Jour après jour elle s était sentie mourir aux yeux des autres.

Transcription

1 Sa main tremblait un peu, une main trop brunie, nerveuse. Elle gratta une allumette pour brûler la photo. La sienne. La seule. La dernière. Plus qu une image, un symbole. Elle n osait plus, elle ne voulait plus se souvenir. Le drame qu elle avait vécu était exceptionnel; cette aventure n était arrivée à personne. Jour après jour elle s était sentie mourir aux yeux des autres. Et puis, rien! 9

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3 Chapitre 1 Pas tout à fait assez longue pour être belle, Michèle plaisait. Certaines filles de l agence avaient le courage de lui trouver des jambes remarquables. La taille mince, les cheveux courts, un nez droit. Avec les hommes, elle s entendait bien. Plus jeune, elle avait rêvé d être un garçon. Aujourd hui encore, quelquefois, d être mercenaire. Elle enviait la liberté de ces hommes qui avaient choisi de ne rendre compte qu à euxmêmes. Ils défendaient avec la même ténacité les causes perdues comme les autres. -beaucoup d entre nous sont un peu mercenaires sans le savoir. Elle admirait les femmes qui avaient assuré leur destin d aventurières et à sa connaissance, il n en existait plus. Le mérite d une Isabelle Eberhardt se rattachait à son époque. Ses courses folles dans le désert, à méhari, s étaient perdues sous les traces des Landrover. Ses amours passionnées et multiples ne suscitaient plus guère d intérêt. Quand on demandait à Michèle d expliquer ses goûts, son caractère, elle disait «Je ne sais pas». En fait, elle s était souvent interrogée. Une chose était certaine, sa soif intense de liberté. Elle avait étouffé chez elle pendant des années, regardé étouffer ses parents et ne pouvait concevoir que son existence fut calquée sur la leur. Ils vivaient petit. Petit appartement, petites idées, petits goûts, petites joies. Son père vivait dans une mousse d orgueil aux bulles crevées, qui cadrait mal avec son existence de fonctionnaire. Il partait et rentrait à heures fixes, allait chez le coiffeur une fois pas mois, au cinéma tous les samedis. Et comme il avait appris le piano dans une enfance bien organisée, il avait tout naturellement acheté un piano 11

4 d étude d occasion pour que Michèle apprit à faire des gammes. Ce qu elle avait détesté. Et pour cause. Son prof, la douce Marie-Ange, semblait se moquer éperdument de ce que tapaient les gamines qui lui étaient confiées. C était la fille aînée du bon médecin de famille, sa gentillesse égalait son inefficacité. Michèle avait commencé à travailler ses gammes en simplifiant les accords. Discrètement au début, «pour voir si elle s en apercevrait». S était aperçue de rien, ou n avait pas voulu. Toujours est-il que les gammes furent de plus en plus «arrangées», à tel point qu elle eut, un jour, quand même, une gentille remarque. Si gentille! Tous les soirs elle devait s installer sur le tabouret de piano, sa mère lui servant de répétitrice, alors qu elle ne savait pas distinguer un clavier d une hirondelle. Et Michèle s en donnait à cœur joie. Elle improvisait des mélodies qui lui faisaient plaisir. Tu joues tes exercices? disait sa mère. Oui, maman. Et de plaquer des accords insolites qui lui faisaient chaud à l oreille ou lui agaçaient les doigts de pied. Parce que tu sais, si tu joues mal, ton père Et vlan. C était reparti. Toujours cette crainte entretenue. Sa mère tremblait devant un mari redoutable, large, fort, à la voix haute, aux colères terribles. L enfant Michèle envisageait parfois de les asseoir l un sur l autre sur le tabouret de piano et de le faire tourner à toute volée. Rien ne donne l air plus bête aux gens que de les placer dans des situations insolites. Elle voyait grandir, monter le tabouret avec ses parents assis dessus, grotesquement agrippés. Mais au fur et à mesure que le siège s élevait, son père perdait toute crainte, redressait la tête, trouvait la situation à son niveau, saluait les foules. Il dominait le piano noir contre le mur couvert de cerises. Ce serait tellement plus drôle si les cerises avaient la queue en bas. 12

