LA MORALE. Le devoir COMMENTAIRE. Série L France métropolitaine Juin Expliquez le texte suivant :

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1 LA MORALE Le devoir Série L France métropolitaine Juin 2011 COMMENTAIRE Expliquez le texte suivant : «Nous disons bonnes les vertus d un homme, non pas à cause des résultats qu elles peuvent avoir pour lui, mais à cause des résultats qu elles peuvent avoir pour nous et pour la société : dans l éloge de la vertu on n a jamais été bien désintéressé, on n a jamais été bien altruiste! On aurait remarqué, sans cela, que les vertus (comme l application, l obéissance, la chasteté, la piété, la justice) sont généralement nuisibles à celui qui les possède, parce que ce sont des instincts qui règnent en lui trop violemment, trop avidement, et ne veulent à aucun prix se laisser contrebalancer raisonnablement par les autres. Quand on possède une vertu, une vraie vertu, une vertu complète (non une petite tendance à l avoir), on est victime de cette vertu! Et c est précisément pourquoi le voisin en fait la louange! On loue l homme zélé bien que son zèle gâte sa vue, qu il use la spontanéité et la fraîcheur de son esprit ; on vante, on plaint le jeune homme qui s est tué à la tâche parce qu on pense : Pour l ensemble social, perdre la meilleure unité n est encore qu un petit sacrifice! Il est fâcheux que ce sacrifice soit nécessaire! Mais il serait plus fâcheux que l individu pensât différemment, qu il attachât plus d importance à se conserver et à se développer qu à travailler au service de tous! On ne plaint donc pas ce jeune homme à cause de luimême, mais parce que sa mort a fait perdre à la société un instrument soumis, sans égards pour lui-même, bref un brave homme, comme on dit.» NIETZSCHE, Le Gai Savoir. La connaissance de la doctrine de l auteur n est pas requise. Il faut et il suffit que l explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question. 1

2 Le devoir Corrigé Travail préparatoire Notions et repères Notions : le devoir, la liberté, la morale, la société, l État Repères : universel / général / particulier / singulier Remarques générales Le texte est assez difficile et pointu. Il traite non pas tant de la morale que de notre éloge de la morale et interroge les fondements de cet éloge. La difficulté tient à ce que le texte combine, dans un même discours, le point de vue (critique) de l auteur et le point de vue de l opinion. Il est ainsi particulièrement délicat de savoir à qui le «nous» et le «on» exprimés renvoient. Problème, thèse et intérêt philosophique Le problème dont traite le texte est celui des fondements (justifiés ou non) de notre éloge de la morale et du devoir. Nietzsche demande si l on vante l action morale pour elle-même ou bien pour d autres raisons, plus douteuses. En effet, l action bonne semble devoir être valorisée par rapport au mérite de l auteur de l action, par rapport à ce qu elle lui apporte en termes de bien. Or, pour Nietzsche, notre éloge de la morale repose sur des fondements plus égoïstes et plus intéressés : nous n apprécions les bonnes actions de l homme de bien que parce qu elles profitent à nous-même et à la société. Il n y a donc rien de moral dans notre éloge de la morale. L intérêt du texte est de nous permettre de nous interroger sur la possibilité même de défendre la bonté, la vertu pour elles-mêmes. Analyse des concepts principaux Vertus : Nietzsche utilise le mot «vertus» pour désigner l ensemble des qualités morales d un homme (dont il donne des exemples : l application, l obéissance, la chasteté, etc.). Ce terme a l intérêt d avoir une connotation positive, au sens où l on ne peut apparemment que valoriser la vertu, laquelle semble être bonne en elle-même. Pourtant la question posée par Nietzsche est de savoir pourquoi nous apprécions la vertu, c est-à-dire pour quelles raisons nous la trouvons bonne : trouvons-nous bonne la vertu parce qu elle le serait pour l homme vertueux ou bien pour nous-même? Plus largement, Nietzsche demande ce que la vertu a de moral! Nuisibles instincts trop violemment, trop avidement victime : Nietzsche montre en quel sens la vertu n est justement pas bonne pour l homme vertueux 2

