétences et croyances locales, notamment les traditions culturelles créoles liées aux chevaux, pour survivre dans cet environnement difficile. Construire des organisations paysannes sur le territoire En dépit de la situation structurelle décrite, les travaux de recherche réalisés ont clairement montré que, dans cette région, ont eu lieu, au cours des dernières décennies, des processus qui diffèrent de l image d immobilité habituellement attribuée à ces agriculteurs (Sanz, 2010). Ces processus ont été initiés par une intervention plus active du secteur public, qui s est exprimée d abord timidement dans les années Dans une première étape, l INTA a développé le programme Prohuerta (Cittadini, 2012) et le SENASA 13 a aidé à la constitution d une commission pour la mise en œuvre d un plan de vaccination. Ces interventions ont été consolidées à partir de 2003, avec la mise en œuvre par l INTA d une approche territoriale du développement et de la promotion de l organisation locale, et avec la mise en Service national de santé et qualité des aliments.

249 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo œuvre par la Province de programmes visant à promouvoir les petits agriculteurs (PAIPPA 14 ) et des actions visant à régulariser la propriété foncière. En effet, les producteurs avaient en général un titre de possession de fait de leurs terres, mais ils n en avaient pas le titre de propriété légal. Il faut aussi souligner l action d une ONG 15 locale liée à l Église catholique. La capacité d action des producteurs, stigmatisés comme «réfractaires au changement et individualistes», a pourtant donné lieu à l émergence de 18 organisations de producteurs constituées en moins de dix ans. Différents conflits ont induit à l émergence de ces nouvelles constructions sociales, appelées «associations» 16, concernant l occupation des terres entre les Créoles et les peuples originaires ou encore la propriété des terres entre les paysans et une entreprise privée. Cette situation est aussi le résultat de l absence de politiques provinciales qui appuient la gestion et la légalisation de l occupation des terres de l ouest de Formosa, ainsi que de l arrivée de puissants investisseurs immobiliers sur le territoire. Les organisations de producteurs mentionnées ci-dessus sont distribuées sur l ensemble du territoire et reçoivent une assistance technique et organisationnelle par des institutions gouvernementales et non gouvernementales. Cet appui concerne différents problèmes, tels que l accès aux titres de propriété foncière, la faible production de l élevage, ou le manque d expérience de l organisation, entre autres. Dans ce contexte, le plan de colonisation de l Ouest de Formosa mis en place par le Gouvernement provincial, a pour objectif de régulariser le statut juridique des terres publiques et de fournir des ouvrages hydrauliques (barrages) pour un accès sécurisé à l eau pour la plupart des exploitations familiales du territoire. Ainsi, les conflits et les incertitudes liés à la propriété foncière ont été les principaux facteurs qui ont conduit à l action collective des paysans. Cependant, sans les relations de solidarité qui se sont structurées entre les familles d éleveurs, la construction d une action organisée et durable n aurait pas été possible. Par ailleurs, toutes les associations reposent sur une identité commune, construite sur la base des traditions et de la condition sociale partagées par l ensemble des membres. L identité commune est un des fondements de l unité des participants dans l action collective : plus cette identité commune est forte dans le groupe, plus il a été facile de construire une unité durable (Pineiro, 2004). Ainsi, le fait d être créole entretient un fort sentiment d identité commune qui est renforcé par la condition d éleveur, de sans terre ou d occupant précaire de la terre et finalement par la condition d appartenance à une région ou un lieu particulier. En se regroupant pour lutter pour l accès aux titres de propriété, les producteurs ont pris conscience de leur rôle d acteurs sur le territoire et de leur pouvoir dans un conflit de territorialité. Cela a aussi favorisé la valorisation d un projet original de vie et de production. Ils ont amélioré l infrastructure des clôtures et ont participé 14. Programme d aide intégral au petit producteur. 15. Organisation non gouvernementale : Fondation Angela Garzon. 16. Il s agit des d associations civiles, souvent sans statut juridique, mais qui permet aux producteurs de se réunir et s organiser pour lutter pour ses besoins. 249

250 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre à la recherche d améliorations techniques appropriées à leur contexte, comme les technologies d approvisionnement en fourrage adaptées à leurs systèmes, technologies mises au point en collaboration avec l agence locale de l INTA. Ils ont aussi pris conscience de l importance de certains produits traditionnels qui n étaient pas très reconnus, comme le «charque» 17. Ainsi, une association de producteurs a installé une usine dans le village pour améliorer la commercialisation locale du bétail. Mettant en pratique l écoute des autres et un travail participatif, des agents de développement ont pu évaluer l importance de certaines activités locales dites «traditionnelles» qui, bien qu étant secondaires, ont joué et continuent de jouer un rôle important et stratégique dans l organisation et la durabilité du système productif. C est le cas notamment de la production de fromage. Le fromage «créole» est un sous-produit de l activité d élevage. Il représente cependant un apport décisif à l économie de la famille, car il constitue un apport d argent durant trois à quatre mois dans l année. Il est également une activité structurante d un ensemble de pratiques de production du système de gestion de l élevage (Sanz, 2010). Ce processus de «modernisation» chez les paysans de l Ouest de Formosa a été rendu possible grâce au travail des agents de développement qui ont su dépasser les conceptions de la modernisation en termes de simple «transfert de technologie» et se sont dotés de concepts et d outils (approche territoriale et développement participatif, etc.) facilitant les capacités d expression de ces communautés et respectant les logiques et conditions de leurs systèmes de production (Cittadini, 2013). Les changements ne sont donc pas uniquement à chercher dans les pratiques locales mais aussi dans les pratiques des institutions et notamment des institutions de développement (comme le propose la notion d innovation discrète introduite par Albaladejo, 2005). Cas III. Les habitants créoles du Chaco Salteño : innover pour résister Le développement du modèle de l agrobusiness en Argentine a provoqué d importantes transformations dans les systèmes de production, les écosystèmes et les structures sociales qui étaient traditionnellement intimement liées au milieu naturel dont elles sont originaires et où elles se sont développées historiquement. Dans ce contexte, l avancée du front agricole, du soja en particulier, dans le Nord-Est du pays est problématique et engendre d importantes modifications dans le monde rural. Les communautés paysannes du territoire du Chaco Salteño dans le Nord-Est de la province de Salta illustrent précisément ces processus. En termes de peuplement, la zone présente une densité relativement faible ainsi qu une diversité ethnique et culturelle qui façonne une trame sociale complexe. Les agriculteurs familiaux sont représentés sur le territoire par deux groupes sociaux principaux : les communautés indigènes et les habitants créoles qui se sont installés, suite à des migrations internes La viande salée et séchée au soleil

251 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo depuis la moitié du XIX e siècle, en pérennisant et transformant leurs coutumes, cultures et identités d origine. Les problématiques liées à l avancée du front agricole, aux disputes autour du foncier et les tensions au sein du territoire affectent les deux populations. Cependant, la présente étude se concentre sur les populations créoles du Chaco Salteño. Après avoir présenté les processus d expansion du front agricole du fait de l essor des entreprises capitalistes, nous analyserons la manière originale par laquelle les producteurs familiaux ont réagi, dans une dispute de territorialité. L expansion du front agricole dans le Chaco Salteño Dans les années 1960, le prix du haricot a augmenté sur le marché international favorisant sa production dans le Sud de la province de Salta. Ainsi, le Sud-Est de la province est entré sur le marché agroexportateur avec comme conséquence la déforestation et l acquisition de terres à bas prix par de grands exploitants pratiquant l agriculture extensive. Jusqu aux années 1980, ces terres furent dédiées à la culture de haricots même si le recensement national agricole de 1988 révélait déjà le récent essor d une autre culture dans la région : le soja. Le rapide développement de la production de soja en Argentine est remarquable, cette culture pratiquement méconnue dans les années 1970 est devenue dans les années 1990, la première production nationale (Reboratti, 2006). En effet, la deuxième étape de l expansion agricole a été marquée par une augmentation continue des cultures au nord comme à l est de la région. En dix ans, les prix du foncier ont pratiquement triplé, accentuant la concentration de la terre dans les mains d un petit groupe de grands producteurs et d entreprises soutenus par des capitaux extérieurs. Actuellement, l extension des surfaces agricoles semble avoir atteint sa limite du fait des conditions de sécheresse trop contraignantes pour l implantation de la majorité des grandes cultures sur ces territoires. Cependant, il est possible que dans quelques années nous assistions à l apparition de variétés tolérantes ou résistantes au stress hydrique. Des études sont actuellement conduites pour mettre au point des variétés basées sur des gènes de résistance à la sécheresse qui pourraient constituer une alternative pour les grands producteurs, mais qui engendreront aussi une pression considérable sur les surfaces encore en forêts et sur les espaces des agricultures paysannes. Le processus d action collective dans le Chaco Salteño Les transformations de l appareil productif régional menacent les modes de production et de reproduction des peuples créoles. Mais celles-ci renforcent aussi chez eux, simultanément, un fort sentiment d appartenance au territoire local en tant que lieu les définissant et les caractérisant historiquement et socialement. Les agriculteurs familiaux qui, à un moment donné et dans un espace donné, ont adopté des modes de production et des formes d organisation correspondant à leurs stratégies 251

252 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 252 de reproduction sociale, ont été obligés, suite à ce changement de contexte, de créer de nouveaux modes de vie, de nouveaux objectifs et de nouvelles formes d adaptations. Les cultures et les identités paysannes s expriment en particulier dans le milieu discret et privé de la vie quotidienne des familles créoles. Ainsi il est possible de considérer cette préservation et recréation de pratiques et éléments de vie quotidienne comme une forme de résistance conçue dans l espace et dans le temps de la quotidienneté. Cependant, même si ces éléments contribuent de manière importante aux formes de reproduction socioculturelle des populations, ils n assurent pas de perspectives de pérennité sur le long terme. En particulier, ils ne peuvent constituer à eux seuls une alternative permettant d affronter les problématiques qui portent atteinte à la persistance d un groupe social de manière durable et ancré dans un espace territorial. La situation est différente quand les pratiques qui se sont préservées à travers une résistance discrète voire passive, se voient articulées avec de nouvelles stratégies se matérialisant au travers de pratiques collectives dont l objectif et d augmenter le capital social (Bourdieu, 2001). Ces pratiques collectives peuvent être perçues comme innovatrices ou comme des formes d adaptations à l origine d un projet collectif transformateur qui constitue une certaine opportunité d innovation en termes de changement social. C est précisément ce que nous pouvons observer dans l étude que nous avons réalisée. Les prémices de l organisation se trouvent dans la création de groupes traditionalistes ou «Centres gauchos», présents sur l ensemble de la province depuis le milieu du XX e siècle (Hernandez, 2013). Ils sont en principe fortement liés à l action culturelle et traditionaliste, et non à l action collective qui vise un changement social ou une réaction à un problème commun. Leurs objectifs étaient la préservation et la revalorisation de la culture créole, le fonctionnement quotidien de lieux de rencontre et de loisirs, ainsi que l organisation de festivités et de manifestations patriotiques, religieuses, culturelles. L importance de ces groupes est indéniable puisqu ils précèdent les formes actuelles d organisation collective. Ils représentent les premières expériences de participation dans des espaces formels de réunion pour la plupart des leaders et des participants des organisations actuelles. D autres espaces de participation pour les éleveurs ont aussi été créés pour organiser des campagnes de vaccination, la distribution d intrants et la mise en œuvre des procédures de régularisation des troupeaux de bétail en vue des contrôles officiels sanitaires. Ce sont les centres d élevage mis en place dans de nombreux villages du Chaco Salteño. Dans ce cas, l intérêt commun pour l élevage bovin a constitué un socle pour la constitution de l organisation des producteurs créoles. Les premières organisations locales, les Centres gauchos et les centres d élevage, ont été construites autour d intérêts proches du quotidien de la population créole à savoir la culture, l identité et l élevage traditionnel. Les centres d élevage se sont positionnés comme bénéficiaires des projets et des programmes (crédits, subventions, assistance technique) de soutien à l élevage, et ont ainsi renforcé leur rôle, en assumant des fonctions supplémentaires et en

253 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo devenant les premières organisations de producteurs locaux insérées dans le territoire. Toutefois, il convient de souligner que la création de centres d élevage, a également coïncidé avec l avènement des processus de transformation territoriale et le durcissement des conflits fonciers, conséquence de l avancée progressive de la frontière agricole. Avec les centres d élevage émergent les premiers efforts conjointement aux institutions gouvernementales pour conseiller, soutenir et répondre aux préoccupations des producteurs. À la fin des années 1980, dans certaines régions du Chaco Salteño, a émergé la première action collective organisée pour revendiquer le droit sur la propriété foncière. Ainsi se sont formés des groupes ou des comités au niveau des localités. Ensuite, des groupes au niveau régional se sont formés avec les délégués des groupes locaux. Après avoir atteint une notoriété suffisante, les organisations paysannes ont progressivement pu accéder à un espace institutionnel et devenir des interlocuteurs reconnus des différentes instances gouvernementales. Cela était impensable seulement quelques années auparavant. Ils ont pu avoir une action directe sur des questions centrales, non seulement territoriales mais de niveau régional et national, telles que le foncier, la déforestation incontrôlée, l avancée de la frontière agricole, les politiques publiques pour l agriculture familiale, la planification de l utilisation des terres et le cadre législatif actuel. Parmi les principales actions et les événements les plus marquants, nous pouvons mentionner la mobilisation collective pour empêcher l expulsion de familles créoles, la participation et l organisation de manifestations et d événements publics. Un exemple concret est le dépôt, en 2008 par les dirigeants locaux, d un recours devant la Cour suprême de justice de la Nation et l obtention de la cessation temporaire de la déforestation autorisée par la province de Salta depuis fin En 2010, pour préserver les producteurs des expulsions et affirmer la «fonction sociale de la terre», un projet de loi a vu le jour. Élaboré conjointement avec d autres organisations paysannes du pays, il a été adopté par l Assemblée législative de la province de Salta et a eu un impact très fort dans la région. L état d urgence territoriale a été déclaré pour une période de cinq ans, afin de garantir la possession des terres rurales qu ils occupent. Cette déclaration a été approuvée par le Forum pour l agriculture familiale (FONAF), le Mouvement national paysan et indigène (MNCI, affilié à Via Campesina), le Front national paysan (FNC), le Mouvement paysan de libération (MCL) et les organismes provinciaux comme la «Mesa de la Agricultura Familiar» à Buenos Aires. Immédiatement, la plupart des organisations paysannes constituées ou en cours de constitution, soit plus de vingt organisations regroupant plus de 500 familles créoles, se sont regroupées au sein d une nouvelle entité dotée d une large représentativité, la Fédération des producteurs familiaux. Celle-ci a rapidement réussi à se positionner dans un plus grand espace de participation au niveau national. À l échelle territoriale et provinciale, l histoire la plus récente d action collective est la présentation du projet de loi «Felipe Burgos Développement rural pour une agriculture familiale», une loi conçue avec et pour les agriculteurs et les populations autochtones de Salta. Les objectifs de ce projet de loi visent une meilleure qualité de vie, le renforcement des droits, l accès à des moyens pour renforcer la productivité et un meilleur accès aux marchés pour la population rurale et originaire de Salta. 253