5 Cet homme banal, qui avait passé sa vie à régner sur des faibles, prenait superbement des options sur l avenir de sa fille, jouant avec des aphorismes à la mesure de sa suffisance. Ma fille sera toubib. Il employait à dessein le mot populaire pour se rendre sympathique croyait-il. «C est vrai ma petite Michèle, tu veux soigner les gens?», demandait une cousine ou une amie polie. «Non, répondait une petite voix têtue, je veux être coiffeuse». L atmosphère se glaçait, le père ricanait «Ce n est qu une enfant». Justement, pourquoi ne pas la laisser être enfant longtemps encore avant de lui vriller dans le crâne les rêves avortés des parents? *** Marc était en voyage, le sixième en cinq semaines. L été commençait et Michèle piétinait dans un Paris trop chaud. Demain, pour le week end, elle prendrait seule la route vers l eau, pour nager, fuir vers le large jusqu à la limite de ses forces, un des nombreux défis qu elle aimait se lancer. Seule, elle se sentait forte. Il lui revenait en mémoire une réflexion d enfant que sa grand mère lui avait rapportée : «Dis Grand-mère, quand on est marié on obéit encore?» Elle avait oublié la réponse mais avait toujours autant de mal à obéir. On obtenait d elle les choses les plus difficiles à condition d avoir la manière. Comme les chats, dans le bon sens du poil. Il lui suffisait de savoir qu on comptait sur elle, qu on lui faisait confiance. Mais quand on ordonnait elle se refermait hermétiquement, prête au combat qu elle menait rudement. Elle avait été trop longtemps emprisonnée moralement, prison plus dure à franchir que des murs, qui fait mal aux nerfs. 13

6 Michèle n aimait pas conduire, s arrêter lui déplaisait plus encore. Le service lent dans les restaurants, les gens qui parlent fort, la gênaient. D une traite, elle roula jusqu à Deauville. Elle n aimait pas la ville pour ce qu elle représentait, le snobisme sous toutes ses formes. Mais elle était sensible aux rues calmes où les villas à colombages racontaient des histoires d amour des années L hôtel Normandy la fascinait avec cet agglomérat de corps de bâtiments qui alignait des centaines de fenêtres sur la mer. Elle aurait voulu savoir le nombre de tuiles qui couvraient les toits de l immeuble. Elle imaginait la clientèle, les fidèles de Pâques, la saison hippique. A côté du Normandy se trouvait un antiquaire qu elle appréciait. Elle pouvait entrer, poser des questions sans qu on cherchât à lui imposer une vente. Elle y avait vu le scriban de ses rêves, brillant doucement comme s il voulait séduire. Malgré les conditions intéressantes, elle n avait pu le prendre en raison de l exiguïté de son studio. Ce qu elle préférait à Deauville, c était le port. Parce que les bateaux parlaient d aventures, de voyages sur des mers lointaines, avec des hommes peu loquaces que rien n étonnait plus. Ce qui était marin lui semblait efficace. Elle prit peu de temps pour déposer son bagage et enfiler un maillot. Elle détestait les chambres d hôtel et y restait le moins possible. Elle trouva un coin de rocher à l écart et pendant plusieurs heures ferma ses paupières et son esprit pour s offrir au soleil. Elle avait une idée fixe, bronzer. S étendre sur le sable ou sur l herbe, sentir ses membres se décontracter tandis que la chaleur la pénétrait. Elle se sentait faire l amour avec le soleil et estimait que sa peau hâlée lui donnait une assurance désinvolte. Sans indulgence pour les faiblesses des autres, peut-être ne considérait elle pas les siennes comme de vraies faiblesses. Sans gravité, en tout cas. 14

