Les «sugar daddies» : un sucre au goût bien amer

Transcription

1 la défense des droits de l homme Le Mémorial de Caen Recueil des Plaidoiries 2014 LYCÉENS Les «sugar daddies» : un sucre au goût bien amer Paul Thomé, Grégoire Matron Institution St-Joseph, Le Havre (76) 73

2 Aujourd hui, Kayla, 15 ans, rentre de l école à Johannesburg. Elle est très fatiguée, mais elle n ira plus à l école de toute manière. Elle est enceinte de plusieurs mois, elle va bientôt accoucher. Hélas, la journée n est pas finie, si Kayla veut manger ce soir, elle doit aller chez Khotso, son sugar daddy. C est lui qui est à l origine de son malheur! Cela fait un an que tous les jours, Kayla va chez lui, alors qu il lui a transmis le sida, lui qui est marié, lui qui a 45 ans, lui qui a des enfants. Il abuse sexuellement, quotidiennement de l adolescente en échange d un peu d argent. Kayla est à jamais traumatisée, ses parents ne la protègent pas, malgré la connaissance qu ils ont du martyre quotidien qu elle subit. Ils ne font rien pour agir, et récupèrent précieusement les quelques pièces gagnées par Kayla. Comment cette adolescente a-t-elle pu être manipulée de la sorte? Pourquoi a-t-elle cette relation? Comment une société peut-elle être sciemment si permissive à l égard de tels crimes? Les «sugar daddies» sont des hommes quadragénaires, la plupart du temps mariés, qui sillonnent les ghettos à la recherche d adolescentes avec qui avoir des relations sexuelles. Ce nom même que leur a donné le gouvernement est révoltant. Ces sugar daddies sont, en français, des «papas gâteaux». L ironie est amère, car leur comportement n a rien de paternel et leurs sucreries, loin d être l expression de leur générosité, ne sont en réalité, que d ignobles appâts. Pour cela, ils se promènent aux abords des townships avec leurs belles voitures pour attirer l attention des jeunes filles défavorisées. Elles n ont qu une envie : accéder au monde de la mode, de la beauté, du glamour et les sugar daddies 75

3 sont là pour qu elles y parviennent, mais si bien sûr elles consentent à se prostituer. Ce phénomène est très répandu, depuis quelques années dans les townships d Afrique du Sud, posant de plus en plus de problèmes. Effectivement, 39% des filles sud-africaines disent avoir déjà été forcées à avoir une relation sexuelle pour des motifs matériels. Ces hommes répugnants profitent donc de leur richesse et de la faiblesse des jeunes adolescentes comme Kayla pour satisfaire leurs pulsions et leurs vices. Ces hommes offrent des cadeaux aux jeunes filles : portables, argent ou vêtements dernier cri en échange d une relation sexuelle. Mais le corps de la femme a-t-il un prix? Mérite-t-il d être abusé, asservi et vendu contre un objet sans valeur? Ces jeunes qui se vendent à des sugars daddies ne comprennent pas, ne connaissent pas la valeur de leur corps, et n en ont pas une estime assez grande Est-il vraiment nécessaire d être à la mode dans ce monde de misère? Non. Mbali s en passe et en subit les conséquences : «Quand un sugar daddy passe près de moi, je lui lance des insultes. Je lui demande si sa femme sait où il se trouve, s il coucherait avec ses propres filles ou petitesfilles. Il me répond violement en me traitant de moins que rien» Par leurs actions les sugar daddies violent de nombreux articles de la Convention internationale des droits de l enfant de Tout d abord, ils ont des relations sexuelles illégales avec mineures, or l article 34 décrète : «Les Etats s engagent à protéger l enfant contre toute forme d exploitation sexuelle et de violence» ; ces hommes enfreignent clairement cette loi et se livrent de surcroît à du chantage. De plus, l article 16 dit : «Nul enfant ne fera l objet [ ] d atteintes à son honneur et à sa réputation». Or, l honneur de ces adolescentes est totalement souillé, par l exploitation qu elles subissent, sans s en rendre compte le plus souvent. 76

4 Comprenez-vous l étendue de ce délit qui consiste à exploiter la faiblesse des fillettes? Ces hommes demandent toujours plus aux jeunes filles : c est d abord un baiser, et progressivement ils exigent un acte sexuel accompli. Ces filles de 15 ans ne sont pas de taille à résister, elles sont donc vite abusées par ces hommes vicieux. L Afrique du Sud, le pays où une personne sur 10 est atteinte du sida, est également le théâtre du plus grand nombre de viols d enfants au monde. En 2012, viols ont eu lieu sur des adolescentes sans défense âgées de 12 à 16 ans. Un homme sur quatre admet en effet avoir participé à un viol. Comprenez bien l ampleur de ce phénomène, Mesdames et Messieurs : une femme qui naît aujourd hui en Afrique du Sud a plus de chances d être violée, que d un jour apprendre à lire Cette situation est d autant plus problématique que les sugar daddies, outre l immoralité de leur geste en ayant ces relations avec des mineures, n utilisent pas de préservatif. Ils répandent ainsi le VIH de façon effrayante dans la classe d âge des jeunes filles de 12 à 16 ans : plus d une fille sur quatre est atteinte du sida en Afrique du sud, soit sept fois plus que les garçons du même âge! J accuse donc les sugars daddies qui, n ayant aucune morale, ne se souciant que de leur intérêt personnel, font de ces enfants désespérés de simples objets servant à assouvir leurs pulsions les plus viles. Pourquoi les parents de Kayla ne font-ils rien pour agir? Comment peuvent-ils la laisser dans une telle situation de détresse? Les parents des victimes sont, la plupart du temps, au courant des activités de leur enfant. Mais ils ne réagissent pas 77

