Turcs et Persans : unité nationale et diversité ethnique
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- Bérengère Lafleur
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1 Turcs et Persans : unité nationale et diversité ethnique L Iran est un pays paradoxal. Dans de nombreux domaines, l ancienne Perse apparait sous un jour et son contraire, à la fois semblable aux pays voisins et dotée d une très forte identité. Cette exception iranienne est particulièrement évidente s agissant de l unité nationale d un des plus anciens États du monde et s agissant de sa diversité ethno-linguistique, dominée par une cohabitation ancienne et tout à fait originale entre Persans et populations turcophones, notamment les Turcs azéris. Loin de diviser le pays, cette diversité est un des fondements de son unité. Reste la question de la minorité religieuse sunnite, qui concerne dix millions de personnes. PAR BERNARD HOURCADE L Iran est un pays multiethnique. Si le persan, langue nationale, est aujourd hui compris ou parlé par la quasi-totalité de la population (85 % en 1986), c est la langue maternelle de seulement la moitié des Iraniens. Ce caractère multiethnique est ancien, puisque les inscriptions achéménides nous disent combien l empire de Darius (IV e siècle av. J.-C.) était composé de peuples très divers, mais il a encore pris un tour particulier à partir du XI e siècle, avec les invasions turco-mongoles qui ont donné à ces populations venues d Asie centrale une place dominante dans la vie politique et sociale de la Perse. Contrairement aux Arabes qui ont islamisé mais pas arabisé l empire persan, les Turcs se sont installés durablement, et en nombre, sur ces hautes terres froides qui forment aujourd hui un monde turco-iranien qui s étend entre Indus et Mésopotamie. 50
2 Aujourd hui les populations parlant des langues iraniennes (persan, kurde, baloutche, lori, caspien) forment les trois quarts des habitants, mais les turcophones d Iran sont entre 20 et 25 % de la population, la plupart étant des Azéris, habitant la province d Azerbaïdjan et le nord-ouest du pays. Les populations non persanophones, de toutes origines, sont établies sur la périphérie du territoire national et sont souvent transfrontalières, ce qui pose de graves problèmes politiques avec les États voisins, qui craignent que l Iran les utilise. En fait, c est l Iran qui se sent quelque peu encerclé, par terre ou par mer, par ses quinze États frontaliers un record du monde après la Russie, qui peuvent utiliser ces populations pour le déstabiliser. La question s est posée pour les Arabes ou les Kurdes, s est apaisée avec les Baloutches, mais reste d actualité avec les Turcs azéris, ce qui pose un problème d autant plus grave qu il s agit de la population la plus nombreuse après les Persans. Les groupes ethno-linguistiques en Iran Langue Nombre * % Persan 30,5 46,3 Turc azéri 13,5 20,6 Kurde 6,6 10,0 Lori 5,8 8,8 Caspien 4,7 7,2 Arabe 2,3 3,5 Baloutche 1,7 2,7 Turkmène 0,4 0,6 Autres 0,2 0,3 * Millions, population estimée en Source : Bureau de l État civil, Le territoire des Azéris s étend jusqu à Téhéran et comprend largement cette ville, qui est devenue, par le jeu des migrations, la plus grande ville turque azérie. Au XVIII e siècle, en effet, les princes héritiers de la dynastie turque des Qadjars ont fait de Téhéran leur capitale, en 1786, tandis que le prince hériter était gouverneur de Tabriz, capitale de la province d Azerbaïdjan. Devenu chah, le nouveau souverain s installait à Téhéran avec sa cour, son armée, ses fidèles et leur suite, donnant ainsi aux Azéris une place de choix parmi les élites et la population de la capitale. Depuis deux siècles, plus de 20 % des migrants arrivant à Téhéran sont des Turcs azéris, loin devant les Persans des provinces centrales et les populations caspiennes. Cette situation ne signifie pas que le caractère iranien de l Iran et de sa capitale ait été altéré, car les Azéris sont des populations iraniennes, qui ont conservé leurs traditions, leurs coutumes, leurs modes de penser qui les rattachent à l ensemble iranien, mais ont adopté la langue turque. Les Kurdes ou les Lors, qui formaient avant le XI e siècle, le même fonds ethnique de l ouest de l Iran, ont par contre gardé leur langue iranienne. La 51
