Fabienne BALHIERS. Porter un cadavre

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2 Fabienne BALHIERS Porter un cadavre

3 Fabienne BALHIERS, 2019 ISBN numérique : Courriel : contact@librinova.com Internet : Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

4 À Estelle. À Bruno.

5 Demain, dès l aube, à l heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m attends. Victor Hugo, 1856

6 1 Aïe Hum C est quoi ce bruit? Mes yeux peinent à s'ouvrir, mes paupières semblent peser une tonne. Bon sang, que se passe-t-il? Toc. Toc. J'ai mal à la tête. Mes tempes hurlent de douleur. Lancinant supplice, martèlement ignoble. Arrêtez ça!

7 Toc. Toc. Toc. Toc Régularité Son familier Concentre-toi Tu connais, tu as déjà entendu ça Tic. Tac. Tic. Tac. Un réveil? Une horloge? Le son est plus léger, plus subtil. Une montre. Une montre c'est bien ça. Juste là, collée à mon oreille. Mes membres refusent de répondre aux ordres que je leur donne. Aucune zone corporelle ne semble épargnée. Aie! J'ai mal. Tellement mal Chaque parcelle de ma peau crie de douleur, me donne envie de hurler. Mes yeux sont maintenant ouverts mais c est le trou noir. Aucune lueur, aucune image. Tic. Tac. Ma bouche est sèche, j'ai soif. Horriblement soif. Je déglutis difficilement. Ma langue passe sur mes lèvres. Aucun goût particulier, aucune sensation spécifique. Tic. Tac. Arrêtez ce bruit!

8 Les pensées une à une parviennent à ma conscience, péniblement. Mais pourquoi ai-je la tête posée sur une montre? Suis-je allongée? Recroquevillée sur moi-même? Je peine à comprendre Le préconscient est agité, les questions et faibles raisonnements continuent leur ascension. Plus vite, je sens qu'il est nécessaire que je réfléchisse bien plus vite. Fais le point. Je suis pliée en deux. Ma tête repose sur une montre qui me pilonne le crâne. Si je comprends bien la situation, quelque chose m empêche de me relever et mes yeux me renvoient le néant le plus total. Une galaxie sans étoile. Mes membres semblent s éterniser dans l engourdissement, et si quelqu'un m accompagne, il ne paraît pas davantage actif. Car dans ce caslà, pourquoi ne me vient-il pas en aide? En aide Tu as besoin d aide? À ton avis? Je ne peux plus bouger, je ne vois rien, la douleur pénètre en moi comme une lame tranchante et tu oses me demander si j'ai besoin d'aide?! OK, OK, tu as besoin d aide et tu dois être seule. Soit. Continue. Pour quelles raisons suis-je étendue là, paralysée et aveugle? Oui mais avant toute chose, là, c'est où?

9 Et si tu arrêtais de réfléchir, et de te languir. Cesse de t'apitoyer et tente quelque chose, bouge! BOUGE!! Arrête, lâche-moi, je ne sais pas comment! Comment ça comment? T as des mains non? Mes mains Je sens des picotements. Comme une fin de léthargie. Sontelles dégagées? Oui, sans problème. Merci mon Dieu. Et depuis quand tu crois en Dieu? Agrr. Laisse-moi tranquille. Bref, concentre-toi. Concentre-toi! Qu est-ce que tu sens au toucher? Du tissu. Rugueux. Mes yeux s'habituent petit à petit, retrouvent leur capacité, même s'ils ne distinguent que vaguement les objets à leur portée. Mon cerveau parvient maintenant à encoder et me retranscrire les informations que mes yeux renvoient. Combiné au toucher, j appréhende ma situation : j'ai un blouson posé sur ma tête, recouvrant elle-même cette fichue montre. Enlève le blouson, qu'est-ce que tu attends?! J'ai si mal. Il est lourd. Cesse de gémir ; tu t arrêteras sur ta souffrance plus tard, quand tu pourras te le permettre. Je retire la veste. Elle est noire, en similicuir, une horreur de mauvais goût, et je ne la reconnais pas. Une fois retirée, un souffle d'air me caresse l'échine. Fluide. Constant.

10 Du tissu bleu avec de fins traits rouges se montre à présent devant moi. J observe mes mains. Elles sont couvertes de sang. J'attrape la montre et la scrute. Là encore, je reste dubitative. Il me semble ne l'avoir jamais vue auparavant. Ma main droite se pose sur une sorte de coussin, celui-là même de couleur bleue aux traits rouges. J'arrive péniblement à m'appuyer pour me redresser. Légèrement, tout en douceur, accompagnée d'une lancinante douleur dans les jambes et au creux du rein droit. Des morceaux de verre stagnent à l endroit où reposait ma tête. Par terre, j entraperçois une brique de jus d'orange Une boîte de gâteaux Des mouchoirs en papier. Mais c est quoi ce bazar? Je suis où? Ma concentration est maintenant à son paroxysme. Je distingue nettement le sol. Il est recouvert d'un tapis. Rectangulaire. Plastifié noir. Il ressemble à un tapis de Bon sang, je suis dans une voiture! Regarde autour de toi, tu n'es sans doute pas seule. À l'arrière, regarde, assure-toi que tout le monde va bien. Tout le monde? Comment ça tout le monde? Mon cou semble coincé, ralenti par une main imaginaire fabriquée en plomb. Personne. Je suis seule. C'est impossible. Je ne peux pas être seule. Sinon, comment expliquer ces affaires qui ne m'appartiennent pas?! Ne panique pas, ne va pas pleurnicher par avance. Tout n'est peut-être pas si catastrophique que tu l'imagines, semble me répéter mon double conscientisé. Lève la tête plus haut. Regarde sur la route. Bon sang mais tu vas te lever! J'ai envie de pleurer, comme un bébé à l'attente de sa mère partie à dix mètres de lui, disparue de son champ de vision pour la première fois. Juste hurler. Brailler.