GRIFFINTOWN ARRONDISSEMENT SUD-OUEST DE MONTRÉAL

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1 GRIFFINTOWN ARRONDISSEMENT SUD-OUEST DE MONTRÉAL ÉTUDE DE POTENTIEL ARCHÉOLOGIQUE ET PLANIFICATION D INTERVENTIONS ARCHÉOLOGIQUES AU TERRAIN Septembre 2007

2 GRIFFINTOWN ARRONDISSEMENT SUD-OUEST DE MONTRÉAL ÉTUDE DE POTENTIEL ARCHÉOLOGIQUE ET PLANIFICATION D INTERVENTIONS ARCHÉOLOGIQUES AU TERRAIN Ethnoscop inc., 2007

3 Illustrations de la page couverture : Edward Jump, «A sketch in Griffintown», 1873 (Musée McCord M ); Wm. Notman & Son, «Vue de Montréal depuis la cheminée de la centrale de la Montreal Street Railway», 1896 (Musée McCord VIEW-2942); David Wallace Marvin, «Nous sommes des citoyens du Griffintown», vers 1970 (Musée McCord MP ).

4 RÉSUMÉ Le secteur délimité par la rue Notre-Dame, la rue Duke, le canal de Lachine et le boulevard Georges-Vanier correspond à Griffintown, couvrant la partie nord-ouest de l ancien quartier Sainte-Anne. Ce secteur, où les résidants, surtout d origine irlandaise, côtoyaient de nombreuses usines et diverses institutions, a été déserté au cours du troisième quart du XX e siècle. Partiellement désaffecté, il accueille maintenant des industries, des commerces, des entrepôts et quelques habitations. De vastes projets immobiliers ont été proposés pour revitaliser Griffintown, tant par l entreprise privée que par la Ville de Montréal. Compte tenu de l impact éventuel de la revitalisation de Griffintown sur le patrimoine archéologique, le Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine de la Ville de Montréal a octroyé à Ethnoscop un mandat d étude de potentiel archéologique et de planification d interventions archéologiques sur le terrain. Plus précisément, le mandat a consisté à élaborer la problématique de recherche, résumer les données historiques et archéologiques existantes, identifier les perturbations et les expropriations, mettre sur plan les données archéologiques connues, superposer des plans anciens et enfin, identifier et caractériser le potentiel archéologique à l aide de plans puis proposer une stratégie d intervention. La richesse du potentiel archéologique de Griffintown est manifeste à l analyse des superpositions de plans anciens sur le plan actuel et des résultats des interventions archéologiques antérieures. L étude a permis de délimiter trois espaces à forte concentration de ressources archéologiques de la période historique, englobant la majeure partie de Griffintown. Par ailleurs, six types d occupation sont représentés par les ressources : domestique, industrielle, artisanale, commerciale, institutionnelle et portuaire. Conformément à l histoire de Griffintown, ce sont les fonctions domestique et industrielle qui dominent. En ce qui concerne la période préhistorique, l absence de données quant à la localisation précise des méandres de la rivière Saint-Pierre et les perturbations que le secteur a connues depuis le XIX e siècle empêchent de définir des zones à potentiel archéologique préhistorique. Cependant, il importera, lors de toute intervention archéologique dans Griffintown, de porter une attention particulière aux sols naturels en place en vue d identifier des traces pouvant témoigner de l occupation préhistorique. Vingt-sept zones (1 à 4, 6, 11, 15, 17, 22, 27, 37 à 46, 48, 50, 52, 53, 55, 58 et 61) ne font l objet d aucune recommandation, leur potentiel archéologique étant nul, faible ou d un intérêt limité. Les 47 autres zones devraient profiter de mesures de protection ou de mitigation. Aucune excavation ne devrait être permise dans les zones 12 (BiFj-42), 28 (BiFj-48), 33 (BiFj-64) et 34 (BiFj-60) alors que les zones 23 (BiFj-41), 30 et 31 (BiFj-75) puis 51 (BiFj-69) devraient être fouillées et ce, avant même que des travaux y soient effectués. Toute excavation à entreprendre dans les zones 5, 7 à 10, 13, 14, 16, 18 à 21, 24 à 26, 29, 35, 36, 47, 49, 54, 56, 57, 59, 60 et 62 à 64 puis dans les rues Ann, Basin ouest, Brennan, de la Commune, Duke, Hunter, Lusignan, Nazareth, Payette, Peel, des Seigneurs, Université, Wellington et William ainsi que dans le boulevard Georges- Vanier devrait être précédée d un inventaire qui permettra de déterminer davantage l ampleur du potentiel archéologique des lieux. i

5 TABLE DES MATIÈRES Résumé...i Table des matières...iii Liste des figures...v Liste des plans...vii Liste des tableaux...vii Liste des participants...ix 1.0 MANDAT MÉTHODOLOGIE ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE ARCHÉOLOGIE HISTORIQUE PÉRIODE PRÉHISTORIQUE GÉOCHRONOLOGIE CADRE NATUREL ANCIEN CADRE HISTORIQUE TROIS GRANDES PROPRIÉTÉS TERRIENNES DÉBUTS DE GRIFFINTOWN IMPACT DU CANAL DE LACHINE JUSQU AUX ANNÉES DÉVELOPPEMENT URBAIN DANS L AXE DE LA RUE NOTRE-DAME AU XIX e SIÈCLE MATURATION ET TRANSFORMATION DU QUARTIER INDUSTRIEL DE 1880 À RESSOURCES ARCHÉOLOGIQUES CONNUES POTENTIEL ARCHÉOLOGIQUE POTENTIEL ARCHÉOLOGIQUE PRÉHISTORIQUE iii

6 6.2 POTENTIEL ARCHÉOLOGIQUE HISTORIQUE Espaces à forte concentration de ressources archéologiques potentielles Ressources archéologiques réparties par thématiques Emprises publiques CONCLUSION ET RECOMMANDATIONS BIBLIOGRAPHIE ANNEXE A : Photographies des zones ANNEXE B : Processus d industrialisation et archéologique industrielle iv