5 pour autant, malgré le désespoir de leur fille, et, au contraire, profitent de cette situation pour récupérer l argent ou les objets qu elle ramène. Comment est-ce possible que des parents soient capables de laisser de telles choses se faire? Certains répondront que ce gain, même dérisoire, leur permet de subsister, mais à quel prix? Ces familles vivent dans un milieu très défavorisé, et ne refusent donc pas ce petit supplément apporté au foyer, quitte à fermer les yeux sur les pratiques de leur fille. Pourtant l article 27 de la Convention internationale des droits de l enfants, affirme avec force : «C est aux parents ayant la charge de l enfant qu incombe la responsabilité d assurer, dans les limites de leurs possibilités et de leurs moyens financiers, les conditions de vie nécessaires au développement de l enfant». Mais ces parents, écrasés par la misère, oublient le devoir d éducation et d assistance qui leur appartient. Il nous faut donc dénoncer tous ceux qui, à tous les niveaux de la société, n agissent pas pour protéger ces enfants, et qui les laissent seuls face aux dangers du monde extérieur : lui l enfant, l être fragile, lui qui n a pas encore assez de force, ni morale ni physique, pour résister aux adultes, lui qui a besoin d amour, de tendresse pour s épanouir, se voit souillé, abusé, détruit par ces hommes immondes que sont les sugar daddies, ces prédateurs pédophiles, puisqu il faut les appeler ainsi C est donc aussi l État sud-africain qui est en cause. Cette situation dramatique a réveillé, malgré tout, les membres du gouvernement pour tenter d arrêter ce développement hors du commun. C est à lui de mener les campagnes nécessaires pour entraver la progression intolérable de ce phénomène 78

6 malsain au cœur des townships. Mais les actions menées ne portent pas leurs fruits actuellement car, souvenez-vous bien de cela, encore en ce moment, en Afrique du Sud un enfant est violé toutes les vingt-cinq minutes L article 19 le certifie : «Les États parties prennent toutes les mesures législatives [ ] appropriées pour protéger l enfant contre toute forme de violence, [ ] y compris la violence sexuelle, pendant qu il est sous la garde de ses parents.» Or, le 18 novembre dernier, un homme a été jugé au tribunal de Johannesburg pour pédophilie, détournement de mineure et viol suivi de grossesse sur une jeune fille de 14 ans ; il a été condamné à seulement 4 mois de prison ferme, alors qu il n en était pas à son premier viol d enfants. Où est donc la justice qui doit protéger les plus faibles? La Convention internationale des droits de l enfant n est pas seulement de la paperasse, ce ne sont pas des paroles en l air. Les droits de l enfant ne sont pas, ne peuvent pas rester un concept abstrait, mais doivent être un socle sur lequel la justice de tous les pays du monde doit s appuyer pour agir au service de l enfance. Mais à quoi bon tant de paroles et de discours s ils sont ignorés? Les sermons dénonçant le comportement des jeunes et l éducation des parents ne suffisent pas, et c est pourquoi devant vous, aujourd hui, Mesdames et Messieurs, j exhorte le gouvernement sud-africain de poursuivre et de condamner avec détermination et résolution ces sugar daddies, ces hommes, si l on peut encore les désigner de la sorte. Il faut que ce gouvernement se décide à mettre en œuvre sans retard tous les moyens législatifs et judiciaires à sa disposition pour faire cesser ces crimes. 79

7 Il faut que les parents de ces victimes aient le courage de dénoncer ces délits atroces, qu ils aient le courage de s insurger contre cette justice qui ne fait pas son travail. Il faut que des jeunes filles abusées soient courageuses et puissent témoigner de ce qu elles ont subi. Il faut que la police protège de telles jeunes dans les townships. Il faut que les tribunaux statuent sans pitié sur ces crimes. Il faut que les lois sanctionnent de telles pratiques inhumaines. Tant que le gouvernement sud-africain ne fera pas comparaître les sugar daddies devant les tribunaux, la Convention internationale des droits de l enfant continuera d être bafouée. Il faut agir! Nous osons faire nôtres ces paroles d un grand homme, Victor Hugo : «Il vient une heure où protester ne suffit plus : après la philosophie, il faut l action.» Cette action, Kayla ne pourra pas la mener seule. Elle a besoin de nous tous pour la soutenir En ce moment même, Kayla sort de chez Khotso et rentre chez elle. Sur le chemin du retour, elle pleure. Elle pleure parce qu elle n arrive pas à vivre avec tant de peine et de souffrances dans le cœur. Elle pleure parce que cette relation avec Khotso, qui abuse d elle depuis longtemps, trop longtemps, la détruit. Elle pleure parce que, comme elle, des centaines de milliers d adolescentes souffrent de cet impitoyable sort, à travers son pays, mais aussi à travers toute l Afrique. Elle pleure parce qu elle songe aussi à ses parents, que la misère a fait tomber dans une telle indignité. Elle pleure sur Nelson Mandela, qui rêvait d une nation arc-en-ciel, d un pays d égalité et de liberté, et disait : «Je ne suis pas vraiment libre si je prive quelqu un d autre de sa 80

8 liberté.» Elle pleure parce qu elle se rend compte qu elle n est qu une esclave. Kayla rentre chez elle et elle pleure. La laisserons-nous pleurer, au mépris du droit international, qui jugera notre silence? 81

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