quelques chances de succès. En fait, si on te le rend, ça va bien, mais si on ne te le rend pas, ça ira encore bien. Laisse donc faire, que diable!
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- Stéphanie Lefrançois
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1 110 G E O RG E S E S C A N D E quelques chances de succès. En fait, si on te le rend, ça va bien, mais si on ne te le rend pas, ça ira encore bien. Laisse donc faire, que diable! En as-tu impérativement besoin? Non, puisqu à la prison on est obligé de te fournir linge et vêtements. Laisse faire, te dis-je. Lorsque tu sortiras, tu raconteras cela et le reste aux personnes chez qui je te dirai d aller dans une prochaine lettre. Eh! tu sais? Il n y a pas d acquittement qui tienne. Voilà qui serait plaisant, ma foi! On arrache une pauvre femme de son lit où elle est clouée par la maladie, on l arrête, on lui saisit ses quatre guenilles et ses quelques économies, fruit de vingt ans de labeur; puis on la jette en prison. Là pendant cinq mois, on la tient recluse entre quatre murs, la laissant à la merci d une vieille guenon enjuponnée, aux dents suspectes, puante d hystérie, qui met à contribution toutes les coquineries de ses ruses de dévote hypocrite et cruelle pour la faire souffrir, non sans être assistée de son mâle. De temps à autre on l interroge. Elle ne veut pas répondre. C est son droit, du reste. Mais cela ne plaît pas au juge : «Ah! ces lois maladroites qui ont supprimé la torture! Quel dommage! Ce serait le cas cependant, de les appliquer.» Et le bon juge ne pouvant lui faire arracher les ongles, lui couper un poignet ou une oreille, se contente de la laisser à l isolement. «Votre fils est un bandit, lui dit-on de temps en temps. C est possible ; mais je l aime. Alors vous aimez les coquins? Non ; puisque je vous hais.» Ho! l insolente! la cynique! qui ose aimer son fils et haïr ses bourreaux! Allez, vite, vite, au cachot. Elle y demeure deux ans et même plus. Un beau jour, on se ressouvient d elle ; on daigne la juger. Juger qui? juger quoi? puisqu elle n a rien fait. N importe ; on la juge. Elle est acquittée : «Quelle veine! Quelle chance!», entend-elle chuchoter Comme c est charmant! Tu ne trouves pas? Qui sait? ne voudront-ils pas que tu les remercies, que tu leur fasses la révérence? Eh bien! nom de Dieu! il ne manquerait plus que cela. Ce serait là un fait unique dans l histoire de la résignation ; un fait capable à lui seul de confondre le darwinisme. On ne pourrait plus dire que l homme descend du singe, mais du chien Tu es drôle, que veux-tu que je te dise de ma santé, sinon qu elle est excellente? Je mange, bois, digère et évacue, tout comme un être organisé chez qui les rouages de l économie animale fonctionnent régulièrement. Tu ne voudrais pas, je suppose, que je me tâtonne le pouls toutes les heures pour t adresser mon bulletin de santé chaque semaine? Non ; ce procédé n est bon que pour les «gros bonnets» et moi je porte un béret. Ainsi, tu vois Puisque nous sommes à parler de la santé, suppose que je sois malade. De te le dire cela me guérirait-il? Non, certes. Cela ne servirait qu à te rendre malade toi-même. D autre part, peut-on éviter les maladies? Je réponds nettement, absolument : non. Car si on le pouvait, beaucoup de personnes ne seraient jamais malades. Puisqu il en est ainsi, à quoi bon se chagriner? Si nous sommes malades, il ne nous reste qu à nous faire soigner. Et, en prison il y a une chose de bonne pour cela, c est que l on est bien soigné. Certes, je ne parle pas de ces petits «bobos» tels que : angine, croup, choléra, peste, typhus, etc. ; ce sont là des bagatelles. Tu comprends bien qu un docteur ne peut pas s intéresser à de telles futilités. Mais, d autre part, casse-toi une jambe, fracture-toi un bras, démolis-toi l épine dorsale ou bien laisse-toi aplatir le crâne par un marteau-pilon, immédiatement tu verras
