Nous avons tous une identité multiple Entrevue avec le professeur Siddiq Wahid

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1 Nous avons tous une identité multiple Entrevue avec le professeur Siddiq Wahid Siddiq Wahid a été le premier Ladakhi à recevoir un doctorat de la célèbre université de Harvard aux Etats-Unis. Il est aujourd hui recteur de l université Islamique du Cachemire à Srinagar Revue de l Inde:Pourriez-vous nous présenter l Université islamique du Cachemire? Professeur Wahid : Le projet d université a été proposé par le Département des affaires islamique du Jammu et Cachemire et promulgué par une loi de l Assemblée de l État en L idée était principalement de disposer d une université indépendante du gouvernement, pour pouvoir enseigner les sujets islamiques tels que le soufisme au Cachemire, l histoire de l Islam, les sciences islamiques, etc. C était l intention de départ. Notre première préoccupation a été de nous occuper de problèmes très matériels, tels que trouver des emplois pour les diplômés de l université. Bien que l érudition et la recherche soient passionnantes, nous avons décidé de nous orienter davantage vers les aspects pratiques. Une autre préoccupation était de faire en sorte que l université soit autonome financièrement et puisse générer ses propres ressources, par le bais des frais de scolarité et d activités commerciales. Il y a aussi d autres perspectives en vue, telles qu un Centre de civilisation comparée. Revue de l Inde:Pouvez-vous nous en dire davantage?

2 Professeur Wahid : Il faut que les différentes civilisations puissent se parler entre elles. Quand nous parlons de civilisations, nous parlons de quatre ou cinq grandes cultures, l hindouisme, le bouddhisme, l islam et le christianisme. Revue de l Inde: Trois d entre elles sont représentées dans l État de Jammu et Cachemire! Professeur Wahid : Oui, exactement. Nous voudrions qu il y ait un espace où se poursuivrait un dialogue continu. Nous avons aussi le projet d un Centre pour les cultures de l Ouest himalayen. Toutes ces régions sont liées ensemble, nous voudrions voir comment elles peuvent vivre ensemble. Nous avons par exemple des liens mystiques, anthropologiques, ethniques, linguistiques ou ethnologiques. Quelle est la cartographie de cet endroit? J estime qu il nous faudra quatre à cinq ans pour mettre tout ça en place. Les langues de cette région sont aussi étroitement liées : il y a des emprunts mutuels, même entre des langues aussi étrangères l une à l autre que le cachemiri et le ladakhi. Dans notre langue, le ladakhi, on trouve toutes sortes de mots empruntés qui viennent de l ouigour [du Turkestan] ou du cachemiri. Voilà vers quoi nous nous dirigeons. Une des choses les plus intéressantes que nous faisons, et qui est nouveau, c est l introduction d une année d anglais intensif. Cela fera un pont pour éduquer ceux qui ont étudié en vue d un maulvi fazal, l équivalent d une maîtrise en Arabe. En général ils ne maîtrisent pas l anglais, avec pour conséquence qu ils ne peuvent trouver un emploi parce qu on ne parle pas arabe aujourd hui [dans les administrations]. Revue de l Inde: Ils ont reçu leur formation dans des madrasas?

3 Professeur Wahid : Oui, mais des madrasas modérées. Le second problème est qu ils ne peuvent poursuivre d études universitaires supérieures au Cachemire parce que pour aller au-delà de la maîtrise, il leur faut pratiquer couramment l anglais. Ils ne peuvent pas consulter des sources secondaires en anglais ou en tout autre langage ; or beaucoup d étrangers on fait énormément de recherche dans le domaine des études islamiques. Bien que nous ne l ayons introduit que récemment, ce cours connaît un grand succès parce que soit les gens veulent trouver un travail ou poursuivre leurs études. Au bout du compte, quelqu un qui connaît bien l anglais et l arabe peut trouver un bon emploi. C est notre but. Revue de l Inde: Je crois savoir que vous avez des projets en commun avec le Département de l Archéologie de l Inde (ASI). Pourriez-vous nous en dire plus? Professeur Wahid : Aujourd hui, dès que vous parlez d université islamique, il y a immédiatement un problème, un préjugé, voire de l intolérance. Cela est lié à tout le débat sur l islam, sa situation au 21 e siècle et aussi aux politiques de certains pays occidentaux envers les pays musulmans. Pour l université islamique, l une des réponses consistent à faire des choses qui, en d autres circonstances, paraîtraient tout à fait naturelles. Entre autres, d aider à la restauration de temples hindous à Avantipur. Donc nous comptons approcher l ASI et leur dire «Nous sommes prêts à prendre la responsabilité de la restauration de ces deux temples. Nous pouvons trouver les fonds et les spécialistes» C est un des projets que nous avons.

