YVAN CHRIST L'ART DANS LA CITÉ

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1 YVAN CHRIST L'ART DANS LA CITÉ Les rois de Notre-Dame La grande presse, écrite, parlée, télévisée, a annoncé la découverte, à la fin du mois d'avril, des vestiges de la galerie des Rois de Notre-Dame de Paris. Voilà l'un des événements archéologiques les plus extraordinaires de notre temps. C'est loin, très loin de l'île de la Cité, exactement au numéro 20 de la rue de la Chaussée-d'Antin, dans la cour de l'hôtel du général Moreau, qui appartient à la Banque française du commerce extérieur, que cette découverte fabuleuse s'est produite. Nul ne pouvait se douter de l'existence, en un tel lieu, d'un tel dépôt. Aussi celui-ci n'a-t-il pas été exhumé au cours d'une opération de fouille scientifique, mais au hasard de simples travaux d'entretien d'un sous-sol. Un mur fut dégagé. Recouvert d'une mince couche de plâtre mélangé de cendres, il était formé d'un lot considérable de statues gothiques, plus ou moins mutilées. Le directeur général de la banque - c'est M. François Giscard d'estaing, cousin germain du président de la République identifia dans les plus importantes de ces pièces les têtes couronnées des statues géantes de la galerie des Rois de Notre-Dame. On les croyait à jamais perdues depuis la Révolution. L'hypothèse a été confirmée par M. Michel Fleury, directeur des Antiquités historiques de Paris et de l'ile-de-france (1). T rois cent soixante-quatre fragments dont plus de deux cents grandes pièces, parmi lesquelles vingt et une des vingt-huit têtes royales, hautes de soixante-cinq centimètres, qui ont conservé des traces de leur polychromie, une dizaine d'éléments des statuescolonnes du portail Sainte-Anne, maints autres débris de tous (1) Cf. ses communications à la conférence de presse tenue à la Banque française du commerce extérieur, le 2 mai 1977, et à la Commission municipale du Vieux Paris, le 3 mai.

2 186 L*ART DANS LA CITÉ ordres, qui proviennent du portail central, du portail de la Vierge, de celui du bras nord du transept et qui sont actuellement interrogés, étudiés, analysés par les archéologues, bref, un trésor incomparable temporairement exposé au musée de Cluny depuis le 10 juin dernier... Est-il besoin de le rappeler? Ce n'est pas du tout, comme le prétendit longtemps la légende, «le peuple» parisien qui, dans un vertueux mouvement de colère, détruisit l'ensemble de la statuaire de Notre- Dame. En réalité, l'opération fut officiellement décidée par la Commune de Paris, le 23 octobre 1793 : «Le conseil informé qu 'au mépris de la loi il existe encore, dans plusieurs rues de Paris, des monuments du fanatisme et de la royauté, considérant qu'il est de son devoir de faire disparaître tous les monuments qui Archives Musées nationaux alimenteraient les préjugés religieux et ceux qui rappellent la mémoire exécrable des rois, arrête que dans huit jours les gothiques simulacres des rois de France, qui sont placés en haut du portail de l'église Notre- Dame, seront renversés et détruits, et que l'administration des travaux publics est chargée, sous sa responsabilité, de l'exécution du présent décret.» Ainsi fut fait, par les soins du citoyen Varin, entrepreneur maçon, qui, pour son travail, reçut un honnête salaire de la part de la commune. Entreposées sur le sol du parvis, les statues furent décapitées et brisées. Un autre citoyen, qui se faisait appeler le «patriote Palloy» (en 1789, il avait déjà exploité les pierres de la