2 AU PAYS D E S F R E LO N S 111 arriver le docteur le cœur léger, le sourire aux lèvres et des couteaux et des scies à la main, pour te charcuter comme un bœuf que l on vient d abattre. Ah! ce docteur Goudron. Cela est pour te dire que je fais en sorte de me passer de ses lumières autant que je le puis. J oubliais de te dire que, depuis que je suis à Orléans, je n ai encore jamais eu de migraine. Je crois mes douleurs névralgiques parties : tant mieux, bon voyage. Hier, j ai commis une imprudence en lavant ma cellule à pieds nus ; aujourd hui je suis un peu courbaturé ; demain tout aura disparu. Depuis que j ai reçu le papier je n ai pas cessé d écrire ; ce jour, j en suis à mon cent douzième recto : j en ai à peu près le double à faire pour finir *. J ai reçu 5 francs il y a trois ou quatre jours ; mais j ignore qui me les a envoyés. Je doute que ce soit les camarades d Amiens. Je ne puis te renseigner sur la date de l ouverture des assises du Loiret pour la bonne raison que je n en sais rien. Et à te dire vrai je m en soucie fort peu. Tu peux écrire à M e Justal pour lui demander s il sait officiellement et la date et l endroit où vous devez être rejugées. Je t embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose, Alexandre! 15 juillet 1905 Chère maman, Tu dois avoir reçu ma dernière lettre sans qu elle soit affranchie. C est une erreur qui en est cause. Petite affaire Le principal est que tu l aies. Je m en doutais que ces [illisible] vous faisaient voyager comme des harengs en boîte. Si tu avais escroqué des millions et si ton père eut été ministre de la Justice, on t aurait transférée en sleeping-car ; mais comme tu n as jamais été qu une dupe et que ton père était de ton genre, on t a «emboîtée» dans un wagon cellulaire. Ô égalité des égalités! voilà bien de tes coups! Je te crois sans peine que tu aies été malade de voyager ainsi. Mais relativement aux condamnés cela n est rien ; vous étiez en wagon-lit comparativement à leur situation. Imagine-toi ce que doivent souffrir ceux qui voyagent là-dedans pendant un long trajet, la jambe enchaînée avec l entrave que tu dois avoir couchée à tes pieds. L été c est une fournaise : on manque d air, on étouffe ; l hiver c est une chambre frigorifique : on y grelotte de froid. À propos, les gardiens de la voiture ont-ils été convenables? Tu m étonnerais fort en me répondant affirmativement, car en général ce sont de fameuses brutes. Mais comme vous étiez pour repasser en jugement, ils n auront peut-être pas osé se montrer sous leur véritable jour de crainte que vous vous plaignissiez en public, devant les assises. Les Arabes ne craignent que les coups de trique ; eux n ont peur que des rapports du ministre. Le ministre! lorsqu ils prononcent ce mot on dirait qu ils ont la bouche remplie de farine de châtaigne. Au fait, la comparaison est juste puisque les * Allusion à la rédaction des Souvenirs d un révolté.
3 112 G E O RG E S E S C A N D E trois quarts sont natifs de la Corse, cette pépinière de fonctionnarisme, pays où les châtaigniers ne font pas défaut *. Cela ne me surprend pas que vous ne passiez qu en octobre, voire qu en novembre. Ce n est pas dans quinze jours que l on peut échafauder, rédiger un acte d accusation comme celui que l on vous remettra de nouveau. Vois pour Amiens. Le juge d instruction rendit son ordonnance en juin et ce ne fut qu en novembre, c est-à-dire cinq mois plus tard, que le procureur général déposa son rapport devant la chambre des mises en accusation. Et quel rapport! Sainte Propriété! Rompant avec la vieille école, l avocat des riches Régnault **, homme d un grand mérite, je dois le reconnaître, nous a offert un acte d accusation rédigé en un style, je ne dirai pas lisible, mais agréable, charmant, attrayant ; l archaïsme en moins, c est presque du Brunetière ***. D ordinaire, cette sorte de littérature judiciaire est tellement insipide qu elle est énervante à lire ; c est froid comme une dalle de morgue ; ça manque de liaison ; c est tranchant, saccadé comme des montagnes russes de la foire aux Pains d épice ; et puis c est plat, ça manque de relief, tout à fait plat : plat comme une poitrine d anglaise. M. Régnault, au contraire, nous a offert, dis-je, un véritable chef-d œuvre de littérature. Chef-d œuvre de perfidie dont le canevas a été fourni par les calomnies et les médisances de la gent policière ; mais chef-d œuvre. Pour dire le mot : chef-d œuvre d art nouveau. Je doute que son subordonné collègue de Laon vous offre un pareil régal. Pauvre subordonné collègue! Quel abordage en pleine poitrine, pour lui, que votre renvoi devant la cour d assises de Laon! Vous ne vous doutez pas, vous autres, ô bandits, maîtresse et mère de bandits, les tracas, les veilles, les soucis, les peines, les ennuis de toutes sortes que vous causez à l avocat des riches de Laon. Quel boulot pour lui que l étude de votre affaire! Et dire qu il n en recevra pas un centime de plus pour cela. C est à dégoûter de défendre les riches en envoyant au bagne les pauvres bougres et les gens de cœur. Comme il a dû maudire in petto ce pauvre président