MIGRANCE 40. La chanteuse Aït Farida entourée des musiciens Mohamed Lamri et Messili (à droite). Collection Mohand Anemiche/Génériques

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1 MIGRANCE 40 La chanteuse Aït Farida entourée des musiciens Mohamed Lamri et Messili (à droite). 88

2 De la séparation, un thème de la chanson kabyle entre les années 1930 et 1970 Aldjia OUTALEB Université Mouloud Mammeri, Tizi-Ouzou (Algérie) Àl origine, la chanson kabyle prend sa sève dans la tradition orale. Dans cette société d oralité, la chanson, moyen d expression et support inséparable de la poésie populaire, constitue le reflet des états d âme de la société dans ses différentes strates. Elle est ainsi la manifestation de l esprit créateur de l individu et de l empreinte du temps sur la collectivité. Outre le devoir de mémoire qu elle s assigne, la chanson est destinée à un public qui, pour l apprécier, doit s y reconnaître soit pour livrer ses peines soit pour s évader de son espace-temps vers celui qu il regrette ou qu il recherche. L objet de notre article est justement de retrouver, à travers quelques chansons kabyles de l immigration, des thèmes liés à l histoire profonde de tout un peuple. En effet, pour ce qui nous concerne, nous supposons que ce qui peut faire partie du devoir de mémoire trouve sa valeur dans l émotionnel, la mémoire sensible, et ce, replacé dans le parcours social d un individu pour constituer un patrimoine pour tous. Aussi allonsnous rechercher ces caractéristiques dans les différents titres de chansons kabyles que nous proposons dans ce qui suit. Liée en apparence au thème principal de l immigration, comme nous l avancions ci-dessus, la chanson kabyle des années trente aux années soixante-dix est issue du fond de l histoire et véhicule toutes les valeurs d un peuple. Elle n a cependant pas comme seul intérêt le «devoir de mémoire», elle est également excellente musicalement. Les thèmes chantés sont multiples et recouvrent plusieurs champs: la misère au pays, les rudes conditions de vie dans le pays d accueil, la solitude, l alcool, les femmes, l exil, etc. Notre intérêt portera notamment sur le thème de l immigration et de la séparation dans sa signification la plus globale. Nous n allons pas nous appesantir sur la sémantique du terme séparation; il s agit simplement d exposer et de développer la thématique de quelques titres de chansons en relation avec des données historiques et factuelles vécues d une part par les Kabyles émigrés en France, installés particulièrement à Paris et ses environs et vécues d autre part par ceux restés au pays. 89

3 MIGRANCE 40 L LA SÉPARATION D ABORD DÉPEUPLEMENT DES VILLAGES une des plus anciennes chansons répertoriées dans cette thématique se trouve parmi celles composées et chantées par Cheikh El Hasnaoui, La Maison Blanche où le drame de l émigration, fortement dénoncé également dans la chanson Al babor boulahouachi (Oh bateau aux différentes drapeaux) de Allaoua Zerrouki, dépeuple des villages entiers, abandonnant femmes et enfants orphelins : Di tuddar qiment ttilmawin ggudjlen warrac (les villages sont restés vides, les enfants sont devenus orphelins). Dans les Taleb Rabah, début années chansons d Akli Yahiatène, entre autres, ce départ massif des hommes est assimilé à la mort pour ceux laissés au pays et pour qui l attente était insoutenable, invivable El firaq degmas nelmut (la séparation est comparable à la mort). Nous devons rappeler qu au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l exode des hommes kabyles vers la France atteint toutes les familles. Il nous semble nécessaire de souligner que l émigration «en masse» de cette période est souvent imposée notamment aux jeunes, Jahegh bezzaf dh amezyan (je me suis exilé trop jeune), émigration imposée par des conditions de vie difficiles dans les villages et vécue douloureusement par la majorité des Kabyles, qui sont presque tous concernés car il n y a pas une seule famille qui ne compte au moins un émigré en France ayant laissé