Le Voyage rêvé d Agatha Jiboulot

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1 Jean-François Mattei Le Voyage rêvé d Agatha Jiboulot Publibook

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3 L espace et le temps sont les quatre dimensions du monde réel. Le réel et le rêve sont-ils deux mondes parallèles? Certainement pas, sinon jamais ils ne se rencontreraient, jamais la réalité ne croiserait le rêve.

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5 2009

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7 Chapitre premier Le TGV roule vers Roissy-Charles-de-Gaulle. Agatha l a pris ce matin à la gare de Lille-Europe où le taxi l avait déposée. Son voyage commence à peine. Elle part loin. Elle part enfin. Elle part pour trois mois, au moins trois mois. Trois mois d affilée, c est le séjour le plus long que son visa «touriste» autorise en Australie. Mais c est un visa d un an dit «à entrées multiples». On peut entrer, sortir, revenir en Australie et remettre le compteur à zéro autant de fois qu on veut pendant l année de validité du visa. Agatha a déjà envisagé, après presque trois mois en Australie, de sortir quelques jours du pays, vers Singapour ou la Nouvelle-Zélande par exemple, pour revenir ensuite pour un autre séjour de trois mois. On verrait bien. L essentiel pour elle aujourd hui est de partir, d entrer dans la réalité de ce voyage dont elle a tant rêvé. «Rêver» est bien le terme qui convient. Agatha savait à peine lire quand, pour Noël, elle avait reçu un livre illustré de dessins aux points verts, bruns ou blancs qui faisait découvrir aux enfants, sous la forme simple de contes charmants écrits en grosses lettres, le monde fantastique et les croyances des Aborigènes australiens : le «Temps du Rêve», où tout a été créé. 11

8 On y découvre leur vision de l équilibre du monde et de son évolution depuis sa création par Rainbow Serpent, le Serpent-Dieu. On y découvre aussi leur croyance en une incessante lutte entre les forces du Bien et du Mal. D un côté, il y a les gentils esprits : les Mimis. De l autre, il y a les méchants : les redoutables Maams. Mimis et Maams disposent de grands pouvoirs. Grâce à ces pouvoirs surnaturels, ils peuvent intervenir partout ; dans l espace comme dans le temps. Les résultats de leurs incessants combats, victoire du Bien ici, succès du Mal ailleurs, façonnent le monde et le transforment. Ils influencent comme bon leur semble le destin des hommes, qui parfois deviennent les instruments involontaires d un combat entre Esprits qui les dépasse totalement. À l époque, Agatha n avait pas tout compris. Création, Bien, Mal, esprits, Serpent-Dieu, c était beaucoup pour une petite fille bien protégée du monde par un douillet cocon familial. Agatha n avait pas tout compris mais avait été séduite. Quand, plus tard, elle découvrit la Bible, elle se rendit compte que la belle histoire qu on y contait cherchait à répondre aux mêmes angoisses humaines sur l origine du monde et son devenir, sur la définition d un Bien et d un Mal, sur le sens profond de la vie et d une mort dont on refuse qu elle soit une fin absolue. Plutôt que deux légendes impossibles à comparer, n étaient-ce pas deux variations sur un même thème, écrites sous des cieux différents, par des hommes qui vivaient différemment mais partageaient tous les mêmes interrogations fondamentales? 12