qui commit la gaffe de mal tirer le jury. Combien de Pater et d Ave, de neuvaines et de litanies a-t-il dû dire, pendant le cours de votre pourvoi, afin que vous fussiez renvoyés à Beauvais et non dans son parquet. Qui sait? Peut-être est-il allé jusqu à faire dire des messes et brûler des cierges? Mais il a dû faire gras les nuits de vendredi et saint Antoine de Padoue ne l a pas exaucé! Pécaïre! La Patrie du 14 juillet, organe des mieux informés comme chacun sait, insinuait qu il en était si colère, si mécontent qu il n y aurait rien de surprenant à ce qu il abandonnât l accusation et demandât, les mains jointes, votre acquittement. Tas de veinards, va! Tu me dis que tu n as pas pu jouir de la vue ; mais de quelle vue voulais-tu profiter? Pour voir des prés, des champs où sont plantés quelques pauvres arbres poitrinaires, si * Le lecteur intrigué par cette réflexion de Jacob se reportera avec intérêt à Biribi de Georges Darien. La proportion de surveillants corses était importante, surtout aux échelons subalternes, dans l administration pénitentiaire coloniale, qu elle fût civile ou militaire. Ce qui généra une certaine «corsophobie» dans la littérature sur le bagne ou sur les bataillons disciplinaires. Rappelons également que de nombreux bagnards étaient originaires du Maghreb, l État français déportant volontiers les réfractaires au droit colonial. ** Procureur général aux assises de la Somme en Il représente le ministère public au procès d Amiens. *** Critique français ( ), directeur de La Revue des deux mondes.
4 AU PAYS D E S F R E LO N S 113 misérables à voir qu on serait tenté de leur donner un sou en passant, comme à un mendiant, le tout enveloppé de brumes à rendre malade un Samoyède ; pour voir cela, disje, tu n avais pas besoin d aller si loin, et je ne comprends pas ce que tu peux regretter. Va! tu aurais eu beau carguer toutes tes paupières dans le court trajet de la gare à la prison par le funiculaire, tu n aurais rien vu de bien intéressant. À propos, as-tu vu cette espèce d ascenseur : ils ont voulu imiter celui de Notre-Dame-de-la-Garde de Marseille. Les pauvres! C est comme s ils avaient voulu faire une petite Canebière tout là, sur leur moulou de terre! Je ne puis te répéter que ce que je t ai dit déjà : écris une lettre à M. le procureur de la République de Laon, pour lui dire de vouloir bien faire citer comme témoins, lors des débats de ton affaire, les nommés Georges Hatté, juge d instruction, et Paul Ruffian, gardien-chef à Abbeville. Tu dois bien comprendre que si tu disais au jury on m a fait ceci, on m a fait cela, sans faire citer ces témoins, l avocat de la République ne manquerait de te dire que ce sont là des affirmations gratuites puisque ces personnes ne sont pas là pour confirmer ou démentir tes dires ; tandis qu en le prévenant, il ne pourra pas user de cet argument. Libre à lui d accepter ou de refuser ta demande. D autre part, si tu ne faisais citer que le gardien-chef, il n est pas douteux qu à tes questions il répondrait qu en agissant ainsi, il n a fait qu exécuter les ordres que le juge lui donnait. Je te le répète, c est tous les deux qu il te faut faire citer. Je n ai encore rien reçu me concernant. Je ne sais toujours pas la date des assises. J ai idée que l on ne tardera pas à venir m ennuyer. Je suis prêt. Mes amitiés à M me Ferré *, à son mari ainsi qu à tous mes compagnons de chaîne. Je t embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose, Alexandre! 22 juillet 1905 Chère maman, Il ne te manquait plus que cela : être malade. Mais, tonnerre de Dieu! il faut écrire au préfet pour lui demander l autorisation de consulter un docteur à tes frais, si ce Goudron in-douze te refuse des soins et des médicaments. C est une terrible maladie que la gravelle ; elle fait cruellement souffrir. Pauvre maman! C est comme pour le papier, je ne m explique pas qu on te l ait pris, alors que tu en as besoin pour tes moyens de défense. À cet égard, écris à M. le procureur général d Amiens (c est le ressort). C est un homme des plus raisonnable qui, j en suis sûr, t accordera satisfaction. Du reste, c est ce qu il fit à Abbeville et à Amiens où pareille mandarinade s était produite. La Chine, te dis-je, toujours la Chine! * Angèle Ferré, femme de Léon Henri Ferré, compagnon de Jacob. Elle fut condamnée à cinq ans de prison à Amiens ; sa peine fut réduite à trois ans après le procès de Laon. Libérée en 1907, elle s installa à Narbonne, où son mari la rejoignit deux années plus tard.
