Les relations commerciales franco-russes sur la longue durée : de la Compagnie française de Russie au traité de commerce et d amitié de 1787

Transcription

1 402 Les relations commerciales franco-russes sur la longue durée : de la Compagnie française de Russie au traité de commerce et d amitié de 1787 fallait résumer en trois mots l ensemble des relations commerciales franco-russes, depuis la fondation de la Compagnie française de Russie par Colbert au xvii S il e siècle jusqu à nos jours, y compris au cours de la période soviétique, nous retiendrions : concurrence, contrefaçon, compétence. À vrai dire, la concurrence est proprement universelle en matière de commerce, mais celle des Hollandais d abord, dès le xvi e siècle, des Anglais aux xvii e et xviii e ensuite, comme celle des Allemands et des Américains au xix e, pour la conquête du marché russe jugé par tous d un potentiel immense, a été particulièrement féroce. D où la multiplication des pratiques de contrefaçon ou d imitation des produits français appréciés des consommateurs russes de la part des fabricants et négociants de ces grandes nations commerçantes, relayés à l occasion par les contrefacteurs russes eux-mêmes. Il reste la compétence, par laquelle il faut entendre les approches diverses essayées tour à tour par les différents gouvernements français dans la mise en place, puis l extension des échanges commerciaux avec la Russie. Ce qui ressort à la lecture des documents historiques, en particulier des rapports sur place des envoyés royaux d abord, puis des consuls français plus tard, est en effet leur très grande intelligence du sujet et surtout leur volonté de saisir ce vaste pays et ses habitants dans toute leur complexité. Par contraste, l incompréhension, le manque de soutien effectif aux hommes de terrain, l enlisement dans les sables du détail plutôt que l élaboration d une politique économique et commerciale cohérente, ont trop souvent caractérisé l action des membres des gouvernements français de l Ancien Régime comme du second Empire ou de la République, à l exception notable de l administration de Colbert. Par Anne Kraatz, historienne _ indd /03/13 17:56

2 Commençons donc par cette dernière, qui préside à l établissement d une compagnie de commerce, spécifiquement destinée à introduire directement, c est-à-dire sans intermédiaires hollandais ou anglais, les produits français auprès des acheteurs potentiels de cette région que l on désigne alors sous le nom générique de «Nord». La première compagnie, établie par décret royal de Louis XIV, le 9 juillet 1669, est d ailleurs dénommée «Compagnie du Nord». Conçue sur le modèle de la Compagnie française des Indes orientales, la Compagnie du Nord se veut la réponse spécifique à la Russia Company, ou Muscovy Company, fondée par la reine Élisabeth I re en 1567 et qui fonctionnera sous ce titre jusqu à sa dissolution en La Compagnie du Nord ne connaît pas le même succès, loin s en faut, puisqu elle est déjà moribonde six ans après sa création, non seulement pour cause de guerre contre la Hollande, mais aussi en raison du manque d enthousiasme des armateurs français, spécialement ceux de Saint-Malo et de Bordeaux, qui, sollicités avec ardeur par Colbert, se montrent peu enclins à regarder vers le nord ou l est, étant donné la prospérité de leurs échanges avec l Ouest. Rappelons que tout le commerce avec la Russie se fait via le seul port d Arkhangelsk, situé à l embouchure du fleuve Dvina, à quelque quarante-cinq kilomètres de la mer Blanche, d un accès difficile et périlleux à travers l océan Arctique. La foire de la Saint-Michel qui s y tient une fois l an, du 20 au 30 août, accueille tout ce que le pays compte de négociants russes et étrangers, les bateaux de ces derniers devant impérativement repartir dès la fin septembre, pour ne pas risquer d être pris par les glaces. Initialement dotée d un investissement de livres, substantiel mais bien moindre que celui de la Compagnie des Indes, provenant pour un tiers de la cassette personnelle du roi, la Compagnie du Nord ne dénombre que trois marchands parmi ses actionnaires. Pourtant, toutes les pertes qu elle pourrait encourir pendant les six premières années de son existence seraient portées à la décharge des sociétaires et, si profit il y avait, les sommes avancées seraient remboursées sans intérêts. De plus, l État français s engage à lui acheter toutes les marchandises rapportées propres à la construction, au radoub, à l armement et à l équipement des vaisseaux français au prix d achat, incluant les frais, les risques, et «avec un profit raisonnable». Autre ment dit, les particuliers ayant souscrit des fonds auprès de la Compa gnie du Nord ne courent aucun risque, du moins en principe. Les marchandises envoyées par les membres de la Compagnie du Nord à la foire de la Saint-Michel sont typiques de l image commerciale de la France, _ indd /03/13 17:56

