Des jardins au quartier portuaire : la pointe à Callière ( )

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1 107 Des jardins au quartier portuaire : la pointe à Callière ( ) Valérie D AMOUR, Alan STEWART, historiens Remparts Guy MONGRAIN, cartographe Lieu de fondation de Montréal, la pointe à Callière connut ses années fastueuses au début de la colonisation française et à la fin du XVII e siècle, alors que le gouverneur de la colonie y avait fait ériger sa demeure. Connaissant par la suite une destinée moins glorieuse, son histoire au XVIII e et surtout au XIX e siècles a jusqu à présent moins attiré l attention des chercheurs. Néanmoins, au tournant du XIX e siècle, la pointe subit des transformations importantes quant à sa vocation et à son espace bâti, modifications qui s inscrivent dans l évolution même de la ville. Par l étude des terrains situés entre les rues Callière et du Port entre 1746 et 1801, nous montrerons l évolution et aussi la complexification dans l utilisation du sol, des jardins aux activités portuaires. Comme il nous était impossible de couvrir aussi brièvement l ensemble de la période, nous avons choisi de définir l aspect de ces lots en fonction d années spécifiques où s effectuent des changements de propriétaires : L ACHAT PAR PAUL JOURDAIN DIT LABROSSE Le 11 avril 1746, Paul Jourdain dit Labrosse acquiert d Eustache Dumont, époux de Louise- Charlotte Petit, le terrain allant de la rue du Port à la rue Callière 1. Il prend alors possession de l hôtel Callière. Érigé dans les années 1690 par le gouverneur de Montréal puis de la colonie, Louis-Hector 1 Jean Petit, procureur de François Callière, frère de Louis Hector de Callière et son héritier, acquiert le terrain le 8 octobre 1716, ANQM, min. not. Barbel. La succession Petit en devient propriétaire en 1720.

2 108 de Callière, l hôtel est dans les années en état de quasi-abandon 1. Il se trouve aussi sur le terrain une grange ainsi que des jardins et des arbres fruitiers. Un bail passé en 1738 entre Eustache Dumont et le journalier Joseph Damour dit Poitevin atteste de la présence d activités maraîchères 2. Il faut dire que la proximité de la place du Marché (la place Royale actuelle) favorise la tenue d activités horticoles sur la pointe, dont la culture des fruits et légumes. Mentionnons à cet égard que par l action conjuguée de la commercialisation et de l enchérissement du coût des terrains en ville, de telles activités ont été, au cours du XVIII e siècle, de plus en plus repoussées à l extérieur de l enceinte de la ville. Nous présumons que le terrain est toujours cultivé en Les héritiers Petit, qui demeurent à Québec, se préoccupent peu de leur immeuble à Montréal, bâtiments qui nécessitent de l entretien, tout en perdant de leur valeur marchande par leur localisation à l extérieur des fortifications de pierre. Dans une enquête intentée par Étienne Rocbert, garde-magasin du roi et délégué de Charlotte-Élisabeth Duguay, veuve de Jean Petit, pour surveiller la maison, contre Vital Delair dit Lajeunesse, tambour dans la compagnie de Blainville, nous apprenons que la maison se trouve en quasi-abandon et que des soldats et autres personnes y entrent à leur gré, Vol de carreaux de vitres, ANQM, TL4, S1, dossier , 12 avril Bail pour 3 ans à commencer le premier septembre 1738, par Eustache Dumont, officier dans les troupes de la marine demeurant ordinairement à Québec, à Joseph Damour dit Poitevin, ANQM, min. not. C. Porlier, 1 septembre 1738.