5 114 G E O RG E S E S C A N D E Point d orgue. À l instant, je viens de recevoir la visite de mon dévoué et sympathique défenseur M e Séjourné, qui m a appris que Royère Marius*, condamné à cinq ans de prison en 1901, était cité comme témoin dans mon affaire. Je change donc d idées et me résous à me rendre à la cour d assises, ne serait-ce que pour protester contre cette erreur judiciaire. Cependant, voilà qui est embêtant. Je vais ressembler à une mûre qui n est pas mûre. Que vais-je leur dire? Je n en sais trop rien. Depuis trois mois que je me frictionne l embouligou, j aurais bien pu leur préparer quelque chose. Bah! je vais commander du café en cantine, et à l aide de cette force excitatrice, à moi la fine fleur de Provence! Tu m excuseras donc si je m arrête. Je continuerai ma lettre après-demain lundi, au retour de l audience. Je vais préparer un canevas. Dimanche soir Je n ai pas perdu mon temps. J ai fini. En d autres termes, par d autres comparaisons et de nouveaux exemples, je leur répéterai ce que je leur ai dit à Amiens. La forme changera, mais le sujet sera le même. Que veux-tu? je ne sais dire que cela et le dis sur tous les tons. J ai bu du café et en boirai encore demain. Je sens déjà les vapeurs de la liqueur exotique qui s infiltrent dans mon encéphale. Gare à la fine fleur de Provence! Je m arrête. Je n y vois plus. À demain soir. Ce sera un verdict à perpétuité, je crois. Lundi, 6 h 30 du soir Ça y est. La pièce est jouée. Vingt ans de travaux forcés et aux dépens. Les dépens, quelle blague! Les prolétaires en paieront les frais avec la sueur de leur front et moi avec la peau et les os. En route pour le bagne Tu parles d une audience! Mais n anticipons pas. La cloche sonne, il faut se coucher. À demain. Mardi Sommeil agité. Forte fièvre. J ai encore une migraine épouvantable. Depuis trois mois que j étais enfermé entre quatre murs comme une huître dans une réserve, l exhibition d hier m a énervé. Je t écrirai demain. Mercredi Toujours un peu de migraine, mais supportable. Je reviens à l audience, à la pièce : drame et comédie sociale, tout à la fois. Dans les couloirs du théâtre je rencontre mon avocat ne crois pas parce que je te dis «rencontre» que je me promenais seul. Non. Tel un astre supérieur j avais six satellites qui suivaient mes évolutions. Tiens! me dit-il ironiquement. Vous êtes beau à peindre avec vos lunettes. Vous semblez un pasteur protestant. Le vicaire de Wakefield **. Juste. Et, cependant, toute plaisanterie à part, il ne se trompait pas, ou presque pas. Si je ne suis pas un pasteur, je suis un révolté protestant et je protesterai jusqu à mon dernier souffle de vie contre le contrat social, comme l appelle Jean-Jacques. * Voir introduction de ce chapitre. ** Roman satirique d Oliver Goldsmith, écrivain britannique, publié en 1766, mettant en scène un prêtre anglican.