3 Le devoir CORRIGÉ lui-même. La vertu est comparée, en cela, à un instinct violent et avide, c està-dire non pas à quelque chose de maîtrisé qui serait issu de la volonté, mais à quelque chose de plus primitif, enraciné dans des forces excessives et exclusives : l homme vertueux serait, en quelque sorte, un homme emporté par sa vertu au point de ne plus vouloir autre chose qu être vertueux (allusion à la «bonne volonté» chez Kant, laquelle ne veut que vouloir). La vertu prend ainsi le sens et la valeur d une passion destructrice privant l homme de tout discernement. Ce qu il faut comprendre par le mot «victime», c est que la vertu fait perdre à l homme vertueux la capacité de penser à lui et de viser sa propre satisfaction, son propre bonheur. Il subit sa vertu qui se retourne contre lui-même. Ensemble social se conserver se développer travailler au service de tous instrument soumis : Nietzsche compare la vertu à une forme de sacrifice que fait l homme vertueux pour la société. Ce que ce dernier n accomplit pas pour lui-même (pour sa propre conservation et son développement personnel), il le fait pour la société. Par exemple, un homme appliqué est, en réalité, un homme qui met tout en œuvre pour bien faire son travail ; mais son application sert celui pour qui il travaille. Plus largement, toutes les vertus sont des manières de viser le bien du groupe social au détriment de son propre bien. Ce que veut montrer l auteur, c est que la vertu n est appréciée que pour ce qu elle apporte aux autres (qui en font précisément l éloge pour cette raison) ; de même, la disparition d un homme vertueux n est regrettée que parce qu elle fait perdre à la société un de ses meilleurs serviteurs, un de ses moyens (instruments) de développement. Plan du texte de Nietzsche Lignes 1 à 4 : Énoncé de la thèse affirmant que nous ne vantons la vertu d un homme que pour ce qu elle nous apporte à nous-même. Lignes 4 à 10 : Argument montrant que la vertu ne peut pas être vantée pour elle-même tant elle nuit à celui qui la possède. Lignes 10 à 19 : Argument montrant ce qu apporte, au contraire, la vertu à la société tout entière. plan détaillé DU COMMENTAIRE Lignes 1 à 4 : Nietzsche commence par énoncer sa thèse sur les raisons douteuses qui nous font apprécier les qualités morales d un individu. Nous n apprécions pas ces qualités pour elles-mêmes par rapport à ce qu elles apportent de bien et de bon à l individu vertueux, mais par rapport aux avantages qu elles nous apportent. Par ce «nous», Nietzsche désigne non pas tant lui-même que ceux qui vantent la vertu pour de mauvaises raisons. Ce «nous» se veut critique et polémique : en s incluant lui-même dans ce qu il semble condamner, Nietzsche montre du même coup à quel 3

4 Le devoir point ce sont tous les hommes qui vantent la morale pour des raisons immorales! D où la sorte de contradiction qu il met en avant lorsqu il pose que l on n est ni «désintéressé» ni «altruiste» dans cette démarche. En effet, nous ne devrions valoriser la vertu que pour elle-même et par rapport à l homme vertueux : la vertu devrait être comprise comme étant le bien en lui-même, à savoir ce qui serait susceptible de faire de l homme un homme de bien. Elle devrait être estimée pour ce qu elle apporte de bon et de bien à son auteur : nous ne devrions la vanter qu au travers d une démarche désintéressée et altruiste, c est-à-dire en ne regardant que ce qu elle apporte à l autre, à l homme vertueux. Mais, en suggérant que la vertu n est appréciée que pour ce qu elle «nous» apporte, Nietzsche semble inverser le rapport : nous ne pensons pas du tout à l individu vertueux lorsque nous vantons sa vertu! Nous pensons, au contraire, à nous et à ce que la vertu de cet homme a de bon pour nous! D où l idée que notre démarche est intéressée et égoïste (et donc immorale) : la vertu ne nous plairait que parce qu elle servirait nos propres intérêts. Lignes 4 à 10 : Nietzsche s attache alors à montrer en quoi serait impossible l autre façon de concevoir les choses, à savoir celle qui consisterait à apprécier la vertu d un homme pour ce qu elle lui apporte. Il fait une sorte de raisonnement par l absurde («On aurait remarqué, sans cela») en imaginant cette autre possibilité et en la poussant jusqu à la contradiction : si l on voulait, en effet, mesurer les conséquences positives de la vertu sur l homme vertueux, on ne le pourrait pas, puisque l on ne trouverait que des désavantages. En posant que les vertus sont «nuisibles» à l homme vertueux et qu elles font de lui une «victime» de la vertu, Nietzsche suggère que la qualité morale d un homme le fait renoncer à lui-même, à sa propre satisfaction. En effet, à travers le devoir qu il éprouve de faire telle ou telle chose (Nietzsche prend les exemples de l application, de l obéissance, de la chasteté, de la piété et de la justice), l homme vertueux ne veut plus qu une seule chose : faire son devoir (Nietzsche fait certainement allusion à Kant, pour qui le devoir doit être fait pour lui-même et dans une volonté «bonne», ne voulant que vouloir!). Les devoirs prennent ainsi la forme d «instincts [ ] trop violemment et trop avidement» présents en l homme vertueux, ce qui suggère que les vertus seraient plus fortes et plus destructrices que tous les autres instincts. D où l idée que l homme vertueux est «victime» (en italique dans le texte) de sa vertu lorsque celle-ci est une vertu «vraie» et «complète» ; en effet, une telle vertu correspond à un devoir fait uniquement «par devoir» et capable de balayer toute autre considération (d ordre personnel et intéressé) : celui qui sacrifie sa vie pour sauver sa patrie, par exemple, doit faire triompher sa vertu patriotique sur son goût naturel pour la vie ; il lui faut, pour triompher de l instinct de conservation, une force de même nature (donc instinctive elle aussi), quoique nuisible pour lui-même! Lignes 10 à 19 : En faisant allusion au «voisin» de l homme vertueux qui fait la louange de ce dernier, on voit à quel point la vertu profite aux autres et à la société tout entière (thèse annoncée au début du texte). Le voisin de l homme vertueux ne peut que se réjouir d avoir pour voisin un homme autant consacré à son devoir («zélé»), car il a à côté de lui un homme altruiste et désintéressé, tout entier dévoué aux autres. Il peut en espérer beaucoup et ne se désolera pas qu il «gâte sa vue» ou «use la spontanéité et la fraîcheur de son esprit» : ce n est pas cela que regarde celui qui vante la vertu, mais seulement ce qu elle a de bon pour lui. Ici, Nietzsche suggère à quel point l homme qui loue la vertu est immoral : il ne pense qu à lui et est indifférent au 4