254 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Pour résumer, au cours de la dernière décennie, la création et la participation à des organisations d agriculteurs sont devenues, face aux transformations territoriales, les formes les plus efficaces et les plus visibles d adaptation collective des Créoles du Chaco Salteño. Les compétences acquises et le repositionnement dans l espace social réalisé au cours du processus, ont mis en évidence la capacité d adaptation collective pour mener des actions organisées très pertinentes et d importance territoriale et régionale. 254 Discussion et conclusion Les différents cas que nous avons étudiés dans trois contextes régionaux différents présentent des éléments communs notamment en ce qui concerne les processus organisationnels locaux liés à la lutte pour la propriété foncière. De plus, dans les trois cas, ces processus organisationnels particuliers émanent de la population paysanne et des histoires sociales locales, et ils ont été consolidés par l action de programmes d intervention de l État en appui aux communautés paysannes ayant réussi à s organiser de façon formelle sur la base de dynamiques participatives. Les litiges sur le territoire et/ou la confrontation des projets territoriaux sont aussi fortement présents dans les trois études de cas que ce soit de manière ouverte ou latente. Selon la théorie des transformations territoriales de Raffestin (1986, 1987), une théorie mobilisée et adaptée par Albaladejo (2004), on entend par «territoire» une série de liens conceptuels et matériels entre les sociétés et leurs espaces. Selon Raffestin, tout processus qui implique une construction de sens dans les relations au territoire, à travers notamment des dispositifs organisationnels et matériels (processus baptisé «reterritorialisation»), s accompagne nécessairement d une destruction de l ordre social, politique et technique précédent, qualifié de «déterritorialisation». De fait, chacune de ces formes d agriculture familiale émergentes produit un type spécifique de territoire avec ses caractéristiques et ses logiques propres. Il n est ainsi pas possible de parler «d une» agriculture paysanne ou familiale en tant que type normé d activité agricole qui servirait de référence pour tout le pays. En revanche, les processus sociaux et territoriaux sur lesquels prennent appui ces formes d agriculture peuvent être comparés. En premier lieu, la présence de situations de conflit avec d autres formes d agriculture ou d autres formes d occupation du territoire est un élément contextuel commun aux trois situations, et un facteur important de production de nouvelles formes organisationnelles qui ne se présentent pas forcément en continuité avec les formes sociales traditionnelles. Ces situations de conflit sont certes plus explicites, voire violentes, dans le Nord de l Argentine, alors que dans le Sud le conflit est plus latent, ce qui est en partie explicable par la dispersion géographique propre aux zones de faible densité de population. Dans les trois cas présentés, les conflits, les tensions sociales avec d autres groupes d intérêt, ont finalement constitué un contexte d apprentissage de nouvelles formes de représentation et d organisation. À une autre échelle, ces situations de confrontation entraînent des actions structurantes au niveau national ou provincial, comme le montre le plan PAIPA qui offre en retour, au niveau local, une personnalité juridique et des espaces de

255 Les agricultures paysannes extrapampéennes argentines R. Cittadini, P. Carricart, R. Bustos Cara, H. Hernández, A. Sapag, P. Sanz, C. Albaladejo représentation avec la délégation de la parole et l accès à des cercles qui ne seraient pas accessibles sans le processus organisationnel développé. Cette transformation de l espace a mis en évidence de nouvelles territorialités, c està-dire différentes formes de perception, d évaluation et d appropriation de certaines zones géographiques par les différents acteurs (Montañez Gomez et Mahecha Delgado, 1998), qui dans ce cas sont exprimées par les Créoles, les aborigènes, les investisseurs agricoles et l État (provincial et national). Avec Fernandes (2008), nous pouvons dire que ces territorialités ont été découvertes quand le territoire a été envisagé comme un ensemble, avec ses différentes échelles multidimensionnelles, et que ses différentes utilisations ont commencé à se faire reconnaître. À l ouest de Formosa, la revendication d un territoire pour l agriculture paysanne peut être considérée comme un phénomène nouveau et innovant, porté par des formes d organisation et de leadership qui ne sont en rien des survivances de formes sociales locales traditionnelles. Ce processus était généré en partie comme une réaction face à des situations totalement nouvelles de confrontations, produisant des conflits et des incertitudes qui ont conduit la paysannerie locale à mobiliser de nouvelles formes d action collective pour défendre ses droits (Tarrow, 1997). Dans de nombreux cas, l action collective des groupes de paysans s est transformée en un système organisé, en créant de nouvelles constructions sociales voire légales appelées «associations». Ces nouvelles constructions sociales se superposent ou s articulent de façon complexe aux formes sociales antérieures dans un schéma de coprésence entre des formes sociales très anciennes liées notamment aux habitus des agents et de nouvelles et innovantes expériences. Martins (1999) a pu décrire cette juxtaposition complexe du moderne et du traditionnel au Brésil dans une figure théorique qu il a nommée «l histoire lente» autrement dit une histoire qui hybride continuellement le nouveau et l ancien. Ce ne sont pas seulement les conflits et les confrontations qui expliquent ces apprentissages sociaux. Dans d autres cas en effet, la présence d organismes gouvernementaux, des ONG, et l action des gouvernements provinciaux ont constitué un autre facteur d une importance considérable et ont favorisé aussi l émergence de nouvelles organisations paysannes sur le territoire. Dans tous ces cas, les agriculteurs familiaux sont très loin de l image de l inertie ou de traditionalisme par laquelle ils sont souvent dépeints. Au contraire, ils sont les protagonistes actifs de procédés modernes. De plus, dans la plupart des cas, les organisations des agriculteurs et les agents de développement qui leur sont liés ont cherché à éviter les conséquences négatives des processus habituels de la modernisation imposée, une modernisation qui faisait fi de la culture locale et des spécificités de développement. Nous observons dans les différentes régions du pays des processus collectifs par lesquels se sont initiées et consolidées des alternatives locales innovantes qui ont été à même de se relier à un processus de visualisation et de légitimation au niveau national ou provincial. En effet, un mouvement au niveau national et un secteur de l État ont permis l émergence d opportunités et de propositions de changement en faveur de groupes sociaux locaux qui auraient eu du mal à se consolider sans ce relais. Le mouvement de l agriculture familiale au niveau national a favorisé, ainsi 255

256 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre localement, des capacités d adaptation et de réinvention collective, celles-ci ayant trouvé leur plus haute expression et visibilité dans l augmentation progressive de la dotation en capital social des organisations locales. Par là même, grâce au travail constant d auto-validation en tant que groupe social, de nouveaux leaders ont légitimé leurs pratiques et obtenu une place importante dans l espace public local, en transcendant même les frontières de la communauté locale. La participation active des institutions de l État dans ces processus (Gisclard et Allaire, 2012), offre la possibilité de disposer d une expérience importante pour une évaluation critique de l impact de l action institutionnelle et ainsi redéfinir des stratégies d intervention. Ces expériences fournissent des éléments pour ré-légitimer le métier de l agent de développement (Cittadini, 2013), en impulsant une réflexion critique et prospective sur leurs propres pratiques, les faiblesses et les nouvelles compétences requises par les dynamiques territoriales actuelles. 256 Bibliographie Adamoli, J., Neumann, R., Ratier de Colina, A., Morello J., El Chaco aluvional salteño. Revista de Investigaciones Agropecuaria. INTA. Serie 3, Clima y Suelo, IX, 5, Albaladejo, C., Innovaciones discretas y reterritorialización de la actividad agropecuaria en Argentina, Brasil y Francia, en Albaladejo, C., Bustos Cara, R. (Eds.), Desarrollo local y nuevas ruralidades en Argentina, UNS-Departamento de Geografía IRD UR102 INRA SAD Univ, Toulouse Le Mirail UMR Dynamiques Rurales, Bahía Blanca, Argentina. Albaladejo, C., Une Argentine «discrète»... Repérage de nouvelles territorialités en région pampéenne à partir de parcours d entrepreneurs issus de l agriculture familiale. Le cas du district de Saavedra (Pigüé), Norois, Environnement-Aménagement-Société, 197, Albaladejo, C., Médiations territoriales locales et développement rural. Vers de nouvelles compétences d accompagnement de l activité agricole. Les agricultures familiales dans les transformations territoriales en Argentine, au Brésil et en France. HDR Habilitation à Diriger des Recherches, Géographie et Aménagement, UFR Sciences Sociales Département de Géographie, 304 p. Albaladejo, C., Bustos Cara, R., Compétences, action publique et action collective dans le développement agricole localisé en Argentine, in de Sainte Marie, C., Muchnik, J. (Eds), Le temps des SYAL. Techniques, aliments et territoires, Éditions Quae, Arendt, H., La condition de l homme moderne, Paris, Pocket. Bendini de Ortega, M., Ksakoumagkos, P., Destefanoi de Monsalvo, B., El trabajo trashumante en la Provincia del Neuquen, Universidad Nacional del Comahue, Neuquén, Argentina. Bourdieu, P., El capital social. Apuntes provisionales. Zona Abierta 94/95, Madrid, España.

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259 Du Nord au Sud : recompositions des liens entre familles et élevages Sophie Madelrieux 1, Hélène Rapey 2, Christian Corniaux 3, Marie-Odile Nozières 4, Jean-Philippe Choisis 5, Maëlle Gedouin 6, Jean-Paul Dubeuf 7, Sylvie Cournut 8 Introduction Transformations des élevages d herbivores dans les territoires et des familles qui en vivent La population agricole dans le monde représente environ 40 % de la population totale, dont plus de la moitié pratiquant l élevage, et les terres dédiées à l agriculture (environ 40 % des terres émergées) sont pour plus des deux tiers des prairies et des parcours non labourés ni cultivés, valorisés par l élevage d herbivores (sources FAOstat). Ce qui fait de l élevage une des activités les plus répandues sur la planète, et une composante majeure de la vie sociale, de l économie et de la gestion des écosystèmes. Les préoccupations relatives à l alimentation d une population mondiale en croissance vont renforcer la demande en produits animaux pour des raisons de lutte contre la malnutrition et aussi, vraisemblablement, en rapport avec l accroissement du niveau de vie (Agrimonde, 2009). Aujourd hui, les échanges se multiplient dans un marché globalisé (par exemple 10,7 milliards de litres de lait frais sont exportés au niveau mondial en 2010 contre 3,4 en 1990 d après FAOstat). Avec cette globalisation, la concurrence s accroît, avec des controverses relatives aux impacts de l élevage sur l environnement (FAO, 2006), et la population mondiale 1. IRSTEA, DTM, Saint-Martin d Hères, France, sophie.madelrieux@irstea.fr 2. IRSTEA, UMR 1273 Métafort, Aubière, France, helene.rapey@irstea.fr 3. CIRAD, UMR Selmet/PPZS, Dakar, Sénégal, christian.corniaux@cirad.fr 4. INRA, UMR Selmet, Montpellier cedex 5, France, nozieres@supagro.inra.fr 5. INRA, UMR 1201 Dynafor, Castanet-Tolosan, France, jean-philippe.choisis@toulouse.inra.fr 6. AgroParisTech, UP Systèmes Agraires et Développement Rural, Paris, France ; CIRAD, UMR Selmet, Montpellier cedex 5, France, maelle.gedouin@agroparistech.fr 7. INRA, UR 045, Sad-LRDE, Corte, France, dubeuf@corse.inra.fr 8. VetAgro Sup, UMR 1273 Métafort, Clermont-Ferrand, France, sylvie.cournut@vetagro-sup.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

260 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre tend à se concentrer en zone urbaine. Une dissociation forte s opère entre les lieux de production et de consommation, voire entre les lieux de production et les ressources naturelles des territoires, ressources qui sont quant à elles limitées (Buclet, 2011). Cela interroge le devenir des activités d élevage dans les territoires et des populations qui vivent de cette activité. En effet, ce processus de globalisation qui s accompagne d une intensification et d un élargissement des échanges commerciaux, technologiques, culturels et capitalistiques entre pays et continents transforme, du Nord au Sud, les systèmes d élevage : agrandissement, spécialisation, intensification, délocalisation, recours à des capitaux extérieurs et à du salariat non familial (Hervieu et Purseigle, 2013), mais il s accompagne également, en réaction, de stratégies de relocalisation à l échelle de territoires (Mormont, 2009). L élevage familial reste dominant sur le plan démographique et en termes d utilisation de l espace, mais il est interrogé dans la diversité de ses formes d exercice, et de son inscription dans les territoires, par le renforcement ou l émergence d agricultures qui s en éloignent, comme l agriculture de firme (Purseigle, 2012). Comment se recomposent les formes d exercice de l élevage dans des territoires traditionnellement dédiés à une production familiale? Et en quoi ces recompositions questionnent-elles la pérennité de l élevage familial dans les territoires? 260 L élevage familial : quelle caractérisation? Cycliquement, le devenir des exploitations familiales est questionné, et le concept d exploitation familiale est déconstruit et reconstruit (Mundler et Rémy, 2012 ; Olivier-Salvagnac et Legagneux, 2012). Il est de nouveau interrogé dans ce contexte de globalisation. La diversité et la complexité des nouvelles formes d agriculture décrites notamment par Hervieu et Purseigle (2013), depuis le modèle familial jusqu à celui de la firme, amènent à s interroger sur le sens à donner aujourd hui au qualificatif «familial» quand on parle d exploitation agricole (Nguyen et Purseigle, 2012). À l instar de ces auteurs, nous examinons ce qualificatif, en vue de clarifier les implicites sous-tendus dans cette notion, en nous focalisant plus spécifiquement sur le cas de l élevage d herbivores. Des auteurs différencient le caractère plus ou moins familial de l exploitation agricole sur la base de la propriété des terres et de l entreprise, de l organisation de la gestion et du travail, de la consommation du ménage et de la reproduction de la force de travail (Gasson et Errington, 1993). L exploitation agricole familiale, est alors considérée comme une entité «basée sur la réunion entre les mêmes mains de la terre, du capital et de la force de travail» (Cochet, 2008). Dans de nombreuses régions de France, les exploitants ne possèdent pas la totalité des terres qu ils exploitent, mais ils en ont l usage. D autres travaux montrent l imbrication ou la distanciation entre famille et exploitation en examinant la place centrale de l exploitation dans les revenus des ménages (Evans et Ilbery, 1993) et la coïncidence entre lieu de vie et de production (Barthez, 1982). Ainsi sont examinées la coïncidence entre l activité agricole et la famille et par extension l interdépendance entre les deux domaines (Gray, 1998).