3 : ÉTAT DES LIEUX LORS DU DÉCÈS DE PAUL JOURDAIN, DIT LABROSSE Lors du décès de Paul Jourdain Labrosse, survenu le 8 juin 1769 et la prise de possession par ses héritiers, le terrain a déjà subi quelques transformations appréciables. D abord, disons que la culture maraîchère demeure une pratique courante. Labrosse loue le terrain à des jardiniers, au moins de 1750 à On en perd la trace dans les documents par la suite mais tout porte à croire que la culture se poursuit : si Labrosse et ses héritiers ne contractent des baux devant notaire après 1762, rien n empêche que le faire-valoir se poursuive par des ententes verbales. En plus, en 1783, Françoise Godé fait entourer tout le terrain par une clôture en pieux de cèdre au coût de 1800 livres, une démarche dispendieuse qui vise certainement la protection d un jardin et d un verger. 2 Première modification importante, l hôtel Callière, qui ne servait vraisemblablement qu au logement des jardiniers depuis les années 1730, semble bien avoir été consumé par le grand incendie du 18 mai 1765 qui rasa les bâtiments autour de la place du Marché mais aussi à la pointe à Callière 3. La 1 Bail d un jardin situé à l endroit nommé fort Callière, pour 3 ans à partir de ce jour, par Paul Jourdain dit Labrosse à Antoine Cheroux, jardinier, ANQM, min. not. G. Hodiesne, 20 mars 1753; ce bail est renouvelé pour trois ans le 29 septembre 1755; bail d un jardin, à l endroit nommé le fort Callière, a commencé le 1 octobre, pour 3 ans, par Paul Jourdain dit Labrosse à Pierre Delage dit Langlois, jardinier, ANQM, min. not. G. Hodiesne, 7 octobre 1758; bail d un jardin situé à l endroit nommé le fort Callière, à commencer de ce jour et finir à la fin d octobre prochain, par Paul Jourdain dit Labrosse, sculpteur demeurant rue Saint-Denis, Pierre Galand, jardinier, ANQM, min. not. P. Mézière, 1 avril Marché de construction pour une clôture de pieux, entre Françoise Godé, veuve de Paul Jourdain dit Labrosse, demeurant en cette ville, et Joseph Perrault, charpentier, ANQM, min. not. E. Henry, 7 août Déclaration par Paul Jourdain dit Labrosse des pertes de l incendie de 18 mai 1765, 3 juin 1765, ANC, Bureaux des secrétaires civils et provinciaux, Québec, RG4 A1, pages

4 résidence n est pas reconstruite par Paul Jourdain dit Labrosse ni par ses héritiers qui permettent aux habitants des environs de venir acheter les pierres de la bâtisse pour leur utilisation personnelle Le changement majeur demeure toutefois la présence nouvelle d un hangar à canots. La première mention incontestable d un tel hangar ne date que de 1770 lors de la confection de l inventaire des biens de Labrosse 2. Fort probablement, le hangar neuf fut reconstruit après l incendie de À quand remonte la fonction d entreposage des canots sur la pointe? Aucune source ne nous permet de le constater sans contredit, mais il semble qu un hangar à canots peut-être installé dans l ancienne grange qui se trouvait au nord de la résidence Callière existe au moins dès 1758 lorsqu on fait, à la demande d un nommé Laramée, une estimation d un canot au fort Callière. 3 Le hangar de Labrosse répondait à un besoin criant : les marchands montréalais ne possédaient pas le droit de jouir de la canoterie du roi à Montréal et du hangar du roi à Lachine, ils ont donc besoin d un lieu proche de la ville et facile d accès pour emmagasiner leurs canots : L ÉPOQUE FRANCHÈRE Le lotissement du terrain situé entre les rues Callière et du Port, qui formait jusqu à présent un tout indivis, s effectue dans un intervalle de 5 ans. Les héritiers Labrosse vendent l ensemble du terrain en cinq emplacements entre 1787 et 1792, cédant en dernier la partie du lot initial où était construit le hangar à canots. La majorité des lots seront cependant acquis par un même propriétaire : le négociant Gabriel Franchère. Le lotissement du terrain amène le développement rapide du secteur quant à son espace bâti. Il faut dire que la pointe, quoi que située à l extérieur des fortifications, se trouve à proximité du chenal de navigation, ce qui y favorise l établissement d activités commerciales et portuaires. 1 Voir l avertissement au public concernant la vente par adjudication le 1 juillet 1771 d un lopin de terre situé à la pointe à Callière, dans le compte et partage de la succession de Paul Jourdain dit Labrosse, ANQM, min. not. P. Panet, 24 octobre Le compte de la succession nous en apporte une description détaillée : un hangar neuf en bois de 72 pieds de long sur 36 pieds de large (23,4 m sur 11,7), propre à loger une bonne quantité de canots de voyageurs avec les commodités nécessaires pour monter leurs canots dans les hauts du hangar, ANQM, min. not. P. Panet, 24 octobre Estimation d un canot au fort Callière, ANQM, TL4, S1, dossier , 31 octobre