7 LISTE DES FIGURES Figure 1 Secteur d étude..3 Figure 2 Paysage ancien...11 Figure 3 Composantes à l origine du quartier Griffintown...15 Figure 4 Louis Charland, «Plan de la ville et cité de Montréal», 1801 (Bibliothèque nationale du Québec à Montréal [BNQM] G 3454 M C4)...17 Figure 5 Superposition du plan de Charland de 1801 sur le plan actuel...19 Figure 6 John Adams, «Map of the City and Suburbs», 1825 (BNQM G 3454 M65 A32 CAR)...21 Figure 7 Superposition du plan d Adams de 1825 sur le plan actuel...23 Figure 8 James Cane, «Topographical and Pictorial Map of the City of Montreal», 1846 (BNQM G 3454 M C35 CAR)...67 Figure 9 Superposition du plan de Cane de 1846 sur le plan actuel...69 Figure 10 Figure 11 Figure 12 Plunkett & Brady, «Plan of the City of Montreal made by order of the MAYOR ALDERMAN and CITIZENS from a trigonometrical survey made by Plunkett & Brady», 1872 (Archives nationales du Canada NMC 1545) Superposition du plan de Plunkett & Brady de 1872 sur le plan actuel Henry Whitmer Hopkins, «Atlas of the city and island of Montreal», 1879 (BNQM G 1144 M65G475 H CAR) Figure 13 Superposition du plan de Hopkins de 1879 sur le plan actuel...77 Figure 14 Charles Edward Goad, «Atlas of the City of Montreal», 1890 (BNQM G 1144 M65G475 G6 1890)...79 Figure 15 Superposition du plan de Goad de 1890 sur le plan actuel...81 Figure 16 A.R. Pinsoneault, «Atlas of the Island and City of Montreal», 1907 (BNQM G 1144 M65G475 P CAR)...83 Figure 17 Figure 18 Figure 19 Superposition du plan de Pinsoneault de 1907 sur le plan actuel Underwriters Survey Bureau, «Insurance plan of the city of Montreal», 1940 (Ville de Montréal) Superposition du plan d Underwriters de 1940 sur le plan actuel v

8 Figure 20 Figure 21 Underwriters Survey Bureau, «Insurance plan of the city of Montreal», 1964 (Ville de Montréal) Superposition du plan d Underwriters de 1964 sur le plan actuel vi

9 LISTE DES PLANS Plan 1 Plan 2 Localisation des zones, des rues et des interventions archéologiques effectuées dans le secteur d étude Espaces à forte concentration de ressources archéologiques potentielles et thématiques des ressources Plan 3 Recommandations...99 LISTE DES TABLEAUX Tableau 1 Séquence chronologique des événements quaternaires dans la région de la Plaine de Montréal...9 Tableau 2 Potentiel archéologique de Griffintown...51 Tableau 3 Potentiel archéologique des rues de Griffintown...59 vii

10 LISTE DES PARTICIPANTS DIRECTION DE L ÉTUDE Ville de Montréal François C. Bélanger Archéologue RÉALISATION DE L ÉTUDE Ethnoscop Jean Poirier Martin Royer Gilles Brochu Alan Stewart Patrick Laurin Liliane Carle Armelle Ménard Isabelle Hade Laurence Johnson Coordonnateur et géomorphologue Chargé de projet Archéologue historien Historien Historien Géographe-cartographe Chargée d édition Édition Révision ix

11 1.0 MANDAT Le secteur délimité par la rue Notre-Dame, la rue Duke, le canal de Lachine et le boulevard Georges-Vanier correspond à Griffintown, couvrant la partie nord-ouest de l ancien quartier Sainte-Anne (figure 1). Ce secteur, où les résidants, surtout d origine irlandaise, côtoyaient de nombreuses usines et diverses institutions, a été déserté au cours du troisième quart du XX e siècle. Partiellement désaffecté, il accueille maintenant des industries, des commerces, des entrepôts et quelques habitations. De vastes projets immobiliers ont été proposés pour revitaliser Griffintown, tant par l entreprise privée (Village Griffintown) que par la Ville de Montréal (Dialogues de Griffintown). Compte tenu de l impact éventuel de la revitalisation de Griffintown sur le patrimoine archéologique, le Service de la mise en valeur du territoire et du patrimoine de la Ville de Montréal a octroyé à Ethnoscop un mandat d étude de potentiel archéologique et de planification d interventions archéologiques sur le terrain. Plus précisément, le mandat consiste à élaborer la problématique de recherche, résumer les données historiques et archéologiques existantes, identifier les perturbations et les expropriations, mettre sur plan les données archéologiques connues, superposer des plans anciens et enfin, identifier et caractériser le potentiel archéologique à l aide de plans puis proposer une stratégie d intervention. 1

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13 2.0 MÉTHODOLOGIE 2.1 ARCHÉOLOGIE PRÉHISTORIQUE La période préhistorique correspond à l'époque antérieure à l'apparition de documents écrits. Pour le Québec, elle fait référence aux populations amérindiennes qui ont précédé l'arrivée des premiers Européens dans la vallée du Saint-Laurent. L'architecture des formes du paysage étant l'élément qui a résisté le plus au changement, même en milieu urbain, un des objectifs de cette étude est de connaître ce que le paysage ancien avait à offrir aux populations autochtones, dans le temps (géochronologie) et dans l espace (cadre naturel ancien). Cette reconstitution se fait en établissant un parallèle entre les données de terrain, l'accumulation d'autres informations sur les paysages environnants, la photo-interprétation et l'analyse de certaines cartes anciennes qui permettent la lecture des formes naturelles. On détermine à partir du croquis géomorphologique les limites des zones qui pourraient contenir des témoins d'une occupation humaine ancienne. Cette évaluation est par la suite raffinée en tenant compte des perturbations encourues au cours de la période historique. 2.2 ARCHÉOLOGIE HISTORIQUE Afin de définir le potentiel archéologique historique de Griffintown, on a recueilli les informations historiques disponibles, recensé les sites archéologiques connus, produit une cartographie illustrant le développement polyphasé des lieux et identifié les perturbations que les ressources archéologiques présumées ont pu subir; le présent rapport a été rédigé à la suite de l analyse des données. L évaluation du potentiel archéologique historique a ainsi compris deux étapes. Les études spécialisées en histoire et en patrimoine, l Inventaire des sites archéologiques au Québec, les plans anciens et les photographies aériennes représentent les principales sources documentaires utilisées lors de la collecte des données et de l analyse. Afin de constater l état des lieux et de produire une couverture photographique (annexe), une visite sur le terrain a complété cette première étape. L évaluation du potentiel archéologique, qui représente la probabilité que des ressources archéologiques soient conservées dans le secteur d étude, a été effectuée en déterminant l'évolution des lieux et ce, en confrontant toutes les données disponibles (historiques, cartographiques, iconographiques, archéologiques, perturbations connues du sous-sol). En premier lieu, on a identifié, à la lumière des données historiques et cartographiques recueillies, les secteurs où ont existé des bâtiments ou des aménagements maintenant disparus et dont des vestiges ont pu être conservés. Par la suite, les perturbations engendrées par la construction de bâtiments à partir de la fin du XIX e siècle 1 et par la mise en place de services publics ont été évaluées en superposant plusieurs plans anciens sur le plan actuel. De là, des zones à potentiel archéologique ont été définies. 1 Le potentiel archéologique dont on a tenu compte concerne les occupations, aménagements et bâtiments antérieurs au tout début du XX e siècle; les installations postérieures, par exemple celles illustrées sur les plans de Pinsoneault de 1907 et de Goad de 1912, sont considérées comme des perturbations. Notons toutefois que, pour la plupart, les éléments présents sur ces deux derniers plans sont antérieurs à la fin du XIX e siècle. 5