4 Nous souhaitons aussi engager des actions qui aident à guérir les blessures. Il y a beaucoup de monuments bouddhistes dans la Vallée, quelques monuments musulmans au Ladakh, des monuments hindous dans la Vallée et des mausolées musulmans dans le Jammu. L idée est d impliquer la société civile : par exemple d avoir des bouddhistes du Ladakh travaillant ici, dans la Vallée, sur des bâtiments bouddhistes pendant que des musulmans iraient au Ladakh ou au Jammu, et de même pour les monuments hindous. Il est facile de prétendre que nous avons des relations fraternelles et que nous ne nous sommes jamais combattus (ce qui douteux car il y a bien une histoire de luttes mutuelles), mais pour donner une assise institutionnelle à ce type de dialogue, nous envisageons de lancer ces activités extra-scolaires. Je suis profondément convaincu que de telles institutions, si on leur donne l opportunité de se développer, peuvent grandement contribuer à une normalisation de la situation au Jammu et Cachemire. Revue de l Inde Pourriez-vous nous dire quelques mots sur le débat à l intérieur de l islam? Est-ce que vous comptez l intégrer aux activités de l université? Professeur Wahid : Oui, bien sûr. Je dois vous dire que l année prochaine, en mai, nous allons organiser une conférence internationale pour laquelle nous avons déjà réunis les fonds. Elle sera intitulée «L islam et ses relations avec l Occident.» L idée est de faire venir quatre ou six chercheurs non musulmans venus de différents endroits, qui ont travaillé sur l islam contemporain, et de faire venir quatre ou six chercheurs musulmans de l étranger qui ont travaillé sur le même sujet. La France est un grand centre d études à cet égard. Ce sera une plateforme de discussion. Le principe est de faire venir ces dix ou

5 douze personnes et de leur demander de parler. Ils auront une audience originaire d Asie du Sud, musulmane comme non musulmane. Cette interaction nous aidera à voir comment pensent des chercheurs du 21 e siècle. Outre cela, nous envisageons aussi d inviter quarante à cinquante chercheurs d Asie du Sud (Inde, Pakistan et Bangladesh). Chacun présentera son article mais le débat se déroulera entre les 45 d une part et les d autre part. Le débat se poursuivra pendant deux jours. Revue de l Inde: Ce sera un débat entre universitaires? Professeur Wahid : Oui, entre chercheurs. À la suite de cela, nous voudrions inviter cent personnes du Jammu et Cachemire, provenant des deux côtés de la Ligne de contrôle. On leur présentera un résumé des deux jours de débat. Ils se feront une idée de la direction de ce large et profond débat et en quelques termes il se pose. Notre objectif est de faire ressortir le fait que l Asie du Sud a contribué pendant longtemps aux études, à la théologie, à la philosophie et au mysticisme islamiques. Durant les cent dernières années, cela s est assoupi. Nous voulons que l université prenne en charge ce genre de débat mais, plus encore, nous voulons secouer les études islamiques de leur torpeur. Revue de l Inde: Votre université délivrera-t-elle des doctorats? Professeur Wahid : Oui, d ici quelques années. Cela demandera trois à cinq ans. L idée est de créer le débat et la discussion et de former un corpus de jeunes de la région qui pourra non seulement contribuer à la région mais aussi la représenter à l extérieur.