5 Le devoir CORRIGÉ sort tragique de l homme vertueux ; il ne se désole pas des effets nuisibles de la vertu sur l homme vertueux, tant il profite de sa vertu («spontanéité» et «fraîcheur» sont des termes faisant allusion à la jeunesse et à la vie perdues, ainsi qu à un esprit qui se verrait détourné de l existence). D où la possibilité, pour Nietzsche, d imaginer le raisonnement de celui qui vante les mérites de l homme vertueux, d imaginer ce qu il «pense» (d où les guillemets dans le texte). En prenant l exemple d un jeune homme qui se serait «tué à la tâche», c est-à-dire qui serait mort à force d être vertueux, Nietzsche montre le caractère peu scrupuleux et intéressé du raisonnement de celui qui vanterait ou plaindrait ce jeune homme. S il se désole de sa mort («plaint [ ] ce jeune homme»), c est parce qu il se désole pour lui-même et pour la société de la perte d un élément profitable, rentable. En même temps, il ne se désole que relativement peu de cette perte et se montre capable de «vanter» le mérite de ce jeune homme : il se dit qu il aurait été pire pour la société que ce jeune homme ne soit pas vertueux et ne pense qu à luimême. Il estime donc qu il vaut mieux prendre le risque que la vertu entraîne la mort de certains plutôt que de ne pas encourager la vertu. La vertu ne tuant qu un petit nombre d individus, c est un «petit sacrifice [ ] nécessaire» pour le bon fonctionnement de la société. Si chacun ne pensait qu à lui-même, la société ne serait pas viable. Elle exige, en effet, que ses individus soient capables de se consacrer aux autres par le travail («travailler au service de tous»). D où la conclusion de Nietzsche sur la vraie raison de nos plaintes et de nos éloges : ils sont liés au besoin qu a la société d avoir des «instrument[s] soumis» et de chercher ces instruments parmi les hommes vertueux. Le mot «instrument» renvoie à l idée de «moyen», au sens où l homme vertueux (dévoué aux autres) se retrouve paradoxalement n être qu un moyen utilisé par les autres pour servir leurs intérêts. En évoquant, au final, la notion de «brave homme», Nietzsche invite à une certaine réflexion mêlée d ironie et de pitié : le brave homme mérite qu on le plaigne, pour s être fait en quelque sorte avoir, mais il mérite aussi qu on se moque de lui pour sa bêtise. Plus largement, la vertu peut être comprise comme le produit d hommes immoraux soucieux de tenir les autres à leur merci et il faut alors se demander si l on peut croire encore à un bienfait possible de la morale sur l individu lui-même. 5