14 L étude de potentiel archéologique se présente sous la forme du présent rapport, qui regroupe les informations essentielles à la compréhension du mandat et les résultats de l analyse du potentiel archéologique. Les résultats sont résumés par des tableaux et illustrés par des plans. Des recommandations sont formulées quant aux stratégies d interventions au terrain à mettre en œuvre. 6

15 3.0 PÉRIODE PRÉHISTORIQUE 3.1 GÉOCHRONOLOGIE Le tableau 1 indique les principaux événements qui se sont déroulés depuis les treize derniers millénaires. La dernière colonne de ce tableau mentionne qu avant 6000 ans avant aujourd hui (AA), l aire d étude était encore ennoyée. Par ailleurs, une étude de potentiel et un inventaire archéologiques menés sur la rue Saint-Ambroise à Montréal (Ethnoscop 2005a) permet de préciser, par extension, que l espace de Griffintown n était habitable qu à partir de 3000 ans AA. De 3000 ans AA jusqu au début du XIX e siècle, le lac Saint-Pierre continue de se vidanger et les documents historiques certifient qu à la fin de cette évolution, ce lac était peu profond. Comme on le voit sur la figure 2, la forme du lac Saint-Pierre hérite de celle de son ancêtre le lac à la Loutre, c est-à-dire une forme allongée qui va de la rue Schenker (une rue à l ouest du boulevard des Trinitaires, donc à l extérieur de la figure 2), jusqu à la rue Saint-Rémi à l est. Au moment des hautes eaux du printemps, le rivage de ce lac vient lécher le pied du talus Saint-Jacques et du talus de Ville LaSalle, mais la forme générale du lac est très difficile à circonscrire parce qu il connaît de nombreuses fluctuations. 3.2 CADRE NATUREL ANCIEN La pente générale qui incline la vallée du lac Saint-Pierre d ouest en est est très faible. Lorsque la pente est presque nulle, le cours d eau qui la suit, s il n est pas déjà encaissé, produit vraisemblablement de multiples boucles symétriques. Ainsi, pour toute la section aval de la petite rivière Saint-Pierre qui traverse Griffintown, le tracé qui est légèrement au nord de la rue William est tout à fait approximatif et ne donne pas l allure en dentelle que le paysage devait avoir, résultant d une succession de paléo-méandres. Pour reconstruire le paysage ancien de la vallée dans laquelle s inscrit Griffintown, les éléments les plus utiles proviennent des rapports archéologiques qui concernent les abords de l aire d étude. Les plus pertinents sont les nombreux rapports qui ont été réalisés dans le Vieux- Montréal, l étude de potentiel et l inventaire archéologiques sur la rue Saint-Ambroise pour Opération solidarité 5000 logements de la Ville de Montréal (Ethnoscop 2005a), l étude de potentiel archéologique pour la ligne souterraine Beaumont-Dorchester réalisée pour Hydro- Québec (Ethnoscop, à paraître), l évaluation du patrimoine archéologique du domaine des Messieurs-de-Saint-Sulpice réalisée pour la Ville de Montréal, le ministère de la Culture et des Communications du Québec et les prêtres de Saint-Sulpice (Ethnoscop 2006a), l étude de potentiel et l inventaire archéologiques au site de la ferme Saint-Gabriel réalisés pour la Ville de Montréal (Ethnoscop 2005b) et l étude de potentiel, l inventaire et les fouilles archéologiques sur la cour Glen pour le Centre Universitaire de Santé McGill (Ethnoscop 2006b). Les données issues de ces différents rapports permettent de dresser une première ébauche, toujours en évolution, d un croquis géomorphologique du paléo-environnement de cette partie du territoire montréalais (figure 2). Ce que nous appelons terrasse Sherbrooke est ce replat qui est en continuité avec celui qui suit la rue Sherbrooke, du boulevard Saint-Laurent jusqu à la rue Viau. À partir de la rue Viau, le talus s incurve doucement pour devenir une flexure (talus, sans ruptures de pente) juste au sud de l autoroute métropolitaine. La section de cette terrasse que 7

16 montre la figure 2 est limitée à l ouest par le talus qui domine la rue Saint-Jacques et, au centreville, par le talus qui passe juste au sud de Place-du-Canada. Elle s incurve à la rue Bleury, en face du Gesù, et s interrompt au ruisseau de la Côte-à-Baron, juste à l ouest de la Place des Arts. L altitude de cette terrasse va de 32 à 45 mètres. La ligne d interfluve suit les points les plus hauts d une colline. La figure 2 montre trois interfluves : celui de Pointe-Saint-Charles qui culmine à 18 mètres et qui plonge sous la ferme Saint-Gabriel, celui de LaSalle dont le sommet atteint 35 mètres et celui du Vieux-Montréal qui culmine à 26 mètres sous la basilique Notre-Dame et qui atteint 17 mètres à sa plongée ouest. Il est à noter que la limite nord de l aire d étude s appuie sur ce dernier interfluve. La ligne de talweg correspond à la réunion des points les plus bas d une vallée. Elle va souvent être empruntée par un cours d eau ou par des lacs. Griffintown était traversée, d ouest en est, par la petite rivière Saint-Pierre. Celle-ci passait juste au nord de la rue William, mais contrairement à ce qui est montré sur la figure 2, elle devait couler en zigzaguant à travers plusieurs méandres. D ailleurs, c est probablement à cause des berges très changeantes et d un débit très fluctuant que les Sulpiciens aménagèrent, à la fin du XVII e siècle, un canal afin d alimenter leur moulin à farine. On a mis au jour une partie de ce canal au coin des rues Saint-Henri et Saint-Paul (Ethnoscop, à paraître). Le cadre naturel ancien comprenait également la confluence de la rivière Saint-Martin avec la petite rivière Saint-Pierre; cette confluence se serait produite aux environs de l intersection des rues actuelles Peel et William. Par ailleurs, le débit de la rivière Saint-Martin était augmenté par le ruisseau de la Côte-des-Neiges. 8