261 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Une approche des recompositions des liens entre familles et élevages dans les territoires Étant donnés les enjeux énoncés, nous avons cherché à comprendre et caractériser les recompositions des liens entre familles et élevages, dans des territoires d élevage herbivore du Nord et du Sud. Dans un premier temps, nous précisons comment a évolué l élevage dans ces différents terrains. Puis, nous examinons les recompositions du caractère «familial» des élevages, via une lecture qualitative et transversale de recompositions structurelles des liens entre famille et élevage dans les différents terrains. Cette lecture transversale s appuie sur une grille d analyse formalisée à partir de la littérature, et confrontée aux dynamiques de l élevage sur les terrains étudiés. Elle permet également de montrer comment la diversité de ces recompositions s exprime dans les terrains et quels sont les traits communs et spécifiques entre ces terrains. Elle est complétée par une lecture de données statistiques (quand elles étaient disponibles sur les terrains) pour essayer de quantifier ces recompositions. Enfin, nous montrons en quoi ces recompositions questionnent la pérennité des élevages herbivores dans ces territoires. Méthodologie Élaboration d une grille de lecture des recompositions des liens familles-élevages Dans le cadre du projet de recherche ANR-Systerra «Mouve : les interactions élevage et territoire dans la mise en mouvement de l intensification écologique», nous analysons les dynamiques de l élevage herbivore dans différentes régions du monde, en France mais aussi en Afrique (Maroc et Sénégal) et en Amérique du Sud (Uruguay et Brésil). L analyse transversale des dynamiques de l élevage (Cournut et al., 2012) sur nos terrains, nous a amenés à distinguer deux traits importants des reconfigurations des liens entre familles et élevages, retenus comme grille de lecture : la place de la famille dans l élevage appréhendée à travers le triptyque capital/ terre/travail, c est-à-dire (i) la diversité des origines des capitaux, (ii) la diversité de la propriété et usages des terres, (iii) la diversité des formes de collectif de travail ; la place de l élevage dans la famille appréhendée à travers les sources de revenus (la combinaison des activités agricoles et non agricoles des ménages) et la correspondance entre lieux de vie et exploitation. Notions de famille et présentation des terrains Nous avons retenu des terrains permettant de couvrir une diversité de types de familles et d expression de liens entre familles et élevages. Le contexte de l élevage de chaque terrain (systèmes de production, destination des produits de l élevage, collectifs de travail, autres activités des familles) est présenté dans l encadré. 261

262 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 262 Encadré. Présentation synthétique de l élevage dans les terrains Arganeraie (Maroc) Le système agraire de l Arganeraie est basé, dans une très large mesure, sur une économie familiale de petites ou de très petites exploitations. Il s appuie sur trois principaux pôles d activité, l exploitation de l arganier pour l huile (et le bois), l élevage ovin, bovin, mais surtout caprin pour la production et la commercialisation de chevreaux et la culture de l orge pour l autoconsommation ou l alimentation du bétail. Les activités familiales concernent aussi la cueillette des fruits et l élaboration de l huile d argan. Pour plus d informations, voir Bejbouji (2011) ; Dubeuf et al. (2013). Nord Ferlo (Sénégal) À l instar des zones sahéliennes, le Nord Ferlo est marqué par une forte présence de l élevage pastoral extensif et transhumant. Les troupeaux bovins, ovins et caprins sont à dominante allaitante, la viande étant destinée à l approvisionnement des villes, surtout Dakar. Le lait est autoconsommé et parfois vendu sur différents circuits de collecte locaux. Ces troupeaux sont la propriété de pasteurs peuls qui vivent dans des campements souvent sommaires et dispersés. Les animaux sont conduits par des bergers sur des parcours naturels. Le long du fleuve Sénégal, la riziculture et le maraîchage sont dominants même si l élevage de bovins et d ovins reste largement pratiqué. Il est de type agro-pastoral avec une valorisation des sous-produits agricoles notamment pour un élevage laitier en voie de sédentarisation. Des laiteries, récemment implantées et souvent de taille modeste, se fournissent auprès des deux types d élevage. Pour plus d informations, voir Cesaro et al. (2011). Plaine d Ansina et Monts de Tacuarembó (Uruguay) L élevage est destiné à l exportation (laine et viande de mouton et viande bovine exportée congelée ou sur pied), sur la base de l utilisation de prairies naturelles, sur des propriétés allant de 400 à ha. En fonction de la productivité fourragère des sols, on rencontre des élevages bovins naisseurs associés à un élevage ovin pour la laine et aujourd hui pour la viande ; des élevages naisseurs-engraisseurs ou engraisseurs de bovins. Les collectifs de travail peuvent être une famille à plein temps sur l exploitation, une famille avec des salariés, un administrateur gérant une équipe de salariés mandaté par une famille ou par une entreprise privée. Dans ces deux derniers cas, l élevage ne constitue en général qu une partie de l activité de la famille, les autres membres exerçant une autre activité en parallèle, souvent en ville. D autres activités de production utilisant d importantes surfaces de terres sont apparues sur ce territoire depuis deux décennies (production de cellulose via des plantations de pins et eucalyptus, production de soja) ou ont pris de l essor (riziculture), amenant à une restructuration de l élevage de ce territoire. Pour plus d informations, voir Gedouin et al. (2012 ; 2014). Coteaux de Gascogne (France) L agriculture des coteaux est caractérisée par le maintien d une polyculture-élevage alliant majoritairement bovins allaitants et grandes cultures, avec la présence éventuelle d un atelier de monogastriques (porcs, volailles). On y rencontre aussi des exploitations spécialisées en bovins laitiers et d autres en grandes cultures.

263 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut La zone est classée en zone défavorisée simple. Si une agriculture plus intensive peut être conduite dans les fonds de vallée, drainés et irrigués, les zones de crêtes peu mécanisables sont plutôt orientées vers les productions fourragères destinées aux bovins. La moitié des exploitations enquêtées ne sont plus gérées que par un seul exploitant et une exploitation sur cinq est une association de type GAEC 9 ou EARL 10. Les coopératives sont bien implantées en ce qui concerne les bovins viande et les grandes cultures. Le lait est vendu à des laiteries du secteur privé. Pour plus d informations, voir Choisis et al. (2010) ; Ryschawy et al. (2013). Cévennes gardoises (France) L élevage dans les Cévennes gardoises est caractérisé par quatre types de systèmes : ovins ; ovins et oignons ; caprins laitiers ; caprins fromagers. D autres productions sont présentes sur le territoire : oignons seuls, pommes, maraîchage. L élevage est basé sur l utilisation de ressources pastorales locales et de prés de fond de vallées. Le système de garde est généralisé, ainsi que celui de l estive pour les systèmes ovins. En ovin, la production d agneaux légers maigres est majoritaire et une diversification des productions s observe depuis peu (Aïd, vente directe, en agneaux lourds). La famille demeure pluriactive (les conjointes travaillent à l extérieur) et l exploitation souvent diversifiée autour de deux ou trois productions (ovins et oignons, ovins et pommes, ovins et petits fruits ). Les éleveurs caprins fabriquant des fromages vendent localement, pour la plupart ; et les laitiers livrent à la coopérative locale. En caprins, les deux membres du couple travaillent traditionnellement sur l exploitation. Pour plus d informations, voir Aubron (2011). Livradois-Forez (France) L élevage bovin prédomine (bovin lait, bovin viande, bovin mixte) mais on trouve également des systèmes ovins viande et quelques caprins. Des ateliers hors sol (volailles ou porcs) sont parfois présents en complément. L élevage est basé sur l herbe (prairies permanentes), mais les systèmes fourragers varient selon la possibilité de cultiver (maïs, céréales, prairies temporaires), l engagement dans des filières certifiées (cahiers des charges de production tout foin, AOP 11 Fourme d Ambert ou Bleu d Auvergne, label AB 12 ), la présence d estives privées ou collectives. Les exploitations sont surtout de type «individuel», dans une moindre mesure «sociétaire». Dans la plupart des ménages, un des membres a une activité extérieure dans des secteurs variés (forêt, services, industrie, artisanat ). Le caractère laitier des années 1980 s est érodé suite à de multiples cessations et des conversions ou diversifications en viande. L essentiel des volumes produits dans la zone est transformé hors du territoire par des coopératives d envergure nationale. La part transformée localement l est par des structures économiques plus restreintes (laiteries, ateliers d abattage et de transformation associés à des exploitations) mais porteuses d emplois. Pour plus d informations, voir PNR Livradois-Forez (2008). 9. Groupement agricole d exploitation en commun. 10. Exploitation agricole à responsabilité limitée. 11. Appellation d origine protégée. 12. Agriculture biologique. 263

264 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Plateau du Vercors (France) Ce territoire présente un élevage bovin laitier dominant. On y trouve également des élevages bovins allaitants, ovins allaitants, caprins fromagers, équins ou mixtes. L élevage est basé sur l herbe (prairies permanentes et temporaires) et la culture de céréales se redéveloppe notamment dans les systèmes s étant orientés vers l AB. La plupart des productions sont sous signe de qualité (AOP Bleu du Vercors-Sassenage, Marque Parc pour la viande bovine, label AB ). La valorisation du lait s effectue soit en direct soit via la coopérative locale. Les ménages n ont pas une activité exclusivement agricole mais combinent diverses activités (pluriactivité des chefs d exploitation, notamment associés aux stations de ski, ou à l échelle du ménage avec les conjointes qui travaillent de plus en plus à l extérieur). Les exploitations de type sociétaire se développent, dans un cadre familial mais aussi non familial alors que le recours au salariat reste anecdotique. Pour plus d informations, voir Madelrieux et al., (2014). Dans les quatre terrains de moyenne montagne française (coteaux de Gascogne, Cévennes gardoises, Livradois-Forez, plateau du Vercors), la famille correspond au(x) ménages(s) d une même lignée, cohabitant et travaillant, au moins pour partie, dans l élevage. Mundler et Rémy (2012) identifient trois figures de liens entre famille et exploitation : «l exploitation paysanne» (coïncidence de la famille et du métier, famille toute active agricole) ; «l exploitation familiale» (dissociation familiale, de la famille vers le couple, modèle à deux unités de travail) ; «l exploitation post-familiale» (dissociation conjugale, du couple vers l individu où les liens entre exploitation et famille sont distendus, du fait notamment du travail à l extérieur des conjointes). L apparition de ces figures est historiquement située, mais elles coexistent et sont présentes à des degrés divers dans les quatre terrains français. En Uruguay, à Tacuarembó, la famille correspond de même au(x) ménages(s) d une même lignée, cohabitant et travaillant, au moins pour partie, dans l élevage. Toutefois, les collectifs de travail correspondant à une famille seule sont de plus en plus rares, laissant place à des collectifs de salariés, gérés par un administrateur ou par un membre de la famille, qui ne vit pas forcément sur place. Pour les deux terrains situés en Afrique, la famille renvoie à un groupe élargi : dans le Ferlo, l organisation de référence pour l élevage est la concession, unité de résidence et de solidarité, elle correspond à un segment de lignage qui rassemble sous la tutelle d un père ou d un aîné, plusieurs familles nucléaires (Corniaux, 2005). Quant à l Arganeraie, dans le territoire berbère Haha de Smimou (Essaouira), la population est structurée par un système d organisation interfamiliale complexe régi par le droit coutumier, qui cohabite avec le droit coranique et le droit national issu du protectorat (Bejbouji, 2011). Les familles sont généralement intergénérationnelles et s inscrivent dans des lignées. L évolution actuelle et l émigration font éclater ces solidarités familiales (El Aich et al., 2005). 264

265 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Dynamiques d élevage dans les terrains étudiés Même si toutes les dynamiques d élevage identifiées sont significativement présentes dans les terrains, nous avons cherché à en préciser l importance. Pour les terrains en France, nous nous sommes appuyés sur les recensements généraux de l agriculture (RA) de 1988, 2000 et Les données portent sur l ensemble des exploitations agricoles et pas uniquement celles d élevage herbivore. Même si la part de l élevage herbivore est en baisse dans le paysage agricole français, passant de 62 % des exploitations en 1988 à 52 % en 2010 (Tab. 1), il reste majoritaire (respectivement 86, 84, 60 et 44 % des exploitations du plateau du Vercors, du Livradois-Forez, des coteaux de Gascogne et des Cévennes gardoises, en 2010). En Uruguay, les données quantitatives sont également issues de recensements agricoles (2000 et 2011). Quant au Ferlo et à l Arganeraie, du fait de l absence de données statistiques nationales, les évolutions sont «évaluées» qualitativement ou à partir de données provenant de structures de collecte des produits agricoles comme des laiteries ou des groupements de producteurs, pouvant également remonter à Étant donnée l hétérogénéité des sources d information, le traitement n a pas pu être équivalent pour l ensemble des terrains. L évaluation quantitative n a donc de sens et de validité en termes de comparaison inter-terrains que pour la France, et intraterrain dans tous les cas. Résultats : recompositions des liens entre familles et élevages Du nord au sud, on observe une importante diversité de recompositions des liens entre familles et élevages, avec des liens qui se distendent, et des traits communs qui émergent de l analyse transversale. 13. Nous avons obtenu l autorisation d accès aux données individuelles anonymisées, accordée par le comité national du secret statistique, permettant de disposer de variables non accessibles en ligne comme le faire valoir direct ou l association entre le siège de l exploitation et le corps de ferme, qui nous a semblé être l information la plus proche de l idée de dissociation entre lieux de vie et d exploitation (les interprétations seront donc à nuancer car le siège de l exploitation n est pas forcément la maison d habitation). Nous avons également construit des variables permettant de quantifier certaines dynamiques, comme les associations non familiales (associant des exploitants dont au moins un n est pas relié aux autres par un lien de parenté). 265

