Lugérat dans les années par Jean-Claude Marot 1

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1 Lugérat dans les années par Jean-Claude Marot 1 Lorsque j étais enfant et qu arrivaient les grandes vacances, je partais pour le pays enchanté. Le pays enchanté, c était celui de mes grands-parents paternels : le Petit Tapis (ce n est qu à l âge adulte que j ai su que le hameau s appelait Les Boiteaux ; je n ai jamais pu m y faire), sa rivière plurielle et le château magique adossé aux bois sombres de Lugérat. Nous étions dans les années J avais à peine huit ans. Mon père me déposait dans le train en gare de Saint- Paul-lès-Dax, dans les Landes. Je passais de nombreuses heures à voir défiler la forêt des Landes, les villes, les prés et les villages dans la fumée et la vapeur de la locomotive avant que mon grand-père m accueille en gare d Angoulême. Pendant trois mois, je vivais dans le rêve et prenais l accent charentais ce qui 1. M. Jean-Claude Marot appartient à un famille bien connue et installée depuis plusieurs générations à Montignac-Charente. 133

2 explique pourquoi, à mon retour, mes camarades landais me surnommaient le «parisien». Au pays enchanté, la rivière et ses nombreux ilots de broussailles et de joncs, c était le pays sauvage. Le château et le bois de Lugérat, c était le domaine des fées, des elfes, des lutins. C était le pays de la Belle au BoisDormantetdesavanturesépiques.Autantil m arrivait souvent de courir seul dans les contrées sauvages de la rivière, autant c était accompagné d un ou deux camarades que nous allions jouer à l intérieur du château et dans les buissons entremêlés de ronces qui l environnaient. Car à l époque, le château était ouvert à tous les vents. Il suffisait de pousser la porte grinçante de l entrée pour y pénétrer. Les pavés du rez-de-chaussée disparaissaient dans la poussière. Le plancher de l étage était éventré à plusieurs endroits. À cela s ajoutaient quelques trous dans la toiture. Monsieur Guignard, propriétaire du château et de quelques terres environnantes, n envisageait pas de réparer la bâtisse et nous avait mis en garde sur les dangers d accident qui menaçaient ceux qui y pénétraient. Mais ce n était pas l accident que nous redoutions, c était le mystère qui entourait la demeure. Le mystère des portes closes interdisait l accès à certaines parties du château, le mystère des craquementsetdescoursesfollesdepetitspieds entendus derrière ces portes, le mystère des puits sans fonds dans la broussaille proche... Indiscutablement, ce château, ce n était pas une bâtisse en ruine. 134

3 Il était encore habité par de petits êtres dont nous ignorions tout. Mon grand-père, lorsque par temps chaud nous buvions ensemble un mijhot au vin du Tapis, m avait bien parlé des Croque-Mitaines et autres Ramponneaux qui hantaient la contrée. Mais manifestement, il s agissait de personnages imaginaires. Même la Vieille qui habitait la rivière et n attendait qu une occasion pour vous saisir par les pieds et vous amener avec elle au fond de l eau, ne parvenait pas à m inquiéter. Les êtres qui peuplaient le Lugérat, château et bois compris, c était autre chose. Sans pour autant vraiment nous effrayer, ils nous attiraient. Enfin, il yavaitaussile prince Vaillant pour conférer une dimension épique à nos incursions dans le Lugérat. Dans la ferme des Maindron jouxtant les terres du château, il y avait un petit réduit où Madame Maindron entreposait de vieilles revues. Je ne me souviens plus comment j avais obtenu le privilège de m enfermer pendant des heures dans cette petite pièce pour fouiller dans ces revues et dévorer les aventures du prince Vaillant que j y trouvais. C est ainsi que Vaillant était devenu pour moi l un des habitants de Lugérat. Ce privilège, je l ai gardé jusqu à un certain jour où, passant avec un camarade devant la ferme Maindron pour nous rendre au bois de Lugérat, nous eûmes la malencontreuse idée de faire un détour par la cour de la ferme au moment où la fermière faisait 135

4 abreuver les vaches. À l entrée de la cour, contre le mur, était posé un fusil de chasse. Mon camarade s en saisit, vise le troupeau de vaches, crie «pan-pan» et appuie sur la gâchette. Le fusil était chargé. Détonation. Mon camarade, emporté par le recul, tombe à la renverse. La fermière pousse de grands cris et moi, je gagne la course des 800 mètres dans ma catégorie. Il n y a pas eu de blessés hormis notre fierté. Les adultes n ont pas manqué de nous faire connaître leur opinion sur l affaire. Jamais plus je n ai osé m enfermer à la ferme pour lire les aventures du prince Vaillant. Lorsque mes parents ont déménagé pour habiter Angoulême, ils m ont confié pendant quelques mois d hiver à mes grands-parents. Du Petit Tapis, je me rendais à pied à l école de La Fichère, avec ma patate chaude, ma musette repas et ma petite chopine de vin coupé d eau. Au passage du Grand Tapis (nom que nous donnions alors au hameau qui porte aujourd hui le nom du Tapis), je prenais la petite Audiat. C est ensemble que nous nous rendions à cette école unique de La Fichère où chaque rang d enfants correspondait à un niveau. C est bien plus tard, à l âge adulte, que j ai appris que la famille Audiat avait été propriétaire au XIX e siècle de Lugérat. À l époque, je m étais promis qu un jour, quand je serai grand, j achèterai le château de Lugérat. Le temps a passé. Jusqu à l adolescence, je me rendais régulièrement chez mes grands-parents. Mon grandpère venait me chercher en gare de Vars. Mes grands- 136

