Du "Voyage au bout de la nuit" à "la Nausée"

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Michele Pinette
il y a 8 ans
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1 Du "Voyage au bout de la nuit" à "la Nausée" par Denis Boutet de Monvel Les noms de Zola, de Céline et de Sartre ont très souvent été associés. Ce rapprochement était surtout le fait de critiques hostiles et les mêmes formules : «odeur de bestialité», «vaste étalage de laideurs hideuses», «préoccupation de l'odieux dans le choix de sujets, de l'ignoble et du repoussant dans la peinture des caractères» ont servi pour qualifier les oeuvres de ces trois romanciers. D'autres critiques, mieux intentionnés, ont voulu accoler au Voyage au bout de la nuit' et à la Nausée l'étiquette de romans naturalistes ce qui, sous leur plume, était un compliment. C'est à notre avis méconnaître totalement les fondements de la pensée existentialiste que de vouloir la rapprocher du naturalisme. Par contre et c'est le sujet de la première partie de notre brève étude on peut voir dans la Nausée une reprise et un approfondissement des thèmes importants du Voyage. Dans une seconde partie nous tenterons d'étudier ce qui dans la technique romanesque rapproche et sépare ces deux romans. Simone de Beauvoir note dans la force de l'âge en parlant de l'année «Le livre français qui compta le plus pour nous cette année fut le Voyage de Céline. Son anarchisme nous semblait proche du nôtre. Il s'attaquait à la guerre, au colonialisme, à la médiocrité dans 1 L'oeuvre de Céline sera désignée : le Voyage dans la suite de cet article.

de l'ignoble et du repoussant dans la peinture des caractères» ont servi pour qualifier les oeuvres de ces trois romanciers.

2 DE CÉLINE À SARTRE 169 un style, sur un ton qui nous enchantait. Céline avait forgé un instrument nouveau : une écriture aussi vivante que la parole. Sartre en prit de la graine : il abandonna l'écriture gourmée dont il avait usé dans la légende de la vérité.» (I semble que Sartre ne se soit pas contenté de voir dans ce roman un modèle d'écriture mais qu'il y a trouvé des réflexions qui s'accordaient avec ses propres préoccupations. En effet le Voyage est avant tout un regard porté sur la condition humaine par un homme pour qui la lucidité est une vertu et un instrument qui peut rendre tangible le néant. La même irritation porte Céline et Sartre à dénoncer l'hypocrite bonne conscience. Bardamu dans le Voyage fait cette remarque : «C'est triste des gens qui se couchent, on voit bien qu'ils se foutent que les choses aillent comme elles veulent, on voit bien qu'ils ne cherchent pas à comprendre eux le pourquoi qu'on est là ça leur est bien égal. Ils dorment n'importe comment, c'est des gonflés, des huîtres, des pas susceptibles, Américains ou non. Ils ont toujours la conscience tranquille 2». A cette remarque fait écho celle de Roquentin sur «les dames en noir» qui regardent avec admiration la statue de Gustave Impetraz et qui s'en remettent à lui pour penser. Tous deux dénoncent également comme un mensonge, comme une comédie le rituel de l'amour. «Et de petites manières encore avec, et des éternités tant qu'on en veut... et des choses qu'on se fait jurer et qu'on jure et qu'on a cru que les autres n'avaient encore jamais dites, ni jurées avant qu'elles nous remplissent l'esprit et la bouche, et des parfums et des caresses et des mimiques, de tout enfin, pour finir par cacher tout ça tant qu'on peut, pour ne plus en parler de peur que ça nous revienne comme un vomi» 3 et Roquentin jette un regard dégoûté sur un couple d'amoureux qui répète cette comédie. Enfin tous deux démys- 2 Le Voyage, coll. Oeuvre de Céline, p Le Voyage, p. 278.

» (I semble que Sartre ne se soit pas contenté de voir dans ce roman un modèle d'écriture mais qu'il y a trouvé des réflexions qui s'accordaient avec ses propres préoccupations.

3 170 ACTION NATIONALE thifient le concept d'aventures. Bardamu parle de ces «années d'entreprises miteuses dans la vie pratique, des aventures comme on dit» 4. Roquentin renchérit : «les aventures sont dans les livres» 5. Pour avoir recherché la lucidité et fui le mensonge Céline et Sartre ne rencontrent plus que le néant. Bardamu parle de ces longues heures lucides exceptionnelles qui vous forcent à discerner les choses, les gens et l'avenir tels qu'ils sont c'est-à-dire des squelettes, rien que des riens. Roquentin constate que nous n'avons aucune raison d'être là et que chaque existant confus, vaguement inquiet se sent de trop par rapport aux autres. De cette prise de conscience naît une révolte du corps et de l'esprit. Céline parlera d'une effroyable catastrophe d'âme : «A présent j'étais devant les faits bien assuré de mon néant individuel (...) Ainsi, je le découvrais, dès qu'on avait cessé de me parler des choses familières, plus rien ne m'empêchait de sombrer dans une sorte d'irrésistible ennui, dans une manière de doucereuse, d'effroyable catastrophe d'âme. Une dégoûtation»*. C'est cette dégoûtation que Sarte nommera la Nausée : «Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu'on s'en rende compte, ça vous tourne le coeur et tout se met à flotter, comme l'autre soir au «Rendezvous des cheminots» : voilà la Nausée». 7 Ces rapprochements que l'on ne peut manquer de faire entre les deux oeuvres permettent de penser que ce n'est pas par hasard que Sartre a mis en exergue de la Nausée une phrase de Céline et qu'il situe le début du journal de Roquentin l'année où a paru le Voyage. Voyons maintenant ce qui, sur le plan de la technique romanesque, unit ou sépare ces deux romans. Céline et Sartre ont choisi un prête-nom qui s'exprime à la première personne ce qui laisse entendre 4 Ibid., p. 261, André Balland. 5 La Nausée, p Le Voyage, p Le Voyage, p. 185.