266 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Tab. 1. Place des exploitations d élevage herbivore dans le paysage agricole et évolution de leurs dimensions. % EA ayant des UGBh UGBh/EA en ayant France métropolitaine 62 % % % 57 Cévennes gardoises 57 % % % 22 Livradois-Forez 93 % % % 41 Plateau Vercors 91 % % % 39 Coteaux de Gascogne 85 % % % 43 Uruguay nc 66 % des exploitations ont pour principale source de revenus l élevage herbivore* Pays : 212bovins /EA, 448 ovins/ea 66 % des exploitations ont pour principale source de revenus l élevage herbivore* 244 ov/ea, le reste est nc Tacuarembo nc nc 285bov/EA, 526 ov/ea nc Arganeraie nc nc 12 UGB/EA dans le groupement < 5 UGB/EA en moyenne Ferlo nc 100 % 19 UBT/EA 100 % 23 UBT/EA UGBh : Unité gros bétail herbivore / NB. : le mode de calcul des UGB a changé entre 1988 et UBT = Unité bétail tropical = 1 vache de 250 kg = 5 ovins ou caprins sahéliens. Les données non accessibles sont notées nc pour non communiquées. * Ces chiffres ne prennent pas en compte les exploitations «non commerciales», qui dans leur majorité comprennent de l élevage herbivore, et ont connu la plus forte érosion entre 2000 et 2011, ni les exploitations dont la principale source de revenus est constituée par les grandes cultures, et qui comprennent néanmoins un élevage herbivore, dans lesquelles l érosion de l élevage a également été notable, mais n est pas visible à ce niveau de statistiques. 266

267 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Des liens entre familles et élevages qui se distendent Arganeraie et Ferlo : remise en cause des systèmes de droits coutumiers Dans le Ferlo et l Arganeraie, les liens entre familles et élevages étaient traditionnellement régis par un système de droits coutumiers. L élevage pastoral était la forme dominante, caractérisé par l usage de terres de parcours («communs»), une maind œuvre exclusivement familiale, et pour le Ferlo une propriété partagée des troupeaux et de leurs produits au sein de la concession. Le fonctionnement de cette organisation collective d accès à la terre par des ayants droit (la terre est propriété de l État, et est gérée par les Eaux et Forêts dans l Arganeraie, et les (sous-)préfectures au Ferlo) est remis en cause par la privatisation de droits d usage. Dans l Arganeraie, l élevage comme la production d huile ou l agriculture sont des activités traditionnellement vivrières avec peu d intrants extérieurs. Ces différentes activités cohabitaient traditionnellement à l intérieur des exploitations et du cercle familial. L huile était vendue et consommée localement, les chevreaux vendus via des circuits traditionnels dans les souks. Le développement de la commercialisation de l huile avec l arrivée d opérateurs de l industrie cosmétique européenne, puis sa reconnaissance en IGP 14, ont modifié en profondeur les activités des familles à plusieurs niveaux : tendance à la spécialisation et à la dissociation des activités de production d huile et d élevage, développement du salariat pour les femmes dans les coopératives, mise en place de groupement d éleveurs professionnels plus spécialisés, simplification des usages de l écosystème. Le recours à des salariés par les plus gros éleveurs est cité comme une nécessité de plus en plus fréquente, même si elle est freinée par la difficulté à trouver des bergers compétents et par la charge salariale. Ce besoin est accentué par le fait qu un certain nombre d ayants droit de l Arganeraie qui possèdent arbres et troupeaux ont d autres activités qu exclusivement agricoles (pêche, artisanat ) ou occupent des postes de fonctionnaires. Au Ferlo, l élevage agro-pastoral s est développé suite aux sècheresses des années 1970 et Les agriculteurs des zones irriguées, alors en pleine expansion, ont racheté en partie les troupeaux des pasteurs. Cet élevage s appuie sur un foncier agricole et irrigué privatisé, une diversification des activités, une main-d œuvre familiale mais aussi un recours au salariat. Pour l élevage pastoral, le développement du commerce du lait crée de nouvelles tensions au sein des familles sur les questions de propriété des animaux et du produit de la vente du lait. Pour résoudre ces conflits, certains jeunes hommes mariés quittent la concession pour créer leur propre campement. Nombreux sont, aujourd hui, les membres du cercle familial à pratiquer une activité salariée saisonnière chez les agriculteurs ou les agro-industries de la zone irriguée. L élevage demeure une activité dominante à l échelle de la famille mais elle n est plus exclusive. À ces deux formes familiales d élevage (pastoral et agro-pastoral) s est récemment ajouté un élevage laitier intensif. Quelques fermes laitières se développent aujourd hui suite à la mise en place d une laiterie. Elles ont été créées 14. Indication géographique protégée. 267

268 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre par des investisseurs agricoles soucieux de mettre en valeur un foncier privatisé irrigué. Dans ce cas, la famille se réduit à la cellule nucléaire où le plus souvent seul le père travaille sur l exploitation. Le reste de la famille ne vit pas nécessairement sur l exploitation. Le salariat est la règle. Les animaux ne se déplacent pas sur les parcours naturels. Des terres irriguées sont allouées aux cultures fourragères, le reste étant dédié au riz ou aux cultures maraîchères. 268 Tacuarembó : crise des marchés, arrivée de capitaux non familiaux et de firmes Les monts au sud-ouest de Tacuarembó, terres sableuses de faible qualité agronomique, étaient dans les années une zone d élevage bovin naisseur et ovin pour la laine. Deux types d élevages s y rencontraient : des systèmes familiaux basés sur l activité lainière et des systèmes familiaux ou de petits systèmes patronaux (la famille avec un à deux salariés) avec élevage mixte ovin laine et bovin naisseur. La crise du marché de la laine au début des années 1990, conjuguée à la fin des soutiens des prix agricoles dans le pays, entraîna des dettes importantes pour nombre d entre eux. Suite à la mise en place de subventions pour des plantations forestières sur ces terres à cette même période, ces éleveurs ovins familiaux vendirent leurs terres à des sociétés sylvicoles pour solder leurs dettes. Les éleveurs restants, dont l activité bovine avait une plus grande importance économique, résistèrent mieux à cette crise, et négocièrent la mise à disposition de franges de pâturage auprès des sociétés sylvicoles, permettant leur agrandissement, l embauche de salariés permanents et la mise en place d élevages naisseur-engraisseur. La baisse de la densité de population dans la zone, les difficultés de scolarisation, poussèrent les familles à aller vivre en ville (souvent, la femme et les enfants) alors que le chef de famille et les salariés continuèrent à travailler sur place. Au sud-est de Tacuarembó se trouve une plaine, qui était quant à elle dédiée à l élevage naisseur-engraisseur dans des exploitations patronales ou capitalistes à salariés apparues dès le XVIII e siècle. Dans les années 2000, sont arrivés des investisseurs proposant de louer les terres, offrant une rente annuelle supérieure au revenu agricole produit dans ces systèmes. Certains des éleveurs patronaux (800 à ha), exerçant déjà une autre activité en ville, louèrent la totalité de leurs terres, particulièrement lors du passage à la génération suivante. Dans les systèmes capitalistes à salariés (2 000 à ha), en moyenne 15 à 20 % des surfaces de chaque exploitation furent peu à peu louées à des sociétés ou des producteurs pour la riziculture ou les grandes cultures. À partir de 2007, des sociétés anonymes acquirent également des propriétés au sein de ces zones de bonne qualité agronomique, pour la production de protéines végétales, et l engraissement sur les terres non mises en culture, valorisant également ainsi les cultures fourragères produites en rotation. Des salariés sont embauchés à plein temps pour l année. Dans ces zones, les élevages restants sont donc en général des systèmes capitalistes à salariés, ou patronaux de taille plus importante (plus de ha). Les familles ne vivent que très rarement sur place. La population présente à plein temps sur les terres est constituée des travailleurs (le patron, ou l administrateur, et les salariés) et des familles des salariés, quand

269 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut ils n ont pas d enfants ou que ceux-ci sont encore jeunes et peuvent être scolarisés localement. Moyennes montagnes françaises : évolutions socio-économiques et transformations des familles Dans les terrains de moyenne montagne française, l archétype des années 1960 peut être représenté par une famille souche (trois générations vivant sous le même toit), avec une diversité d activités agricoles (cultures et élevages) et hors exploitation (activités saisonnières ou annuelles liées à la forêt, l industrie, et l artisanat dans le Livradois-Forez, les Cévennes gardoises, et aussi au tourisme dans le Vercors). Les dynamiques de ces cinquante dernières années sont marquées par une spécialisation des exploitations vers l élevage allaitant ou laitier, une plus grande mobilité des jeunes hors agriculture et une séparation de l habitat des différentes générations de la famille. Si le déclin des activités forestières, industrielles et artisanales, a favorisé la baisse de la double activité des chefs d exploitation, d autres formes de pluriactivité sont apparues à l échelle cette fois des ménages, avec le travail extérieur des conjoints, ou sont liées au tourisme et la société de loisir : accueil à la ferme, ferme auberge On peut noter un retour à une diversification des productions agricoles au sein des exploitations (lait et viande dans le Livradois et le Vercors ; ovin et oignon dans les Cévennes lié à l installation des fils en oignon doux) ou le développement d activités de transformation et commercialisation (fabrication fromagère, découpe de viande, vente directe, magasin de producteurs ) au sein d exploitations ne pouvant ou ne voulant pas s agrandir, et/ou du fait de la proximité de grandes villes et marchés potentiels. Cette dynamique concerne particulièrement les collectifs de travail intégrant un nouveau membre. Pour faire face au surcroît de travail dans des exploitations agrandies avec une main-d œuvre familiale réduite, des formes sociétaires se développent dans un cadre familial ou non familial (voisin, ami, salarié ), notamment pour les exploitations laitières qui requièrent une main-d œuvre importante. Ces tensions au niveau du travail peuvent aussi conduire à changer d orientation et de système (passage du lait à la viande, ou du pâturage au zéro pâturage), et à l extrême se traduisent par l abandon de l activité d élevage, notamment lors du départ à la retraite des parents (on assiste à une forte progression de systèmes spécialisés en grandes cultures dans les coteaux et en oignons doux dans les Cévennes, qui associaient auparavant de l élevage). Les reprises familiales d exploitations sont moins nombreuses, se font plus tardivement, et parfois après une période d emploi et de vie hors de l exploitation et de la région. Quand les enfants s installent en agriculture, il y a plus souvent séparation des lieux de vie entre parents et enfants que par le passé, et ils peuvent ne plus habiter sur l exploitation. L intervention de la main-d œuvre familiale bénévole est encore présente mais largement en diminution (études des enfants à l extérieur, habitation des parents éloignée). Par contre, le recours au salariat partagé et 269

270 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre au service de remplacement se développe. Le salariat agricole permanent est quant à lui encore peu présent dans ces terrains. Des installations hors cadre familial ont lieu mais restent fragilisées par la transmission du foncier, toujours précaire, et les prix du bâti élevés. Recomposition des liens familles-élevages et pérennité des élevages dans les territoires L analyse transversale qui suit s appuie sur la grille de lecture élaborée. Pour chaque dimension permettant de rendre compte de la place de la famille dans les élevages et de la place des élevages dans les familles, nous présentons les recompositions en jeu dans les terrains et les façons dont elles questionnent la pérennité de l élevage dans les territoires. Recompositions des places de la «famille» dans les élevages L origine des capitaux (Tab. 2) Les systèmes agraires étudiés en France et en Afrique restent largement fondés sur une économie familiale. Mais on voit se développer : (i) des formes familiales associant plusieurs ménages de la même famille (comme des GAEC familiaux en France), forme déjà présente au Ferlo qui est même la base de l élevage dans les concessions ou en Uruguay avec les sociétés familiales gérant sous forme patronale ou via un administrateur une exploitation avec des salariés ; et aussi (ii) des formes plurifamiliales associant des familles de lignées différentes comme les associations non familiales en France. Dans les terrains français étudiés, cette évolution est plus lente que dans l ensemble de la France puisqu en 2010, les entreprises individuelles représentent plus de 80 % des exploitations contre 69 % en 2010 à l échelle de la France. Les GAEC se développent particulièrement dans le Livradois-Forez et le plateau du Vercors (respectivement 10 et 15 % en 2010), dont des associations non familiales (31 % des formes non individuelles sur le plateau du Vercors en 2010), sans doute en lien avec l orientation laitière de ces territoires, et le développement du travail extérieur des conjoints. Les formes où une famille détient les capitaux régressent également en Uruguay et ne représentent plus que la moitié des élevages dans la zone étudiée, au profit de sociétés familiales ou de firmes/investisseurs. À Tacuarembó, les sociétés anonymes sont passées de 1 % en 2000 à 17 % en Ces nouvelles formes d exploitation apparaissent également au Ferlo sous la forme des fermes laitières spécialisées. Ces systèmes demandent de lourds investissements que seuls quelques investisseurs, issus généralement du milieu urbain, sont susceptibles de supporter. Pour autant, au Ferlo, comme d ailleurs dans l Arganeraie, les élevages restent à 99 % gérés par des familles. 270