17 Tableau 1 : Séquence chronologique des événements quaternaires dans la région de la Plaine de Montréal ÉPISODE TEMPS AA ans et plus GLACIER RÉGIME DES EAUX SECTEUR D'ÉTUDE Recouvrement total de la vallée du Saint- Laurent 1a Formation d'un lobe isolé dans la région des Appalaches. Moraine de Drummondville Mer de Goldthwait à l'est de Québec Lacs proglaciaires Vermont et Iroquois au sud de Montréal Les Montérégiennes forment des nunataks, c est-à-dire des pointes rocheuses émergeant à la surface de la calotte glaciaire. 1b Moraine de Saint-Narcisse La mer de Champlain inonde l'ensemble de la plaine de Montréal. En ce qui concerne le mont Royal, seules les buttes d Outremont et de la Croix émergent. 1c Le front glaciaire passe à Maniwaki, au nord de La Tuque et à Métabetchouane. 2a 9000 Le front glaciaire passe à Saint-Félicien et la cuvette du réservoir Gouin est inondée par les débuts du lac proglaciaire Ojibway. 2b 8000 Le front glaciaire passe au niveau de Chibougamau. 3a 7000 Il ne reste qu'une petite partie de l'inlandsis laurentidien. 3b Fin de la fonte du glacier (6200 à 5600) et moins Dessalure lente de la mer de Champlain Lac Lampsilis Lac Lampsilis, régime estuarien. Les vagues de ce lac battent contre le talus Saint-Jacques et ce lac s étend sur une largeur de 20 kilomètres, jusqu aux plages de Saint-Constant et de Chambly. Rivière à marées. Apparition de l ancêtre du lac à la Loutre, de dimensions un peu plus grandes que celles de la figure 2. Mise en place du système fluvial. Le lac à la Loutre est identique à l hypothèse de la figure 2. Le régime des eaux ressemble à l'actuel. À partir de 3000 ans AA, survient la mise en place du lac Saint-Pierre et de la rivière Saint-Pierre. De dimensions un peu plus restreintes que le lac à la Loutre, le niveau des eaux de ce lac est très bas et très fluctuant. L aire d étude et tous les alentours se retrouvent encore sous l eau. Le lac Lampsilis vient lécher la base de la butte de Westmount, à la hauteur du couvent Villa- Maria. Émersion du niveau à m. La terrasse Sherbrooke, celle de Saint-Amable et celle du mont Saint-Bruno émergent, en même temps que celle qui encercle le mont Saint-Hilaire. Le niveau d'eau est de 18 m plus élevé que le niveau actuel. Apparaissent alors les lignes d interfluve de LaSalle, de Pointe-Saint-Charles et du Vieux-Montréal, mais l ensemble de l aire d étude est encore sous l eau. Le niveau d'eau du fleuve Saint-Laurent est à 9 m plus haut que l'actuel. La plupart des petites îles du fleuve sont partiellement inondées. Les crues printanières inondent certains bancs alluviaux des anciennes rivières Saint-Pierre et Saint-Martin. Le secteur d étude est habitable à partir d environ 3000 ans avant aujourd hui.

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19 4.0 CADRE HISTORIQUE 4.1 TROIS GRANDES PROPRIÉTÉS TERRIENNES Situé au sud-ouest de l ancien centre-ville (le Vieux-Montréal actuel), le territoire délimité par la rue Notre-Dame, la rue Duke, le canal de Lachine et le boulevard Georges-Vanier se compose d éléments ayant des origines hétéroclites. Ces composantes (figure 3) le fief Nazareth, le domaine Saint-Gabriel, la commune Sainte-Anne et des parties de terres agricoles concédées à des particuliers dès les années 1650 connaissent des histoires distinctes jusqu au milieu du XIX e siècle, au moment où le secteur commence à prendre une identité propre sous la pulsion de l industrialisation. On passe donc des composantes du bourg agricole créées lors de la première colonisation française à un secteur industriel et ouvrier qui s intègre à la métropole montréalaise à partir des années Au tout début de la colonisation de Montréal, le secteur le plus au sud du territoire à l étude (au sud de la rue William) fait partie du domaine Saint-Gabriel, comprenant à l origine environ 200 arpents (68,4 hectares). Dès les années 1670, deux importantes terres sont détachées de cette ferme seigneuriale. En 1654, la moitié indivise en est donnée à Jeanne Mance, fondatrice de l hôpital de Montréal (l Hôtel-Dieu), en compensation de la perte de terres localisées ailleurs. La séparation physique des deux propriétés a lieu en 1672 : la partie est, comprenant 100 arpents (34,2 hectares) ainsi que les anciens bâtiments du domaine, devient le bien des pauvres de l Hôtel-Dieu et prend le nom de fief Nazareth (ANQM 1672). Vers les années 1670, la commune Sainte-Anne, comprenant une superficie de 40 arpents (13,7 hectares), est soustraite du domaine au moment où la première commune, qui longeait la partie sud de Ville-Marie, est morcelée 2. Donc, dès cette époque, la partie sud du secteur à l étude consiste en des portions du domaine Saint-Gabriel, du fief Nazareth et de la commune Sainte-Anne. Ces éléments sont en partie visibles sur les plans de Charland (1801, figures 4 et 5) et d Adams (1825, figures 6 et 7). Jusqu à la toute fin du XVIII e siècle, les trois grandes propriétés sont peu touchées par le développement urbain. Dans le fief Nazareth, exploité comme métairie par l Hôtel-Dieu (ANQM 1776 et 1780), se trouvent des bâtiments de ferme : maison, grange, écurie et étable de pierres (Roy 1943 : 75; Perrault 1969 : 216), situées au nord de la rue Wellington entre les rues Prince et Duke. La commune, comme son nom le suggère, sert de pâturage commun. À la fin du XVII e siècle, une chapelle dédiée à Sainte-Anne est érigée sur un terrain d un arpent en superficie à l extrémité nord-ouest de la commune (à l angle nord-ouest des rues Smith et Young) 3. De plus, trois moulins à vent sont construits sur le bord du fleuve dès la décennie 1700; ils tournent au moins jusqu aux années À la suite des retranchements du fief Nazareth et de la commune, le domaine Saint-Gabriel connaît tout de même une expansion importante de sa superficie grâce à l acquisition et à l intégration de nombreuses terres de particuliers se trouvant en direction de la rivière Saint-Pierre. S étendant au sud-ouest de la commune et du fief, ses 400 arpents en superficie sont exploités comme ferme. Celle-ci, dans un îlot aujourd hui délimité par les rues 2 Aucun acte, semble-t-il, ne formalise l établissement de la commune à cet endroit. 3 Le terrain est concédé à Pierre Leber (un des associés de François Charron qui a fondé l hôpital général à Montréal) le 11 mai 1697 (Archives des Prêtres du Séminaire de Saint-Sulpice, actes de concession, terre n o 545). La chapelle de pierres est prête à recevoir son comble à partir de la fin de l été de la même année (ANQM 1697). En 1854, l église Sainte-Anne est construite sur l îlot borné par les rues Wellington, Basin, Rioux et de la Montagne. Elle sera démolie en