femme, enfants et parents dans son village natal. Il n y revient que pour quelques jours dans le meilleur des cas, une fois dans l année, étant perpétuellement en manque d argent au point même de solliciter l aide des voisins, familles et amis pour prendre le billet du retour comme le décrit Kamal Hamadi à travers Redlegh-d lheq n rrekva (j ai emprunté le prix du billet). L émigration est vécue comme une fatalité. Au départ, elle est un choix et seuls les plus âgés de la famille partent pour travailler. La séparation est accentuée par une non-intégration dans le pays d accueil et l idée du retour au pays est permanente dans l esprit de tout un chacun. Dans A moh a moh kker mattedoudh a nrouh (ô Moh, prépare-toi si tu veux rentrer avec nous), Slimane Azem, dont les paroles et la musique ne laissent aucune chance aux autres de lui ravir la première place et dont l œuvre contribue également à des rapprochements culturels multiples par le fin mélange de kabyle et de français dans À Madame encore à boire et Algérie mon beau pays, pour ne citer que celles-là, nous dévoile que c est toujours accompagné de ses pairs, ne concevant pas son existence en dehors de sa communauté, que l exilé repart au pays rendre visite à sa famille. La séparation est toujours douloureuse, d où El firaq bezzaf youaar ou El firaq degmas nelmuth. Tous les émigrés sont unanimes pour murmurer, fredonner, voire appeler Thamurth-iw (ma terre natale), Ay axxam (mon foyer) avec Akli Yahiatène et Cheikh El Hasnaoui Ay ath Ouakal Aberkan (Oh Saints de mon village). Ces chansons, d une inestimable valeur affective, ont bercé bien des populations de Kabylie et de France. 90

4 CHANSON KABYLE EN FRANCE ET MÉMOIRE DE L IMMIGRATION, Aït Farida, années L LA SÉPARATION D AVEC LA FEMME a séparation l est encore plus avec la femme aimée : l épouse et la mère. Pour illustrer cette idée, il y a lieu d écouter les paroles Tetsru Juhra g laâwacar (Juhra, l inconsolable, pleure lors des fêtes religieuses) de Chikh Nordine ou encore Yedja yemmas (il a abandonné sa mère) de Akli Yahiatène. Beaucoup de grands succès, en rapport avec la même thématique, ont marqué la carrière de cet artiste. Nous pouvons citer, relativement à la séparation d avec son épouse, El vaz (le faucon) qu il charge de transmettre ses meilleurs sentiments, Inas i mlaayun Taos (dis à Taos aux cils gracieux), des chansons qui vont aider la femme si chère à vivre et à surmonter les dures réalités et lui insuffler l espoir des retrouvailles. Combien, encore de nos jours, sont prégnantes les paroles et la musique de ces chansons! La réplique est aussitôt donnée par cette femme, Taos, restée seule au village malgré elle, ressentant les mêmes douleurs dues à la séparation et ne pouvant empêcher son cœur de vibrer à ses appels. Tout en pensant à son bien-aimé parti trop tôt en exil, elle fredonne et imite timidement la voix mélodieuse de Nouara Ula d nek yuâar ad ttsugh (il est difficile, pour moi aussi, d oublier) et Win i tûuzadh yejjak iruh (celui que tu as toujours chéri est parti et t a abandonnée) des paroles composées par Cherif Kheddam. Le vide laissé par l exilé a provoqué chez la femme, le sentiment de frustration et d égarement. Hanifa, dans les chansons intitulées Ay afrokh-iw (Oh, mon oiseau) et A win bbouint thrumyin (celui que les Françaises ont pris), met à nu les appels déchirants d un cœur brisé : l amour que la femme portait à son mari exilé et qu elle ne pouvait exprimer accentuait ses chagrins et ses douleurs. Une situation et des sentiments qui ont dû pousser la femme à glorifier l émigré et le supplier de rentrer. Ces appels sont, par certains, entendus comme nous le chante si bien Aït Farida, Yura-yi-d thabrats (il m a écrit une lettre) et non par d autres, par exemple, à travers Ma d medden awk oussan-d ma d netts ijah rray-is (tout le monde est rentré mais lui, il est perdu) ; Cheikh El Hasnaoui condamne le travailleur qui s éloigne peu à peu au point de renoncer à ses origines. Pour certains émigrés comme Mohand