6 Revue de l Inde : Il y a eu récemment une enquête des Nations unies établissant que l éducation était l un des problèmes du monde musulman. Pensez-vous que votre université peut contribuer de manière significative à la solution de ce problème? Professeur Wahid : Oui, je le pense. Il y a deux aspects. Je ne pense pas que les musulmans soient moins éduqués que les membres d autres traditions en Asie du Sud. L idée que les remous qui traversent actuellement le monde musulman sont dus à des gens non éduqués n est pas correcte. Elle se fonde sur la croyance que les fondamentalistes islamiques, par exemple les djihadistes qui vont se faire exploser au milieu des gens, ne sont pas éduqués. En fait, ils sont très éduqués, mais ils ont perdu la capacité d exprimer leurs frustrations. Ils réagissent au monde moderne en modernistes. Il est faux de dire qu il s agit de traditionalistes en réaction contre la modernité. Le problème qui existe dans le monde musulman aujourd hui est qu il y a quelques musulmans qui se déclarent modérés ou modernes mais qui sont en fait laïques. Ils connaissent très peu la religion bien qu ils prétendent la représenter dans le monde. Il y a des gens qui sont modernes mais ne le déclarent pas. C est une toute petite tranche, peut-être 1% ou 2% (Les 98% restant sont que vous pouvez appeler les masses), et ils ne peuvent pas envisager de se comporter comme un musulman doit le faire, c est-à-dire prier cinq fois par jour, jeûner au ramadan, aller en pèlerinage à la Mecque, ou pratiquer la charité, c est-à-dire les cinq piliers de l islam. Cette «intelligentsia» musulmane ne peut pas s adresser aux masses et elles se justifieraient en disant qu elles suivent les règles de l islam parce qu elles ne sont pas éduquées. Mais en Islam comme en d autres

7 religions, vous devez suivre certaines règles et régler votre comportement en fonction. Le fossé qui sépare l intelligentsia moderne des masses (illettrée mais pas forcément non éduquées) a été comblé par les mollahs, qui connaissaient un peu d arabe et pouvaient parler facilement de religion. Ils ont influencé les masses pendant longtemps. Le fossé n est toujours pas comblé. Vous créez une «lumpen intelligentsia» (c est un terme de gauche utilisé par Olivier Roy), qui est scientifiquement éduquée mais qui n est pas capable d articuler le type de frustrations théologique et psychologique qui fermente dans une société moderne. Revue de l Inde: Vous parlez d identité. Commet vous considérezvous? Comme un Ladakhi, un Cachemiri, un Indien, un Musulman? Professeur Wahid : Tout cela ensemble! Revue de l Inde: Est-il possible de posséder plusieurs identités simultanément? Professeur Wahid : C'est possible. [En fait], on doit accepter d avoir plusieurs identités simultanément si l on veut vivre une vie saine. Il y a quelques années, l imam du Ladakh était ici, dans cette pièce, et m a posé la question : «Êtes vous un Ladakhi ou un musulman?» La question ma offensé parce que ça ne le regarde pas, mais j ai immédiatement répondu : La réponse n est pas si simple», du moins pas aussi simple qu il l aurait souhaité. Je voyais bien où il voulait en venir. Je pense que nous avons tous une identité multiple. Revue de l Inde: Est-ce un enrichissement?

8 Professeur Wahid : Bien sûr. Ainsi, je suis né au Ladakh et j appartiens à une région de culture tibétaine, j ai été élevé par les jésuites à Darjeeling, je vis dans un pays qui est plus que majoritairement hindou, j ai épousé une chrétienne luthérienne, et j ai pour pouvoir voyager un passeport indien. Il est donc difficile de rejeter une de ces identités. Quand on me demande de quelle partie de l Inde, je viens, je réponds «du Cachemire». J ai, sur ma table, une photo du dalaï-lama, une autre de Karan Singh et une autre de l un de plus grands spécialistes de l islam, Sayeed Abdul Nasser. Je garde ce photo parce qu elles représentent mes trois identités principales. Intellectuellement, Nasser est mon identité, culturellement, je suis tibétain, politiquement, Karan Singh me représente. Revue de l Inde: Supposons que vous deveniez demain premier ministre de l Inde. Quelles mesures prendriez-vous pour résoudre le problème cachemiri qui dure depuis bientôt soixante ans? Professeur Wahid : Le résoudre exigera du temps. Mais pour le mettre sur la bonne voie, j élargirais le cadre. Je m explique : Au lieu de ne prendre en compte que le problème indo-pakistanais, je le placerais dans le contexte de l Asie du Sud. La question est de savoir comment on peut faire pour amener aux peuples de cette région plus de paix, de possibilités d expression, de liberté, afin qu ils puissent vivre la vie que connaît le reste de l Asie du Sud. Des deux côtés de la Ligne de contrôle, on n a pas d expérience complète de la démocratie bien sûr, il y en a plus de ce côté [indien]! Revue de l Inde: Avez-vous confiance en l avenir?

9 Professeur Wahid : Nous n avons pas d autre choix que d avoir confiance. Il faut travailler dur. Si l on devient pessimiste, on tombe vite dans le cynisme qui est juste l étape suivante sur le chemin. Nos ne pouvons pas nous le permettre.