Le transfert de l Empire romain

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1 Le transfert de l Empire romain La fondation de Constantinople en tant que nouvelle capitale de l Empire romain en 330, le transfert géographique du centre de l immense État romain, constituent la discontinuité majeure de son histoire. C est en ce sens, aussi bien structurel que symbolique, que cette date fondatrice peut à juste titre être considérée comme le début de l histoire byzantine, de même que sa conquête par les Ottomans en 1453 marque la fin de son histoire. «Empire byzantin» n était qu un terme tardif, ses habitants se considérant comme les héritiers naturels et légitimes de la Rome antique. L histoire byzantine se situe entre continuité et discontinuité par rapport à l Empire romain. Le seul fait que sa chronologie coïncide pratiquement avec celle du Moyen Âge montre bien à quel point il occupe une place majeure dans l histoire de cette époque. Issu des grandes réformes administratives de Dioclétien et de Constantin, le grand tournant du début du IV e siècle fut profondément empreint aussi par l instauration du christianisme en tant que religion d État par l édit de tolérance de Milan en 313. Faisant preuve d une formidable capacité de réforme et de restructuration, et donc d un potentiel considérable d adaptation, l État romain pouvait ainsi s incarner symboliquement et institution nellement dans le deuxième millénaire de son histoire.

2 14 Le millénaire byzantin Il est bien évident que l empire réaménagé s éloignait par paliers successifs de son moule initial. Les réformes de Dioclétien et de Constantin eurent pour effet une centralisation hiérarchisée, accompagnée par la bureaucratisation de l administration, la séparation délibérée des pouvoirs civil et militaire, ainsi que par un renforcement de l autocratie impériale à la manière orientale. L instauration d une religion officielle, le transfert du centre géographique et administratif de l empire dans l Orient romain, le fait que cette partie de son territoire fut relativement épargnée par les dévastations barbares de l Antiquité tardive, que cette partie constituait un avantage démographique et économique, donnèrent une nouvelle impulsion à l avenir de cette Nouvelle Rome. La fondation de la nouvelle capitale sur l emplacement de l antique petite cité de Byzance (Byzantium) fut sans doute l un des faits majeurs de cette impulsion. Gérées par un préfet urbain, seules Constantinople et Rome échappaient à l implacable cohérence de la centralisation administrative. En tant que représentant suprême du Sénat, ces deux préfets étaient en quelque sorte l incarnation de ce qui subsistait des traditions de représentativités républicaines dans la vie municipale. La capitale de tout l Empire romain avec son palais impérial, son administration centrale, son Sénat, ses grandes familles patriciennes, est désormais établie sur les rives du Bosphore. La Nouvelle Rome fut construite en conséquence, avec force moyens, en fort peu de temps ( ), à l échelle d un Empire universel. Calqué en bien des points sur celui de l ancienne 1, le plan même de la nouvelle reproduit les traditions attachées à la Rome antique dont les privilèges particuliers sont désormais rattachés à Constantinople. Ce qui signifiait une différence par rapport à Rome fut l empreinte chrétienne dont l empereur veillait personnellement à marquer le caractère particulièrement monu- 1. R. Janin, Constantinople byzantine, Paris, 1950, p. 30.

3 De l Antiquité au Moyen Âge 15 mental par son architecture sacrale. Convoqués par l empereur, les conciles œcuméniques de l Église chrétienne tout entière seront successivement tenus dans son sein ou à peu de distance de la nouvelle capitale. C est ainsi que Rome, l ancienne capitale, de même que tout l Occident, devinrent peu à peu la périphérie sous-administrée et sous-développée de l empire. Alors que déjà Dioclétien retenait pour lui la partie orientale de l empire, tout en résidant le plus souvent à Nicomédie en Asie Mineure, abandonnant l Occident à son co-empereur Maximien, Constantin ne pouvait que tenir davantage compte des avantages économiques et démographiques de son Orient. Sise sur le Bosphore, baignée au Sud par la mer de Marmara et au Nord par la baie de la Corne d or, la Nouvelle Rome n avait qu un seul accès par voie de terre. Située du côté européen sur la principale voie d accès continentale entre l Europe et l Asie Mineure, ainsi que sur la plus importante voie maritime reliant la Méditerranée et la mer Noire, la nouvelle capitale devient relativement vite le centre commercial le plus important du Moyen Âge. À peine un siècle après sa fondation, elle eut une population plus importante que celle de Rome, dont le nombre d habitants ne cessait de décliner. Au VI e siècle, elle comptait plus d un demi-million d habitants, chiffre sans pareil pour l époque, surtout si l on tient compte du dépérissement de la civilisation urbaine depuis l Antiquité. Constantin ( ) Flavius Valerius Constantinus est né à Naïssus (aujourd hui Niš en Serbie), entre 280 et 285, fils de Constance I er Chlore et d Hélène. Constance I er et Galère étaient les deux augustes à la suite de l abdication volontaire de Dioclétien et de Maximien le 1 er mai 305. Constance était en Occident le césar de Maximien, avant de devenir auguste après l abdication de ce dernier. Ayant vécu à Nicomédie, dans l entourage de Dioclétien, Constantin entra