6 AU PAYS D E S F R E LO N S 115 Contrairement à l usage commun, le tirage des jurés ne se fait pas en public. Nous allons assister à cette formalité dans la chambre des délibérations. Quelques instants après, le rideau se lève. La recette promet. La salle est comble. Le public se divise en deux genres bien distincts : les maîtres et les serviteurs. Parmi les premiers : M. Rabier, député (nuance lilas), M me la préfète (pas mal, M me la préfète ; elle porte bien la toilette pour une provinciale), ainsi que plusieurs autres notabilités locales ; des magistrats entre autres, facilement reconnaissables à leur physionomie intelligente et rusée de diplomates et d évêques. Parmi les autres, des domestiques, beaucoup de domestiques, rien que des domestiques. À Amiens, il y avait des charrons, des serruriers, des boulangers, des maçons ; à Orléans, il n y a que des concierges, des valets de chambre, des sacristains et des nourrices en retraite. Effet de milieu. Accusé, levez-vous. Levez-vous vous-même, mon bon. Je m attendais un peu à votre réponse. Néanmoins, je vous croyais assez intelligent pour ne pas user de redites, me réplique le président, un compatriote en manière de coups de patte. Croyait-il, ce brave homme, que j allais me coucher sur le banc pour éviter une répétition. Me vois-tu en train de faire une sieste sur le banc de la cour d assises En deux mots, je lui explique le pourquoi de mon attitude. Lorsque vous venez me voir à la prison, je me découvre parce que vous vous découvrez ; mais je me découvrirais encore si vous ne vous découvriez pas. Car je suis poli pour moi, avant de l être pour les autres. Mais ici, ce n est plus le même cas. C est une question de dignité. Vous juge, vous magistrat, en me disant : «Accusé, levez-vous», «Accusé, découvrez-vous», tout en demeurant assis et couvert vous-même, vous prétendez être supérieur à moi : chose que je conteste. Vous avez beau vous draper dans une robe rouge, vous n êtes ni plus ni moins qu un homme en tout point semblable à moi. D autre part, comme Darwin, je crois descendre du singe et non du chien. Or on n a jamais vu un singe lécher la main qui le frappe ou qui le va frapper. Voilà, monsieur, les raisons pour lesquelles je demeure assis et couvert. (La suite au prochain numéro.) Tome 2 Au fond, pas mauvais diable, ce président. Beaucoup intelligent, érudit même et très impartial. Il a bien voulu me retirer la parole à quelques reprises; mais je me suis fait «boulet de canon», comme dit l autre, et j ai parlé tout de même. J ai employé la périphrase, la litote, l euphémisme et le tour a été joué. Et puis, à te dire vrai, s il ne s était agi que de lui, je crois bien qu il ne m aurait jamais interrompu. Il m a semblé que son voisin de droite lui faisait du pied. D autre part, il y a aussi la question magnétique de l autosuggestion. Tu comprends! les concierges, les sacristains et les nourrices en retraite Aussi tout pesé, tout jugé, faut-il être juste. C est pourquoi, je te répète: il a été impartial. Je ne te dirai pas toutes les boutades, tous les coups de cravache que je leur ai offerts. Ce serait trop long. Qu il me suffise de te dire que je leur ai servi du Juvénal
7 116 G E O RG E S E S C A N D E en bouillabaisse et de l Aristophane en aïoli. La fine fleur de Provence, quoi! Après l interrogatoire d identité : nom, prénom, âge et profession (profession : entrepreneur de démolitions : c est expressif et poétique), M. l avocat des riches nous donne lecture d une dépêche du ministère de l Intérieur nous annonçant la mort de Royère. Mort en prison, et innocent! Je proteste contre sa condamnation : Royère n était pas une casserole, un mouchard. Royère n a pas voulu me dénoncer. Voilà quel a été son crime. Bon, bon, me dit le président. S il y a eu erreur judiciaire, sa famille pourra obtenir une révision et une réhabilitation. Tu ne trouves pas qu une résurrection ferait bien mieux son affaire? Pendant l exposé des faits, le président aurait voulu que je fisse un cours de cambriologie. Mais je ne marche pas. D ailleurs je suis loin d avoir le talent que l on me suppose. Ces braves gens s imaginent que j ouvre tous les coffres-forts. On est coffre-fort ou on ne l est pas, que diable! Et s ils sont forts, pourquoi auraient-ils la faiblesse de succomber aux caresses des cambrioleurs? Voilà qui est clair comme de l eau de source, ce me semble. Craignant que j usasse d arguties en soutenant que j ignorais la qualité des agents lorsqu ils vinrent chez moi, le vénérable président du troisième trimestre, à propos d une phrase dite à l instruction, de déduction en déduction, bâtit, échafauda, construisit tout un système. Certes, cela ne valait pas le système de Copernic, mais système. Le système de la pèlerine. Lorsque le témoin Chardon vint déposer, il convint de son erreur. À propos du témoin Chardon l un des agents, j avais peur qu il