5 111 Suivons à ce compte l histoire de chacune des subdivisions entre 1787 et Les Labrosse débutent leur lotissement par la vente des terrains situés le long de la rue du Port. Les lots 5 et 4 sur la carte 3 sont respectivement vendus à Gabriel Franchère les 18 juin et 1 août Il ne se trouve à ce moment aucun bâtiment sur ces emplacements. Gabriel Franchère qui est alors locataire du hangar à canots des Labrosse sur le lot 1 s engage à ne pas bâtir de hangar servant à l entreposage de canots sur ces terrains, du moins sans l autorisation des venderesses. Franchère se départit assez rapidement des deux emplacements contigus, soit le 30 avril Entre-temps, il a fait construire sur le lot 5 un hangar de pierre et un quai sur le bord du fleuve. Le négociant John McKindlay, le nouveau propriétaire, vendra à son tour les lots à Parker Gerrard Ogilvy & Company en Le lot 3 est vendu par les Labrosse le 29 décembre 1787, toujours à Franchère. Trois ans plus tard, celui-ci tente de se départir de l emplacement enrichi d une maison à deux étages en pierre et en bois en le vendant à Alexandre Serre, maître chirurgien en juillet En décembre de la même année, Serre le rétrocède toutefois à Franchère. Ce dernier vend définitivement l emplacement en mai 1794, au négociant Jean-Philippe Leprohon, qui le loue successivement à un pâtissier, un menuisier, un 1 Bail de 6 ans par Françoise Labrosse en son nom et comme procuratrice de Françoise Godé à Hyppolite Laforce, ANQM, min. not. F. Leguay, le 23 août 1786; ventes par les héritiers Labrosse à Gabriel Franchère, ANQM, min. not. F. Leguay, 18 juin et 1 août 1787; vente par Gabriel Franchère à John McKindlay, ANQM, min. not. J.G. Beek, le 30 avril 1792; vente par McKindlay à Parker, Gerrard Ogilvy & Company, ANQM, min. not. J.G. Beek, 12 mars 1805.