20 Saint-Patrick, de Condé, de Montmorency et le canal de Lachine, comprend, en 1731, une grande maison, une grange, une écurie, une bergerie et une étable, toutes construites en pierre (Roy 1943 : 5) 4. Tout au long du XVIII e siècle, le chemin de Lachine (maintenant la rue Wellington) est le principal, sinon le seul chemin reliant ce territoire et la ville de Montréal. En se poursuivant vers le sudouest de l île, il passe devant les bâtiments du fief Nazareth et la chapelle Sainte-Anne dans la commune, et à peu de distance des bâtiments de ferme du domaine. 4 La description des lieux est semblable 50 ans plus tard (Perrault 1969 : 4). 14

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26 4.2 DÉBUTS DE GRIFFINTOWN De ces trois grandes propriétés agricoles, le fief Nazareth est le premier à faire l objet de transformations à cause de la conjoncture socio-économique de la fin du XVIII e siècle. En 1791, à la suite de la Révolution française, les religieuses de l Hôtel-Dieu n ont plus accès à leurs revenus d outre-mer. Pour augmenter leurs revenus en sol montréalais, elles baillent leur fief au marchand Thomas McCord pendant 99 ans (ANQM 1792) 5. Ce dernier commence à améliorer la ferme en y introduisant de nouvelles cultures et en faisant construire un moulin à vent sur le site aujourd hui circonscrit par les rues de la Commune, Brennan et Ann. En difficultés financières, McCord s absente de la province de 1796 jusqu en 1805, après avoir sous-loué pendant 14 ans une partie du fief aux marchands Robert Griffin et Daniel Sutherland. Le procureur de McCord, Patrick Langan, baille le restant du fief à Robert Griffin pendant 14 ans à compter de 1800 (ANQM 1796 et 1799). En 1803, Langan acquiert une créance due par McCord, de qui il est toujours le procureur, et le poursuit en recouvrement de dette. Ayant obtenu un jugement en sa faveur, Langan fait saisir le bail du fief Nazareth pour ensuite l acheter aux enchères et le revendre à Mary Griffin, épouse de Robert Griffin (ANQM 1803 et 1804a). De retour à Montréal en 1805, McCord entreprend des démarches pour rétablir ses affaires et se réapproprier le fief. Il entame des poursuites judiciaires contre Langan et Griffin en 1806 mais il ne gagne cause qu en 1813 au moment où le Conseil privé en Angleterre, siégeant en dernière instance pour la colonie, déboute l appel de Langan 6. En 1814, les Griffin rétrocèdent à McCord tous leurs droits dans le fief (ANQM 1814). La propriété dont McCord reprend possession a considérablement changé depuis dix ans. En 1804, les Griffin ont reçu la permission de l Hôtel-Dieu de concéder des lots dans le fief, à la condition que les parcelles contiennent au moins 4000 pieds français carrés (420 m 2 ) en superficie et soient vendues pour une rente annuelle minimale de 72 livres anciens cours, dont un sixième doit être versé à l institution (ANQM 1804b). L arpenteur Louis Charland est engagé pour dresser un plan de lotissement. Il planifie une subdivision du fief comprenant l ouverture de plusieurs rues et la formation de plus de 600 parcelles individuelles. La vente des lots surtout concentrée dans la partie est du fief connaît un grand succès avant qu elle ne soit arrêtée par la poursuite de McCord. En 1804 et 1805, 110 lots sont vendus, dont 79 dans 34 transactions impliquant deux à quatre parcelles à la fois. Principalement britanniques et allemands, les acheteurs y établissent leurs résidences et de petites entreprises de la même manière que dans les plus anciens faubourgs de Montréal. Quoique les Griffin ne participent plus à l histoire du fief Nazareth après 1814, leur nom sera rattaché au secteur jusqu au XX e siècle. Griffintown conserve un caractère faubourien pendant encore quelques décennies. Certains bourgeois bien en vue Thomas McCord en tête 7, mais également d autres comme Nathum Hall, Canfield Dorwin, George Johnson Holt, les Corses et les Lyman y font construire des résidences cossues de manière à habiter proche de leurs lieux d affaires. De plus, McCord 5 Voir la biographie de Thomas McCord, Dictionnaire biographique du Canada en ligne 6 Pour les détails des poursuites, voir les actions par Thomas McCord contre Patrick Langan et Robert et Mary Griffin, ANQM, Cour du banc du roi, TL19,S4,SS1, février 1806, n o 189, juin 1807, n o 17 et février 1813, n o Voir, par exemple, les marchés de construction entre Thomas McCord et Joseph Clarke et Teavill Appleton, d une part, et Charles Simon Delorme et Joseph Fournier, d autre part (ANQM 1819 a et b) 25