3 404 consolidée justement à partir de cette époque par la cour de Louis XIV, c està-dire celle du luxe et du goût. Ce sont donc les tissus précieux ou de qualité supérieure draps d or, d argent, de soie, dentelles de fil d or et d argent, toiles de Rouen, laines de Picardie, les papiers moulinés bien blancs, le sel, le sucre des Antilles, les denrées d «épicerie fine», les fruits frais notamment les oranges et les citrons, les fruits confits, l huile d olive de Provence pour allumer les veilleuses d icône, le vin de Cahors pour les cérémonies religieuses orthodoxes, le tabac à priser de Martinique, enfin les «galanteries» de Paris, menus objets de frivolité au cachet tellement français. Les vins blancs et rouges ainsi que l eau-de-vie forment une partie importante de la cargaison des navires marchands français pour le marché russe de l époque, habitué par les Hollandais et les Anglais à «acheter français» dans ce domaine. En retour, les marchands français de la Compagnie du Nord doivent rapporter des métaux précieux et non précieux, du bois, des céréales, du goudron, de la potasse, du suif pour les chandelles, de l huile de baleine pour l éclairage, de la cire, des cuirs et toutes sortes de fourrures. Colbert et le roi espèrent faire d une pierre deux coups en créant cette compagnie. Il s agit de mettre en pratique la politique mercantiliste bien connue de Colbert, mais il y a aussi une raison stratégique à cette entreprise. Il faut tenter d affaiblir la puissance politique autant que commerciale des deux rivaux de la France, la Hollande des Provinces-Unies et l Angleterre, en forgeant des alliances avec d autres pays non encore fermement alignés avec l une ou l autre de ces nations. La Moscovie est sans conteste le plus important d entre eux, par sa position géographique, l étendue de son territoire et la quantité de ses ressources naturelles. Parmi celles-ci, il en est trois les métaux précieux et non précieux (soit le fer, l or et l argent, le cuivre, le plomb et l étain), le bois et les céréales qui représentent des matières stratégiques. L or et l argent, dont la France ne possède aucun gisement d importance, sont évidemment indispensables à la fabrication de la monnaie. Les Russes peuvent exporter la majeure partie de leurs métaux précieux, car ils ne battent monnaie qu en petites quantités, une grande part de leur commerce intérieur se faisant encore, au xvii e siècle, sur la base du troc, et leur commerce extérieur au moyen de la rixdale, monnaie frappée pour eux hors de leurs frontières. Quant aux céréales russes, elles viennent en complément indispensable à la France, comme ailleurs en Europe, les années de mauvaise récolte, ce qui exerce une influence majeure sur les cours du blé _ indd /03/13 17:56

4 Jean-baptiste colbert ( ) 405 Difficultés et paresse Si la Compagnie du Nord est rapidement dissoute, l idée d une compagnie de négoce avec la Russie n est pas abandonnée, loin de là. Tout au long du xviiie siècle, la royauté française se préoccupe d en mettre une autre sur pied, toujours pour les mêmes raisons que Colbert, mais avec plus d acuité encore qu au temps du Grand Roi, pour des raisons de stratégie géopolitique. Les relations compliquées de la France avec la Russie, tour à tour ennemies et amies au cours du règne de Louis XV, et la modernisation de l empire entreprise par le tsar Pierre le Grand et poursuivie par les impératrices Élisabeth Ire et Catherine II, _ indd /03/13 17:56

