Introduction. [«Vézelay», Arnaud Timbert] [Presses universitaires de Rennes, 2009,

Transcription

1 Introduction «Aux douves recourbées pareilles aux couples d un vaisseau aux membrages d une forte châsse, qui soutiennent l allée centrale, succède, et quelle blancheur éblouissante, le chœur vertical dans les plis de son aube gothique. Nulle couleur que cette émanation d une myrrhe spirituelle dans le silence intense de la lumière 1» : le chevet de la Madeleine se déploie avec fluidité à l extrémité de la nef romane ; adossé au transept, il est doté d un sanctuaire de trois travées droites et d une abside semi-circulaire ceints d un déambulatoire de neuf travées desservant autant de chapelles décloisonnées à mi-hauteur (fig. 1), tandis que son élévation à trois niveaux grandes arcades, tribunes et fenêtres hautes dévoile le rythme ternaire d un étage sombre entre deux sources de lumière (fig. 30). Ce monument, planté entre ciel et terre sur les contreforts du Morvan, après avoir inspiré les poètes, est aujourd hui familier des manuels d histoire de l art dans lesquels il côtoie Notre- Dame de Paris et Chartres ; cela n a pas toujours été le cas. Jean-Michel Leniaud a écrit, au sujet des architectes Duban et Caristie, qui, en 1840, refusèrent le chantier de restauration de la Madeleine : «Pour ces deux architectes en vue, la perspective de restaurer un édifice en ruine au fin fond de la Bourgogne n a rien de stimulant : beaucoup de soucis et de déplacements, peu d honoraires en perspective et Vézelay n est pas encore Vézelay 2.» Ce n est, en effet, qu à la suite des grandes restaurations d E.-E. Viollet-le-Duc, qui constituèrent à la fois le baptême de l architecte et celui de la Commission des Monuments historiques, que les regards se sont portés sur la colline. Les écrivains s attachèrent, dès la seconde moitié du XIX e siècle, à retracer son histoire ; ainsi, P. Mérimée 3, A. Chérest 4, L. Flandin 5 et E.-E. Viollet-le-Duc lui-même 6 firent revivre les grandes heures de la ville et de son abbaye. Il faut néanmoins attendre le siècle suivant pour que l abbatiale, érigée au rang de basilique en , fasse l objet d études, qu il s agisse de sa nef et de son avant-nef romanes 8 ou de son chevet gothique. Remarqué pour sa valeur archéologique, ce dernier n a, cependant, jamais bénéficié d une véritable analyse architecturale. La dernière monographie de l abbatiale, réalisée par F. Salet en , ne propose qu une étude succincte des parties orientales, toute l attention de l auteur s étant concentrée sur la nef et l avant-nef. 11

2 V É Z E L A Y Fig. 1 : Vézelay, la Madeleine, plan des parties orientales. s. éch. Ext. de Salet, F. Salet sut, néanmoins, mettre en évidence les problèmes archéologiques du chevet tandis que l analyse de la modénature et du décor sculpté le conduisit à situer sa construction, à l instar de ses devanciers A. Chérest et Ch. Porée 10, entre les années et Cette datation a été généralement acceptée 12, aussi bien dans les ouvrages généraux sur l architecture gothique de L. Grodecki 13, d A. Erlande-Brandenburg 14 et de B. Klein 15, que dans les études de R. Branner 16, de L. Saulnier et N. Stratford 17 sur la Bourgogne en général et Vézelay en particulier. Cependant, plusieurs chercheurs, dont R. de Lasteyrie 18, E. Lambert 19, P. Frankl 20, D. Kimpel et R. Suckale 21 ainsi qu A. Gajewski 22, ont avancé l idée d un début du chantier plus précoce, durant les années Cette absence de consensus et celle d une étude approfondie sur le sujet sont d autant plus dommageable que les quelques édifi ces auxquels le chevet de la Madeleine peut être rattaché possèdent tous une monographie relativement récente, telle l étude de S. Mc. Crosby sur Saint-Denis (1987) 24, de J. Henriet sur Sens et Saint- Germer-de-Fly 25, de Ph. Plagnieux sur Saint-Germain-des-Prés (1991/2000) 26, de Ch. Seymour sur la cathédrale Notre-Dame de Noyon (1939/1975) 27, de