déposât qu en 1901 j avais voulu [manger]. Tu penses si j aurais protesté. À l audition du témoin Couillot, l agent sur lequel je fis feu, le président le félicite comme un héros. Mais, monsieur, un héros qui recule, ce n est plus qu une moitié de héros, lui fisje observer. Cette boutade ne fut pas du goût de la cour. Le président me répliqua vertement. Aussi pour ne pas m attirer leur courroux ajoutai-je mes félicitations aux leurs, en disant: D accord, messieurs. Il a bien mérité du Capital et de la Propriété. Après l audition des témoins, dix minutes d entracte. Nous nous retirons, moi et les gendarmes, dans la coulisse. Oh! ces gendarmes! Quelle mentalité, doux Jésus! Orléans n est pas située sur les rivages de la mer ; cependant les mollusques n y font pas défaut. En regardant la lune, les yeux la voient plate; ce n est que par le raisonnement qu on la comprend ronde. En regardant certains hommes, on leur voit une tête; il suffit de parler avec eux pour s apercevoir qu ils sont acéphales. Il y a environ un mois qu une exécution capitale a eu lieu à Orléans. Ils en étaient tout heureux. Braves gens! Drrrrin! Nous remontons en scène. Le président, supposant sans doute qu il n avait fait les choses qu à demi, me donne la parole. Puis c est le tour de M. le défenseur du Capital. Je m attendais à de la déclamation, à des mots, à des phrases creuses et vides. Point. Dans un discours bref, mais concis, simple et serré, M. l avocat de la République, faisant un parallèle avec l acte du camarade Duval, logique avec sa comparaison, demande aux jurés le même résultat: la peine de mort. Cependant il a manqué de tact, et surtout de sincérité, en m attaquant dans mes
8 AU PAYS D E S F R E LO N S 117 principes, dans mes convictions philosophiques. Je croyais qu il pouvait haïr un homme sans le salir. Je me trompais. Aussi lui ai-je répliqué avec un peu d esprit et beaucoup de mauvaise foi, en me moquant de son talent oratoire. J ai été aussi caustique à d autres égards ; mais plus vrai. Entre autres, celui-ci : Il m est permis de croire, dis-je en m adressant aux jurés, que dans cette salle se trouvent des personnes exerçant des professions diverses. Par exemple, le boulanger fait du pain, le cordonnier confectionne des chaussures, le meunier moud du blé, le maçon construit des maisons. Lui, messieurs, l honorable avocat des riches, fait couper des têtes Jolie besogne! Ah! J oubliais de te dire qu il m avait appelé cabotin. Cabotin! Certes, ce n est pas moi qui le contredirai. Le monde n est-il pas un immense théâtre où s agitent toutes sortes de passions ; où chacun joue son rôle, rôle de dupe, de fripon ou de révolté? Il y a des cabotins nuls, des cabotins médiocres, des cabotins moyens et des supérieurs, que dis-je? j oubliais les figurants, les inutilités comme on les appelle en argot de coulisse. Pour que j aie été l objet de la remarque de M. le représentant de la Bourgeoisie, il est de toute évidence que j appartiens aux cabotins supérieurs. J en suis donc très heureux, flatté, charmé : tout le monde ne peut pas en dire autant. Dans la comédie drame social Voleur et Volé qui s est jouée lundi, combien étaient rares ceux qui pouvaient prétendre à ce titre Après ma réplique, mon dévoué et éminent défenseur prend la parole. Tome 3 Te dire que le jury répondit négativement à la question : intention de donner la mort, c est lui faire le meilleur et le plus mérité des éloges. La cour pouvait appliquer les travaux forcés à perpétuité. Mais pour une raison que je ne crois pas utile de te dire, elle fit preuve d intelligence et d habileté en baissant le chiffre à vingt ans. Après la délibération du jury, le président m invita à me lever pour en entendre la lecture. Me lever pour recevoir des coups de trique! Je demeurai assis. Vraiment la loi a de ces charmes qu on ne saurait deviner! Du verdict d Amiens et de celui d Orléans, on peut en tirer cette conclusion : l incompatibilité de l égalité et de la loi. À Amiens, où j étais poursuivi sous la même inculpation, pour un acte commis dans des circonstances analogues, identiques, pareilles en tous points, le jury répond : intention de donner la mort ; ici, à Orléans, il répond non. Ils me font rire. Ils veulent l égalité dans la loi alors qu elle n existe pas dans la nature. Sur le même arbre il n y a pas une seule feuille qui soit pareille à une autre. Il en est de même pour les hommes. Dans une société où les intérêts sont séparés, les uns voient blanc ce que les autres voient noir. Je le leur ai écrit dans une lettre: «Il n y a pas un article de loi, de règlement qui n aboutisse à l absurde.» La preuve c est que pour un même délit un homme sera tué à Amiens alors qu à Orléans il s en tirera avec quelques années de prison. Voilà la justice! Là, je ne parle que de la façon morale de voir les choses; mais, comme en mécanique, la justice obéit aussi à une force.
