LE CAPITALISME CONTEMPORAIN QUESTIONS DE FOND

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1 Études coordonnées par Jean-Claude Delaunay Atelier de Recherches Théoriques François Perroux (ART François Perroux) LE CAPITALISME CONTEMPORAIN QUESTIONS DE FOND Patrick Dieuaide Thierry Pouch Jean-Marie Harribey Jean-Claude Delaunay Jean-Pierre Durand L Harmattan 5-7 rue de l École Polytechnique Paris - France L Harmattan Inc. 55 rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9

2 Introduction En conclusion de son petit ouvrage sur le capitalisme 1, François Perroux notait la force, la précision et la plasticité de ce système économique, sa capacité à se transformer tout en stimulant l innovation. Mais conscient également des limites et des insuffisances du capitalisme, voire même des injustices et des crimes (p. 131) perpétrés sous son impulsion et en son nom, il indiquait que ce système ne pouvait prétendre uniquement à l accroissement du produit réel disponible, qu il lui fallait aussi, pour «tourner bien» et «bien tourner», réduire avec continuité les tensions sociales. «La réduction des tensions, écrivait-il, suppose que l économie prend un sens, une signification intelligible à tous, singulièrement aux plus défavorisés» (p. 132). Sans vouloir faire de l ART François Perroux un lieu où l on se prosternerait, de façon permanente ou même irrégulière, devant l icône du «maître», on ne peut manquer de noter la sagesse de son propos. D une part, les dirigeants du système capitaliste n ont pas cherché à réduire les tensions sociales avec continuité. S ils ont conçu, après la deuxième guerre mondiale, de soutenir la mise en place d un welfare system mondial, ils ont agi ainsi sous la menace du satan oriental. Dès lors que ce dernier disparaissait, les idées de la protection sociale dans les pays développés, ou celles de relations financièrement généreuses avec les pays en voie de développement, étaient attaquées et parfois abandonnées. D autre part, pour ne citer qu eux, les plus innovateurs de ses agents économiques, les capitalistes et dirigeants de multinationales, ont agi et agissent de manière incompréhensible par les plus défavorisés. Par exemple, les plans de restructuration que ces agents mettent en œ uvre induisent des licenciements massifs dépourvus de sens pour celles ou ceux qui les subissent puisque les lieux de production ainsi touchés sont très souvent rentables. Quelle signification celles (ceux) qui auront consacré 1 F. Perroux (1960), Le Capitalisme, Presses Universitaires de France, Collection «Que Sais-je?», Paris.

3 les meilleures années de leur vie à ces entreprises, et donc à ce système économique, pourront-elles (ils) lui accorder, si l âge venant, on les licencie, les plaçant ainsi dans un contexte tragique? De toute évidence, le développement du capitalisme contemporain est corrélatif de l accroissement des inégalités économiques et sociales entre les individus et les groupes, que ce soit à l intérieur des nations ou entre les nations elles-mêmes. Ce développement est corrélatif de l incertitude croissante des situations et des conditions d existence pour le grand nombre. Porté, d un côté, par le dynamisme technique et faisant valoir l idéologie de la liberté économique, il est, de l autre côté, socialement régressif et réducteur de la liberté. S il «tourne bien», en moyenne, pour celles et ceux que la vie a placés en situation dominante, il ne «tourne pas bien» pour celles et ceux que ce système domine, et, pour une partie d entre eux, «ne tourne pas bien du tout». Pour autant que l on puisse parler d un système économique comme d un être doté de volonté, il apparaît que le capitalisme contemporain s engage dans ce que François Perroux considérait comme les véritables faiblesses de cette formation sociale : l augmentation des tensions entre les hommes et la perte de sens. C est dans cette ambiance que le collectif de l ART François Perroux a fait le choix d une implication plus approfondie et par conséquent plus large, de compréhension de la société d aujourd hui. En 1999, ce collectif a publié un recueil des travaux de ses membres, «La mondialisation en question» (Éditions L Harmattan). Il s agit, aujourd hui, pour ce groupe, de travailler avec des perspectives scientifiques plus ambitieuses, tout en associant autant que possible ses efforts à la réflexion critique déjà conduite par ailleurs sur le système capitaliste. S il semble particulièrement nécessaire, notamment au plan économique, de comprendre les traits essentiels de ce système, ses lignes d évolution, ses contradictions de toutes sortes, la difficulté de l entreprise suppose d évaluer à peu près correctement les forces pouvant être engagées dans l aventure, et celles d abord des théories mises en œuvre. C est pourquoi ce travail d intelligence de la société actuelle et de son économie doit être nourri des vertus de la conviction et de la modestie qui, tout à la fois, permettent de se donner des