27 poursuit le morcellement de sa propriété commencé par Griffin, mais confine toujours ses opérations dans la partie du fief à l est de la rue Ann. En 1825, on compte environ 120 maisons dans le secteur, avec une population totale qui atteint presque 1200 habitants, dont plus de 85% sont immigrants 8. Cette population pratique toute une gamme de métiers et d activités, parmi lesquels les briquetiers, les cloutiers et les forgeronsmachinistes se démarquent par leur importante concentration 9. Fort probablement, la croissance rapide du faubourg jusqu à cette date doit beaucoup à sa proximité de la ville et du chenal de navigation, où circulent les grands bateaux qui sont déchargés dans le havre de Montréal, ainsi qu à la présence sur son territoire des routes terrestres allant à Lachine 10. En 1825, s ajoute un autre grand stimulant à la croissance : l ouverture d un canal liant le port de Montréal et Lachine IMPACT DU CANAL DE LACHINE JUSQU AUX ANNÉES 1870 Projeté depuis la fin du XVII e siècle, le canal de Lachine est enfin construit de 1821 à Depuis son embouchure à l extrémité est de la commune, le canal traverse la commune et le domaine puis poursuit son trajet vers Lachine. L ouverture de cette voie navigable est intimement liée à l essor de Montréal et à son emprise sur la croissance économique dans l ouest de la province et en Ontario. Elle déclenche aussi un véritable boom dans son secteur immédiat, touchant le développement des abords du canal ainsi que le territoire plus distant de chaque côté 12. Sur les quais du canal, des transitaires reçoivent du bois de chauffage, des tonneaux de bœuf, de porc, de farine et de potasse débarqués de centaines de bateaux en provenance de l ouest. Les principaux transitaires ainsi que de grandes entreprises actives dans l import-export, comme Horatio Gates et Gillespie Moffatt, établissent leurs entrepôts le long de la rue de la Commune sur la rive nord du canal. En 1831, il est indiqué dans un reportage sur les nouveaux aménagements à Montréal que trois grands entrepôts sont en construction près du canal; il est précisé que «Griffintown has more machinery in operation, within its limits, than any other portion 8 Deux personnes non canadiennes sur cinq sont irlandaises (Perrault 1977 : ). 9 La briqueterie de William Smith (dans la partie nord-ouest du fief), les clouteries de Wragg et Wittimore et les fonderies Eagle et Phoenix expliquent la forte présence de ces gens de métier. On peut aussi signaler l existence de la «grande tannerie» de Joshua Hobart (au coin sud-ouest des rues William et Ann). Concernant la prépondérance de ces métiers dans le faubourg par rapport à d autres parties de la ville, voir Bernard, Linteau et Robert s.d. : tableau II; pour les principales entreprises, voir Archives du Séminaire de Québec, fonds Viger-Verreau, cahier 015A, Livre de dépouillement du recensement fait de la Cité en 1825 et Tulchinsky 1977 : À titre d exemple d entreprises qui s y installent à cause de l avantageuse localisation du faubourg, on retrouve la compagnie du Nord-Ouest qui a fait construire un grand entrepôt entre les rues King et Queen, au sud de la rue Wellington. 11 On note, par exemple, la progression des concessions de nouveaux lots dans le fief Nazareth : 7 lots en 1823, 17 en 1824 et 27 en En 1827 et 1828, McCord ne vend que 6 lots tandis qu en , il en concède presque 100 (État des rentes foncières perçues par Thomas McCord et ses héritiers sur le fief Nazareth [ANQM 1840]). 12 Certains auteurs ont tendance à minimiser l impact initial du canal. En résumant cette historiographie, Poitras et Bérubé (2004 : 12) concluent qu il «faudra attendre les années 1840, avec l élargissement du canal, mais aussi avec le développement de l économie industrielle montréalaise, pour que le canal devienne véritablement un élément structurant important du Sud-Ouest». Quoique ce constat ne soit pas faux dans le contexte du développement de l arrondissement du Sud-Ouest en son entier, il néglige l accélération du développement industriel dans le secteur de Griffintown. 26

28 of Montreal» 13. Dans un grand hangar de bois construit à l emplacement de la commune, on accueille aussi des immigrants démunis. Toute cette activité accélère le morcellement de la partie ouest du fief Nazareth mais, comme l indique le plan de James Cane de 1846, plusieurs de ces nouvelles parcelles sont toujours vacantes à cette date. Après l ouverture du canal, son élargissement de 1843 à 1848 inaugure une nouvelle phase dans le développement de Montréal et du secteur. Le canal est ainsi élargi de 6 à 14 mètres et sa profondeur est portée de 1,5 à 2,8 mètres, permettant ainsi aux bateaux qui naviguent sur les Grands Lacs de se rendre jusqu à Montréal (Desloges et Gelly 2002 : 19). Afin d accroître l espace disponible pour l aménagement de nouveaux bassins à proximité de l embouchure du canal, le gouvernement achète le restant de la commune (AVM 1842). Allant de pair avec ces travaux, on décide d exploiter l énergie de cet important débit d eau par la création de «lots hydrauliques», notamment le long de la rue Mill et sur les deux côtés du canal à la hauteur des écluses Saint-Gabriel (rue des Seigneurs), qui seront loués à des entreprises manufacturières. Sous peu, d importants établissements industriels se concentrent à ces deux endroits sur le bord du canal, surtout des entreprises de métallurgie (fonderies, clouteries et manufactures de machines et de chaudières), de bois (manufactures de portes et de fenêtres), de produits alimentaires (raffinerie de sucre et minoteries) et de textile. Grands employeurs d une maind œuvre qualifiée et non qualifiée et investisseurs majeurs dans le bâti et dans la machinerie 14, ces établissements se distinguent d une multitude de petites entreprises artisanales, parsemées sur le territoire du quartier, qui n emploient qu un à cinq hommes et peu de machinerie (Lewis 1991 : ). Toutefois, ce ne sont pas tous les grands établissements qui s installent sur le bord du canal. La brasserie Dow, fondée en 1808, demeure à l angle sud-est des rues Notre- Dame et Colborne (Peel) où elle s agrandit; l usine de gazéification du charbon de Montreal Gas Light, plus tard absorbée par New City Gas, occupe l îlot délimité par les rues Ottawa, Ann et Dalhousie et la ruelle James dès L élargissement du canal de Lachine amène une forte impulsion à la transformation du quartier. Jusqu aux années 1840, tout le développement se confine au nord du canal sur les terres du fief Nazareth et de la commune. Au sud du canal et à l ouest de la rue McCord (de la Montagne), le domaine Saint-Gabriel sert toujours au pâturage et à la culture des grains. À la suite d une loi de 1840 qui reconnaît l existence corporative du Séminaire de Saint-Sulpice et ses droits de propriété, notamment dans la seigneurie de Montréal, les Sulpiciens sont obligés, en échange, de subdiviser le domaine dans un délai de 20 ans. Cette opération commence dans les années 1840 sur la partie est du domaine la plus proche de la ville et coïncide avec l agrandissement du canal. Trois cent soixante-huit lots sont créés au nord de cet axe (Young 1986 : ). En 1853, le gouvernement acquiert le tiers de cette subdivision, soit les lots délimités par les rues Richmond, William, Ottawa et Aqueduc et le canal. Ce territoire, correspondant au site actuel des installations de Postes Canada, a été acheté pour y aménager des bassins et de grands quais 13 Le même article était publié dans Canadien Courant, le 13 juillet 1831, et Montreal Gazette, le 16 juillet Parmi les grands établissements nommés, on retrouve les fonderies Eagle et Phoenix, la clouterie Wragg, la manufacture de l huile à lin des Corses, une manufacture de savon et de chandelles, l ancienne tannerie Hobart et quatre moulins à farine. 14 Selon Tulchinsky (1977 : 224 et 228), ces grands établissements emploient environ 2000 hommes et représentent un investissement total de presque deux millions de dollars. 27