9 Ces questions fondamentales, ces angoisses, frappent chaque communauté comme le ferait un faisceau de lumière blanche. La lumière traverse alors le prisme des croyances et d une culture locale. Blanche, elle devient spectre et s étend alors du rouge au violet, offrant à chaque communauté le choix de privilégier la couleur qui correspond le mieux à sa sensibilité. Dans la couleur choisie, philosophie et religion se développent et se nuancent dans un jeu d ombre et de lumière qui n accentuerait pas partout de la même façon les mêmes traits d un même dessin. À l origine, il y avait pour tous la même lumière blanche, et sans doute le même dessin. On a seulement choisi, ici et là, de n en voir qu une partie. À l inverse, si le serpent créateur des aborigènes s appelle Rainbow, l arc-en-ciel, c est peut-être que les sages de ce peuple lui ont reconnu la capacité divine d imaginer et de créer un monde complet, un monde où toutes les nuances du spectre seraient représentées. Les hommes auraient, pas ignorance ou égoïsme, privilégié certains aspects, certaines couleurs. Le Serpent, lui, avait tout créé ; sans oubli, sans préjugé. Il a su donner au monde un premier équilibre que Maams et Mimis s emploient depuis à déplacer. * Ce rêve australien, Agatha l avait toujours nourri, entretenu. Dans sa chambre, une étagère était entièrement couverte de livres et brochures concernant ce pays, ses villes, ses paysages, ses habitants, sa courte histoire de pays neuf. 13

10 Elle aimait aussi, allongée sur son lit les yeux fermés, faire défiler dans sa tête toutes les images qu elle avait mémorisées lors de ses lectures. Elle partait alors dans un voyage imaginaire qui chaque fois la remplissait d un plaisir renouvelé. Elle s était beaucoup intéressée également à la faune australienne, avec elle s en souvenait une sympathie toute particulière de petite fille pour le tigre de Tasmanie, animal disparu depuis les années trente et qui, marsupial au pelage clair à peine rayé, n avait sans doute de tigre qu une allure générale. Il avait disparu du monde réel, mais peut-être pas du monde du rêve où des animaux fantastiques peuvent avoir leur place. Avec le temps, le rêve était presque devenu un appel. Il fallait qu un jour Agatha aille là-bas. Au moins pour voir, sinon pour y vivre. Elle avait tout idéalisé, y compris l histoire des «convicts», ces condamnés au bagne qui ont connu, à Port- Arthur ou sur les bords inhospitaliers de la Gordon River, des conditions de vie atroces imposées par l Autorité Britannique et ses pires représentants. Elle n en avait retenu que les cas heureux de ceux qui, libérés enfin, s étaient établis et avaient prospéré. Plusieurs fois déjà, elle avait voulu partir mais famille et études ne l avaient pas vraiment permis. Il y a des priorités auxquelles on n échappe que difficilement. Et puis, sans se l avouer vraiment, elle avait peut-être un peu peur que la réalité du pays ne soit pas au niveau de son rêve. 14

11 Enfin, un jour, elle s était sentie capable de prendre la décision de partir et d assumer le risque de la confrontation entre l Australie qu elle imaginait et sa réalité. Agatha devait cependant reconnaître que sa décision ne reposait pas exclusivement sur son désir de découvrir un pays qui, peu à peu, était devenu, sans autres raisons qu affectives ou de curiosité, son pays de cœur. L ambiance familiale, l impression qu on l écartait du clan et qu on se méfiait d elle y avait aussi contribué. Impression ou réalité? Une autre question sans réponse certaine. * Agatha avait d abord pensé demander un visa de backpacker, ce statut que l Australie propose aux jeunes qui veulent, pendant un an, combiner vacances et petits boulots sous le ciel australien. Les backpackers trouvent des emplois de courte durée dans l hôtellerie, l industrie touristique et l agriculture. Les backpackers participent souvent à la cueillette des fruits et aux récoltes. Quand ils participent aux travaux agricoles, les jeunes backpackers vivent parfois dans des conditions de confort précaire, et sont souvent payés à la tâche, en fonction du poids de ce qu ils récoltent directement. Mais leur séjour possible en Australie, limité au départ à un an, peut être augmenté d un temps égal à celui consacré par eux à ces travaux des champs. Certains prolongent ainsi leur séjour. D autres, assez nombreux d ailleurs, profitent de leur année pour explorer sur place toutes les occasions qui pourront les conduire à une émigration définitive. Beaucoup trouvent et ne rentrent jamais. On n est «backpacker» que jeune et une fois dans sa vie. 15