3 I N T R O D U C T I O N D. Vermand, C. Lautier et M. Bideault sur Senlis 28 et Chars 29, de D. Hanquiez sur la priorale de Saint-Leu-d Esserent (2008) 30, ou encore de nos propres recherches sur Saint-Maclou et Saint-Martin de Pontoise (1996/2003) 31. Au regard de ces édifices et de leur fortune historiographique, le chevet de la Madeleine fait donc figure d œuvre isolée, tant par sa situation géographique que par l absence d étude détaillée et récente. Pourtant, au-delà des questions de chronologie monumentale et des problèmes d ordre archéologique, ce chevet soulève des interrogations essentielles sur les prémices de l architecture gothique en Bourgogne, sur le rôle de Vézelay dans le développement des chevets à chapelles rayonnantes contiguës issus de Saint-Germain-des-Prés et, encore, sur l impact d un tel édifice sur un paysage architectural aux formes et aux techniques d une autre inspiration et origine. Pour mener l analyse, nous avons rassemblé les éléments nécessaires à la compréhension du chantier gothique : après un aperçu géographique et historique de Vézelay depuis la fondation de l abbaye, les quelques textes pouvant intéresser la construction du chevet sont présentés ; parmi ces derniers, la mention d une pérégrination de reliques en 1164 et celle d un incendie survenu en 1165 font l objet d une attention particulière. L approche documentaire est suivie par l étude des édifices antérieurs (chevet du XI e siècle) et par celle des débuts de l architecture gothique à Vézelay à travers l avant-nef et la salle capitulaire ; cette mise en perspective révèle une abbatiale en chantier permanent entre la réalisation de sa nef romane, durant le premier tiers du XII e siècle, de son avant-nef, de sa salle capitulaire et de son chevet gothique, dans la seconde moitié du même siècle, remettant ainsi en cause l idée de pôles de constructions isolés dans le temps au profit d une ambiance esthétique et, parfois, d une main-d œuvre commune à ces chantiers. Après ces remarques préalables, l analyse architecturale aborde les formes et la structure tandis qu une observation archéologique favorise la connaissance matérielle du chevet. Cette dernière repose sur l identification géologique des pierres et des mortiers mis en œuvre, sur l examen des traces d outils et des trous de boulins, sur l étude des méthodes d appareillages et des marques lapidaires ; autant d observations qui permettent de retracer en l absence de textes suffisamment précis la marche du chantier par tranches horizontales dont la succession et la complexité n apparaissent pas à travers la seule investigation formelle. Cette volonté d associer l analyse architecturale classique relevant de l histoire de l art à une analyse matérielle récemment appropriée par l archéologie du bâti, résulte autant de la nécessité de concevoir l architecture à travers sa forme et sa matière que des exigences méthodologiques relatives à la monographie d architecture moderne 32. Bien que les deux approches soient encore dissociées dans le volume dirigé par S. Frommel sur les Méthodes en histoire de l architecture 33, nous les avons néanmoins rapproché dans la perspective d une plus juste et complète compréhension du monument ; analyses formelle et matérielle engagent ainsi un dialogue qui ne tend pas à vérifier l une par l autre mais à les rendre complémentaires. L ensemble des observations matérielles constitue ainsi autant de renseignements qui s ajoutent à ceux réalisés sur les formes, confirment ou infirment une 13

