Les conséquences géopolitiques du traité d Apamée en Asie Mineure

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1 Les conséquences géopolitiques du traité d Apamée en Asie Mineure Thèse en Doctorat d Histoire en cotutelle dirigée par Patrick Baker et Giusto Traina Germain Payen Université Laval Québec, Canada Doctorat en Histoire (PhD) Paris-Sorbonne Paris, France Doctorat en Histoire (Docteur) École doctorale I : Mondes anciens et médiévaux Thèse soutenue le 26 mai 2016 Jury : Patrick Baker Giusto Traina Jean-Christophe Couvenhes Thierry Petit Rapporteurs : Altay Coşkun Christian-Georges Schwentzel Germain Payen, 2016

2 Cette thèse analyse les suites de la paix d Apamée sur le plan des relations politiques entre les États d Anatolie et sur l évolution de la place tenue par cette péninsule dans l ordre géopolitique méditerranéen. Le traité d Apamée, conclu en 188 avant notre ère entre la puissance romaine et le royaume séleucide, fut un acte diplomatique majeur pour l Asie Mineure et l ensemble de la région anatolienne, libérés de la domination des Séleucides. L enjeu de cette recherche consistera à aborder cet événement sous un angle novateur, sur le plan de la méthodologie comme de l objet d étude privilégié. La paix d Apamée est un sujet chargé d une longue historiographie, mais toutes les études qui ont dépassé le détail des règlements politiques et territoriaux immédiats ont abordé ce sujet selon l une des deux perspectives suivantes : l apparition de l impérialisme romain en Orient, d une part, ou la vie politique et administrative des cités égéennes, de l autre. Il manque une analyse d ensemble centrée sur les principales puissances politiques de la région anatolienne : les royaumes. Une étude géopolitique des royaumes et cités anatoliennes au II e siècle se heurte à la disparité des sources disponibles, ainsi qu au biais grec ou latin qu elles présentent dans leur majorité. Afin de dépasser les limites de la documentation traditionnelle, littéraire et épigraphique en particulier, le corpus mis à contribution a été étendu aux sources numismatiques, mais aussi à des inscriptions en akkadien et en araméen, ainsi qu à l œuvre de Moïse de Khorène, historien arménien. Sont également prises en compte des inscriptions anatoliennes publiées dans un passé récent. Plusieurs passages littéraires et certaines inscriptions sont reproduits et traduites, en particulier des documents difficiles à trouver ou dont il n existe pas de traduction française d usage. Sur le plan méthodologique, l inscription du sujet dans le temps long et sur une géographie large justifient l usage de procédés développés par le courant de la World history, ou Histoire globale. À cet effet, un travail de cartographie des phénomènes géopolitiques a été mené à bien. Enfin, si l aspect géopolitique mis en avant rend possible l utilisation de méthodes propres aux études de relations internationales, une innovation est proposée ici : celle de mettre à contribution comme référent théorique un traité indien antique de la science politique, l Arthaśāstra, plutôt qu un paradigme ou un auteur moderne. Avant d engager la discussion sur le traité d Apamée, la première partie s intéresse à son contexte historique. Dans un premier temps, il convient de clarifier les structures et concepts politiques présents dans le monde anatolien du II e siècle. En effet, une étude