4 objectifs immenses et de ne pas oublier la mesure vraie de ce que l on peut faire. Le lancement de la collection des Recherches économiques François Perroux, aux éditions l Harmattan, résume cette ambition et la conscience de ses limites. Car elle se veut un moyen d associer un plus grand nombre au projet théorique sous-tendant l ART François Perroux. En voici les quatre aspects majeurs. 1) Elle vise à stimuler la publication et la lecture de recherches critiques portant sur l économie du capitalisme contemporain. 2) Elle repose sur l idée que la théorie de Marx constitue, pour ces recherches, un repère conceptuel de première importance, mais qu il convient de reconsidérer et réaménager avec hardiesse. 3) Elle se voudrait un lieu de communication avec le champ académique, que l on ne confond pas avec celui des orthodoxies dominantes. 4) C est pourquoi cette collection est placée sous l autorité symbolique et morale de François Perroux. On pourra lire, à la fin du présent ouvrage, le texte rédigé pour la mise au point de cette collection avec les éditeurs. Ce n est évidemment pas un manifeste, au sens que l histoire a donné à ce terme. C est une indication d intentions, dont on comprend qu elle ne recueille pas toujours l assentiment de personnes dont on est pourtant proche, intellectuellement. On espère seulement que ce texte, et surtout sa mise en pratique, seront globalement attractifs. Maintenant, quelques mots de présentation du premier ouvrage de cette collection. Il est clair que ses lectrices ou ses lecteurs n ont pas besoin d une explication préalable pour en prendre connaissance. On sera donc bref, cherchant surtout à indiquer à grands traits le contexte et la motivation de l élaboration des textes qui le composent. Un point mérite cependant d être souligné avec insistance. L ART François Perroux est un ensemble de personnes qui, tout en étant capables de parler le même langage théorique et de s accorder sur un formalisme académique, n en suivent pas moins des démarches différentes. Il n est pas étonnant, dans ces conditions, qu elles n aboutissent pas aux mêmes conclusions. Or cette diversité dans les démarches et dans les résultats est l une des raisons d être de l ART François Perroux, le pari étant fait que la pluralité des points de vue, parfois très éloignés les uns des autres, peut-être le reflet de la réalité, surtout dans une période

5 marquée par de profondes mutations. Et que même si ce reflet se révèle très inexact, à la réflexion et à l expérience, il est préférable de l avoir diffusé en son temps plutôt que le contraire, eu égard au caractère toujours très relatif et partiel de la connaissance économique. C est la raison pour laquelle cet ouvrage est volontairement introduit par deux textes d orientation opposée. Le premier, de Patrick Dieuaide, explique les raisons pour lesquelles la théorie de la valeur de Marx aurait, dans les années d après deuxième guerre mondiale, atteint son apogée en même temps que le capitalisme industriel. Mais cette théorie aurait aujourd hui, avec la crise du fordisme, perdu ses vertus explicatives, laissant la place à d autres rapports de valorisation. D où le titre de son chapitre, clin d œil à l ouvrage bien connu d André Gorz. Le deuxième, de Thierry Pouch, se veut une considération peut-être ironique mais certainement passionnée des enterrements auxquels la théorie de la valeur de Marx aurait été conviée depuis un siècle, mais en vain, pour y jouer le plus redoutable des rôles en ces circonstances, à savoir le premier. Nous avons retenu cette dualité comme expression concrète de la façon intellectuelle de travailler qui est la nôtre. L ART François Perroux n est pas une Ecole, encore moins une Secte ou une Chapelle, la seule exigence à laquelle on estime devoir s attacher étant celle du respect d un niveau minimal de formalisme et de cohérence académiques, pour favoriser la communication scientifique précisément. En plus de ces deux textes introductifs et indicatifs d une méthode de travail, les trois chapitres publiés ci-après sont issus des séminaires de l ART François Perroux des années et Ces séminaires furent consacrés à la crise de la valeur des marchandises et de la valorisation du capital dans le capitalisme contemporain. L intention était double. D une part, mettre en œuvre le concept de «valeur» issu de la théorie de Marx tout en se demandant s il n était pas opportun de parler aujourd hui de «crise de la valeur» comme réalité et comme concept. D autre part, et simultanément, analyser le capitalisme contemporain. C est ainsi que Jean-Marie Harribey étudie le processus de financiarisation du système capitaliste, en exposant de manière appro-