4 V É Z E L A Y datation et, par extension, affinent la reconstitution de la marche du chantier tout en favorisant la connaissance de son organisation. À la lumière de toutes ces observations, les parties orientales de la Madeleine apparaissent avec plus de netteté, mêlant traditions et innovations tant plastiques que techniques et dévoilent une ambiance particulière au troisième quart du XII e siècle. Avec cette vision renouvelée du chevet, le problème de sa place dans l architecture gothique se pose dès lors différemment. Si, localement, il fait figure d œuvre gothique isolée «en terre romane», à l horizon élargi de l ensemble de la production architecturale du XII e siècle, son influence rapide et ponctuelle sur divers chantiers bourguignons et normands dont il faut en partie reconsidérer les effets semble provenir de sa réussite formelle et technique ; réussite due à un maître d œuvre local précocement tourné vers l Ile-de-France tout autant qu à un maître d ouvrage, Guillaume de Mello, dont la personnalité, les relations et l engagement auprès du roi de France, place cette réalisation architecturale dans un contexte signifiant sur lequel l historiographie est peut-être restée trop méfiante Notes 1. Paul Claudel 1968 : cité dans Le Patrimoine de la Basilique de Vézelay, Paris, Flohic, 1999, p LENIAUD (J.-M.), Viollet-le-Duc ou les délires du système, Paris, Mengès, 1994, p MÉRIMÉE (P.), «Vézelay», Histoire des villes de France, Paris, 1843, p CHÉREST (A.), «Vézelay. Étude historique», Bull. Soc. Sc. Hist. et Nat. Yonne, , éd. critique R.-B.-C. Huygens, Tournai, 1976, p FLANDIN (L.), «Vézelay», Annuaire Hist. Yonne, 1841, p ; 1842, p ; 1843, p ; 1845, p VIOLLET-LE-DUC (E.), Monographie de l ancienne église abbatiale de Vézelay, Paris, BERGÉ (A.), «Le statut de la Basilique de Vézelay», Bull. Amis Vézelay, 1997, n 42, p OURSEL (C.), «La genèse monumentale de l église abbatiale de Vézelay», Art Studies, 1927, t. 5, p DIEMER (P.), Stil und Ikonographie der Kapitelle von Ste-Madeleine, Vézelay, thèse doct., Univ. Heidelberg, SALET (F.), «La Madeleine de Vézelay et ses dates de construction», Bull. mon., 1936, p ; du même : «L abbaye de Vézelay. Séance du 6 mai 1936», Bull. Soc. Nat. Ant. Fr., 1937, t. 39, p ; «La Madeleine de Vézelay. Notes sur la façade de la nef», Bull. mon., 1940, p ; Cluny et Vézelay, l œuvre des sculpteurs, Paris, S.F.A., SALET (F.), ADHÉMAR (J.), La Madeleine de Vézelay, Melun, CHÉREST (A.), «Aperçu historique sur la Madeleine de Vézelay», Bull. Soc. Sc. Hist. et Nat. Yonne, 1857, t. 11, p CHÉREST (A.), «Le narthex et le chœur de l église Sainte-Marie- Madeleine à Vézelay», Annuaire Hist. Yonne, 1868, p PORÉE (Ch.), «Vézelay», Cong. Archéo. Fr., Avallon, 1907, p Pour complément : PORÉE (Ch.), L abbaye de Vézelay, coll. Petites monographies des grands édifices de la France, Paris, s. d., p SALET (F.), ADHÉMAR (J.), op. cit., 1948, p Elle a été dernièrement réaffirmée par : SALET (F.), op. cit., 1995, p GRODECKI (L.), Architecture gothique, Paris, Gallimard-Electa, rééd. 1992, p ERLANDE-BRANDENBURG (A.), L art gothique, Paris, Citadelles-Mazenod, 1983, p ERLANDE-BRANDENBURG (A.), MÉREL-BRANDENBURG (A.-B.), Histoire de l architecture française du Moyen Âge à la Renaissance, Paris, Mengès, 1995, p