3 L'ART DANS LA CITÉ 187 Bastille), adressa trois des têtes coupées aux communes de Sceaux, de Saint-Denis et de Bourg-la-Reine : elles n'ont jamais été retrouvées. Pour sa-part, le peintre Louis David proposa d'ériger sur le terre-plein du Pont-Neuf une statue colossale du peuple français en Hercule, monument dont la base eût été constituée de ces «débris amoncelés de la double tyrannie des rois et des prêtres» et qui eût transmis «à nos neveux le.premier trophée élevé par le peuple souverain». Occupée à fouetter d'autres chats et à couper d'autres têtes, la Révolution oublia à la fois ce grandissime projet patriotique et les infortunées statues de la cathédrale, qui restèrent à l'abandon, entas sées sur le parvis, durant deux ans et demi. C'est alors que Bernard Poyet, architecte du ministère de l'intérieur, constata, le 5 avril 1796, «l'encombrement causé par des différents matériaux provenant de la suppression des figures colossales et autres statues qui décoraient l'ancien portail de la ci-devant église Notre-Dame. L'enlèvement de ces pierres est indispensable ; elles obstruent la voie publique ; leurs alentours deviennent un réceptacle d'immondices ; leur existence peut occasionner des accidems». Sébastien Mercier, journaliste léger, girouette qui tournait à tous les vents, soulignait lui-même, dans son Nouveau Tableau de Paris, que «la vue et l'odorat (sont) également offensés à leurs aspects ; leur histoire déjà ne sent pas bon». Il préférait oublier que, dans son précédent Tableau de Paris composé sous le règne du tyran Louis XVI, il avait publié de longues pages bien-pensantes, larmoyantes et pré-romantiques sur Notre-Dame, dont il avait précisément souhaité que l'on ne détruisît «rien du portail et des vantaux»... Le parvis fut déblayé. Mutilées et déshonorées, les statues sont, en cette même année 1796, vendues aux enchères comme matériaux de construction. A partir de cette date, tout n'est que conjectures, mais qui s'appuient sur des arguments très séduisants. Le fait est là : les statues de Notre-Dame viennent d'être découvertes dans la cour d'un hôtel de la rue de la Chaussée-d'Antin, que l'on a commencé à bâtir après le 9 novembre 1795 et dont on sait qu'il était achevé quatre ans plus tard. Lesdites statues durent y être transportées en 1796 alors que l'hôtel était au début de sa construction. La majeure partie des corps n'ayant pas été retrouvée, leurs débris trop informes furent-ils débités en moellons? C'est ce que confirmeraient ou non d'éventuels sondages dans les murs de l'hôtel Moreau... Il reste que le propriétaire prit le soin révélateur de faire disposer par couches les plus importants et les mieux conservés de ces morceaux <r en plaçant le sommet des têtes toujours vers le sud, en hourdant légère-

4 188 L'ART DANS LA CITÉ ment au plâtre les éléments pour en faire une masse régulière de 5 mètres de longueur, 3m 50 de hauteur et 70 cm de largeur». Selon M. Michel Fleury, ce fut, en quelque sorte, une inhumation liturgique, conforme à la tradition catholique une figure bénite, appartenant à un édifice consacré, ne devant pas être jetée à la voirie. A ce titre, les exemples surabondent, maintes statues ou bas-reliefs médiévaux, démontés ou descellés au cours des xvn e et xvm e siècles parce que considérés comme démodés, barbares ou «fâcheusement gothiques», ayant été découverts dans le sous-sol des églises. Ainsi en a-t-il été, entre autres, pour les éléments du jubé de la cathédrale de Chartres ou pour la statue de saint Germain, placée au trumeau de SaintGermain-PAuxerrois, à Paris. Ce pieux propriétaire aurait pu, remarque M. Michel Fleury, exposer dans son hôtel les statues de Notre-Dame qu'il avait réussi à se procurer. Encore eût-il fallu qu'il les considérât comme des oeuvres d'art. Ce ne fut pas plus son cas que celui d'un Alexandre Lenoir, fondateur, sous la Révolution, du musée des Monuments français, qui ne voyait, dans les sculptures médiévales réunies par ses soins au couvent des Petits-Augustins, que de curieuses pièces documentaires : «avant que François 1er eût créé les arts en France, déclarait-il froidement, notre école était plongée dans la plus affreuse barbarie»... Tel devait être, sous l'angle esthétique, le sentiment du sauveteur des statues de la cathédrale de Paris, aux yeux duquel il ne pouvait s'agir que de vénérables pierres bénites et, qui plus est, d'effigies royales. N'affirmait-on pas, depuis Bernard de Montfaucon, que ces statues étaient celles des rois de France, alors qu'en réalité elles symbolisent les rois de Juda, ancêtres de la Vierge? L'erreur était partagée par les révolutionnaires comme par leurs adversaires. On sait peu de chose de ce propriétaire providentiel, sinon qu'il s'appelait Jean-Baptiste Lakanal, qu'il était avocat, peut-être procureur, qu'il est mort avant le 5 septembre 1801, qu'on le considérait comme «plus royaliste que le roi», qu'il se faisait appeler Dupuget ou Dupujet, de façon à mieux se distinguer de son illustre frère cadet, le conventionnel Joseph Lakanal, fondateur de l'ecole normale supérieure, républicain, régicide et, qui plus est, fort vandale puisque c'est lui qui porte la responsabilité de la démolition du château des ducs de La Force, près de Bergerac. «Je suis convaincu, conclut M. Michel Fleury, que c'est à Jean-Baptiste Lakanal Dupuget, à ses sentiments religieux ou royalistes, que l'on doit la préservation de ces sculptures d'un intérêt inestimable pour l'art parisien médiéval.»