7 Sa peau, préparée par de fréquents voyages tropicaux ne risquait pas de rougir. Elle pigmentait régulièrement, sans à coups. Penser? Le moins possible. On n entendait guère que le bruit des vagues. Les bateaux à moteur étaient au repos. Un homme et un enfant sortaient de l eau, attardés. Un déjeuner devait les attendre quelque part. Ils s essuyaient en marchant, maladroits, encombrés par un sac, des lunettes. Des gestes d homme, un peu gauches. Le garçon semblait peu assuré. Sa première année de vacances «comme un homme». Michèle les regardait sans bouger, ils lui jetèrent à peine un regard. Que pensaientils? Peut-être l apercevaient-ils sans la voir. Ils devaient s imaginer qu ils étaient en retard, qu on allait les attendre. Attendre Malgré elle, Michèle évoqua le temps où elle attendait elle aussi. Un homme. Le sien. Jean était un garçon correct. Il avait fallu une affaire montée trop vite, dont on avait oublié de consolider les bases, qui n avait pas tenu les espoirs mis en elle. Un peu la faute de tout le monde, due à cette inexpérience de la jeunesse qui refuse les conseils. Écroulement rapide qui entraîna dans le même temps celui de l homme dépassé, submergé, dégoûté. Insensiblement il s était laissé entraîner par la faune du voisinage, celle des Halles, la vraie. Des nuits entières passées à attendre, guettant du cœur les bruits de pas dans l escalier. Elle n existait plus, il n y avait que les autres. Et l alcool chez les putes reconverties dans la limonade. Et l amour avec n importe qui. Le mensonge aux lèvres, la nouvelle forme d expression. L enfer. Là encore, ce fut bref. Un studio trouvé dans l heure, un déménagement éclair, un semblant de calme. Elle n avait jamais revu Jean. *** 15

8 Les bateaux à moteur avaient repris leurs courses, leurs vrombissements. Sur la plage Michèle avait rêvé, mais dormi aussi. Le soleil commençait à baisser, elle abandonna la plage pour aller se changer. Elle adorait fouiner dans les boutiques où elle trouvait souvent des idées. Sa soirée se passa dans la solitude, seule pour flâner, seule pour dîner, seule pour dormir. Le dimanche matin, elle fut réveillée par un plateau de petit déjeuner. Il était huit heures, le jour était clair. On avait dû se tromper de chambre. Le café d abord, noir, épais, parfumé et le pain beurré. Aucun de ses régimes amincissants n avait pu lui faire renoncer à son pain beurré dans le café. Habitudes d enfance, les plus incrustées, les plus durables. La douche ensuite. Par contradiction. Elle éprouvait une passion pour les bains longs, réchauffés progressivement, épuisants. Marc tentait depuis longtemps de lui imposer la douche. Devant lui, elle ne cédait jamais, mais quand il n était pas là Les hommes qui avaient traversé sa vie marquaient une certaine ressemblance morale. Sans enthousiasme ils semblaient accepter les défis, parlant peu pour mieux entendre les autres et en sourire. Marc aimait organiser des réunions pour son plaisir, qui finissaient par lui être insupportables. Elles attaquaient sa solitude dont la qualité lui était chère et avait demandé des années de mise au point. La musique tenait une place importante dans sa vie ; il avait acquis un coûteux matériel pour écouter et enregistrer en stéréo les classiques du jazz. Torse incliné, il écoutait durant des heures. A trente cinq ans il ne s était jamais marié et réussissait dans sa vie commune avec Michèle à vivre en célibataire. Réalisateur de films publicitaires, il ne savait pas s il aimait son métier pour ce qu il représentait ou pour les 16