5 I N T R O D U C T I O N 15. KLEIN (B.), «Naissance et formation de l architecture gothique en France et dans les pays limitrophes», L art gothique, R. Toman (dir.), Könemann, 1999, p BRANNER (R.), Burgundian Gothic Architecture, Londres, 1960, p SAULNIER (L.), STRATFORD (N.), La sculpture oubliée de Vézelay, Paris, SFA, 1984, p LASTEYRIE (R. de), L architecture religieuse en France à l époque gothique, Paris, 1926, t. 1, p LAMBERT (E.), «L architecture bourguignonne et la cathédrale d Avila», Bull. mon., 1924, p FRANKL (P.), Gothic Architecture, Yale University Press, Pelican History of Art, 1 re éd. 1962, 2000, p KIMPEL (D.), SUCKALE (R.), L architecture gothique en France ( ), Paris, 1990, p GAJEWSKI-KENNEDY (A.), Gothic Architecture in Northern Burgundy in the 12th and early 13th centuries, thèse doct. dir. P. Crossley, Londres, Courtauld Institute of Art, 1996, p Entre ceux tenant pour une datation haute et ceux optant pour une datation basse, s intercalent les historiens favorables à une construction entre 1171 et le début du XIII e siècle, témoignant ainsi de l embarras dans lequel laisse le chevet de la Madeleine. MORRISON (K.), «Vézelay», The Dictionnary of Art, éd. J. Turner, New York, 1996, t. 32, p CROSBY (S. Mc.), The Royal Abbey of Saint-Denis, New Haven Londres, HENRIET (J.), «La cathédrale Saint-Étienne de Sens : le parti du premier maître et les campagnes du XII e siècle», Bull. mon., 1982, p ; «un édifice de la première génération gothique : Saint-Germer-de-Fly», Bull. mon., 1985, p PLAGNIEUX (Ph.), «L abbatiale de Saint-Germain-des-Prés et les débuts de l architecture gothique», Bull. mon., 2000, p SEYMOUR (Ch.), La cathédrale Notre-Dame de Noyon au XII e siècle, 1939, publ. revue et trad., Paris, SFA, VERMAND (D.), «La cathédrale Notre-Dame de Senlis au XII e siècle, étude historique et monumentale», Mém. Soc. Hist. Archéo. Senlis, 1987, p Ajoutons également l étude récente de CHRISTOPHE (D.), Notre-Dame de Senlis, une cathédrale au cœur de la cité, Gemob, 2006, p BIDEAULT (M.), LAUTIER (C.), «Église Saint-Sulpice de Chars», Ile-de-France Gothique, Paris, Picard, 1987, t. 1, p HANQUIEZ (D.), La priorale de Saint-Leu-d Esserent : analyse architecturale et archéologique, thèse doct., Univ. Lille III-Ch.-de-Gaulle, C. Heck, A. Timbert (dir.), 2008, 3 vol. 31. TIMBERT (A.), «Le chœur de l église Saint-Maclou de Pontoise», Mémoire de la Société Historique et Archéologique de Pontoise, du Val-d Oise et du Vexin, 1996, t. 79, p Du même : «Le chevet gothique de l église abbatiale Saint-Martin de Pontoise», Mémoire de la Société Historique et Archéologique de Pontoise, du Val-d Oise et du Vexin, , t. 86, p TIMBERT (A.), «La place et le rôle de l analyse architecturale dans la monographie d architecture», Manuel d archéologie et d histoire, Ph. Racient (dir.), éd. du CAHMER, vol. 22, à paraître. 33. FROMMEL (S.) (dir.), «Méthodes en histoire de l architecture», Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, Paris, Monum, n 9-10, janvier TIMBERT (A.), «Existe-t-il une signification politique de l architecture gothique du XII e siècle? L exemple des chevets de Saint-Denis et de Saint-Germain-des-Prés», Les Cahiers d Histoire de l Art, 2007, n 4, p