4 16 Le millénaire byzantin dans l armée auprès de Galère, jusqu à ce que son père l appelât auprès de lui en Bretagne. Après la mort de Constance en 306, Constantin est acclamé empereur par ses troupes, sans l accord des autres membres du collège impérial. Entre 306 et 310 il s engage dans les rivalités au sein de la tétrarchie, tout en conduisant sur le Rhin de victorieuses campagnes contre les barbares. Après sa victoire en 312 à la bataille du pont Milvius, près de Rome, contre Maxence, maître de l Italie et de l Afrique, alors que son pouvoir s étendait déjà sur la Gaule, l Espagne et la Bretagne, Constantin resta seul maître et l empereur de l Occident. Après l élimination du dernier représentant de la tétrarchie Maximin Daia en 314, par Licinius, il ne restait qu une dyarchie, constituée des empereurs Licinius en Orient et Constantin en Occident. Cet état de chose se maintint, non sans quelques conflits, jusqu en 324, date à laquelle les victoires de Constantin (à Andrinople et à Chrysopolis) rétablirent le pouvoir sans partage et l unité de l empire à son profit. La fondation et le début de la construction de Constantinople en 324, prévue comme nouvelle capitale de l empire réunifié, fut l une des premières initiatives du restaurateur de cette unité. En 325 Constantin réunit le premier concile œcuménique de la chrétienté à Nicée. Sous la présidence de l empereur, le concile condamna la doctrine arienne, tout en formulant la définition de l orthodoxie chrétienne. Le meurtre du fils aîné de l empereur Crispus, victime des intrigues de la cour, ainsi que celui de sa seconde épouse, marqua, selon les auteurs païens, la date de la conversion de l empereur à la foi chrétienne. Solennellement dédiée le 11 mai 330, Constantinople fut en 336 le théâtre des célébrations des trente années de règne de son fondateur. Ayant, semble-t-il, partagé l empire entre ses héritiers depuis 335, Constantin mourut en 337 en ayant adopté la foi chrétienne sur son lit de mort, selon une autre version de sa conversion.

5 LA MONARCHIE CONSTANTINIENNE Sorti victorieux de la grande guerre interne qui marqua la fin du système de la tétrarchie des deux augustes et de leurs deux césars, Constantin instaura la transmission du pouvoir à sa descendance, ce qui ne devait pas manquer de susciter de nouvelles luttes pour la succession du pouvoir impérial entre frères. Ayant ponctué l histoire en tout temps et en tout lieu, les luttes pour le pouvoir devaient en plus se dérouler désormais dans l Empire romain sur l arrière-plan de conflits doctrinaux. Marque majeure de l évolution par rapport au syncrétisme religieux de l époque pré-constantinienne, preuve tangible de la christianisation de l empire, ces conflits confessionnels allaient jouer un rôle éminent dans le rapport des forces aussi bien politiques que religieuses. L alliance entre l État et l Église avait fourni un puissant vecteur idéologique à l autorité aulique impériale selon le droit divin, tout en impliquant l État dans les passions confessionnelles qui devaient marquer en croissant les premières périodes de l Empire universel chrétien. Le déplacement même du centre de gravité de l État romain vers l Est devait avoir une incidence déterminante sur cette évolution. Un caractère païen de l empire aurait été, en effet, peu compatible avec l implan tation