9 118 G E O RG E S E S C A N D E En mécanique il y a les forces chimiques, physiques, musculaires ; la force centrifuge, la force centripète, la force d inertie ; en justice il n y a qu une seule force, la force de l argent. Comme dit l autre : «selon que vous serez puissants ou misérables». C est, du reste, ce que je leur ai développé. Il y a des farceurs qui placent l âge d or à l enfance de l humanité et appelle notre siècle l âge du fer. Erreur. Il y a huit ou neuf siècles on ne jugeait pas les causes dans une salle, mais dans une arène ; on ne luttait pas avec le flux labial, mais avec des armes. Le chevalier qui avait la meilleure armure, la meilleure lance, le meilleur bouclier était proclamé innocent. On l acclamait. Les belles dames se le disputaient : c était un dieu, un héros. Il avait les plaisirs, le pouvoir et la richesse. C était l honnête homme de ce temps-là. Aujourd hui, époque de progrès et de lumière, plus d armures, mais des pièces de cent sous ; plus de lances, mais des billets de banque ; plus de boucliers, mais des coffres emplis d or. C est te dire que l âge du fer est passé et que nous sommes à l âge d or. Rien que d y penser je me figure être un berger d Arcadie * Parlons d autre chose. J ai envoyé mes deux pardessus, mes bottines, ainsi que quelques objets de lingerie dont je n ai plus besoin, à M. Develay. J ai fait l expédition en port dû, grande vitesse. Si j avais été plus riche, je l aurais payé. Mais ça ne leur coûtera pas bien cher, 1,50 à 1,75 franc environ. Écris-leur qu ils t accusent réception. Il est inutile que Rose écrive à sa sœur pour me faire envoyer du papier puisque je vais partir d un jour à l autre. Je ne tarderai pas à quitter Orléans. J ai passé trois mois bien tranquille dans cette prison. Tout le personnel a été des plus convenable autant que le permettaient les règles de la prison. Les bourgeois vont à Vichy, à Spa, à Plombières, à Baden-Baden ; moi je villégiature dans les capucinières de la République. Question de goût et de moyens. J ai bien peur de passer encore un hiver en Europe en ne partant qu en mars prochain. Je doute fort qu il y ait un départ en octobre. Cela m ennuierait fort, car comme les pommes d amour je n aime pas le froid. Je parie que toi et Rose vous vous êtes chagrinées en ne recevant point de mes nouvelles. Vous ne vous plaindrez pas, j aime à croire, je vous envoie de quoi lire. Voilà trois heures que j écris. Je t embrasse bien affectueusement. Mille baisers à Rose et mes amitiés aux époux Ferré, ainsi qu aux camarades, Alexandre! 29 juillet 1905 Chère maman, Quoiqu il n y ait que trois jours que je t ai écrit, je récidive comme disent les juges. * Allusion à cette région de la Grèce antique représentée dans la tradition poétique comme un pays idyllique.
10 AU PAYS D E S F R E LO N S 119 Je sais que cela te fera plaisir. Bientôt je ne pourrai plus te donner de mes nouvelles aussi souvent. C est pourquoi j en profite. J ai oublié de te faire part de bien des petits détails d audience. Entre autres, imagine-toi que M. l avocat des riches a lu le passage d une revue où l ensemble des outils qui ont figuré comme pièces à conviction au procès d Amiens étaient estimés francs. Prix de la trousse du cambrioleur Jacob : francs. Dix mille francs! Il n est pas du Midi, de Marseille, ce journaliste, mais du midi trois quarts, de Tombouctou. Allons! Français, Daudet vous l a dit, vous êtes tous un peu de Tarascon. Il a dit aussi, cet honorable défenseur de la propriété, que la cause de mon arrestation avait été providentielle. Où la providence ne va pas se nicher! Le bon Dieu qui se mêle d être gendarme! Cependant, je suis à me demander pourquoi le Père éternel, cette vieille barbe, ne m a pas fait arrêter à Tours deux mois plus tôt, lorsque j allais détapisser le château de ses oints. Mais il est vrai que les mystères de la providence sont comme les coffres-forts en tôle cimentée : ils sont impénétrables! Bah! à quoi bon te mettre martel en tête pour la comédie humaine? Le monde est un marécage, c est entendu, nous n avons qu à en vivre en marge théoriquement, idéalement pour mieux dire, puisque nous ne pouvons le faire effectivement. Quant à la délation, c est là un sentiment d ordre psychologique très difficile à bien définir. La plupart des gens ne sont pas délateurs, ou pour mieux dire se disent tels, par vanité ; mais ils ne se font aucun scrupule de changer de conduite lorsqu ils sont certains, ou croient l être, qu elle ne sera pas connue. D autres ne «délatent» pas pour la même raison qu ils évitent de se baigner dans une fosse à purin. Ces derniers sont rares. Et puis, s il faut te dire mon avis, je te citerai le mot de La Bruyère : «Toute révélation d un secret est la faute de celui qui l a confié.» En effet, si un homme ne peut pas garder un secret pour lui, pourquoi en voudrait-il à son voisin, s il agit pareillement à lui? Alors tu as vu la rampe, la fameuse rampe de Laon? Eh bien tu n as pas dépensé ta force visuelle en pure perte. C est mieux qu un monument historique. La tour de Pise, la Campanilla de Venise, Notre-Dame de Paris ne sont que des pygmées relativement à la grandeur romantique de cette rampe. C est un monument dramatique. Si tu savais tous les lugubres chuchotements qui courent sur cette rampe, tu en frémirais pendant huit jours. J ai appris l histoire d une drôle de façon. Écoute ça. Il y a quelques années, je fis la connaissance, en wagon dans un compartiment de deuxième classe, du sous-directeur de la Société franco-internationale pour la défense des droits des héritiers. Après quelques banales paroles échangées de part et d autre, il se nomma. La bizarrerie du titre de son entreprise me fit croire que j avais affaire à un mystificateur. Il me devina. Douteriez-vous de ma qualité? me demanda-t-il avec un sourire diogénique. Du tout Tel que vous me voyez, m interrompit-il, je passe ma vie à jouer le rôle de bon Dieu sur la terre
11 120 G E O RG E S E S C A N D E Cette fois, me dis-je in petto, ça y est. J ai affaire à un fou. Et, tout doucement pour ne pas le vexer, je me réfugiai dans le coin du wagon, de crainte qu il ne lui prît une crise, prêt à tirer sur le bouton d alarme. Il comprit mon geste. Mais loin de s en fâcher, il me vint rejoindre, puis reprit : Dans le monde en général, et notamment parmi les classes privilégiées, il existe deux genres d individus bien distincts : ceux qui possèdent une fortune et qui en jouissent, et ceux qui attendent leur mort pour en jouir à leur tour. Les premiers sont doués d une patience hors concours, tandis que les autres sont les hommes les plus impatients de la terre. Si les riches n étaient que patients, cela ne serait pas grand-chose ; mais le pire c est qu ils tiennent beaucoup à leur vie. Ce qui, entre parenthèses, n est pas du goût des seconds. Aussi avons-nous résolu le problème de l héritage à date fixe en envoyant ad patres tous ceux qui nous sont désignés par nos clients. Que voulez-vous, nous avons connu Don Quichotte. Il nous plaît de prendre les intérêts des faibles contre les forts, moyennant une commission s entend. Mais alors vous tuez les Patience! jeune homme, me dit-il en me coupant la parole. Oui, nous tuons ; mais nous tuons sans tuer ; en termes plus clairs, nous maladisons nos sujets d abord et la rampe de Laon se charge de faire le reste ensuite. Je ne saisis pas bien, lui dis-je, fortement intrigué par un tel préambule. Donnez le grand largue à vos «bonnettes» mon jeune ami, et vous m allez comprendre. Il fit une pause, aspira quelques bouffées de son cigare, puis reprit : Suivez bien mon raisonnement. Supposons que vous, jeune homme, soyez fils, neveu ou cousin d un riche propriétaire et que vos désirs soient d en hériter dans un bref délai. Vous venez au siège de notre société où, après nous avoir fait part de vos intentions, nous vous disons ceci : vous êtes tant d héritiers, votre part sera de tant, nous exigeons tant. Si ces conditions vous conviennent, vous signez notre police et nous entrons immédiatement en campagne. Dès lors, nous déléguons notre docteur auprès du sujet, afin qu il nous fasse un rapport des plus détaillé sur l état de sa santé. Si, comme cela arrive quelquefois, mais rarement cependant, le sujet est atteint d un asthme ou d une maladie de cœur, les choses vont toutes seules, comme sur des roulettes. Dans le cas contraire, c est-à-dire s il est plein de santé, nous agissons en sorte de faire entrer chez le sujet une personne à notre solde, en qualité de femme de chambre, cuisinière, voire de simple concierge, pour qu elle lui inocule, suivant nos savantes prescriptions, un virus qui en se développant dans les voies respiratoires, ou bien qui, véhiculé par la circulation du sang, lui cause la maladie que nous désirons. Ce résultat obtenu, nous chargeons un de nos inspecteurs (quelquefois, je remplis moimême cette délicate mission) de faire entreprendre au sujet le voyage de Laon. Là, au pied de cette haute ville, il ne nous reste plus qu à lui faire ascensionner les marches de la fameuse rampe et je dois vous dire que, jusqu à ce jour, aucun n a pu résister à la secousse. Avant d arriver à mi-chemin ils s affalent comme des loques et le tour est joué. Voilà le résultat. Vous devez deviner le dénouement La machine siffla. Le train stoppa. Nous étions à Villers-Cotterets.
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