3 géopolitique fait largement appel aux formes étatiques en vigueur dans l espace en question. Or, les sources ancienne n offre aucun équivalent exact à la notion moderne d État. Les cités, royaumes, dynasties, ligues et peuples hellénistiques interagissaient sans que l existence d une souveraineté étatique ne soit nécessairement impliquée. Les termes anciens doivent donc être clarifiés. Dans un second temps, l histoire hellénistique et anatolienne dans la deuxième partie du III e siècle et au début du II e siècle est décrite afin de placer la paix d Apamée dans le temps long. Peuvent être distingués dans ce préambule le déclin de la puissance lagide, la reconquête dynastique séleucide et l irruption de Rome dans la grande politique hellénistique. Ces changements généraux affectèrent l espace anatolien, travaillé depuis le début du III e siècle par des forces centrifuges, en particulier les volontés autonomistes des dynasties régionales et des cités, ainsi que la résistance à la soumission de peuples de l intérieur des terres, dont les Galates. La première partie chronologique s intéresse à la genèse du traité d Apamée, décrit comme un événement catalyseur dans l évolution de l ordre géopolitique anatolien. Après un survol de la confrontation diplomatique et militaire entre Rome et Antiochos III, l accent est mis sur le traité qui, en 188, mit fin à ce conflit remporté par les Romains. Sont confrontées toutes les sources mentionnant cet événement diplomatique qui sanctionna le retrait séleucide au-delà de la chaîne du Taurus, rendant l Anatolie aux puissances locales. Au-delà des clauses du traité et de leurs conséquences directes, il est question de la place des décisions prises alors dans le cadre de l histoire hellénistique et romaine, ainsi que de la perception que purent en avoir les acteurs politiques concernés et les auteurs, anciens et modernes. La mise au second plan de ce tournant par la plupart des Anciens, ainsi que le peu de résonnance dans les discours et les actes des puissances contemporaines, tranchent avec la grande place que lui ont faite les Modernes dans leur reconstruction de l histoire politique hellénistique et romaine. En définitive, il est proposé de tenir compte de ce décalage en prenant de la distance avec la dichotomie marquant les ouvrages récents, dans lesquels le traité d Apamée est souvent décrit soit comme l événement fondateur de la mise sous tutelle de l Asie Mineure par Rome, soit comme la marque du désintérêt du Sénat pour l Orient et donc comme un épisode pertinent dans les seules histoires séleucide et anatolienne. Un point de vue plus nuancé peut être avancé.

4 Dans la seconde partie, les mises à l épreuve auxquelles fut soumis l ordre anatolien établi par le traité d Apamée, entre 188 et 165, sont mises à l étude. En effet, si les royaumes régionaux se trouvaient débarrassés de la présence séleucide dans la péninsule, l équilibre instauré par Rome dut s accommoder des ambitions et des tentatives des dynastes et des cités qui tentèrent de profiter de la vacance de pouvoir pour étendre leur influence. Le roi attalide et la cité de Rhodes, bénéficiaires directs du partage des terres séleucides, ne furent pas les seuls acteurs à partager la scène anatolienne dans les conflits qui concernèrent dans les années 180 la totalité des puissances régionales. Ces guerres assurèrent non seulement le pouvoir du royaume attalide, mais aussi la reconnaissance explicite de l influence des dynasties de Bithynie, de Cappadoce, du Pont et d Arménie, cette dernière région ayant vu deux royaumes se construire suite à la défaite séleucide en En revanche, la relégation des puissances antigonide, séleucide et romaine au rang de puissances extérieures se trouva mise à mal dans les années 170, par l intermédiaire de stratégies matrimoniales. Le retour de la puissance militaire romaine en Orient frappa la Macédoine entre 172 et 168, lors d une guerre qui s acheva par la destruction de la royauté antigonide, bouleversement géopolitique qui eut des suites immédiates conséquentes en Anatolie. L absence de cloisonnement entre la grande politique méditerranéenne et la scène anatolienne se matérialisa par des mises en place romaines hostiles aux Attalides et à Rhodes, marquant ainsi l entrée dans une nouvelle période où les États anatoliens durent s orienter vers l Est et en partie tourner le dos à la politique et au commerce égéens. La troisième partie décrit les réorientations stratégiques suivies par les pouvoirs anatoliens dans le contexte des avancées romaines et parthes, entre 165 et 129. Suite aux remontrances du Sénat à leur égard, le roi attalide et la cité de Rhodes se concentrèrent sur la consolidation de leur situation respective : Eumène et Attale renforcèrent leur frontière orientale et intensifièrent leur politique d ingérence dans le royaume séleucide et en Cappadoce, tandis que les Rhodiens marquèrent leur influence dans les flux commerciaux en Méditerranée orientale. Dans le même temps, le roi de Bithynie reprenait une attitude agressive envers le royaume attalide, sans succès, tandis que le roi du Pont orientait ses efforts vers la rive nord du Pont-Euxin, profitant de la déstabilisation causée dans la région par des mouvements nomades importants. Outre l élargissement de la zone d influence directe romaine, deux phénomènes extra-anatoliens marquèrent les destinées de la