271 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Tab. 2. Évolution du nombre d exploitations et du type de structures. Nb total d EA % EA individuelle - % GAEC - % autre (% associations non familiales parmi l ensemble des formes non individuelles) France métropolitaine Cévennes gardoises Livradois-Forez Plateau Vercors Coteaux de Gascogne % - 4 % - 3 % (nc) % - 1 % - 2 % (nc) % - 3 % - 1 % (nc) % - 3 % - 1 % (nc) % - 2 % - 2 % (nc) %- 6 % - 13 % (4 %) % - 3 % - 2 % (16 %) % - 6 % - 4 % (5 %) % - 5 % - 3 % (42 %) % - 2 % - 7 % (ss) % - 8 % - 23 % (5 %) % - 4 % - 6 % (13 %) % - 10 % - 6 % (8 %) % - 15 % - 4 % (31 %) % - 4 % - 10 % (ss) Uruguay nc EA EA Tacuarembo Arganeraie Ferlo EA Sociétés anonymes = 1 % Dptt : EA 17 % Nombre d EA en faible baisse, familles identifiées dans le projet de mise en valeur du chevreau de l Arganeraie pour la région de Smimou Élevage familial = 99 % nc Estimation : EA Élevage familial = 99 % Estimation : EA 99 % NB. : % associations non familiales = la part des associations non familiales parmi les GAEC et autre type de sociétés. 271

272 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre En termes de pérennité, nous pouvons questionner la reproduction des élevages dans les territoires quand elle commence à échapper aux familles implantées dans ces territoires. À partir du moment où les capitaux quittent la famille et que ce sont des investisseurs qui cherchent le meilleur profit pour leurs terres, les voies de l abandon de l élevage ou de sa délocalisation peuvent être choisies. Lorsque les capitaux proviennent de différents associés (apparentés ou non), les questions d entente, de prise de décisions, de mise en place de stratégies peuvent également générer des tensions et mettre en péril le maintien de l élevage voire de l exploitation (ce qui est développé par ailleurs dans Terrier et al., 2012). Un autre problème est celui de la transmission de structures de dimensions importantes dans la mesure où le coût élevé du capital à céder peut limiter le nombre de repreneurs potentiels. La propriété et l usage des terres (Tab. 3) Dans les terrains étudiés, la propriété des terres peut être familiale (comme en Uruguay ou dans le système traditionnel des coteaux, système social «à maison» qui était représenté par une famille souche propriétaire d une exploitation de ha), ou non familiale détenue par des non exploitants, par des investisseurs ou encore par l État. Au Ferlo et dans l Arganeraie, ce sont les États qui sont seuls propriétaires des terres pastorales, alors que pour les cas français, propriétés privées et domaniales, coexistent. Avec l agrandissement des structures, une famille propriétaire de toutes ses terres devient rare et différents modes de faire-valoir coexistent (fermage, convention pluriannuelle de pâturage, location verbale/accord tacite, droit coutumier...). Même dans les systèmes «à maison», l agrandissement se poursuit de façon marquée, certes avec achat de terre par la famille exploitante, mais, de manière plus récente, par le développement du fermage. En effet, le faire-valoir direct, cas où les agriculteurs exploitent eux-mêmes les terres qu ils ont en propriété diminue de plus de dix points dans les coteaux (passant de 66 à 54 %), et dans les Cévennes (de 47 à 36 %). Il se maintient dans le Livradois-Forez et sur le plateau du Vercors autour de %, signifiant que le fermage, qui consiste à louer des terres, était déjà prédominant 15. Dans tous les terrains, l utilisation et l accès au foncier se précarisent, en lien avec des formes de concurrence et de pression foncière. Sur les terrains français étudiés, la surface agricole utile (SAU) totale dans chaque région étudiée n a cessé de se réduire. Entre 1988 et 2010, on note un recul de 13 % de la SAU sur les coteaux, 10 % sur le Livradois-Forez, 7 % sur le plateau du Vercors (- 6 % pour la France entière). On assiste à une dissociation croissante entre propriété et usage des terres. En Uruguay, le boom de l agrobusiness, tant les plantations forestières que l agriculture d exportation, fait exploser le prix du foncier rural (multiplié par 10 en 10 ans), créant une situation inédite. Avec ces nouvelles possibilités de valorisation des terres, des exploitants peuvent choisir de louer une partie ou la totalité de leurs terres. D autres ont racheté des terres à des prix plus abordables dans des zones d élevage peu propices à la culture. L élevage a tendance à perdre de sa valeur identitaire, au Données statistiques non disponibles pour les terrains d Uruguay, du Maroc et du Sénégal.

273 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut profit d une approche plus spéculative de la gestion des terres, plus proche de celle d un investissement financier. Néanmoins, les prix élevés de la viande et la stabilité économique dans le temps de cette activité, le poids symbolique fort de l élevage dans la région, le maintien des familles dans les réseaux commerciaux de la viande, expliquent une résistance de cette activité, malgré ses transformations. Tab. 3. Évolution des surfaces et de leur mode de faire-valoir. SAU (ha) SAUmoy/EA (ha) % FVD/SAU France métropolitaine Cévennes gardoises Livradois-Forez Plateau Vercors Coteaux de Gascogne Uruguay Tacuarembo Arganeraie Ferlo (nc) (nc) (nc) (nc) (nc) nc nc % % % % % % % % % % % % nc nc La SAU totale n a pas de sens (c est le territoire de chaque douar) SAU moyenne déclarée par enquête < 5 ha Propriété publique ; usage privé et collectif SAU : pas de sens au Ferlo Terres = Propriété publique de l État SAU : Surface Agricole Utile FVD : faire-valoir direct = FVD de l exploitant individuel ou du groupement + terres prises en location auprès des associés. NB. : pour les Cévennes, il y a un changement du mode de recensement des parcours collectifs qui ne permet pas de se servir des données pour ce terrain, pour suivre des évolutions. 273

274 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre On retrouve également le poids de la pression foncière dans les terrains français, mais en lien avec l urbanisation (économie résidentielle, voire touristique, qui provoque une forte augmentation de la valeur des biens immobiliers et du foncier). Au Ferlo, la sécurisation du foncier devient problématique face à l extension d une agriculture privative sur les terres pastorales étatiques. Et dans l Arganeraie marocaine, le droit coutumier qui réglait traditionnellement l accès à la terre, est mis à mal par les pressions exercées par la filière huile et les Eaux et Forêts. Une partie de l Arganeraie est ainsi privatisée avec clôture de la forêt et interdiction du pâturage. Certaines terres sortent même de l activité agricole dans le cadre de projets immobiliers, industriels ou de maraîchage irrigué. Et des droits d accès aux pâturages, normalement collectifs et gérés dans le douar 16 sont quelquefois accaparés par de gros propriétaires de troupeaux du Sud. Si la diminution du nombre d exploitations agricoles entraîne en France une libération du foncier, nous avons vu que les agrandissements des exploitations s opèrent la plupart du temps via des locations à des propriétaires, qui deviennent ainsi de plus en plus nombreux dans le capital en terres des exploitations. Il est quelquefois difficile de faire établir des baux, et les propriétaires peuvent démultiplier les exigences sur l utilisation et l entretien des surfaces. L accès au foncier pour les nouveaux installés est également difficile. Le rôle des politiques publiques dans la priorité qu elles accordent ou non aux intérêts agricoles doit aussi être souligné. Les éleveurs qui n ont alors pas assez de terres peuvent jouer sur la mobilité de leurs troupeaux ou les confier à d autres, tout ou une partie de l année. En France, des formes d organisation de type «groupement foncier agricole» ou d actions publiques, comme en Cévennes avec l opération concertée d aménagement et de gestion des espaces ruraux du Pays viganais, se mettent en place pour faciliter et sécuriser l accès au foncier. Les formes de collectif de travail La place de la famille dans l élevage évolue aussi à travers les reconfigurations des collectifs de travail. Une tendance commune est la diminution de la main-d œuvre familiale impliquée dans les élevages. En Uruguay, au Maroc ou au Sénégal, on observe au cours des trois dernières décennies un certain exode rural, en particulier des jeunes allant chercher en ville de meilleures conditions économiques et de vie de famille. En France, le renouvellement des générations n est plus aussi évident et le travail extérieur des conjointes se généralise (voir Terrier et al., 2012). Mais dans le même temps, les élevages s agrandissent, se spécialisent ou se diversifient et le manque de main-d œuvre n est pas complètement compensé par la mécanisation. Une autre tendance commune est alors le recours au salariat, parfois simplement saisonnier. Des formes traditionnelles existaient comme l utilisation de bergers dans les systèmes pastoraux du Ferlo ou des Cévennes, d administrateurs gérant une équipe d ouvriers agricoles en Uruguay, avec au recensement de 2000 pour Tacuarembó comme pour le pays : 2,8 salariés/exploitation en moyenne. Le salariat permanent représentant 40 % de la population active agricole. Mais on assiste Structure administrative des villages.

275 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut au développement du salariat venant en quelque sorte compenser la défection de la main-d œuvre familiale. Le recours au salariat est en progression dans le Ferlo et l Arganeraie, même s il est difficile de quantifier cette évolution. En France, la part de la main-d œuvre salariée a progressé passant de 16 % en 1988 à 29 % en 2010 (RA , données individuelles, traitements Irstea, UR DTM, Grenoble). Par contre, sur les terrains français étudiés, les formes sociétaires sont privilégiées par rapport au salariat permanent individuel, dans ces exploitations aux dimensions moindre que la moyenne nationale et à la plus forte présence de l élevage herbivore. Et de nouvelles modalités d organisation collective ou de délégation du travail y émergent : groupement d employeurs, ateliers collectifs de découpe, magasins de producteurs, groupements pastoraux, entreprises de travaux agricoles... L évolution des collectifs questionne la pérennité des élevages dans les territoires, du fait de la diminution de la main-d œuvre «bénévole». Elle peut conduire à un recentrage des activités au détriment de l élevage comme dans le cas des Cévennes gardoises où le développement de l oignon doux, associé aux ovins, peut conduire à l abandon de l élevage ovin lors du départ à la retraite du père qui s occupait du troupeau. La question du travail est souvent abordée, renvoyant à des problèmes de charge et d organisation. Ces problèmes peuvent conduire à des changements de système (passage du lait à la viande dans les coteaux, le Livradois-Forez et le Vercors ; abandon de l élevage ou du pâturage dans les coteaux et le Livradois-Forez), à des simplifications des systèmes et des itinéraires techniques (dans tous les terrains), touchant la conduite des troupeaux ou amenant à une moindre valorisation de la diversité des ressources locales (abandon des parcelles les plus éloignées et les plus pentues). Ces évolutions ont des conséquences sur l entretien du territoire, le paysage, la biodiversité. Ces difficultés rencontrées au niveau du travail des éleveurs, mises en regard des résultats économiques, sont à relier au problème de l attractivité du métier et du manque de repreneurs, évoqué dans tous les terrains. Recompositions des places de l élevage dans les «familles» Place de l élevage dans les revenus de la famille Sur l ensemble des terrains, on observe des modifications de la centralité économique de l élevage dans les cas où une famille est encore associée à l élevage. La première tendance est la diversification des activités d élevage elles-mêmes, comme au Ferlo où suite à des sécheresses s est développé l élevage de petits ruminants. La non-spécialisation en élevage peut concerner d autres activités agricoles (ex : oignons ou arboriculture dans les Cévennes ; augmentation de la part de l huile d argan au Maroc ) ou para-agricoles (transformation à la ferme et vente directe, activité liée au tourisme à la ferme). Ces changements redéfinissent la place de l élevage pour les différents membres de la famille. Dans le Livradois-Forez, des conjointes d exploitants ont pu trouver une place dans l élevage en développant une activité de diversification propre, obtenant ainsi une reconnaissance de leur travail, ce qui n était pas forcément le cas lorsqu elles aidaient leurs conjoints sur l élevage. Dans le Vercors, la mise en place d ateliers de transformations fromagères est plutôt 275

276 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre liée à des associations en GAEC avec des fromagers, les conjointes ayant des emplois extérieurs. Sur les terrains français, les définitions de ce qui constitue la diversification ont changé entre 1988, 2000 et 2010 et ne permettent pas de suivre les évolutions de ce que nous avons appelé activités para-agricoles, mais nous pouvons situer les terrains les uns par rapport aux autres. Ainsi en 2010, les activités para-agricoles en France concernent en moyenne 18 % des exploitations (RA , données individuelles, traitements Irstea, UR DTM, Grenoble). Elles sont bien plus développées dans les Cévennes (61 %) ou sur le plateau du Vercors (34 %) en lien avec le développement touristique de ces régions et la recherche de valorisation par la fabrication à la ferme et la vente directe. Elles sont en revanche moins présentes dans les deux autres terrains (Livradois-Forez : 12 % ; coteaux : 9 %). Par rapport à la moyenne française, ces activités se maintiennent (cas des Cévennes), voire se développent (cas du plateau du Vercors), alors qu elles diminuent largement dans les coteaux et surtout dans le Livradois-Forez (certainement en lien avec la baisse des activités liées au bois). Au Ferlo et dans l Arganeraie, la quasi-totalité des familles ont des activités para-agricoles en plus de l élevage 17. Enfin, la diversification peut concerner celle des sources de revenus des ménages. Cela s inscrit dans des dynamiques de pluriactivité anciennes en France et plus récentes pour les pays du Sud, avec le développement d emplois dans les filières agricoles. Au Ferlo, les femmes, mais aussi des jeunes, voire les chefs de familles, offrent leur force de travail aux agro-industries (par exemple la compagnie Sucrière du Sénégal) ou aux riziculteurs au moment des gros travaux agricoles. Dans l Arganeraie, les femmes occupent de plus en plus des emplois de concassage dans les coopératives d huile d argan. Sur les terrains français, la part des ménages bénéficiant d un revenu extérieur (hors retraite) se maintient (dans le Livradois-Forez et les coteaux autour de %, de 55 % sur le plateau du Vercors et passe de 36 à 42 %, dans les Cévennes ; RA , données individuelles, traitements Irstea, UR DTM, Grenoble). Sur l ensemble de nos terrains, il y a aujourd hui une majorité de ménages agricoles bénéficiant de revenus extérieurs à l exploitation. Notons que dans les cas du Vercors, du Ferlo et de l Arganeraie, quasiment aucune famille ne vit exclusivement d un revenu tiré de l élevage, voire de l exploitation. Une deuxième tendance concerne le mouvement inverse, les familles se recentrant sur l activité d élevage. Ceci peut être lié aux évolutions des autres secteurs d activité comme dans le Livradois-Forez, où la restructuration de la filière bois et le recul des activités artisanales et industrielles ont conduit à une baisse importante de la double activité «traditionnelle» des ménages. Dans les Cévennes, la création d une coopérative laitière a été concomitante d une spécialisation vers l élevage caprin laitier d une partie des exploitations diversifiées. Dans l Arganeraie, des groupements d éleveurs spécialisés se sont constitués récemment sous l impulsion et avec l incitation des pouvoirs publics pour organiser le développement et «professionnaliser» l élevage caprin. Ces dynamiques ne sont pas observables dans les données statistiques qui ne donnent que le solde entre entrées et sorties de chaque modalité Données statistiques non disponibles pour les terrains d Uruguay, du Maroc et du Sénégal.

