La Vraie Nature des ombres

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Marie-Louise Brunelle
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1 Jean Frémon La Vraie Nature des ombres P.O.L 33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6 e

2 L O DE GIOTTO Stefano, émissaire du pape, chantait. Des collines d O l t r a rno, le coucou lui répond. Les primevères éclairent les b o rds du chemin. Il y a grande agitation d étourneaux dans les chênes verts. Une portée de jeunes cochons noirs détale. L abbé Stefano chante en marc h a n t. Il vient de Sienne, a traversé San Donato, rempli sa g o u rde à la fontaine de Ta v a rnelle, a dormi à San Casciano chez les frères mineurs de Saint-François, à Galluzo, il a acheté du pain et des oignons doux. Il arr i v e; du haut de la colline, il voit déjà l Arno dans la vallée et les tours de F l o re n c e. Il porte sous le bras un gros rouleau où sont serrés des dessins des meilleurs peintres de Sienne. Ugolino lui a donné un voyage des rois mages, Bartolomeo un baptême du Christ, Filippo une annonciation, pour ne citer que les plus

Il vient de Sienne, a traversé San Donato, rempli sa g o u rde à la fontaine de Ta v a rnelle, a dormi à San Casciano chez les frères mineurs de Saint-François, à Galluzo, il a acheté du pain et des

3 La Vraie Nature des ombres grands. Leurs élèves ont surenchéri, ayant à cœur de montrer leur détermination à aider le maître si celui-ci devait être choisi. C est que le pape a des projets : rendre la foi patente, édifier les consciences par l image, il veut des fresques pour Saint-Pierre de Rome. Il a chargé l abbé Stefano de visiter tous les ateliers de Toscane, le pape exige les meilleurs. On ne convainc pas par la médiocrité, avait-il dit à Stefano. Asservir le génie à son projet était son vœu secret. Stefano s arrête au sommet de la colline, le soleil a disparu derrière une hauteur, la nuit va tomber, il glisse son rouleau dans la fourche d un olivier, afin que la rosée du matin ne le détrempe pas, étend son manteau sur le sol pierreux, mange ses oignons et son pain, goûte l eau de Tavarnelle, fait ses dévotions et s endort. En rêve, il voit les plus belles fresques qui soient. Il ne distingue plus les auréoles d or des soleils couchants, si ce sont les manteaux des soldats couchés au pied de la croix ou de simples rochers, le corps meurtri du crucifié se balance parmi les arbres, Gabriel, un lys à la main, lui paraît plus réel qu aucune image jamais ne le montra, il voit le moine François prêchant aux oiseaux réunis en cercle autour de lui, il voit la nuit des rois et l étoile lumineuse au-dessus d eux.

Il a chargé l abbé Stefano de visiter tous les ateliers de Toscane, le pape exige les meilleurs. On ne convainc pas par la médiocrité, avait-il dit à Stefano.

4 L O de Giotto Au matin, Stefano, qui a dormi dans une fresque, s éveille dans une fresque. Les silhouettes des ifs découpent le ciel à contre-jour. Trois alouettes autour de lui se disputent les miettes du pain de Galluzo. Ses reins sont raides. Il ramasse son manteau. Est-ce lui ou son ombre peinte qui descend d un pas mal assuré le flanc de la colline vers le pont sur l Arno? La nuit n est pas totalement dissipée en lui. La fatigue le tient dans l inquiétude et la fièvre : il se rend chez Giotto Bondone, élève de Cimabue, dont la réputation a passé les frontières de la Toscane. On raconte que Giotto, volontiers farceur, un jour a peint une mouche sur le nez d un portrait auquel Cimabue travaillait. Qu en reprenant son ouvrage, le maître, avant de s apercevoir de sa méprise, a tenté à plusieurs reprises de chasser de la main le moucheron qu il croyait attiré par l œuf qui liait sa détrempe. En abaissant la tête d un lion de bronze, l abbé frappe à la porte du peintre. Giotto Bondone n ôta pas son bonnet. On le disait laid, il n était pas aimable. Stefano exposa les grands desseins de la papauté, lui représenta l honneur qui lui était fait, vanta l empressement des Siennois; Giotto ne disait rien. Laissant l abbé sur le seuil, il tira d un coffre une feuille de papier, trempa son pinceau dans le rouge et traça d un seul geste du poignet un rond parfait sans décoller son

Est-ce lui ou son ombre peinte qui descend d un pas mal assuré le flanc de la colline vers le pont sur l Arno? La nuit n est pas totalement dissipée en lui.

5 La Vraie Nature des ombres coude de son côté. Il tendit le dessin à l abbé en disant : voilà. Stefano, croyant à une farce, dit : Bien pour l auréole, mais il manque le saint. Croyez-vous que c est ainsi que vous rivaliserez avec les continuateurs du grand style byzantin. Il montre son ro u l e a u : J ai là un voyage des mages, ils y sont tous les trois avec leurs chevaux, leurs ânes chargés de cadeaux, l étoile qui les guide j ai un baptême du Christ, il est dans l eau jusqu à la taille, le p e i n t re a voulu l eau si claire qu on aperçoit entre les jambes du Sauveur sa sainte virilité j ai une Annonciation qui montre l eff roi que cause à la Vi e rge l apparition de l archange, ses mains s agrippent à une colonne. To u t est dans le détail, la doctrine, la tradition, on n a pas fini d i n n o v e r. Qui croyez-vous être pour mépriser l off re qui vous est faite? Nul mépris, dit Giotto en jetant son dessin sur les rois, le baptême et l archange. Montrez ceci à celui qui vous envoie et faites-lui part de ce que vous avez vu. Ce que fit l émissaire, marri mais subjugué. À voir l audace d un cercle parfait, à écouter le récit de la manière dont il fut tracé, le pape et ses conseillers comprirent que Giotto surpassait tous les Siennois. On le fit venir à Rome, on le couvrit d or, on lui commanda cinq

Il montre son ro u l e a u : J ai là un voyage des mages, ils y sont tous les trois avec leurs chevaux, leurs ânes chargés de cadeaux, l étoile qui les guide j ai un baptême du Christ, il est dans l

6 L O de Giotto scènes de la vie du Christ pour la voûte de Saint-Pierre. On accourait de toute l Italie pour les admirer. «Plus rond que l O de Giotto» se dit d un balourd qu on berne facilement. Le même mot désigne en toscan le cercle et l esprit obturé.

«Plus rond que l O de Giotto» se dit d un balourd qu on berne

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