5 péninsule à cette époque : l accroissement de la piraterie en Méditerranée orientale, d une part, et la montée en puissance d un nouvel acteur politique en Orient, le royaume parthe, puissance conquérante issue de la désintégration de l empire séleucide. L équilibre instable obtenu pendant ces années se trouva mis à défaut en 133, lorsque le roi Attale III mourut en léguant son royaume à Rome, provoquant la création de la première province de la région, la provincia Asia. Dans la quatrième partie, la concomitance entre continuité et réaménagements régionaux en Anatolie dans le contexte de la restriction de la marge de manœuvre des pouvoirs régionaux est mise en avant. Tandis qu à l Ouest, Rome mettait en coupe réglée les cités d Asie Mineure dans le cadre de la province d Asie, à l Est, la puissance parthe arsacide prenait définitivement le pas sur le royaume séleucide et assurait sa domination sur la principale dynastie arménienne, celle des Artaxiades. Dans ce cadre, les rois locaux durent choisir entre une soumission de fait et un renforcement. Le roi du Pont Mithridate VI profita de son isolement géographique pour activer une politique agressive en se constituant un empire dans le Pont-Euxin et en conquérant les régions tenues par des puissances mineures à ses frontières. Ses rivaux cappadociens et bithyniens cherchèrent d abord à s accommoder de cette nouvelle situation, mais les tensions devinrent suffisamment fortes pour que Rome en vienne à intervenir. Le roi d Arménie Majeure Tigrane, monté sur le trône en qualité de souverain soumis au Roi des Rois arsacide, suivit l exemple de Mithridate en s alliant à lui et en renforçant sa position, peut-être contre la volonté de son suzerain. La situation déboucha sur l entrée en guerre de Mithridate contre la Cappadoce, la Bithynie et, surtout, contre Rome, en 89 : la pression exercée par les deux grandes puissances hégémoniques avait conduit à un conflit sans équivalent dans la région depuis la guerre d Antiochos un siècle plus tôt. La dernière phase chronologique concerne les guerres de Mithridate et l intégration de l Anatolie dans un nouvel ordre méditerranéen, de 89 à 65. Il est dégagé que les avancées romaines et parthes vers l Anatolie, enclenchées un siècle plus tôt par le traité d Apamée et le recul séleucide, en vinrent à pousser les derniers dynastes régionaux en mesure de se battre pour leur autonomie à prendre les armes. Les stratégies agressives déployées par Mithridate et Tigrane rencontrèrent l appui de nombreuses cités d Asie

6 Mineure et de Syrie mécontentes de leur situation actuelle. Tigrane put construire un empire asiatique faisant concurrence à la puissance parthe, tandis que le roi du Pont profita des difficultés romaines en Occident pour mettre à mal les positions du Sénat en Orient et éviter de subir toutes les conséquences de ses défaites. Néanmoins, les campagnes de Pompée dans les années 60 réglèrent la situation orientale au bénéfice de Rome, établissant alors un nouvel ordre politique dominé par les grandes puissances romaine et arsacide, un ordre dans lequel les dynasties anatoliennes qui survécurent ou apparurent ne pouvaient plus suivre leurs propres politiques sans s accommoder des desiderata des deux empires mondiaux. Les deux dernières sections de ce travail reviennent sur des moments charnières et sur l évolution politique générale de l Anatolie, en confrontant les résultats proposés précédemment à la théorie indienne de l Arthaśāstra et en tentant une mise en système de cette scène géopolitique. Le traité indien du politique permet d éclairer certaines stratégies politiques mal connues et difficiles à comprendre, mettant en lumière les raisonnements probables ayant menés à leur élaboration. En définitive, il apparait bien que le traité d Apamée enclencha ou accéléra différents processus historiques en Anatolie, mais aussi au-delà de la péninsule, les modifications aux échelles méditerranéenne et asiatique ayant également eu un impact sur l équilibre local. Il est capital de noter l importance des phénomènes sur le long terme qui limitent la pertinence du concept de rupture souvent associé au traité d Apamée, que ce soit la montée en puissance de Rome ou la constitution de pouvoirs en marge de l autorité centrale dans le territoire séleucide. De même, l intégration de cette scène régionale dans un système géopolitique plus large révèle l importance des réactions en chaîne à une échelle dépassant très nettement les limites géographiques considérées en premier lieu.