5 parents habitaient désormais à Montignac mais mon cœur était resté au Petit Tapis. Avec l adolescence, les centres d intérêt ont changé. Les visites à Montignac et au Tapis se sont espacées. Le souvenir de Lugérat s est estompé en En juin 1962, c est l arrivée en masse des pieds noirs qui fuient l Algérie. Ceux que les médias et nos professeurs qualifient alors de gros colons sont en fait des familles désemparées d ouvriers, de petits artisans et d agriculteurs débarquant dans une France qu ils ne connaissent pas, sans attaches locales et totalement ignorés par les pouvoirs publics. Avec quelques camarades étudiants et lycéens pour la plupart, nous avons constitué un petit groupe pour apporter une aide d urgence aux pieds noirs et aux harkis qui avaient échoué à Angoulême. Pour que nous puissions les recevoir, le maire d Angoulême, Henri Thébault, nous a prêté un local : la salle de chauffe de l Hôtel de Ville. Parmi les aides d urgence, il y a la question du logement. Nous avons fait du porte à porte pour trouver des locaux vides et des propriétaires acceptant de les mettre à disposition gracieusement. Par d autres réseaux on a pu trouver des artisans qui ont permis de remettre certains appartements vétustes en état pour les besoins prioritaires. C est alors que j ai songé au château de Lugérat. Je rends visite à Monsieur Guignard et lui explique la situation et les possibilités de remise en état du château. Monsieur Guignard m a fait comprendre que 137

6 l état du château est maintenant tel que dans un délai acceptable, il ne peut être envisageable d entreprendre les travaux nécessaires, même avec un minimum de financement de sa part. Pour moi, ça a été l annonce de la fin définitive de Lugérat

7 Au milieu poussait un arbre... par Élisabeth Saint-Macaire 1 Abandonné depuis des années, livré à la nature, le château de Lugérat présentait à la fois un danger, l interdit des parents et l attirance du mystérieux. Enfant, j ai souvent tourné les yeux vers lieu de convoitise. Mais l interdit était trop grand et la peur d approcher un château en ruines dans lequel pousse un arbre qui traverse la toiture, m a gardé à distance. Parents et grands-parents m en parlaient, pas de manière spontanée, mais pour répondre à mes questions incessantes : c était la seule façon pour moi d imaginer ce lieu sans y pénétrer. Ma mère, qui avait connu les anciens propriétaires, me parlait de la mare alimentée par les eaux de ruissellement, du puits situé dans la cour sous une dalle de pierre et le fameux crochet fixé à une poutre dans une salle du château auquel se serait pendu le seigneur de Lugérat. 1. Élisabeth Saint-Macaire, née Corrivaud, a passé son enfance et son adolescence aux Boiteaux dans la propriété familiale à proximité du château de Lugérat. 139

8 La famille Bartolini tombe amoureuse de cet endroit, l achète et entreprend de le restaurer. Toute la famille va vivre au rythme de la remise en état du lieu qui se fera dans le respect de son architecture, de ces matériaux avec la touche italienne apportée par les Bartolini. Du haut de mes dix ans, invitée par leur fille, j empruntais pour la première fois l allée d arbres qui menait au château de Lugérat. Cette invitation m a permis d y entrer et d assister à l évolution des travaux. Au tout début, les nouveaux occupants font faire cohabiter leur vie de famille avec les travaux. Une première pièce située au rez de chaussée permettait à toute la famille de se retrouver pendant que les travaux se poursuivaient dans les tours et les étages. Je me souviens plus particulièrement de ces enduits couleur ocre que Suzy Bartolini passait sur les murs, les faisant renaître. Cela faisait parfois l objet de véritables séances communes où chacun, armé d une éponge, étalait la couleur sur les murs chaulés, comme à l époque des Romains. L esprit de Pompéi n était pas loin. Même les élèves des Beaux- Arts où enseignait Monsieur Bartolini participaient parfois aux travaux mettant ainsi en pratique leur enseignement des arts. L avancement de la rénovation a mis à jour des éléments anciens, de vieilles dalles dans l ancienne cuisine, de petits galets ou cœurs de demoiselles, ainsi qu un potager découvert sous des monticules de terre. Dans une chambre remise en état, avec une alcôve, 140

9 trônait un lit à baldaquin. La salle de bains a été agrémentée d une fresque inspirée de la naissance de Vénus du peintre Botticelli. L extérieur du château a été aussi l objet des soins des propriétaires au point que la sensibilité pour l Italie se niche dans chaque recoin. Entouré de buis, un jardin est planté de roses anciennes et de cyprès florentins. Puis vient l époque où, une fois les travaux achevés, le château de Lugérat reprend vie. Artistes, les Bartolini se crèent chacun un atelier. En haut d une tiur, après avoir emprunté un escalier à vis, une pièce faisait office d atelier de sculptures pour Monsieur Bartolini. Quant à Suzy Bartolini, elle peignait ses fixés (peintures sous verres), installée dans une autre tour du château. Tous évoluent dans un lieu d exception désormais habitable. Aujourd hui, le château offre son architecture et son caractère original. Sûrement grâce au courage, à la passion folle de ses anciens propriétaires et du nouveau maître des lieux, le Dr Jean-Richard Micoulaud. Aujourd hui l arbre au milieu des murs n est plus mais le château de Lugérat reste et demeure dans mes souvenirs. 141