29 qui serviront ultérieurement à l entreposage de charbon et de bois. En amont de ces bassins, à la hauteur des écluses Saint-Gabriel, se trouvaient déjà des lots hydrauliques créés par Saint- Gabriel Hydraulic Company (Young 1986 : ) et loués à diverses entreprises industrielles à partir de Un peu plus en amont de ces établissements, sur un site qui comprend l extrémité ouest du secteur à l étude, Augustin Cantin établit en 1846 son chantier naval, Montreal Marine Works, entreprise intégrée où on fabrique des bateaux pour desservir le Saint- Laurent et les Grands Lacs ainsi que des navires océaniques 15. Avant même que l agrandissement du canal ne soit complété, des entrepreneurs montréalais commencent la construction d un chemin de fer qui longe le canal sur toute sa distance de huit miles (treize kilomètres). Toute seule, la ligne Montreal & Lachine ne réussit pas à concurrencer le canal pour le transport du fret, mais son importance repose sur son intégration, dès 1864, au réseau du Grand Tronc, la plus grande entreprise ferroviaire de l époque. Cette dernière fait construire un grand terminus de marchandises proche du square Chaboillez (la moitié nord du quadrilatère Saint-Jacques, de la Cathédrale, Notre-Dame et de la Montagne). Dorénavant, les entreprises du secteur auront deux moyens de s approvisionner en matériaux et d expédier leurs produits. En 1871, le quartier Sainte-Anne, qui englobe depuis 1845 tout le territoire à l ouest de la rue McGill jusqu aux limites de la ville (le boulevard Georges-Vanier actuel) et au sud de la rue Notre- Dame jusqu au fleuve, constitue le deuxième pôle économique de Montréal. Le quartier domine dans cinq des quatorze grands secteurs d activités industrielles avec «jusqu à 64,07% des travailleurs de l industrie d équipement de transport ferroviaire et maritime, 50% du textile, 41,4% de la métallurgie du fer, 24,5% des industries alimentaires et 18% du bois» (Bellavance 1980 : 376 et 380). Durant les deux décennies précédentes, la population du secteur avait plus que doublé, passant de 7455 habitants en 1850 à en 1871, et son caractère était devenu nettement ouvrier. Les bourgeois qui y avaient fait construire des résidences durant la première moitié du siècle ont abandonné le quartier après Déjà en 1861, neuf chefs de ménage sur dix sont des ouvriers qualifiés ou non qualifiés, pour la plupart employés dans les entreprises industrielles et dans de plus petites manufactures du quartier (Lewis 2000 : 111 et 113). 4.4 DÉVELOPPEMENT URBAIN DANS L AXE DE LA RUE NOTRE-DAME AU XIX E SIÈCLE Les premières concessions dans la partie nord du secteur à l étude entre les rues Notre-Dame et William datent des années Toutefois, tout au long du XVIII e siècle, le développement urbain à l ouest de la ville fortifiée est plutôt modeste et est confiné à l intérieur du territoire délimité par la Petite Rivière 16. En 1801, on n y compte que 121 lots urbains répartis sur les trois principales rues du faubourg les rues Saint-Joseph (Notre-Dame), Saint-Maurice et du Collège (Saint-Paul). Au-delà de la Petite Rivière jusqu aux limites ouest de la ville (qui fait partie du 15 Montreal in 1856 : a sketch prepared for the celebration of the opening of the Grand Trunk Railway of Canada, Montréal, John Lovell, 1856, p. 41; «Augustin Cantin», Dictionnaire biographique du Canada en ligne. 16 Ce cours d eau coule de l est au niveau de la rue Saint-Antoine actuelle puis, vers la rue Université, descend au sud vers la rue Notre-Dame avant de continuer à l ouest jusqu à la rue Peel. De ce point, la rivière courbe vers l est en suivant un tracé légèrement plus haut que la rue William. 28

30 territoire à l étude) 17, plus de 30 grands terrains, servant de vergers et de jardins maraîchers, occupent les deux côtés de la rue Saint-Joseph (figures 3 et 4). Au début du XIX e siècle, la population du faubourg Saint-Joseph triple presque; un habitant de Montréal sur neuf y habite en 1805 et un sur huit en Par contre, le profil socioprofessionnel du faubourg n a guère changé depuis le siècle précédent. Des artisans, des petits commerçants, des charretiers, des journaliers et des domestiques y sont toujours concentrés (Perrault 1977 : 341). La croissance démographique a son pendant dans l expansion du parcellaire faubourien. On assiste au morcellement d au moins 150 nouveaux lots avant 1830 dans le faubourg, la plupart étant créés aux dépens des jardins et des vergers situés à l ouest de la Petite Rivière (figures 5 et 6). La rue Saint-Joseph (Notre-Dame) constitue l axe du développement urbain vers l ouest, en grande partie parce qu elle représente une des sections du chemin principal qui lie la ville à Lachine. À la suite d une loi provinciale adoptée en 1805, des syndics prennent en charge l aménagement et l entretien de ce chemin connu sous le nom de «Upper Lachine Road». Transformé en voie de péage, il commence là où existait la porte des Récollets et suit la rue Saint-Joseph à travers le faubourg, avant de devenir la rue principale du village des Tanneries (Saint-Henri). La route monte et longe ensuite le coteau Saint-Pierre puis descend vers Lachine 18. Pendant deux décennies, avant l ouverture du canal de Lachine en 1825, ce chemin est le plus important lien entre Montréal et le sud-ouest de l île. Au fur et à mesure que la partie ouest du faubourg se développe, des rues transversales sont ouvertes. En 1815, Étienne Guy donne une lisière de terrain à la Ville pour ouvrir la rue Guy entre le chemin de la côte Saint-Antoine et la rue Saint-Joseph. Trois ans plus tard, la rue de la Montagne au nord de la rue Saint-Joseph est ouverte. Par contre, la continuation de cette voie vers la rue Wellington attendra jusqu aux années 1840, alors que le morcellement du domaine Saint-Gabriel et l élargissement du canal de Lachine en créeront le besoin 19. Vers la même époque, d autres rues se prolongent au sud de la rue Notre-Dame pour rejoindre les rues orientées du nord au sud et qui traversent Griffintown. La rue Saint-Joseph, nommée Notre-Dame à partir de 1882 (AVM 1882) 20, conserve une vocation nettement commerciale en dépit de l industrialisation qui progresse sur le territoire au sud. Elle répond ainsi aux besoins en biens et en services de la population locale qui travaille dans les usines. Quoique le nombre de petites entreprises manufacturières sur la rue augmente de 12 à 37 de 1851 à 1871, celles-ci ne représentent qu une faible proportion des industries dans le quartier à la fin de la période (Lewis 2000 : ). En effet, à cette époque la rue est dominée par une variété de petits commerces épiceries, magasins généraux, confiseries, auberges parmi d autres et de résidences des commerçants et des artisans (MacKay s Montreal Directory, 1865 et 1870). 17 Établies en 1792, les limites de la ville se trouvent à 100 chaînes (deux kilomètres) de distance des trois portes principales qui font face à la campagne. 18 Statuts de la province du Bas-Canada, «Acte qui établit un péage ou barrière pour l amélioration et entretien du chemin entre la cité de Montréal et La Chine, à travers le bois», 45 George III [1805], cap À l origine, ce tronçon, qui forme la limite ouest du fief Nazareth, est dénommé McCord. 20 En 1869, une tentative pour changer le nom de la rue Saint-Joseph avait été un échec. 29