12 Agatha avait été tentée. À vingt-quatre ans, Agatha Jiboulot, ses études terminées, sans compagnon, trouvait au backpacking le charme d une aventure qui, de façon rassurante, restait cependant inscrite dans un cadre bien tracé. Un cadre bien tracé : chez les Jiboulot, il faut que tout soit bien tracé. Dans les grandes familles bourgeoises du Nord à forte tradition commerciale ou industrielle, on n aime pas beaucoup l improvisation. On ne sait jamais, ça pourrait faire perdre de l argent. Agatha avait parlé de ses projets à ses parents, Astrid et Julien. Des parents qu elle adore. Une mère qui la verra toujours comme une toute petite fille. Un père qui cherche toujours à faire plaisir à sa fille unique. Finalement, ses parents avaient préféré la solution qui consistait à offrir à Agatha le long voyage dont elle semblait rêver. Agatha s était vue créditée d un budget très généreux. La fortune des Jiboulot y était pour quelque chose. * Quand Agatha lui parlait, Julien Jiboulot l écoutait avec autant d affection que d attention. Il savait comprendre, au-delà de la musique qu étaient toujours pour lui les mots prononcés par sa fille, ses véritables intentions. Agatha lui avait parlé plusieurs fois de son voyage en Australie. Elle l avait fait avec chaleur et passion. Ses yeux brillaient comme s ils admiraient déjà les paysages grandioses qu elle rêvait de découvrir. 16

13 Jusqu ici, elle rêvait mais ne se décidait pas. Cette fois-ci, à la façon dont elle en parlait, Julien comprit qu elle voulait vraiment partir. S il aidait Agatha dans son projet, Julien savait qu il prenait le risque de voir sa fille partir pour ne pas revenir. Si son enthousiasme de départ était, sur place, fortifié par ce qu elle voyait, elle chercherait très probablement le moyen de s établir là-bas. Julien avait fait part de ses craintes à son épouse. Astrid avait l âme généreuse et fataliste. Agatha nous est venue. Si son bonheur est qu elle parte un jour loin de nous, nous ne devons pas nous y opposer. Nous voulons, toi et moi, qu Agatha ait la meilleure vie possible. Cela ne dépend pas que de nous, bien sûr, mais nous pouvons y contribuer. Mais Astrid, imagines-tu vraiment notre vie sans elle? Tu sais combien nous voulions avoir un enfant. Tu sais combien sa présence nous est chère. Julien, sois réaliste : dans tous les cas Agatha s éloignera bientôt de nous. Elle doit faire sa vie. Julien soupira. Bien sûr, bien sûr ; mais ce voyage me fait peur. 17

14 Monsieur le grand patron redoute, pour sa fille chérie qui fêtera bientôt ses 25 ans, les dangers du vaste monde? Nous sommes en 2009, Julien. De nos jours, les femmes sont cosmonautes et mènent le monde. Souvent avec furie d ailleurs! Pauvres hommes! D accord. Mais tu connais Agatha : c est une solitaire. Elle préfère le monde où son imagination la conduit au monde réel. Tu connais aussi bien que moi sa tendance à s inventer des histoires et à déduire de ce qu elle voit ou entend des théories très personnelles, logiques certes, mais souvent très éloignées de la réalité. Encore une fois, elle vit dans son monde. Elle n est pas très armée dès qu il faut savoir un peu communiquer pour se sortir d une situation difficile ou imprévue. Au cours d un voyage, des situations de ce type, on en rencontre. Tu le sais bien. Oui. Mais à t entendre, elle serait presque autiste. On n en est pas là, voyons. Imaginative, c est le mot qui convient. Quant à la communication si à la mode par les temps qui courent, c est vrai qu Agatha ne se lie pas et n accorde en fait aucune importance à la compagnie des jeunes de son âge. Chaque fois, par exemple, qu on lui a donné l occasion de rencontrer un garçon (je veux dire un garçon de notre milieu) en espérant qu une relation (tu vois ce que je veux 18