277 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Les formes d exercice de l activité d élevage intégrées dans une combinaison d activités permettent la sécurisation des revenus de la famille et peuvent également permettre à l élevage de se maintenir, soutenu par les autres activités économiques (passer une crise, réaliser des investissements car l entretien de la famille est assuré par ailleurs ). En revanche, cette diversité d activités peut fragiliser le système et l élevage à la fois si certaines des activités deviennent plus rentables et veulent être développées au détriment de l élevage, ou pour des raisons de disponibilité de main-d œuvre, générant des tensions entre activités. C est le cas par exemple dans l Arganeraie, où la production d huile d argan s inscrit sur un marché mondial, alors que l élevage caprin s inscrit plutôt sur un marché local (et en dehors des élevages spécialisés, «professionnels» qui visent un marché national plus large). Le développement de la filière huile se fait aux dépens des usages locaux de l huile, de l élevage de chevreaux, et de l écosystème arganier (ce clivage a été particulièrement souligné au cours du congrès international de l arganier en décembre 2013). Dissociation des lieux de vie et d exploitation La distanciation des familles par rapport aux exploitations s opère également par une dissociation des lieux de vie et de travail qui peut se traduire par leur éloignement géographique, voire par l existence de lieux de travail distants (éclatement géographique des exploitations de plus en plus grandes, mobilité accrue des pasteurs pendant la saison de transhumance, éloignement du lieu d élevage et de travail pour les activités hors exploitation). C est le cas notamment quand les familles vont vivre en ville pour l éducation des enfants, pour bénéficier de la vie sociale et culturelle, et des services de santé. À l extrême, on a un éclatement des centres de décision quand la famille vit en ville et délègue le travail à des salariés sur place, ou quand chaque famille associée gère une entité géographique distincte au sein d une même exploitation. Ce phénomène concerne surtout les terrains français et uruguayen. En effet, dans le département de Tacuarembó, d après le recensement agricole de 2000, environ 40 % des exploitants ne vivent pas sur leur exploitation que ce soit à l échelle du pays ou du département étudié. Sur les terrains français, on observe une dissociation entre siège d exploitation et corps de ferme qui s accroît à l échelle des terrains comme à l échelle nationale (passant en moyenne d environ 10 % en 1988 à 25 % en 2010 ; RA , données individuelles, traitements Irstea, UR DTM, Grenoble). Cette dissociation s opère plus ou moins vite selon les terrains. Cela peut poser problème dans la gestion quotidienne de l élevage, en compliquant la réalisation. En effet, quand les exploitants ne vivent plus avec les animaux, la précision des décisions techniques peut en être affectée. Cela peut aussi faciliter son abandon lors du renouvellement des générations ou à un moment de rupture conjugale. D autres cas peuvent générer des tensions, comme ceux des associations non familiales quand un des ménages vit sur place et pas l(es) autre(s), où les sphères domestiques et professionnelles sont confondues dans un cas et pas dans les autres (voir également Terrier et al., 2012). 277

278 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Discussion et perspectives Les différentes dimensions du terme «familial» associé à élevage La décomposition, via la grille de lecture proposée ici, des liens entre familles et élevages, permet de préciser les différentes dimensions que recouvre «familial» dans l expression «élevage familial», et de préciser les lieux de distanciation voire d effacement de la famille, qu il s agisse de l origine des capitaux, de la propriété et de l usages des terres, de la participation au travail sur l élevage, du degré de centralité de l activité d élevage dans les revenus des familles, ou de la distanciation physique entre lieux de vie de la famille et d élevage. Au croisement des différentes dimensions, une variété de formes de liens entre familles et élevages et de distanciation se font jour, contrariant la représentation dichotomique exploitation familiale vs agriculture de firme. Nous avons pu mettre en évidence le maintien de formes encore très familiales d élevage (i.e. sur toutes les dimensions). D autres formes traduisent une «désagricolisation» des familles (Johnsen, 2004), c est-à-dire des familles pour lesquelles l exploitation n est plus la seule source de revenu, ne pouvant ou ne voulant plus vivre que de l élevage. Le caractère familial peut persister, pour tout ou partie, aux niveaux des capitaux, de la propriété des terres et du travail. À l inverse, des familles peuvent rester très agricoles et l élevage se «défamilialise», c est-à-dire qu il perd son caractère familial. C est notamment le cas, au niveau du travail, quand des exploitations se sont trop agrandies en regard de la main-d œuvre familiale disponible, et ont recours à du salariat ou à des formes d associations non familiales. Cette «défamilialisation» (Gonzales et Benito, 2001) peut aussi se traduire par une dissociation entre propriété et usage des terres conduisant au développement d exploitations d élevage pour partie «rentières», c est-à-dire mettant en location une partie de leurs terres, ou «sans terres». D autres formes de recompositions mettent en jeu à la fois une «désagricolisation» des familles et une «défamilialisation» de l élevage. Des évolutions des élevages se produisent vers des formes encore familiales en termes d origine des capitaux et de propriété des terres (ou moins en partie), mais qui ne le sont plus tant au niveau du travail (travail extérieur des conjoints, recours à du salariat ), où la famille se distancie de l élevage du fait de ces autres sources de revenu et du fait qu elle ne vit plus forcément sur l exploitation. Cela peut traduire à la fois une certaine «modernisation» de l élevage (l élevage : un investissement comme un autre), mais aussi un certain déclin (les terres au meilleur investissement) et la perte d une culture identitaire associée. Certaines formes relèvent plutôt d une «patrimonialisation» de l élevage comme dans le cas des doubles actifs du Livradois-Forez qui conservent les terres familiales et les entretiennent grâce à un petit élevage. Enfin, nous observons des évolutions vers des formes complètement «non familiales» (sur toutes les dimensions), rencontrées dans notre étude uniquement sur le terrain uruguayen. 278

279 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Dans certains cas, nous avons pu noter, à la suite de Giddens (1991), Barthez (1999) ou Johnsen (2004), «a disembedding» ou un détachement entre famille et exploitation. Cette mise à distance de la famille semble montrer, malgré la diversité et les spécificités de l élevage, des convergences de plus en plus fortes avec les autres secteurs d activités, hors agriculture (Gonzales et Benito, 2001). En ce sens, les éléments favorisant l évolution des élevages et leur pérennité dans les territoires ne relèvent plus uniquement de l exploitation ou des événements familiaux, mais également des activités non agricoles des familles agricoles. Différentes voies d inscription et de pérennisation des élevages dans les territoires Van Dam et al. (2011) exposent deux façons de considérer les évolutions dans l agriculture : focaliser sur les traumatismes provoqués ou sur les capacités d adaptation. Nous avons privilégié la deuxième. Elle a permis de mieux saisir la diversité des «chemins pour durer» empruntés par les éleveurs au sein de chaque territoire et entre territoires, et a montré comment cette diversité s organisait au niveau des liens et distanciation entre familles et élevages. Les grandes tendances concernant les liens familles-exploitations évoquées dans la littérature (Evans et Ilbery, 1993 ; Johnsen, 2004 ; Evans, 2009 ; Darnhofer et al., 2010), renvoyant à l abandon de l activité, aux différentes formes de diversification des activités et sources de revenus (agricoles comme non agricoles), le recours au salariat, sont présentes dans nos terrains. Elles nous renseignent sur la façon dont les familles redéployent les principaux facteurs de production : le capital, la terre et le travail. Les singularités, et ce qui ressort moins de la littérature, sont : les aspects de mobilité des troupeaux comme des hommes ; l orientation vers des formes d exploitation plus collectives (formes sociétaires, outils collectifs ) ; l intégration plus ou moins poussée à l agrobusiness en Uruguay ou via des contrats avec des industriels de l amont ou de l aval en France. Mais ces auteurs en évoquent d autres concernant les dimensions des structures et les pratiques. Nguyen et Purseigle (2012) montrent notamment que les stratégies d adaptation des exploitations renvoient aussi aux logiques d intégration aux filières d amont et d aval et d intégration au territoire. Il nous reste en effet à voir comment les reconfigurations décrites, ici, s inscrivent dans celles des liens aux marchés et aux ressources. Les processus de «défamilialisation» des élevages et de «désagricolisation» des familles s accompagnent-ils également d une distanciation des élevages aux marchés locaux avec une standardisation des productions et des circuits longs de commercialisation, d un éloignement des ressources avec une intensification et une artificialisation des milieux, ainsi que de l agrandissement et de la spécialisation des exploitations? C est une des perspectives données à ce travail, par le traitement croisé des reconfigurations des liens familles-élevages avec les autres dimensions des dynamiques des élevages traitées dans le projet MOUVE et sur nos terrains. Nous souhaiterions également préciser le poids des différentes dynamiques selon que les exploitations ont des herbivores ou n en ont pas. 279

280 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre En parallèle d une lecture sur les transformations/adaptations, il serait intéressant et complémentaire de proposer la lecture des dommages causés quant à la pérennité des élevages (Van Dam et al., 2001). En effet, il ressort (sauf au Ferlo) que le développement des exploitations n a pu se faire que par la disparition d un certain nombre d autres exploitations. En France, l agrandissement des exploitations a été permis par la disparition de plus de la moitié des exploitations ces vingt dernières années, leur nombre passant de 1 million en 1988 à en 2010, et il avait déjà été divisé par deux entre 1955 et 1979 du fait des cessations par manque de viabilité ou absence de successeur. Les conditions de production de l agriculture ont alors fortement évolué, les surfaces doublant entre 1988 et 2010 (passant de 28 ha en moyenne à 55 ha à l échelle de la France, et sur nos terrains de 22 à 44 ha dans le Livradois-Forez, de 27 à 48 ha sur le plateau du Vercors, et de 32 à 48 ha sur les coteaux), et les tailles de cheptel pour les élevages d herbivores augmentant également (passant de 28 UGBh 18 par exploitation, à 57 pour la France, avec une moindre augmentation sur nos terrains, où on a en 2010 : 22 UGBh dans les Cévennes, 39 UGBh sur le plateau du Vercors, 41 UGBh dans le Livradois-Forez, et 43 UGBh sur les coteaux). En Uruguay, ce sont les faillites qui ont été nombreuses à la fin des années 1980, quand se sont conjugués sécheresse, crise de la laine, effondrement du soutien des prix agricoles et dollarisation de la dette. Et ces dix dernières années avec la hausse du prix du foncier, nombre d exploitants se sont retirés (40 % de la surface du pays a été vendue pendant cette période). L achat de terre par des investisseurs urbains ou étrangers n est pas sans conséquences sur les territoires (perte de savoir agroécologique, liens sociaux, entraide et marchés locaux ). Quant aux salariés agricoles embauchés dans les exploitations capitalistes ou patronales, ils peuvent de moins en moins pratiquer un élevage de subsistance et de capitalisation sur des petites parcelles ou des bords de routes, ou via la mise en pension des animaux. Aussi dans l Arganeraie, un grand nombre de familles conservent de très petites structures et l ensemble des activités (élevage, huile, culture d orge ou de légumes) n assure pas à ces familles des revenus suffisants pour dépasser le seuil de pauvreté. Elles sont les plus concernées par la recherche d emplois endehors de l agriculture, et l émigration dans les grandes villes ou en Europe. Ces recompositions interrogent la pérennité des élevages herbivores dans les territoires, leurs formes d exercice et d inscription dans ces territoires. Elles conduisent, en effet, parfois à l abandon total ou partiel de l élevage, ou à sa délocalisation dans des territoires plus rentables ou moins concurrentiels. Elles peuvent entraîner des difficultés de transmission, de sécurisation du foncier et d accès aux terres, et poser des problèmes de concurrence entre activités agricoles mais aussi avec des activités non agricoles sur les usages de l espace, un regard de plus en plus présent notamment des propriétaires sur la façon dont les éleveurs exercent leur activité (par exemple sur l usage des surfaces et leur entretien, comme mentionné par Torre et al., 2006). Elles s accompagnent parfois de problèmes de travail et d attractivité du métier, de disponibilité de main-d œuvre, de tensions au sein des collectifs notamment dans les collectifs non apparentés, de simplification des conduites techniques UGBh : Unité gros bétail herbivore.