31 Le développement urbain au-delà des limites municipales de Montréal, notamment à Sainte- Cunégonde, incorporée en 1876, et à Saint-Henri, incorporée en 1874, stimule l activité commerciale de la rue Notre-Dame et renforce son rôle comme axe majeur vers l ouest. En réponse à cette vocation importante de la rue Notre-Dame, la Ville l élargit du côté nord entre le square Chaboillez et la rue Guy en 1894 (Ville de Montréal, Division de la géomatique, Registre de la propriété publique, vol. 1). Dès cette époque, le bâti sur le côté sud de la rue acquiert le caractère qu on lui connaît aujourd hui : des bâtiments ayant généralement des façades de pierres et une hauteur de trois étages. 4.5 MATURATION ET TRANSFORMATION DU QUARTIER INDUSTRIEL DE 1880 À 1960 Vers la fin du XIX e siècle, la frange de développement urbain et industriel au sud-ouest de la ville s étend bien au-delà du quartier Sainte-Anne, devenu un secteur industriel mature. Le quartier conserve un grand nombre d entreprises industrielles qui s y sont établies au milieu du siècle. En effet, Redpath Sugar, la fonderie Clendinneng (au coin des rues William et de l Inspecteur), l usine de tuyaux de plomb de James Robertson (sur la rue William en face de Glendinneng), la brasserie Dow et l usine de gazéification du charbon de New City Gas sont agrandies et modernisées. Le fabricant d équipements électriques, Northern Electric, s installe dans le quartier dès 1882 (Lewis 2000 : 232). La population du quartier continue d augmenter, mais à un rythme moins élevé qu auparavant, pour atteindre un sommet de habitants en Étant donné la forte présence des manufactures, l espace résidentiel dans le secteur à l étude se concentre à deux endroits. Le premier, majoritairement canadien-français, se trouve entre la rue Notre-Dame et l axe de la rue William, allant à l ouest de la rue de l Inspecteur jusqu aux limites du quartier. Le second, majoritairement irlandais, est situé entre les rues William, Duke, Wellington et McCord (de la Montagne). Ces lieux ont fait l objet d analyses par le réformateur social Herbert B. Ames. Sa fameuse étude, The City below the hill, parue en 1897, examine les conditions socioéconomiques du quartier, l entassement de la population ouvrière et les conditions insalubres occasionnées par les logements en arrière cour (les «rear tenements») et les latrines (Ames 1972 : et 98-99). Les années 1890 constituent le moment fort dans le développement industriel du quartier Sainte- Anne, qui commence déjà à démontrer les premiers signes d une sclérose industrielle (Lewis 2000 : ). L entassement, le vieillissement des équipements et les nouveaux besoins techniques contribuent à cette situation défavorable. De plus en plus de nouvelles entreprises sont attirées par la banlieue, à l extérieur des limites municipales montréalaises, où il existe plus d espace pour l implantation d usines employant de la technologie de pointe et où celles-ci peuvent profiter d un traitement plus favorable quant aux taxes et à la réglementation municipale. Dans un premier temps, les nouvelles municipalités de Sainte-Cunégonde et Saint-Henri encouragent et bénéficient de l installation de ces entreprises, mais au début du XX e siècle l expansion industrielle se déplace encore davantage vers l ouest dans l axe du canal, notamment à Saint-Pierre et à Lachine (Lewis 2000 : ). 30

32 Quoique l importance manufacturière du secteur sud-ouest de la ville augmente de 1890 à 1929, la part de Griffintown et des premiers sites industriels le long du canal diminue de façon appréciable. On observe un déclin important dans les quatre domaines d activités qui ont particulièrement marqué le développement du secteur à l étude : la métallurgie, de 29% (du marché montréalais) en 1890 à 13% en 1929; l alimentation, de 32% à 17%; le bois, de 35% à 21%; et les équipements de transport, 42% à 21%. Les résidants commencent également à quitter le quartier. En 1911, la dernière année pour laquelle on possède des donnés démographiques pour le quartier Sainte-Anne, la population a diminué de 2000 habitants (Poitras et Bérubé 2004 : 7). Cette décroissance persistera tout au long du XX e siècle, comme le démontrent les plans d assurances de À ce moment, l ancien secteur résidentiel entre les rues Notre-Dame et William est fortement tronqué, ayant perdu tout l espace à l est de la rue Eleanor, tandis que l ancien secteur des Irlandais dans Griffintown n existe plus. Par contre, des quartiers et villes localisés plus à l ouest, notamment Saint-Henri et Verdun, connaissent une forte augmentation de leur population, une tendance qui se poursuit après la Première Guerre mondiale (Lewis 2000 : 144). Entre les deux guerres, le recours à l électricité et au camion préfigure d importants changements qui auront un grand impact sur l économie du sud-ouest après 1945 (Desloges et Gelly 2002 : ). En réduisant la dépendance sur le charbon et sur le corridor du canal pour le transport lourd, ces deux innovations contribuent à une décentralisation manufacturière loin du canal. En plus, elles inaugurent une nouvelle ère d industrialisation au Québec celle de la production d automobiles et de camions, des papetières et des alumineries dans laquelle le complexe usinier du canal n a aucun rôle à jouer. Donc, après les années 1940, non seulement les usines du secteur à l étude vieillissent, elles deviennent vétustes. Le canal lui-même subit le même destin comme voie navigable. En 1959, l ouverture de la Voie maritime permet aux navires océaniques de passer directement de l Atlantique aux Grands Lacs. Onze ans plus tard, le canal est fermé à la navigation et on remplit des bassins et certaines sections du canal. Les conséquences de cette désindustrialisation sont manifestes sur les plans d assurances Underwriters de Le secteur à l étude n est plus un quartier d industries lourdes. Parmi les grandes entreprises qui marquaient le secteur depuis le XIX e siècle, seule la brasserie Dow existe toujours, mais elle fermera ses portes avant la fin de la décennie. À l est de la rue de la Montagne, l entreposage et de petites entreprises de production, surtout des ateliers d usinage, prédominent dans des bâtiments neufs et recyclés. À l ouest de cette rue, on note l implantation de garages pour camions et autobus, notamment pour Murray Hill Limousine, Provincial Transport et Central Truck Lines. Les vieux bâtiments qui ne se prêtent pas au recyclage sont démolis et les terrains sur lesquels ils étaient construits servent au stationnement en attendant une nouvelle vocation. 31