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Pascal Bélanger
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4 Ayerdhal - RCW RCW Se réveiller avec la radio peut paraître désuet, mais, quand l extraordinaire est devenu quotidien, il faut savoir se préserver quelques classiques. Et puis, bon, ouvrir les oreilles sur de l Anadolou pop, c est déjà se verser le café. Le groupe, c est Mogollar, ça, j en suis sûr : les harmoniques du clavier de Murat Ses sont inimitables. Par contre, je ne reconnais pas le morceau. Pire, je ne le connais pas. J ai beau fouiller dans tous les vinyles que je conserve dans un coin de cervelle, jamais entendu. Alors je me croise les mains sous le crâne, toujours couché, et je déguste. Les distorsions sont indéniablement turques, mais le saz est discret ; c est déjà du rock progressif, à peine acid, pas encore du psyché. Le morceau s achève en circonvolutions sirupeuses, je reste allongé, j attends le suivant. Je suis curieux de savoir sur quoi va enchaîner le DJ... et je me prends le jingle des infos en pleine poire. À vous faire regretter d avoir des tympans! Je m éjecte du canapé, mes pieds s emmêlent dans la couette dont je me suis comme toujours débarrassé dans mon sommeil, je jure. Je me rattrape sur un coin de bureau, éjectant un magnifique dossier taché de café, de soupe et de yaourt directement dans la poubelle, je jure. Je me dégage de la couette récalcitrante, mon gros orteil gauche s écrase sur un pied du bureau, je jure. Je jure parce que je jure. Je jure parce que c est idiot. Et je m interromps net. Mes nerfs auditifs ont relayé vers mon cerveau embrumé un bruit qui est parvenu à couvrir mes jurons et le vacarme de mes maladresses. Un bruit dont je ne me souviens pas et que mon cerveau n a pas identifié, mais un bruit que je sais anormal, incongru, déplacé. L instinct des grands fauves, sûrement, si tant est que, au-delà de ma tignasse ébouriffée évoquant vaguement une crinière, il y ait quoi que ce soit de fauve en moi. Je reste figé, l orteil pulsant une douleur judicieusement sourde. J écoute de toute mon attention. Mon estomac gargouille une vague faim de lendemain de cuite. Le système d aération s étouffe dans une crise d asthme. La chatte caquette sa frustration derrière la porte-fenêtre tandis qu un moineau se baigne dans son bol resté sur le balcon. Le connard de pitbull du connard du rez-dechaussée grogne sa cruauté de clébard OGM contre des gamins que son décérébré de maître appelle des petits gris. L abruti de la radio achève d égrener les titres du journal qu il s apprête à développer en répétant sur un ton de pétasse enjouée ou de croque-mort affligé les dépêches de l agence de presse à laquelle sa rédaction est abonnée. Et c est tout. Vous croyez ça, vous? Un bruit a réussi à briser mon juste courroux contre la violence ordinaire des objets mesquins et je ne suis pas fichu de le relier à quoi que ce soit. Au temps pour mes instincts de grand fauve! Autant nourrir la bête. La chatte est toujours occupée par le moineau, je n aurai pas à me battre avec mon cœur d artichaut pour décider qui de l homme ou de son maître sera servi le premier. La cafetière à piston emportera aujourd hui haut la main sa lutte quotidienne contre l ouvre-boîte, et le fumet du café n exhalera aucune odeur de gelée de cabillaud ou de dinde en sauce. Ce n est pas que j ai le nez délicat, mais mes papilles ont leur fierté. La cuisine est américaine. C est-à-dire qu elle ressemble à ce que l US Army laissait jadis après son passage dans les villes qu elle avait libérées, avec un bar en guise de no man s land entre les 4

Par contre, je ne reconnais pas le morceau. Pire, je ne le connais pas. J ai beau fouiller dans tous les vinyles que je conserve dans un coin de cervelle, jamais entendu.

5 Ayerdhal - RCW vestiges de ladite cuisine et le capharnaüm du séjour-bureau-chambre. La dernière guerre est oubliée, disparue avec les armées qui s y sont écharpées, et, pour être franc, j ai une vraie chambre, avec un vrai lit et des milliers de vrais livres comme de vrais vinyles qui occupent chaque centimètre carré de sol et de matelas, ou peu s en faut. Ne croyez pas que je sois sale ou désordonné. Je ne suis pas ce genre de détective. C est juste que quelque chose s est produit, a tout chamboulé, tout corrompu. Et ne me demandez pas quoi, je n en ai aucune idée. De toute façon, je n ai jamais la moindre idée avant d avoir avalé mon premier demi-litre de café. Après, on verra. L eau frémit, dépose un nouveau micron de tartre sur l aluminium de la casserole. Je coupe le gaz. Je verse deux grandes cuillers de café dans la cafetière, puis l eau par-dessus, j installe délicatement le couvercle à pressoir, j attrape un bol plutôt propre, je repasse dans le séjour. Meow. Une chatte anglophone, c est tout moi. Oh, elle comprend parfaitement le français! Mais personne ne lui fera sortir un mot qui ne soit pas de la langue de Priest avec l accent de Spinrad. Meow. C est un peu plus appuyé. Je pose la cafetière et le bol à la place du dossier qui encombre maintenant la poubelle. La chatte slalome entre mes jambes jusqu à ce que j atteigne le placard audessus de l évier, elle a l art de se frotter à mes mollets sans me faire trébucher. Elle bondit sur l évier, se pose en souplesse, déjà assise, laisse pendre sa queue et ronronne. Le bonheur a plein d autres noms, mais «ronronnement» est le plus lénifiant. Je n ai pas nettoyé mon bol, je nettoie sa gamelle. J ouvre une boîte, volaille gibier, je remplis la gamelle, je caresse la chatte entre les oreilles, elle saute au sol. C est toujours elle qui décide où je dois installer son repas. Ce matin, c est sous le bar, à côté du frigo. Je retourne à ma cafetière, pousse le pressoir, sursaute. Le bruit est revenu. L imbécile de la radio vient de dire : La FN continue sa montée en puissance dans toutes les périphéries... La FN? La marine, je vois. La schlague, je connais. Mais la FN? On apprend le français dans les écoles de foot, chez les journaleux, maintenant? Je gueule : La FN? Vraiment? Oui, réplique la radio. La Fiction Nationale, donc la FN. Parfois, dans certaines enclaves où la psychosphère est très prégnante, les radios vous écoutent et certains blablateurs se croient obligés de vous répondre. C est moins angoissant que lorsque la télé vous observe quand il ne s agit pas de l aquarium mais cela manque terriblement d intimité. J ai offert la télé à un couple de Jéhovieux qui voulait me fourguer l intégrale de The Watchtower, et la chatte m a convaincu de me débarrasser de l aquarium après avoir noyé le poisson lors d une longue discussion oiseuse. Reste la radio, mais la radio est aveugle et je peux me servir mon café en me grattant les couilles sans qu elle s offusque de ma nudité matutinale, quand d aventure je suis nu. Si je ferme ma gueule en écoutant ses conneries, je devrai échapper à ses remarques intrusives. Le Mouvement des Libraires Radicaux vient de rallier Bibliothèques Autonomes qui constitue aujourd hui l aile centriste de Fiction Nationale... L aile centriste! Il s en faut de peu que je ne recrache le café que j ai en bouche, et pas parce qu il est brûlant. 5

qui occupent chaque centimètre carré de sol et de matelas, ou peu s en faut. Ne croyez pas que je sois sale ou désordonné. Je ne suis pas ce genre de détective.

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