C était un lundi, juste après les vacances de Noël. Je m en souviens parce qu on avait eu des maths l après-midi et que les maths c est ce que je

Transcription

1 I C était un lundi, juste après les vacances de Noël. Je m en souviens parce qu on avait eu des maths l après-midi et que les maths c est ce que je déteste le plus au monde. En plus, le midi, à la cantine, c était jour du chou-fleur Et on s étonne que le lundi soit le jour le plus nul de la semaine! Ce lundi-là, donc, la sortie a enfin sonné et j ai couru pour être dehors devant ce crétin de Valentin. J ai gagné, et au passage, je lui ai donné un bon 4

2 coup de cartable. Dès que j ai été dans la cour, je l ai vu de l autre côté de la grille : papa, avec sa tête plus grande que toutes celles des mamans. Papa était venu me chercher à l école. J ai même pas vu que Valentin avait gagné la deuxième manche en passant la grille en premier et j ai sauté dans les bras de papa. J ai serré très fort et lui aussi. Il faut dire que papa qui venait me chercher à l école, c était une première! Mon père, il était pas du genre à aider aux devoirs, à accompagner à la danse ou à jouer avant le dîner. À la maison, le carnet, c était maman qui le signait, et la sortie de l école, c était pour Mme Lemarchand des fois maman, le samedi, mais jamais papa. C est pas qu il n était pas gentil, papa! Jamais il criait ni rien d ailleurs il était pas du genre à parler beaucoup, alors crier, encore moins. Juste, il se levait tôt pour aller au travail et quand il rentrait le soir, il était fatigué. 5

3 Ce jour-là, après l école, il m a serrée si fort que j en ai eu des frissons partout dans le dos. Je l ai embrassé sur le menton et on aurait dit qu il avait les yeux mouillés. Mais j ai dû me faire des idées parce que papa, c est pas le genre à avoir des larmes. Il m a reposée par terre et je lui ai pris la main. À côté, Valentin essayait d éviter les bisous de sa mère pour pas avoir la honte devant les copains. Mais moi, cette fois, je m en fichais, et j étais bien contente de tenir la main de papa pour rentrer à la maison.

4 II Le lendemain matin, comme tous les matins, les talons de maman claquaient à toute vitesse dans l appartement pendant que j avalais mes céréales. «Dépêche-toi, Élodie, on va être en retard!» Tous les jours c était pareil : la course, du lit jusqu à la grille de l école. C était maman qui me déposait en voiture en partant au travail. En une demi-heure, il fallait sortir du lit, faire sa toilette, s habiller et manger. 7

5 Résultat, j étais plus fatiguée en arrivant en classe qu en me couchant la veille au soir. L hiver, c était encore pire parce que dans la demi-heure de préparation, il fallait compter le temps d enlever le givre sur les vitres de la voiture. L horreur. Moi, ce que j aime dans le réveil, c est quand je me retourne pour me rendormir! Mais avec maman, fallait pas y compter. «T as pas encore fini? File te laver les dents, on part dans deux minutes.» Deux minutes pour me laver les dents, mettre mes chaussures et mon blouson alors qu on n arrête pas de me répéter qu il faut se brosser les dents au moins trois minutes! Les parents ne savent vraiment pas ce qu ils veulent! J ai quand même laissé quelques céréales dans le fond de lait pour filer vers la salle de bain. C est alors que mon père est sorti de sa chambre, en pyjama, les cheveux en hérisson. 8

6 «Elle est toujours énervée comme ça, ta mère, le matin?» m a-t-il demandé en se grattant la tête. Il m a embrassée sur le front et s est dirigé au radar vers la cuisine. Je n ai rien répondu tellement j étais surprise. C était bien la première fois que je voyais mon père à la maison, en semaine, le matin, en pyjama. D habitude, il était toujours parti bien avant que je me lève «Élodie, en route!» La voix de maman arrêta là mes réflexions et je me retrouvai dans l escalier avec encore le goût du dentifrice dans la bouche parce que je n avais pas eu le temps de bien me rincer. Maman dévalait les marches devant moi, mon cartable à la main. «Papa à la sortie de l école hier», j ai pensé en essayant de la suivre, «et papa en pyjama ce matin?» Il se passait quelque chose. 9

7 En voiture, ça prenait cinq minutes pour aller à l école. À pied, le soir, avec Mme Lemarchand, il fallait un gros quart d heure. Maman mettait toujours les informations à la radio, histoire d être bien sûre que le monde était aussi horrible que le jour d avant. Il est en vacances, papa? j ai demandé, l air de rien. Heu, en quelque sorte, enfin presque. C était pas clair du tout, et maman le savait bien. Elle s est remise tout de suite à parler pour pas que j aie le temps de poser d autres questions. Ton père va être à la maison pendant quelque temps. C est lui qui va s occuper de toi après l école, et à partir de la semaine prochaine, tu n iras plus à la cantine. Ça faisait beaucoup de nouvelles d un coup et la première chose à laquelle j ai pensé c était : Et madame Lemarchand? 10

8 Puisque ton père peut s occuper de toi, ça serait idiot de continuer à payer madame Lemarchand, non? Allez! À ce soir Travaille bien. Payer Mme Lemarchand! J y ai pensé toute la matinée, au point que Valérie, la maîtresse, m a demandé plusieurs fois si je rêvais. Mais en fait de rêve, c était plutôt un cauchemar. Jamais je n aurais pensé que mes parents donnaient de l argent à Mme Lemarchand! C était comme une grandmère en plus, pour moi! Elle s était toujours occupée de moi, depuis toute petite! Ça n avait jamais eu l air d être un travail, pour elle! Et quand elle me serrait dans les bras en m appelant «mon trésor», c était juste parce que mes parents lui donnaient de l argent? Depuis qu on m avait dit que le Père Noël n existait pas, c était la plus mauvaise nouvelle de ma vie. 11

9 Le seul truc bien dans l histoire, c est que la matinée a filé hyper vite. L école, quand on pense à autre chose, ça passe beaucoup mieux! Ce n est qu à l heure du déjeuner que j ai repensé à la deuxième nouvelle du jour : la semaine prochaine, je n irai plus à la cantine! Ça, je ne savais pas trop quoi en penser. Pour tout le monde à l école, ceux qui rentrent chez eux, ils passent pour avoir de la chance. Mais en même temps, même si personne ne le dit, c est quand même pas mal de rester avec les copains. D accord, c est vraiment dégueu ce qu on mange, mais on rigole bien aussi. Alors je ne savais pas trop si c était une bonne nouvelle ou non. Tiens, c est encore ton père qui vient te chercher! m a dit Caroline, ma meilleure amie, quand on est sortis de la classe. 12

10 Ouais! j ai juste répondu, avec un petit air mystérieux dans la voix, vu que je savais pas si elle trouvait ça nul ou trop bien. En tout cas, de retrouver la grosse main de papa pour rentrer à la maison, ça m a fait oublier tout le reste. Et puis c était bientôt l heure du goûter et les goûters avec papa à la maison, ça vaut tous les goûters du monde entier!