281 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Les impacts au niveau des territoires peuvent être environnementaux (déprise agricole, diminution de la biodiversité, fermeture de l espace ), mais aussi concerner la démographie et la vie économique et sociale de ces territoires, voire leur identité et leur culture. Sur les terrains, on note des recompositions différenciées des liens entre familles et élevages, certaines plus présentes que d autres dans certains terrains et il serait éclairant, au-delà des quelques éléments de compréhension esquissés ici, de préciser les rôles des différents contextes politiques, socio-économiques et culturels, sur ces recompositions, ainsi que leurs impacts dans les territoires. Remerciements Le travail a bénéficié du soutien du projet MOUVE ANR-10-STRA et d une aide de l État gérée par l Agence nationale de la recherche au titre du programme Investissements d avenir portant la référence ANR-10-EQPX-17 (Centre d accès sécurisé aux données CASD). Nous remercions toutes les équipes des différents terrains ayant participé à la collecte et au traitement des matériaux, ainsi que Dominique Borg et Laurent Dobremez de l UR DTM de l Irstea de Grenoble pour le traitement des données statistiques. Bibliographie Agrimonde, Agricultures et alimentation du monde en 2050 : scénarios et défis pour un développement durable, Rapport de synthèse, INRA, CIRAD, Paris. Aubron, C., Dynamique agraire dans les vallées cévenoles : résistances spécialisées face à la déprise, Document de travail, Supagro, Montpellier. Barthez, A., Famille, travail et agriculture, Paris, Economica. Barthez, A., Installation «hors du cadre familial» et relation d adoption, Économie Rurale, 253, Bejbouji, B., Appropriation progressive de l arganeraie : exploration de l histoire depuis la genèse des droits jusqu à leur refonte, in colloque de l Association de science régionale de langue française (ASRDLF), Schoelcher, Martinique, July 6-8. Buclet, N., Écologie industrielle et territoriale. Stratégies locales pour un développement durable, Villeneuve d Ascq, Presses Universitaires du Septentrion. Cesaro, J.-D., Magrin, G., Ninot, O., Atlas de l élevage au Sénégal, ATP ICARE, CIRAD et Université Paris I., Choisis, J.-P., Sourdril, A., Deconchat, M., Balent, G., Gibon, A., Comprendre la dynamique régionale des exploitations de polyculture élevage 281

282 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre 282 pour accompagner le développement rural dans les coteaux de Gascogne, Cahiers Agricultures, 19, 2, Cochet, H., Vers une nouvelle relation entre la terre, le capital et le travail, Études foncières, 134, Corniaux, C., Gestion technique et gestion sociale de la production laitière : les champs du possible pour une commercialisation durable du lait. Cas des systèmes d élevage actuels du delta du fleuve Sénégal, Thèse de doctorat INA-PG, Paris. Cournut, S., Rapey, H., Madelrieux, S., Nozières, M.O., Dupré, L., Dynamics of livestock farming in extensive territories : what processes are going on? in Proceedings 10 th European IFSA Symposium : Producing and reproducing farming systems : New modes of organisation for sustainable food systems of tomorrow, Aarhus, Denmark, July 1-4. Darnhofer, I., Bellon, S., Dedieu, B., Milestad, R., Adaptativeness to enhance the sustainability of farming systems, A review, Agric. Sust. Dev, 30, 3, Dubeuf, J.-P., Chatibi, S., Lacombe, N., Développer la complémentarité des activités agricoles, d élevage et de cueillette dans l arganeraie : réappropriations sociales et techniques des systèmes productifs locaux et enjeux de résilience pour les politiques publiques, in Proceedings Congrès international de l Arganier, Agadir, Maroc, December El Aich, A., Bourbouze, A., Morand-Fehr, P., La chèvre dans l arganeraire, Rabat, Actes Éditions. Evans, N., Adjustment strategies revisited : agricultural change in the Welsh Marches, Journal of Rural Studies, 25, 2, Evans, N., Ilbery, B., The pluriactivity, part-time farming and farm diversification debate, Environment and Planning, 25, 7, FAO, Livestock s Long Shadow. Environmental issues and options, LEAD Report, Rome. Gasson, R., Errington, A. (Eds), The Farm Family Business, Wallingford, CAB International. Gedouin, M., Arbeletche, P., Morales, H., Saravia, A., Malaquin, I., Tourrand, J.-F., Transformations des systèmes d élevage extensifs uruguayens avec l arrivée de nouveaux acteurs et usages du sol : l émergence de nouveaux enjeux, 19 es Rencontres Recherches Ruminants, Paris, France, 5-6 décembre. Gedouin, M., Arbeletche, P., Saravia, A., Morales, H., Malaquin, I., Tourrand, J.-F., Cambios en el sistema agrario y la sociedad rural de una región históricamente ganadera, con la llegada de nuevos usos del suelo, Pampa : Revista Interuniversitaria de Estudios Territoriales, 9, Giddens, A., Modernity and Self-Identity : Self and Society in the Modern Age, Cambridge, Polity Press. Gonzales, J.J., Benito, C.G., Profession and identity. The case of family farming in Spain, Sociologia Ruralis, 41, 3, Gray, J., Family farms in the Scottisch Borders : practical definition by hill sheep farmers, Journal of Rural Studies, 14, 3,

283 Recompositions des liens entre familles et élevages S. Madelrieux, H. Rapey, C. Corniaux, M.-O. Nozières, J.-P. Choisis, M. Gedouin, J.-P. Dubeuf, S. Cournut Hervieu, B., Purseigle, F., Sociologie des mondes agricoles, Paris, Armand Colin. Johnsen, S., The redefinition of family farming : agricultural restructuring and farm adjustment in Waihemo, New Zealand, Journal of Rural Studies, 20, 4, Madelrieux, S., Terrier, M., Borg, D., Dobremez, L., Development trajectories of mountain dairy farms at the era of globalization. Evidence from the Vercors (French Northern Alps), in Proceedings 11 th European IFSA Symposium, Berlin, Allemagne, April 1-4. Mormont, M., Globalisations et écologisations des campagnes, Études Rurales, 183, Mundler, P., Rémy, J., L exploitation familiale à la française : une institution dépassée? L homme et la société, , Nguyen, G., Purseigle, F., Les exploitations agricoles à l épreuve de la firme. L exemple de la Camargue, Études rurales, 190, Olivier-Salvagnac, V., Legagneux, B., L agriculture de firme : un fait émergent dans le contexte agricole français? Études rurales, 190, PNR Livradois-Forez, Révision de la charte, Objectif 2022, Diagnostic du territoire, Bilan de l action du Parc, Rapport Urbican, Soberco Environnement, Pluricité. URL : Purseigle, F., Introduction, Études Rurales, 190, Ryschawy, J., Choisis, N., Choisis, J.-P., Gibon, A., Paths to last in mixed crop-livestock farming : lessons from an assessment of farm trajectories of change, Animal, 7, 4, Terrier, M., Madelrieux, S., Dufour, A., Dedieu, B., Saisir la diversité des formes d articulation entre la famille et l exploitation : une grille de lecture, Revue d études en agriculture et environnement, 93, 3, Torre, A., Aznar, O., Bonin, M., Caron, A., Chia, E., Galman, M., Guérin, M., Jeannaux, Ph., Kirat, Th., Lefranc, Ch., Melot, R., Paoli, J.-C., Salazar, M.I., Thinon, P., Conflits et tensions autour des usages de l espace dans les territoires ruraux et périurbains. Le cas de six zones géographiques françaises, Revue d Économie Régionale et Urbaine, 3, Van Dam, D., Streith, M., Nizet, J. (Dir.), L agriculture bio en devenir. Le cas Alsacien, Bruxelles, P.I.E Peter Lang. 283

284

285 Maintenir et transmettre

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287 Quelles stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? Une étude des trajectoires passées d exploitations dans les coteaux de Gascogne Julie Ryschawy 1, Norma Choisis 2, Jean-Philippe Choisis 3, Alexandre Joannon 4, Annick Gibon 5 Introduction La polyculture-élevage est de plus en plus reconnue au plan international comme un moyen de limiter les problèmes environnementaux tout en permettant une agriculture productive et économiquement viable (Russelle et al., 2007 ; Wilkins, 2008). Ces systèmes intégrant des cultures et de l élevage à l échelle de l exploitation ont été pourtant largement marginalisés dans les pays développés. La mondialisation des échanges adossée à une libéralisation des marchés a fortement incité à des économies d échelle et à la spécialisation des exploitations et des territoires (Mazoyer et Roudart, 1997). En Europe, en particulier, les aides de la PAC et la diminution de la main-d œuvre agricole ont favorisé la spécialisation et marginalisé la polyculture-élevage (EC, 1999 ; Meynard, 2012). La spécialisation des exploitations et des régions est telle aujourd hui qu elle produit de nombreuses externalités négatives, e.g. pollution des nappes phréatiques, érosion de la biodiversité, simplification des paysages, coût élevé du transport des intrants et des produits (Wilkins, 2008 ; Chatellier et Gaigné, 2012). Un enjeu fort est donc de comprendre les conditions conduisant au maintien ou au non-maintien de la polyculture-élevage en Europe. Pour comprendre ces conditions de maintien, il est fondamental d appréhender leur évolution sur le temps long. Selon Dedieu (2009), illustrer la diversité des «chemins» de l action sur le long terme en situation d incertitude permet de voir les tensions qui influent sur la résilience des systèmes, i.e. leur capacité à résister aux aléas. Nous faisons dès lors l hypothèse que les agriculteurs qui se sont maintenus en polyculture-élevage 1. INRA, UMR 1248 AGIR, Castanet-Tolosan, France, julie.ryschawy@ensat.fr 2. INRA, UMR 1201 Dynafor, Castanet-Tolosan, France 3. INRA, UMR 1201 Dynafor, Castanet-Tolosan, France, jean-philippe.choisis@toulouse.inra.fr 4. INRA, UR 0980 SAD Paysage, Rennes, France, joannon@rennes.inra.fr 5. INRA, UMR 1201 Dynafor, Castanet-Tolosan, France, gibon@toulouse.inra.fr Ce chapitre de l ouvrage L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre est publié en Open Access sous licence creative commons CC-BY-NC-ND permettant l utilisation non commerciale, la distribution, la reproduction du texte, sur n importe quel support, à condition de citer la source. INRA-SAD, 2014 DOI: / c

288 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre ont développé des capacités adaptatives spécifiques en situation d incertitude. Cette étude vise à identifier et interpréter les stratégies adaptatives des agriculteurs leur permettant de maintenir des exploitations de polyculture-élevage sur le long terme. Analyser les «chemins pour durer» des agriculteurs Une zone d étude dans laquelle la polyculture-élevage s est maintenue Notre démarche générale a été appliquée à une étude de cas régionale : les coteaux de Gascogne, au sud-ouest de Toulouse en région Midi-Pyrénées. Il s agit d une situation de zone défavorisée simple, européenne, où les politiques de modernisation de l agriculture n ont pas entraîné une forte spécialisation des exploitations. Les exploitations de polyculture-élevage, ancrées localement dans une société rurale organisée en «système à maisons», avec un seul héritier par famille et une logique d autosubsistance familiale, y ont persisté (Sourdril et al., 2006). Ce fonctionnement a permis de conserver des paysages bocagers en mosaïque combinant cultures, prairies et éléments boisés. Le zonage agro-écologique mondial (FAO, 1995) classifie la région comme une zone tempérée avec des sécheresses estivales fréquentes. Ces conditions climatiques alliées à des sols de type argilo-calcaires et de fortes pentes ont induit une dominance de prairies dans la SAU 6 régionale. Le site d étude retenu est composé de quatre villages, ce qui représente 61 exploitations sur environ hectares de SAU. Il s agit d un site de recherche socioécologique à long terme de l UMR Dynafor qui fait partie du réseau européen LTER (European Long-Term Ecological Research). Les relations de long terme entre paysage, agriculture et biodiversité y sont étudiées en partenariat avec les acteurs locaux. Les résultats présentés ici proviennent de l étude de la dynamique locale de l agriculture effectuée au sein d un groupe local de recherche en partenariat associant l UMR Dynafor, les municipalités des quatre communes, l ACVA (Association cantonale de vulgarisation agricole) d Aurignac, les agriculteurs du site d étude et la Chambre départementale d agriculture de Haute-Garonne. La collaboration au sein de ce groupe a porté sur toutes les étapes des différents volets des travaux, du choix de leurs orientations et de leurs méthodologies à l élaboration et à la discussion critique des résultats (Choisis et al., 2010 ; Ryschawy, 2012). Parmi les exploitations du site d étude, trois types de systèmes de production spécialisés coexistent avec les systèmes de polyculture-élevage : les systèmes bovins laitiers, bovins allaitants et grandes cultures. Les exploitations spécialisées en grandes cultures sont principalement situées en fonds de vallée ; les autres exploitations ont des terres qui sont soit situées sur les coteaux soit réparties entre fonds de vallée et coteaux. Un maintien d exploitations de polyculture-élevage alliant bovins allaitants SAU : surface agricole utile.

289 Stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? J. Ryschawy, N. Choisis, J.-P. Choisis, A. Joannon, A. Gibon et grandes cultures y est observé (47 % des exploitations actuelles, Choisis et al., 2010). Ce type de polyculture-élevage sera le support de notre étude. Les caractéristiques principales des exploitations du cas d étude sont fournies dans le tableau 1. Tab. 1. Caractéristiques principales des exploitations du site d étude selon leurs types de systèmes de production (Ryschawy et al., 2012). Bovin laitier Bovin allaitant Grandes cultures Polycultureélevage Nombre d exploitations 6 (12 %) 12 (25 %) 7 (15 %) 23 (48 %) SAU (ha) - Moyenne ± écart-type - Minimum/Maximum 93 ± 52 [29 ; 157] 89 ± 58 [28 ; 196] 66 ± 58 [15 ; 139] 118 ± 82 [37 ; 218] SFP (ha) - Moyenne ± écart-type - Minimum/Maximum 48 ± 32 [19 ; 97] 77 ± 53 [28 ; 180] 13 ± 12 [2 ; 34] 64 ± 56 [12 ; 127] UTA - Moyenne ± écart-type - Minimum/Maximum 2,3 ± 1,1 [1 ; 4] 1,3 ± 0,6 [1 ; 2] 0,5 ± 0,4 [0,5 ; 1] 1,8 ± 1,0 [1 ; 4] Nombre de vaches - Moyenne ± écart-type - Minimum/Maximum 48 ± 20 [20 ; 70] 54 ± 36 [20 ; 120] n.a. n.a. 48 ± 37 [20 ; 135] SAU : surface agricole utile, SFP : surface fourragère principale, UTA : unité de travail agricole Les exploitations de polyculture-élevage locales allient bovins allaitants et grandes cultures. Elles sont définies selon la définition de Seré et al. (1996). Pour chaque caractéristique, les moyennes ± écarts-types sont donnés. Pour une description plus précise, les minimum et maximum sont donnés pour chaque indicateur considéré. Une enquête historique de l évolution des pratiques des agriculteurs Une démarche d enquêtes exhaustive a été appliquée au site d étude fin : la totalité des ménages ayant une activité agricole et utilisant des terres sur le territoire est considérée. La méthode d enquête pour l étude intégrée et «spatialement explicite» du fonctionnement et des changements sociotechniques des exploitations a été adaptée de Mottet et al. (2006). La spatialisation de la gestion agricole de l espace et de ses modifications de la parcelle au paysage est aujourd hui vue comme essentielle dans l étude des changements des agricultures locales en raison de l importance des questions environnementales (Gibon et al., 2010). 289