9 voyages qu il lui procurait. Très certainement les deux. Il aimait à dire : «J aime par dessus tout mon indépendance, la liberté de choisir mes amis, mes joies, ma vie». En particulier en présence de Michèle. Ils s étaient rencontrés à Berlin entre deux avions. Elle s ennuyait à l aéroport, ils avaient échangé quelques mots, puis leurs adresses en buvant un verre, convaincus de ne jamais se revoir. Michèle rentrait à Paris, Marc commençait un long périple. Il retrouva Michèle dès son retour. Il l avait oubliée mais entendit parler d elle un soir, il ne savait plus par qui. Ayant son adresse il s y rendit, tôt le lendemain. Belle joueuse, elle sourit, lui offrit un café. Marc la jugea courageuse car elle n était pas à son avantage et le savait. C était une jeune femme réveillée trop tôt, les yeux lourds et les mèches emmêlées sur le col du peignoir éponge qui n était ni transparent ni suggestif, mais confortable et bien ceinturé. Ils s étaient revus souvent, jusqu au jour où Marc apporta avec lui sa chaîne stéréo. Ils entamaient leur vie commune, pour le meilleur comme pour le pire. A neuf heures, elle retrouva le sable nu, l air qui sentait le sel et le varech. On n entendait que le bruit de la mer et des vagues. Progressivement la plage s était couverte de monde. La rumeurs des poneys à grelots, des enfants qui couraient après leur ballon l empêchaient de penser et cela valait mieux. On n est jamais libéré des hiers. Son corps devenait brûlant, comme engourdi. Marc détestait ces expositions étalages. Elle ne pouvait guère en profiter qu en son absence. Elle en profitait souvent. Michèle n était pas sûre d avoir raison en gardant Marc. Il vivait pour lui, exclusivement. Elle n intervenait 17

10 dans son existence qu à condition de s y trouver aux bonnes heures. Pour accepter de se lier à nouveau et complètement elle aimait trop son indépendance. C est ce qu elle se disait pour se rassurer mais, en réalité, au fond d ellemême elle aurait voulu pouvoir compter sur Marc, se confier à lui quand se présentaient des problèmes alors qu elle s était habituée à les résoudre seule. Il y a tellement de façons d avoir besoin de quelqu un. Parfois, elle se mettait à discourir sur les avatars de son agence, pour éviter de se mettre à pleurer ou à l embrasser. Elle aimait embrasser Marc, baisers très doux sur le front, au coin de l œil, au creux du cou. Il abrégeait. Quand l air était à l orage entre eux, ils se saluaient sans effusions. Marc s approchait le matin pour le baiser mécanique du bonjour. Michèle n y répondait pas. Elle se privait de cette joie de serrer dans ses bras ce buste dur, parce qu elle se rendait compte à quel point ses étreintes l agaçaient parfois. Traînant derrière elle son matériel de bronzage, elle reprit le chemin de l hôtel. Quand elle se regarda dans la glace de la salle de bain, elle eut une intense surprise. Elle était aussi bronzée que si elle avait passé une semaine à se dorer. Et elle venait d arriver! Le résultat était frappant. A peine un week end, un jour et demi loin de Paris à plein soleil. Demain il lui faudrait reprendre son rythme en essayant d accepter les autres. Ces deux jours de soleil lui avaient permis de demeurer face à elle-même, mais elle fuyait ces confrontations. A vingt-huit ans, elle avait de ces réactions d enfant qui se cache le visage dans le creux du coude. Elle aimait son métier, mais avait parfois l angoisse inexplicable qu on l apprécie moins, qu on critique la façon dont elle avait mené une affaire. Ses craintes se révélaient injustifiées, mais ce n était pas une raison suffisante pour quelle évitât de se poser une nouvelle série de questions à la première occasion. 18

11 Son bagage bouclé, elle fila sur la route en pensant à son travail du lendemain. A dix heures, elle se gara devant chez elle. Heureuse de retrouver ses murs et sa solitude. Dans la boîte à lettres, un télégramme de Singapour. Bref et précis comme toujours. Demain, à la même heure, Marc serait là. Le colloque était remis, le voyage écourté. Elle était libre vingt-quatre heures encore. Libre? Elle n avait jamais réussi à être tout à fait seule. Même quelques heures, une nuit, absolument seule, sans horaire, sans compte à rendre. Il lui était arrivé une fois de pendre une chambre d hôtel pendant une absence de Marc. Elle était presque sûre, pourtant, qu il ne reviendrait pas avant une semaine, mais elle avait peur d être surprise, peur qu il arrivât un soir pendant qu elle mangeait un sandwich assise en tailleur sur le lit, peur sans raison elle ne faisait rien de mal peur simplement qu il s étonnât d une attitude. Elle s était enfermée dans cette chambre rideaux tirés avec des livres, des cigarettes, de quoi grignoter. Elle avait vécu au gré des heures et des idées, passé une nuit à peu près blanche, tellement merveilleuse, tellement libre. 19