6 fondie sa compréhension de la théorie de Marx propre à ce domaine, et en présentant ses propres conclusions sur ce point. Le concept de «valeur captée», qui est central dans son analyse, est une illustration de la direction propre à ce premier ouvrage. En effet, grâce à ce concept, Jean-Marie Harribey vise à intégrer la théorie de la valeur de Marx, inspirée du XIX ème siècle industriel, dans une approche plus générale de la valeur, incluant tant les phénomènes réels et monétaires que financiers. C est pourquoi la valeur captée, concept de cette généralisation, revêtirait selon lui trois formes, à savoir celle de la valeur d exploitation/réalisation, de la valeur de prédation et celle de la valeur de spéculation. Sur le fondement de cette démarche, l auteur s estime en mesure notamment d analyser les procédures managériales de la «création de valeur pour l actionnaire», ou de rendre compte, de façon critique, d autres théories de la finance. Le texte de Jean-Claude Delaunay est animé des mêmes intentions. Orienté vers l étude du développement des activités de service dans les sociétés capitalistes développées, il se demande quels problèmes révèle et fait surgir l extension des services dans la structure économique capitaliste et quelles en sont les incidences au plan théorique, celui de la valeur pour commencer. Il est alors obligé de s interroger sur la problématique que Marx avait à peine esquissée pour analyser les services et sur la définition que ce dernier avait donnée de ces activités. Ce qui, incidemment, confirme que l étude du capitalisme contemporain grâce à la théorie de Marx (mais le processus est vérifié pour d autres corps théoriques) rétroagit sur les concepts utilisés initialement pour cette étude. De la même façon que Jean-Marie Harribey estime devoir penser l époque du capitalisme financier en utilisant une conception élargie, et d une certaine manière libérée, de la valeur par rapport à son époque d origine, l auteur de ce chapitre sur les services et la valeur est obligé de revenir sur la conceptualisation que Marx avait laissée de ces phénomènes en héritage, non seulement aux souris mais à ses disciples. Le texte de Jean-Pierre Durand, relatif à l industrie, termine ce volume. C est le texte d un sociologue, et par conséquent d un chercheur analysant la réalité capitaliste avec d autres concepts que les

7 économistes et en suivant d autres méthodes d observation. Cette différence rend sa contribution d autant plus précieuse dans un ouvrage économique. L industrie est un domaine d activité sociale qui n a pas disparu, même si la finance domine la société et même si les services en constituent désormais la trame majoritaire. Ensuite, la théorie est toujours pratique quelque part. La pratique du flux tendu apparaît à l auteur comme le phénomène majeur de croissance de la productivité (et donc de production de valeur et de plus-value) dans les grandes entreprises qu il a étudiées. Son analyse prend donc le contre-pied de celle de Manuel Castells selon lequel «dans le nouveau mode informationnel de développement, c est la technologie de la production du savoir, du traitement de l information et de la communication des symboles qui engendre la productivité» 2. Pour Jean-Pierre Durand, ces technologies seraient uniquement une condition permissive du fonctionnement des procédures industrielles modernes, mais elles ne seraient pas à l origine de la croissance de la productivité par lui observée. Mentionnons aussi que ces procédures impliquent à leur tour de nouvelles formes d organisation des entreprises et de nouvelles qualifications et compétences de la maind œuvre. Tels sont les aspects du capitalisme contemporain que l on propose aujourd hui dans cet ouvrage, tout en sachant que d autres analyses sont nécessaires pour prendre la mesure économique de notre société. On souhaite cependant que cette lecture permette déjà de répondre un peu mieux à l interrogation suggérée par l œuvre de François Perroux : «D où proviennent les inégalités du capitalisme et pourquoi y sont-elles croissantes aujourd hui?». C'est en comprenant ces phénomènes de manière plus approfondie que l on donne du sens à ce système pour ne plus le subir. 2 Castells M. (1998), La Société en Réseaux, L ère de l information, Fayard, Paris, (1 ère édition en langue anglaise 1996).

8 Cet ouvrage a été réalisé avec l aide de l atelier de télétravail de l Université de Marne-la-Vallée, à Coulommiers. Nous remercions très vivement Mmes Estevao, Giraud et Haghebaert pour leur contribution à sa présentation et à sa mise au point. J.-C. Delaunay

9 TABLE DES MATIÈRES JEAN-CLAUDE DELAUNAY : Introduction... 9 PATRICK DIEUAIDE : «Quand le capitalisme dit adieu à la valeur travail» THIERRY POUCH : «La science économique en France et la théorie de la valeur de Marx : Considérations sur d interminables funérailles» FINANCIARISATION JEAN-MARIE HARRIBEY : «La financiarisation du capitalisme et la captation de valeur» DÉVELOPPEMENT DES SERVICES JEAN-CLAUDE DELAUNAY : «Valeur et activités de service dans le capitalisme d aujourd hui» INDUSTRIE ET FLUX TENDU JEAN-PIERRE DURAND : «Flux tendu et modèle de la compétence, une révolution silencieuse» MANIFESTE UNE NOUVELLE COLLECTION : «Recherches Economiques François Perroux»