Bardamu parle de ces longues heures lucides exceptionnelles qui vous forcent à discerner les choses, les gens et l'avenir tels qu'ils sont c'est-à-dire des squelettes, rien que des riens.

4 DE CÉLINE A SARTRE 171 que Bardamu et Roquentin se confondront souvent avec leurs créateurs. Il serait facile de montrer quelles sont les relations extérieures qui unissent Bardamu et Céline, Roquentin et Sartre. On sait que Céline a fait la guerre , qu'il a été en Afrique et aux Etats-Unis et qu'il était médecin. On sait également que Bouville c'est le Havre où Sartre a enseigné la philosophie. Que nous importe! Plus intéressantes sont les réflexions de Bardamu qui, par ce biais, nous présente un portrait moral de Céline comme celui qu'on trouve à la page 169 du Voyage : «On devient vieux et de manière irrémédiable encore. On s'en aperçoit à la manière qu'on a prise d'aimer son malheur malgré soi. C'est la nature qui est plus forte que vous voilà tout. Elle nous essaie dans un genre et on ne peut plus en sortir de ce genre-là. Moi j'étais parti dans une direction d'inquiétude» ou qui, page 325, devance ses biographes quand il nous dit que, raconter les histoires de guerre ou les histoires d'afrique cent fois de façon diverse, c'est sa manière. Dans la Nausée, depuis l'obsession des crabes jusqu'à la croyance au salut par la littérature, il n'y a pas grand chose que Roquentin ne partage avec le Sartre de Cependant si la technique employée doit attirer l'attention sur leurs auteurs le Voyage et la Nausée demeurent des romans. Céline nous le rappelle : «Notre voyage est entièrement imaginaire (...) C'est un roman, rien qu'une histoire fictive». Ce qui distingue les deux romans de Céline et de Sartre des romans antérieurs c'est que ce sont les réflexions philosophiques qui sont essentielles. L'histoire n'a plus d'importance et Sartre a remplacé les récits de voyage par cette note des éditeurs : «Antoine Roquentin, après avoir voyagé en Europe centrale, en Afrique du Nord et en Extrême- Orient, s'était fixé depuis trois ans à Bouville». Antoine Roquentin ressemble au Bardamu de la fin du Voyage qui, de retour à Clichy, souligne le peu d'importance des événements comme tels. Bien plus qu'une dénonciation de la guerre, du colonialisme, du capitalisme américain, le Voyage est une réflexion sur l'homme. Céline et Sartre se servent du roman pour dire ce qu'ils

On sait que Céline a fait la guerre 1914-18, qu'il a été en Afrique et aux Etats-Unis et qu'il était médecin. On sait également que Bouville c'est le Havre où Sartre a enseigné la philosophie.

5 172 ACTION NATIONALE pensent de la vie non pas de tel ou tel aspect de la vie mais de la Vie avec une majuscule. Deux phrases, l'une de Céline, l'autre de Sartre, résument assez bien ce qu'ils pensent de l'homme et de la vie. «La grande fatigue de l'existence n'est peut-être en somme que cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément soi-même, c'est-à-dire immonde, atroce, absurde. Cauchemar d'avoir à présenter toujours comme un petit idéal universel, surhomme du matin au soir, le soushomme claudicant qu'on nous a donné,» 8 écrit Céline, et Roquentin s'exclame, quand l'autodidacte lui demande la raison de son rire, «c'est que je pense (...) que nous voilà, tous tant que nous sommes, à manger et à boire pour conserver notre précieuse existence et qu'il n'y a rien, rien, aucune raison d'exister > '. Céline exprimera ses haines et ses rancoeurs par des cris et, comme il l'a dit, il est parvenu à faire passer l'émotion du langage parlé dans la langue écrite. La Nausée traduira plutôt l'expression d'une conscience que celle d'une sensibilité. Roquentin dit qu'il n'a pas besoin de faire de phrases, qu'il écrit pour tirer au clair certaines circonstances, qu'il faut se méfier de la littérature et écrire au courant de la plume sans chercher les mots. Ainsi nous ne trouverons dans ce roman que des phrases très courtes propres à traduire l'acuité d'une observation, la soudaineté d'une réaction et Sartre écrira au présent, temps de la conscience. Dans cette étude, dont nous n'ignorons pas les limites, nous avons tenté de montrer ce que l'auteur de la Nausée pouvait devoir à celui du Voyage. Nous avons aussi pu voir que leur intention commune les avait conduits à adopter une technique romanesque voisine. 8 Le Voyage, p La Nausée, p. 158.

«La grande fatigue de l'existence n'est peut-être en somme que cet énorme mal qu'on se donne pour demeurer vingt ans, quarante ans, davantage, raisonnable, pour ne pas être simplement, profondément

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