6 18 Le millénaire byzantin de son assise en Orient. La dureté même de la répression de Dioclétien à l égard des chrétiens porte la marque de son échec, ce qui n échappa à personne, y compris à Galère, son plus fidèle auxiliaire. Le génie réformateur et fondateur du pragmatisme de Constantin réside précisément dans le fait qu il sut s allier cette force que son puissant devancier n avait pu vaincre, même au prix des plus grands efforts. Ayant, selon toute apparence, sous-estimé la force de l opposition arienne après le concile de Nicée qui avait scellé son alliance avec l Église, Constantin revint sur la condamnation de l arianisme. Il dut se confronter à l inflexibilité orthodoxe d un Athanase, pape et patriarche d Alexandrie, qui au prix de nombreux exils et sanctions refusa de se plier à la volonté im périale. Cette question dogmatique fut l enjeu des conflits entre les fils et héritiers de Constantin, comme elle instaura de profonds clivages dans les parties opposées de l empire. Régnant sur l Orient, Constance professait l arianisme ; Constantin, mort en 340, ainsi que Constant, qui régnait sur l Occident, avaient choisi la confession de Nicée. La mort de Constant, tué au cours du conflit avec l usurpateur païen Magnus Magnetius en 350, ainsi que la défaite de ce dernier en 351 dans une bataille particulièrement sanglante, redonnèrent l avantage à l arianisme de l empereur d Orient, ce qui ramena de nouveau au premier plan cette partie de l empire. La conversion des Goths, qui eut lieu durant cette période et donc sous les auspices de l arianisme, eut une incidence profonde et de longue durée sur ces Germaniques, bien après la défection de l arianisme romano-byzantin. Le bouillonnement entre factions chrétiennes des fils de Constantin fut suivi par la réaction païenne de Julien ( ), qui fut le dernier empereur de la lignée constantinienne. Réaction ultime contre la christianisation de l empire, ayant choisi Antioche

7 De l Antiquité au Moyen Âge 19 pour capitale, signifiant ainsi sa préférence pour l Orient, n ayant pour appuis que quelques classes supérieures dont faisaient partie des intellectuels et philosophes néoplatoniciens, la restauration de Julien aboutit à un échec. Lorsque l empereur apostat trouva la mort dans une bataille téméraire contre la Perse en Mésopotamie, le monde de l Antiquité païenne s avéra révolu au profit d une ère chrétienne. À l épreuve des pressions extérieures Alors que l empire se trouve affaibli par les conflits intérieurs qui se produisent sur une ligne de clivage entre l Orient et l Occident byzantino-romain, des menaces lourdes de conséquences devaient absorber désormais ses forces vitales : l empire se trouve désormais confronté aux agressions croissantes venant aussi bien de ses confins méridionaux que septentrionaux. Cette adéquation fut d ailleurs celle de toute son histoire, quasiment du début à la fin. L empereur chrétien Jovien ( ) dut payer le prix de la défaite de son devancier par un traité de paix avec la Perse qui impliquait d importantes concessions territoriales, dont ses droits en Arménie, ainsi que surtout en Mésopotamie. De même que Constance et Constant, les deux frères Valentinien I er ( ), sur l Occident orthodoxe, et Valens ( ), sur l Orient arien, se partageaient aussi bien l empire que les confessions rivales. Avec de telles divisions à répétition les liens entre les deux parties de l empire se distendaient de plus en plus. Accourant depuis la campagne qu il menait contre la Perse, le premier à mener la guerre sur les deux fronts fut Valens, tué dans la grande bataille d Andrinople, où les Wisigoths et les Ostrogoths anéantirent l armée romaine le 9 août 378. La mort de cet empereur signifiait également la fin à brève échéance de l arianisme dans l empire.

8 20 Le millénaire byzantin Les irruptions des Irlandais et des Saxons en Bretagne, celles des Allemands sur le Rhin, des Sarmates et des Quades sur le Danube, avec les guerres épuisantes qui en résultaient, n étaient que le prélude du grave problème germanique désormais posé dans toute son acuité. C est ce qui occupa la partie orientale de l empire durant tout un siècle, alors que sa partie occidentale allait finir par y succomber. Théodose le Grand ( ) et les corpora separata de l empire Auguste de la partie orientale de l empire, Théodose le Grand fut investi de cette fonction impériale par Gratien ( ), fils et héritier du trône de Valentinien I er. Alors que les Ostrogoths furent refoulés en Pannonie, en Europe centrale, et les Wisigoths en Thrace septentrionale, l empire conclut avec eux un contrat d association. C est ainsi qu ils devinrent des fœderati, des forces d armée auxiliaires, dotés de force privilèges, exemptions d impôts, pleine autonomie, en contrepartie d un service militaire moyennant finances sous forme de soldes élevées. Renforçant de ce fait les effectifs très amoindris de l armée impériale, une grande partie d entre ces Goths passa au service direct de l empereur, pacifiant ainsi l invasion, jusqu alors violente, des Germaniques. La politique germanique de Théodose subit sa plus grande crise lorsque les Wisigoths se soulevèrent sous Alaric ( ), dévastant toutes les contrées balkaniques depuis les confins méridionaux de la Grèce jusque sous les murs de Constantinople. La mésentente entre les empereurs des deux parties de l État byzantino-romain paralysa la réaction de l empire, ce qui contraignit Théodose à négocier la paix en nommant Alaric commandant en chef de l armée impériale de l Illyricum. Les troupes armées des Goths entrèrent dans Constantinople sous le comman dement de leur chef Gaïnas. Cette germanisation excessive suscita une