5 406 tout comme l influence grandissante des intellectuels, artistes et savants français en Russie, font de cette dernière une alliée potentielle d une importance capitale pour la France contre l Angleterre, mais aussi contre l expansion de la Prusse sous Frédéric II. De sorte que, le commerce étant perçu, depuis Colbert et même avant encore, comme le véhicule idéal de la compréhension entre les peuples, la Couronne française n aura de cesse d obtenir, durant presque tout le xviii e siècle, la signature d un traité de commerce et d amitié avec la Russie. Celui-ci est enfin conclu à Saint-Pétersbourg, après quelque quarante ans de négociations difficiles, le 11 janvier 1787, soit deux ans avant la Révolution française qui le rendra malheureusement caduc. Le projet de traité, élaboré en septembre 1745 par M. d Alun, envoyé spécial de la France auprès de la tsarine Élisabeth, prévoyait d accorder le statut de «nation la plus favorisée» à la Russie, qui l avait déjà obtenu de l Angleterre en 1734 (les villes de la Hanse ainsi que la Hollande et l Angleterre l avaient, elles, obtenu de la France depuis longtemps, nonobstant les conflits périodiques avec ces deux derniers pays). Quant aux marchandises échangées au xviii e siècle, elles sont toujours plus ou moins les mêmes des deux côtés : textiles, dentelles, colifichets, petits meubles, miroirs, huile d olive, oranges, sucre, vins et eau-de-vie pour les Français, bois, métaux, potasse, fourrures et céréales pour les Russes. Cependant, les tarifs font l objet de savants calculs de la part des Français, calculs qui seront d ailleurs sévèrement modifiés au moment de la signature finale, quarante ans plus tard. L article le plus important du projet de traité porte sur les exportations françaises de vins et surtout d eau-de-vie, ce dernier commerce étant exclusivement réservé à la Couronne impériale russe. Dans le domaine des textiles, la concurrence, voire la contrefaçon, fait alors rage de la part des Hollandais pour les velours et les laines, et des Anglais pour les soieries. Pour les galanteries et colifichets, les artisans français protestants exilés à Berlin, en particulier, fabriquent les mêmes produits, avec le même goût et la même qualité, mais les exportent à moindre coût vers la Russie. Les modes vestimentaires françaises elles-mêmes, pourtant universellement adoptées au xviii e siècle, servent et desservent à la fois les exportations de la France : désirées par tous mais trop chères pour la majorité des Russes, elles font l objet de contrefaçons, parfois de contrebande et, en tout cas, d imitations qui sont autant de pertes pour le commerce français, situation qui perdure aujourd hui encore dans le monde. Quant aux vins et eau-de-vie _ indd /03/13 17:56

6 français, il leur arrive d être trafiqués par les négociants hollandais qui continuent à en vendre aux Russes. Bref, rien n est aisé en Russie et, en définitive, les relations commerciales de la France avec ce pays, au xviii e siècle, ne se distinguent guère de celles du siècle précédent. Les volumes augmentent tout de même considérablement, du simple fait que tout transite désormais par le port de Saint-Pétersbourg, facile d accès. Malgré tous les efforts de l administration française, ni les marchands, ni les armateurs, ni les navigateurs ne montreront jamais ou presque un empressement soutenu pour le commerce avec la Russie, qu ils jugent trop lointaine et de culture trop différente. Au demeurant, cette «paresse» à investir de nouveaux marchés, à s y rendre et à s y maintenir durablement, par contraste avec les marchands allemands, anglais ou encore italiens, constitue le leitmotiv des reproches que feront les divers envoyés français, sur place, aux négociants français et à l administration. Cette situation caractérisera tout le xix e siècle au cours duquel, cependant, l accroissement général des échanges dans le monde augmentera sensiblement le volume des affaires entre les deux pays. Néanmoins, grâce à l abondance de ses matières premières indispensables, notamment des métaux et des céréales, la balance commerciale de la Russie sera toujours, à quelques exceptions près, largement excédentaire, vis-à-vis non seulement de la France, mais également des autres nations _ indd /03/13 17:56