Said Oubelaïd, avec Avehri siwd assen slem (air, apporte-leur mes meilleures pensées), Youcef Abdjaoui, Yegguma ul a km-ittsu (le cœur n arrive pas à t oublier), Tamurt (Terre natale) et Alloua Zerrouki, A tsxil-k a ttir» (oiseau, s il te plaît), générateurs d émotions fortes, ont dès le début de leur carrière, réussi à accrocher leurs auditeurs. Même si leurs compositions, comme celles des autres artistes, ont pour thématique générale la séparation d avec leur famille et leurs amis, la bien-aimée et la nostalgie du pays, l objectif est de reconquérir les cœurs. Ils chantent l espoir, le retour imminent au pays et rêvent déjà de retrouvailles. Des paroles qui font revivre la dignité des travailleurs immigrés 91

5 MIGRANCE 40 (Oh Dieu, toi le puissant, viens-nous en aide, nous sommes trop livrés à nous-mêmes), en bon croyant, il prie Dieu d intervenir afin de remettre dans le droit chemin tous ceux qui s adonnent à la boisson et aux jeux de hasard et oublient l objectif pour lequel ils se trouvent en terre étrangère. De son côté, Slimane Azem, pour défendre les valeurs de la société kabyle, décrit avec ironie la situation de l émigré dominé par la femme française Lalla margaza d win therna tmettut» (la femmelette est celui qui est dominé par la femme). Hanifa, années P LA SÉPARATION L EXIL our d autres, la révolution algérienne bouleverse leur vie. Ils sont forcés non à l émigration mais à l exil. Les rêves ne sont plus projetés sur l avenir, les pensées les plus secrètes portent sur le passé. Avec Netsmenni a wistufan» (nous rêvons d avoir du temps), chanson qui livre à la fois le froid au cœur et la colère, Slimane Azem chante la nostalgie du pays «perdu» et des parents qu il sait qu il ne retrouvera plus. Les chagrins provoqués par cet autre type de séparation sont plus accentués chez les chanteurs-travailleurs. Ce qui devait n être que provisoire s ancre ainsi petit à petit dans le durable et le déracinement définitif. D autres enfin ont aussi chanté des réalités moins connues ou moins exposées car taboues témoignant d un détachement de leurs origines et d une installation durable, épousant une Française, comme Zwadj el ghorba (le mariage à l étranger) de Ahcène Mezani. Dans cette catégorie, Salah Saadaoui, se voulant moralisateur, se devait de dévoiler le secret de ceux qui meurent en exil Yiwen yattaf di lassal wayed yedda tafransist (l un est rattaché à ses origines, l autre est parti avec une Française). À travers sa chanson A rebi ketch dh lqaoui aâjled s eddouaoui tharouihth bezzaf ethdhaa C LA SÉPARATION CHANTÉE PAR LA FEMME ontrairement au milieu artistique des pays de l Orient où l artiste femme suit une formation avant d être propulsée sur scène, la chanteuse kabyle n a non seulement pas été encouragée à développer ses capacités vocales mais pire, elle a été reniée par sa famille, voire par le village entier. Cependant, des femmes, très courageuses, ont laissé leur empreinte dans le répertoire des chansons composées et interprétées par des hommes même si «chanter» était un acte honteux qui déshonore la famille. Avec Taghucht inu thaalayant bghigh ayi-tsel taddart (ma voix est forte, je veux que ma région m entende), Cherifa, de son nom d artiste, croyant échapper à la colère des siens, est malgré tout excommuniée de sa famille et même de son village, pour s être rendu compte très tôt de la force de sa voix à exprimer et crier les souffrances de la société, notamment celles des femmes. Cette grande dame a connu le premier exil en quittant son village natal pour la capitale algéroise. Sa chanson Baqa aâla khir ay Aqbou (au revoir Akbou) est très prégnante. Les paroles de la chanson relatent une histoire, la nostalgie du paradis perdu mais surtout une douloureuse rupture, une déchirure des liens ombilicaux. Ses chansons, Ay azerzur innas iwachu iyighur (Oh, étourneau, demande-lui pourquoi il m a fait sienne) et Yelsa-d tacacit (il portait une chéchia), composées sur la base de chants traditionnels, développent exclusivement des thématiques se référant à la condition de la femme résignée à rester et à vivre seule tandis que les hommes migrent. Le cas de Cherifa n est pas isolé. Parmi les femmes qui ont bravé les interdits et les mœurs drastiques de Taddart (village) et de leur époque, figure Hanifa. Le risque d être reniée ou assassinée, non seulement par 92