5 L'ART DANS LA CITÉ 189 L'enquête historique et archéologique ne fait que commencer. Aussi bien la Ville de Paris envisage-t-elle de confier aux meilleurs des spécialistes de l'histoire de la sculpture médiévale l'étude exhaustive des chefs-d'œuvre saisissants qui ont été exhumés il y a trois mois. A noter, entre parenthèses, qu'est réduite à néant l'extravagante affirmation d'andré Malraux, formulée en 1967, à la tribune de l'assemblée nationale, alors qu'il était ministre d'etat, chargé des Affaires culturelles : n'avait-il pas déclaré que Viollet-le-Duc aurait jeté en Seine les vestiges des primitives statues de Notre- Dame? Contre-vérité calomnieuse : elle avait fait sursauter jusqu'aux pires adversaires du restaurateur systématique de la cathédrale, fût-ce l'auteur de cette chronique (2). Au-delà de toutes les polémiques anciennes ou modernes, de toutes les vieilles rancunes politiques ou religieuses, un fait demeure, qui est essentiel, du strict point de vue de l'art et de l'histoire : un» trésor capital a été mis au jour, qui livre à la sagacité des archéologues le plus inespéré des dépôts. M. Alain Erlande-Brandenburg, conservateur au musée de Cluny, le notait il y a trois ans : <r Nous connaissons mal la sculpture à Notre-Dame immédiatement après l'exécution du portail central. La fameuse galerie des Rois présentait avant la Révolution une série de statues qui auraient été une précieuse indication. On juge aujourd'hui l'importance de cette perte, puisque l'on aurait pu analyser le style de peu antérieur à la grande révolution stylistique des années 1240 (3).» Cette faveur est enfin donnée aux archéologues. D'autres observations pourront être faites en ce qui regarde les statues-colonnes du portail Sainte-Anne de la façade occidentale exécutées entre 1150 et 1160 : je l'ai dit en commençant, une dizaine de leurs éléments, admirables eux aussi, ont été identifiés avec certitude, singulièrement par M. Michel Fleury, qui a confronté l'une des statues avec un dessin d'alexandre Lenoir, conservé au Cabinet des dessins du musée du Louvre. Pour sa part, M. Alain Erlande-Brandenburg a déjà rapproché de quelques-uns des rares fragments conservés au musée Métropolitain de New York ceux, beaucoup plus nombreux, qui ont été retrouvés rue de la Chaussée-d'Antin. Les statues de Notre-Dame, dont la Banque française du commerce extérieur est la propriétaire légale, seront, sans doute, généreusement données à l'etat sous le contrôle du ministère de la (2) Cf. Yvan Christ, Bâtisseur ou vandale? in le Nouvel Observateur, 27 décembre (3) Cf. Nouvelles remarques sur le portail central de Notre-Dame de Paris, in Bulletin monumental, tome 132, IV

6 190 L'ART DANS LA CITÉ Culture. Quel sera leur abri définitif? Rien ne serait plus logique que de les présenter dans la crypte moderne qui a été creusée sous le parvis Notre-Dame, immense crypte dont le gros œuvre est achevé depuis 1972 et dont les travaux d'aménagement, retardés par manque de crédits, pourraient être bientôt entrepris et terminés, assure-t-on, en 1978 ou Il faudrait toutefois qu'elle fût agrandie pour recevoir un tel apport et que les conditions hygrométriques se prêtassent à une exposition permanente. Sans contredit, c'est bien dans cette salle souterraine, longue de 126 mètres (la plus grande crypte archéologique du monde), où M. Michel Fleury a dégagé des vestiges gaulois, mérovingiens et médiévaux d'une importance extrême, conservés in situ, que les authentiques statues de la cathédrale de Paris, victimes de l'aveuglement politique, reprendraient leur sens et leur portée. Face aux médiocres faux-semblants dont Viollet-le-Duc, sous le Second Empire, a garni la galerie des Rois et le triple portail, le public français et international, qui, désormais, peuple le parvis réhumanisé et pour qui la nouvelle crypte deviendrait un des hauts lieux d'«attraction» du Paris des siècles et des siècles, ce public-là pourrait enfin faire le départ entre la fiction restauratrice et la réalité historique. Au trésor qui a été miraculeusement exhumé, il faut quelque chose comme une châsse. Cette châsse existe. Reste à l'équiper et à la parer de façon qu'elle soit digne des pierres, précieuses entre toutes, que l'on y déposerait avec un infini respect. Après plus de cent quatre-vingts ans d'exil et d'oubli, c'est le vrai visage de Notre-Dame de Paris que l'on aurait l'insigne privilège de retrouver au cœur même de Lutèce. YVAN CHRIST