6 brasseur de bière, un charretier et un aubergiste. L emplacement passera éventuellement en la possession de Samuel Gerrard en 1804, un des associés de Parker Gerrard Ogilvy & Company Les lots 1 et 2 suivent un parcours quelque peu différent du fait qu ils ne sont pas, du moins dans un premier temps, acquis par Gabriel Franchère. Le lot 2 est vendu par les Labrosse à Jean Bouthillier en juin L acquéreur s engage aussi à ne pas construire de hangar à canots sur le terrain. Bouthillier y possède une manufacture de potasse jusqu en 1805 environ. Le lot sera par la suite acquis par les Berthelet dans la première décennie du XIX e siècle 2. L emplacement 1, le plus grand des cinq, comprend aussi le hangar à canots. Les Labrosse s en départissent en août 1792, alors que Joseph Roy en devient le propriétaire. Lorsque les syndics de faillite de Roy cèdent l emplacement à Gabriel Franchère et Hyppolite Laforce, marchand et aubergiste, en octobre 1800, il semble que le hangar à canots ait changé de vocation, puisque dans l acte de vente il est fait mention d un grand bâtiment en bois servant en partie de maison et en partie de hangar. Deux mois plus tard, ces deux acquéreurs se partagent le lot en deux parts égales, Laforce conservant la moitié est et Franchère la moitié ouest sur laquelle se trouvent une maison et un pressoir. Franchère revend la majeure partie de sa moitié, comprenant un hangar de pierre à deux étages, à James Dunlop en Ce dernier occupait cependant les lieux depuis Laforce, dont les héritiers garderont l emplacement jusqu en 1823, loue en 1802 à un militaire une maison à deux étages et une étable pour 16 chevaux. En 1803 et 1804, il loue une maison de bois et une écurie à des aubergistes 3. 1 Vente par les héritiers Labrosse à Gabriel Franchère, ANQM, min. not. F. Leguay, 29 décembre 1787; vente et rétrocession entre Gabriel Franchère et Alexandre Serre, ANQM, min. not. J.G. Delisle, 28 juillet et 17 novembre 1790; vente par Gabriel Franchère à Jean-Philippe Leprohon, ANQM, min. not. J.B. Desève, 22 mai 1794; bail par Leprohon à Jean-Baptiste Billette, ANQM, min. not. J.G. Delisle, 8 mai 1797; bail par Leprohon à Pierre Auchu, ANQM, min. not. J.B. Desève, 7 août 1798; sous-location par Pierre Auchu à Joseph Nadeau, ANQM, min. not. J.B. Desève, 18 septembre 1798; bail par Leprohon à Pierre Legris, ANQM, min. not. L. Chaboillez, 28 mars 1800; bail par Leprohon à Antoine Lafresnière, ANQM, min.not. L. Chaboillez, 27 février 1802; vente par Jean-Philippe Leprohon à Samuel Gerrard, ANQM, min. not. T. Barron, 2 novembre Jean-Philippe Leprohon avait, avant la vente de 1804, vendu une partie de l emplacement et une maison sur un passage à Jean-Antoine Griffin, ANQM, min. not. L. Chaboillez, 4 août Vente par les héritiers Labrosse à Jean Bouthillier, ANQM, min. not. L. Chaboillez, 23 juin Vente par les héritiers Labrosse à Joseph Roy, ANQM, min. not. J.G. Delisle, 20 août 1792; bail par les syndics de faillite de Joseph Roy à Hyppolite Laforce, ANQM, min. not. J.G. Delisle, 31 mai 1799; vente par les syndics de faillite de Joseph Roy à Gabriel Franchère et Hyppolite Laforce, ANQM, min. not. J.A. Gray, 10 octobre 1800; partage entre Gabriel Franchère et Hyppolite Laforce, ANQM, min. not. J.B. Desève, 31 décembre 1800; vente par Gabriel Franchère à James Dunlop, ANQM, min. not. J.A. Gray, 13 octobre 1804; bail par Hyppolite Laforce à Bazeliel Gary, ANQM, min. not. J.A. Gray, 2 janvier 1802; bail par Hyppolite Laforce à Antoine Lafresnière, ANQM, min. not. P. Lukin, 21 mars 1803; bail par Hyppolite Laforce à John Hamilton, ANQM, min. not. P. Lukin, 10 mars 1804.

7 113 Le changement de vocation de la pointe à Callière observé par l analyse de l occupation du sol entre 1746 et 1801, qui se résume d abord par l utilisation unique de tout le terrain entre les rues du Port et Callière liée à la culture maraîchère, menant par la suite à un lotissement et puis à une occupation variée et multiple des différents lots liée aux activités portuaires du secteur, s explique entre autres dans le contexte de l évolution de la ville dans son ensemble. Depuis la Révolution américaine, le Bas-Canada a connu l arrivée d un important nombre d immigrants qui ont aussi favorisé le développement du Haut-Canada. La nécessité de ravitailler ces régions en devenir encourage l essor des activités portuaires de Montréal. C est ainsi que certains des plus grands exportateurs de la colonie, dont Parker Gerrard Ogilvy & Company et James Dunlop, installent leur opération sur la pointe, proche du chenal de navigation. Par ailleurs, entre 1804 et 1805 on assiste au démantèlement des fortifications du côté du fleuve. La nouvelle rue des Commissaires est créée. L accès au fleuve valorise les propriétaires déjà établis sur la

8 114 rue Saint-Paul, parce que les commissaires leur cèdent la continuation de leur lot jusqu à la nouvelle rue. Le développement du secteur contribue toujours à l extension des activités portuaires à Montréal. La pointe à Callière se trouve dès lors intégrée à la ville et devient un quartier portuaire. S accélèrent par conséquent l implantation sur la pointe d entrepôts de marchandises d imports/exports et d entreprises tels que la potasse et les auberges et tavernes, commerces liés aux activités portuaires, à la fréquentation des lieux par les matelots et les immigrants.