6 CHANSON KABYLE EN FRANCE ET MÉMOIRE DE L IMMIGRATION, la famille mais par le village entier, ne l a pas empêchée d aiguiser sa voix avec Chqan-i medden ma nnan ul-iw zeddig am maman (peu importe si on parle de moi, mon cœur est sans rancune) et de donner libre cours à sa pensée lucide qui refusait le joug de la soumission. La jeune femme a choisi de s exiler dans l espoir sans doute de trouver un ailleurs moins sombre et aussi de fuir une société oppressante à bien des égards. Figure emblématique de la chanson féminine kabyle, Hanifa a su, avec une rare sensibilité, nous rapporter les conditions draconiennes vécues par la femme kabyle et le désarroi des femmes délaissées, dans A sidi Abderrahmane ared aghrib simawlaan (Oh Saint Sidi Abderrahmane, aide l émigré à retrouver le chemin vers les siens). En effet, son quotidien est caractérisé par la rudesse de la vie rurale dépourvue de moyens élémentaires auquel s ajoute l exode de la gent masculine vers des horizons lointains et inconnus où souvent elle a une autre vie, Ma thevghidh adham negal ahaq sidi aich argazim deg frança ayesrebi aqchich (on peut te jurer par Sidi Aich que ton mari élève un garçon, en France). Hanifa, éveilleuse des consciences par ses chansons telle A win bbouint tromyin (celui qui s est fait «prendre» par des Françaises), l exilée que tout le Ammouche Mohand et Ahcène Mezani. Début des années Collection Kamal Hamadi/Génériques monde disait et voulait morte, a su s imposer par une voix qui donne des frissons à tous ceux qui l écoutent et ce, même de nos jours, pour se défendre et défendre également ses semblables dans un monde où l homme domine la femme, et les pousser à rompre le silence que les mœurs d autrefois leur imposent. Enfin, certains chanteurs de l immigration ont accordé dans leurs chansons une place à la femme pour exprimer en duo des épreuves multiples. Bahia Farah qui compose elle-même ses chansons telles Si lebhar ar din (de la mer jusque là-bas), Elmektub ik a k-id-yas (ton sort, tu l auras), pour ne citer que celles-ci, chante également, avec Slimane Azem, les difficultés quotidiennes subies par la femme kabyle à travers Attas i sebragh (longtemps, j ai patienté), tandis que Kamal Hamadi, auteur-compositeur-interprète, chante avec sa femme Noura la nostalgie du pays et la famille délaissée, Wi dass yennan yidm adabdhugh (qui dirait que je me séparerai de toi). BIBLIOGRAPHIE BATTEGAY Alain et BOUBEKER Ahmed, Les images publiques de l immigration : médias, actualité, immigration dans la France des années 80, Paris, L Harmattan, 1992, 192 p. ABDELLALI Hajjat, Immigration postcoloniale et mémoire, Paris, L Harmattan, 2005, 146 p. KHELLIL Mohand, L exil kabyle : essai d analyse du vécu des migrants, Paris, L Harmattan, 1992, 207 p. KHOUAS Arezki, Pression à l uniformisation et stratégies individuelles et collectives de différenciation sociale. Le cas de la chanson kabyle contemporaine. Thèse de 3 e cycle, université de Paris VII «Jussieu», MOKHTARI Rachid, «Les chants d exil de Cheikh El Hasnaoui», in Tin Hinan, Tizi-Ouzou, 1991, pp MOKHTARI Rachid, La Chanson de l exil, les voix natales, Alger, Casbah, 2001, 156 p. MUXEL Anne, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan, 1996, 229 p. NACIB Youssef, Anthologie de la poésie kabyle, Alger, Andalouses, 1993, 525 p. OUARY Malek, Poèmes et chants de Kabylie, Oaris, Saint-Germaindes-Près, 1972, 175 p. STORA Benjamin et TEMINE Émile (dir.), Immigrances: L immigration en France au XX e siècle, Paris, Hachette, 2007, 382 p. YACINE Tassadit, Aït Manguellat chante, Alger, Bouchène-Awal, 1990, 351 p. YOUBI Mohand-Salah, Berbères de France. Guide pratique, Paris, L Harmattan, 2004, 52 p. 93