290 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Les données collectées ont porté sur la structure des exploitations, l usage des sols, les pratiques des agriculteurs ainsi que leur évolution de 1950 à Les données ont été stockées dans une base de données spatialisée, DynafarmCoto. 56 agriculteurs ont pu être enquêtés parmi les 61 ayant des terres sur le site d étude (Choisis et al., 2010). Des données socioéconomiques ont, par ailleurs, été collectées au niveau municipal, cantonal et régional sur les indicateurs de marchés, les politiques agricoles, les dynamiques des exploitations et des filières locales (statistiques nationales officielles, Agreste, 2010) et des entretiens d acteurs locaux dont des conseillers agricoles, des maires et responsables de coopératives ont été conduits (Belland, 2011). Une typologie de trajectoires passées des exploitations L étude se fonde sur l analyse des trajectoires passées des exploitations afin d en caractériser la résilience (Milestad et Darnhofer, 2003). Nous mobilisons les approches typologiques des trajectoires d exploitation initialement proposées par Capillon et Manichon (1979) selon lesquelles la structure, le fonctionnement et l évolution des exploitations doivent être prises en compte dans leur dimension historique afin d appréhender leur avenir. Pour aborder les changements survenus dans les exploitations, nous nous basons sur les cadres de représentation des changements passés des systèmes d élevage proposés par Mottet et al. (2006) et Moulin et al. (2008). Nous avons ainsi développé une méthodologie pour extraire des types de trajectoires à partir de données historiques collectées en enquêtes, comme l indiquent Dobremez et Bousset (1996) et Rueff et al. (2012). Cette méthode permet de simplifier la réalité pour l interpréter. La méthode d étude des trajectoires passées des exploitations que nous avons mise en place se décompose en deux étapes. Nous avons, tout d abord, réalisé une analyse visuelle des trajectoires des 50 exploitations pour lesquelles les données historiques collectées étaient suffisantes. Pour cela, nous avons construit une méthode d analyse graphique des trajectoires individuelles d exploitations (Fig. 1). L analyse a été réalisée sur la période Nous avons décrit l évolution des caractéristiques des exploitations à des dates sélectionnées selon un pas de temps de dix ans, qui nous permettait de capter les évolutions principales sur la période. 290

291 Stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? J. Ryschawy, N. Choisis, J.-P. Choisis, A. Joannon, A. Gibon G1 G2 G3bis Ateliers d élevage Effectifs Effectif F Terres Terres P Productions Productions animales Animales Productions Productions végétales Végétales Collectif de travail Collectif Bâtiments Innovations Autres VA + 10 truies 25 ha Naisseur porcs VA croisées Parents 2 UTA + 10 frisonnes + 14 brebis truies 30 VL 10 à 20 B 0 Brebis +8ha , ha + 50 ha Conversion VA à VL Début IA Holstein Veaux sous la mère Passage Holstein L quota Transfert d embryons Début engraissement porcs l quota lait Arrêt brebis Reprise veaux sous la mère PT, Céréales, Ensilage Maïs Landes, Orge, Maïs PT Installation gendre 4 UTA Installation G3 3 UTA Retraite G1 2 UTA GAEC avec G2 Installation fille 3 UTA Installation G3 bis Aide G3 2 UTA + Salarié 5 UTA EARL 2 frères / Retraite G2 /Arrêt salarié Stockage Transfo bâtiment stockage en bergerie 7 6 Transformation bergerie Drainage Ensilage maïs Salle de traite Fabrication aliments porcs Porcherie Irrigation 44 ha Mise aux normes Achat beaucoup de matériel Les évènements sont présentés par décennie de 1950 à 2005 et classés selon cinq catégories principales. Des flèches Les évènements permettent sont d indiquer présentés l évolution par décennie des variables de 1950 quantitatives. à 2005 et Des classés triangles selon roses six indiquent catégories l arrivée principales. des différentes Des flèches générations permettent d agriculteurs. d indiquer l évolution Des triangles des bleus variables marquent quantitatives. les évènements Des triangles plus marquants roses indiquent selon l agriculteur et précisent l année correspondante. Une flèche verte indique un évènement ayant induit une l arrivée des différentes générations d agriculteurs. Des triangles bleus marquent les évènements les plus modification marquante du fonctionnement du système. marquants selon l agriculteur et précisent l année correspondante. Une flèche verte indique un évènement ayant induit une modification marquante du fonctionnement du système. Fig. 1. Exemple anonymisé de représentation graphique individuelle d une trajectoire d exploitation (adapté de Ryschawy, 2012). À partir de l examen de l ensemble de la base de données, nous avons sélectionné un premier jeu de 30 indicateurs de structure et de fonctionnement que nous avons classés en six catégories principales : les terres, les productions animales et effectifs, les productions végétales, le collectif de travail et les investissements dans les bâtiments et aménagements. Parmi les 30 indicateurs retenus, certains n étaient toutefois pas discriminants comme la présence de prairies permanentes, que l on trouve dans toutes les exploitations. La comparaison des graphiques individuels des 50 trajectoires nous a permis de sélectionner in fine 20 indicateurs pouvant rendre compte des différences d évolution entre les exploitations (Tab. 2). Sur la base de ces 20 indicateurs, nous avons effectué, dans une seconde étape, une typologie de trajectoires à l aide d analyses multivariées selon une méthode inspirée de Gibon et al. (1999a), Garcia-Martinez et al. (2009) et Rueff et al. (2012) et fondée sur l analyse statistique combinée de phénomènes temporels et stationnels développée en écologie par Doledec et Chessel (1987). 291

292 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Tab. 2. Variables retenues pour l analyse multivariée des trajectoires d exploitation. Catégorie Indicateur de Variable utilisée Type Terres Taille totale de l exploitation Surface Agricole Utile (SAU) Quantitative Collectif de travail Ateliers Productions animales Productions végétales Type de mode de faire-valoir Taille du collectif de travail Changement de génération d agriculteurs Nombre de générations travaillant conjointement Atelier de production de bovins allaitants Pourcentage de la SAU en fermage Nombre d Unités de Travail Agricole (UTA) Arrivée d une nouvelle génération Nombre de générations en activité Présence de bovins allaitants Quantitative Quantitative Qualitative Quantitative Qualitative Atelier de production laitière Présence de bovins laitiers Qualitative Cultures de vente Présence de cultures de vente Qualitative Diversification de l exploitation Taille du troupeau bovin Innovation pour l alimentation animale Orientation de l atelier bovin Intensification des pratiques culturales Innovation dans la gestion des prairies Utilisation de prairies temporaires Adoption de cultures innovantes Nombre d ateliers Nombre de mères dans le troupeau bovin Utilisation d ensilage de maïs Race principale du troupeau bovin Présence de maïs pour la vente Présence d ensilage d herbe Présence de prairies temporaires Quantitative Quantitative Qualitative Qualitative Qualitative Qualitative Qualitative Adoption de soja ou tournesol Qualitative Investissements Aménagement des terres Réalisation du drainage Qualitative Investissements pour les cultures Investissements pour les troupeaux Utilisation de l irrigation Nombre de bâtiments construits Qualitative Quantitative Investissements totaux Réalisation d investissements Qualitative 292

293 Stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? J. Ryschawy, N. Choisis, J.-P. Choisis, A. Joannon, A. Gibon Nous avons organisé les données dans une matrice Z où les exploitations (50 individus au total) ont été caractérisées par les valeurs de chacun des 20 indicateurs retenus (20 variables quantitatives ou qualitatives selon leur nature) à chacune des six dates considérées (1955, 1965, 1975, 1985, 1995, 2005). Nous avons décomposé la variance de cette matrice selon la méthode statistique de Hill et Smith (1976) qui permet de considérer conjointement des données quantitatives et qualitatives dans un tableau. Cette méthode nous a permis d analyser la variance de la matrice Z selon trois axes : les dates, les exploitations et leurs interactions. Parmi les six tableaux obtenus lors de cette opération, un tableau rend compte des valeurs des indicateurs pour chaque exploitation une fois l effet moyen de la date enlevé, ce qui permet d analyser les particularités de leur profil individuel d évolution par rapport à la tendance moyenne de la population. Cette étape permet ainsi d identifier les principaux changements communs aux exploitations sur la zone. La typologie de trajectoires a été construite à partir de ce dernier tableau selon une méthode d analyse en deux étapes fréquemment utilisée pour l élaboration de typologies (Garcia- Martinez et al., 2009) : (i) le tableau a été soumis à une analyse en composantes principales (ACP), qui a permis de retenir quatre facteurs selon le critère de Kaiser (valeurs propres >1) et (ii) les coordonnées des exploitations sur les quatre premiers facteurs de l ACP ont été utilisées pour effectuer une Classification Ascendante Hiérarchique (CAH) selon la distance euclidienne et le critère d agrégation de Ward. La classification a ensuite été stabilisée en utilisant la méthode des K-means avec les centroïdes des classes obtenues par la CAH fixés comme barycentres. Le calcul de la moyenne et de l écart-type pour chaque variable quantitative a permis de décrire les différents types de trajectoires obtenus. Les analyses statistiques ont été réalisées avec le logiciel R (R Development Core Team, 2011). À partir des références bibliographiques (Veysset et al ; Wilkins, 2008 ; Belland, 2011 ; Choisis et al., 2012) et des discussions avec les agriculteurs et le groupe local de partenaires, nous avons ensuite caractérisé les facteurs de l environnement des exploitations à l origine des changements observés. Cette analyse a été confrontée au regard des membres du groupe local de recherche en partenariat lors d une réunion collective de discussion de la typologie de trajectoires. Douze entretiens individuels complémentaires conduits auprès des agriculteurs enquêtés ont donné lieu à une présentation et une discussion de notre typologie. Les agriculteurs nous ont alors permis de préciser notre analyse des différents types de trajectoires considérés. Pour évaluer les types de trajectoires ayant permis le maintien effectif de la polyculture-élevage, nous avons croisé notre typologie avec les types de systèmes de production présents en

294 L agriculture en famille : travailler, réinventer, transmettre Des trajectoires passées d exploitations contrastées Cinq types de «chemins pour durer» localement Les quatre premiers axes de l ACP ont permis d expliquer 63,1 % de la variabilité entre trajectoires. L axe 1, qui explique 21,1 % de la variabilité, correspond à un gradient d intensification du système qui va des pratiques «traditionnelles» 7 jusqu à des systèmes de culture intensifiés. L axe 2, qui explique 16,5 % de la variabilité, correspond à un gradient qualifiant le choix d orientation de l élevage bovin vers la production laitière ou la production allaitante. L axe 3, qui explique 15,1 % de la variabilité, correspond à un gradient de système familial allant d une organisation de type «famille-souche» à une organisation de type famille nucléaire 8. L axe 4, qui explique 10,4 % de la variabilité, correspond à un gradient d utilisation du sol majoritairement en prairies versus majoritairement en cultures de vente. À partir de ces quatre facteurs principaux de différenciation des exploitations (système de pratiques, orientation bovine, système familial et utilisation du sol), la CAH a permis d identifier cinq types de trajectoires, i.e. cinq types contrastés de «chemins pour durer» dans un même contexte (Fig. 2). Nous décrirons succinctement ces cinq trajectoires que nous qualifierons par un aphorisme qui peut certes paraître réducteur vis-à-vis de la complexité des évolutions réelles mais permet d en résumer la stratégie Les pratiques dites «traditionnelles» correspondent ici à des systèmes de cultures cohérents avec les conditions de milieu peu favorables que rencontrent les agriculteurs des coteaux (faible réserve hydrique des sols, sécheresse estivale, forte pente dans certaines parcelles non mécanisables) : la rotation principale comprend des céréales à paille et des prairies, le maïs étant trop demandeur en eau ; les intrants (azote et produits phytosanitaires) sont apportés en quantité limitée, l objectif n étant pas de maximiser le rendement mais plutôt de produire de la manière la plus autonome possible. 8. Les systèmes familiaux peuvent s organiser de différentes manières. Selon Emmanuel Todd, une organisation familiale nucléaire correspondrait à une organisation dans laquelle chaque ménage est autonome (père, mère et enfants). Dans une organisation familiale de type souche, l un des fils demeure avec sa femme et ses enfants dans le foyer paternel en attendant la succession ; les ménages ne sont pas indépendants les uns des autres (Cf. Emmanuel Todd, L Origine des systèmes familiaux. Tome I. L Eurasie, Gallimard essais, 2011).

295 Stratégies pour un maintien de la polyculture-élevage? J. Ryschawy, N. Choisis, J.-P. Choisis, A. Joannon, A. Gibon Fig. 2. Projection de la classification des trajectoires sur les deux premiers axes de l ACP (adapté de Ryschawy et al., 2013). Le premier chemin a consisté à rechercher la maximisation de l autonomie par une coordination forte entre cultures et élevage au sein de l exploitation. Ainsi, dans le type 1, pour durer «on n est jamais mieux servi que par soi-même». Le deuxième chemin s est basé sur la recherche permanente de l innovation technologique. Ces agriculteurs ont toujours cherché à moderniser leur système et ont conduit des innovations de rupture (passage au bovin laitier en 1970, techniques culturales simplifiées dans les années 2000 ) et ceci souvent dans une logique d intensification de leur système de production. Il a conduit au développement d exploitations laitières spécialisées. Dans le type 2, on considère que pour durer «qui ne tente rien, n a rien». Le troisième chemin s est fondé sur une diversification des ateliers de production agricole pour bénéficier d économies de gamme et se sécuriser par rapport aux fluctuations du marché des intrants et des produits agricoles. La vente directe ou l accueil à la ferme ont fait partie des options de diversification mais aucune activité non liée à l agriculture n a été recensée. Dans le type 3, on pense que pour durer «il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier». Le quatrième chemin a été celui de la sécurisation de l exploitation par l acquisition de capital via l agrandissement. Les agriculteurs du type 4 ont toujours extensifié leur système en innovant assez peu mais en favorisant des économies d échelle. Dans le type 4, pour durer «abondance de biens ne nuit point». Enfin le cinquième et dernier chemin a reposé sur des adaptations progressives de pratiques «traditionnelles» en lien avec la main-d œuvre familiale disponible. 295

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