3 situation des Azéris est donc très différente des autres turcophones d Iran, souvent nomades et bien moins nombreux, qui sont eux, d origine turcomongole, comme les Turkmènes, les Qachqaïs, les Chah-Savans ou les Afchars. DOMINATION POLITIQUE DES TURCS ET RIVALITÉ TURCO-PERSANE Cette diversité a bien sûr été source de rivalités et de conflits locaux, mais jamais de guerres civiles, car l autorité centrale de l empire a toujours permis de conserver un minimum de cohésion et de consensus national iranien face au monde arabe, indien, ottoman ou russe. La rivalité entre Turcs et Persans constitue cependant une réalité spécifique, ancienne et profonde, comme le rapportent de nombreux auteurs et chroniqueurs. Mais, à cette distinction historique entre le Turc soldat et le Persan poète s ajoute depuis deux siècles une tradition populaire de mépris et de dérision à l égard des Turcs, notamment à Téhéran. Cette attitude, qui n a pas de dimension politique, traduit en fait un nouvel équilibre politique et culturel entre les deux populations. En effet, la Perse a été dominée et gouvernée sans interruption par des Turcs du XI e au XX e siècle. Après l intermède des Pahlavi, Iraniens d origine caspienne, le premier chef d État persan depuis les Bouyides fut l ayatollah Khomeyni. On parlait le turc à la cour d Ispahan, Nasser ed-din Chah qui gouverna le pays de 1848 à 1896 a longtemps mal parlé persan ; les dignitaires, les chefs des grands confédérations tribales et les puissants du royaume étaient turcs, dominant la masse de la population iranienne. Les choses ont changé au cours du XIX e siècle, quand l Europe a remplacé la Turquie et les Turcs comme référence en matière de pouvoir, dans tous les domaines. La dimension persane de l identité iranienne a progressivement pris le dessus, à travers la littérature, le développement de la presse et de l édition qui utilisaient non pas le turc, mais le persan, langue écrite ancienne, internationale et prestigieuse. Le symbole de cette synthèse est la Révolution constitutionnaliste de 1906 dans laquelle les Azéris de Tabriz ont joué un rôle majeur pour fonder l État iranien uni moderne, en utilisant pour la première fois journaux, livres et tracts en persan. Les populations turques et persanes sont donc totalement imbriquées en Iran, et ce malgré l affirmation identitaire de chacun; et cette cohabitation, marquée par de nombreux mariages entre communautés, constitue le cœur même de l identité iranienne moderne. Les querelles et nombreux quolibets antiturcs traduisent donc simplement une revanche symbolique des Persans et surtout un rééquilibrage de la société et de la culture iranienne contemporaine autour de ces deux populations et cultures majeures constitutives de l Iran moderne. L image négative des Turcs à Téhéran est à rapprocher de celles d Auvergnats à Paris ou de Galiciens en Espagne; elle vise moins les nombreux migrants récents qui peuplaient les quartiers pauvres, remplacés par les Kurdes ou les Afghans qui ne sont pas l objet de tels quolibets, que les notables azéris qui tiennent les plus hauts postes et que l on ose désormais 52
4 brocarder, ce qui n était pas possible jadis. À Téhéran, les Azéris dominent le bazar et le commerce de détail (épiceries), ils sont nombreux dans l administration et surtout dans l armée, comme dans l université, mais ils n ont pas le monopole des hautes fonctions. Le fait que les élites n appartiennent pas à une caste ou à une seule ethnie, mais associent Persans et Turcs est un gage pour l unité nationale, même si toutes les populations non persanes ne participent pas de façon aussi égale à l élite nationale iranienne. LES NOUVELLES RECOMPOSITIONS IDENTITAIRES APRÈS LA RÉVOLUTION ISLAMIQUE En reconnaissant dans l article 15 de la Constitution la légalité de l usage de toutes les langues locales, la République islamique a jeté les bases d une nouvelle recomposition ethno-culturelle du pays. Les conflits et même les guerres internes n ont pas manqué depuis 1979, mais leur origine était moins ethnique que politique (assassinat des leaders kurdes à Vienne et à Berlin). En exécutant en octobre 1981 Khosrow Khan Qachqaï dans sa capitale Firuzabad, les Pasdaran ont mis fin à la dernière tentative de révolte de tribus nomades ; en reconnaissant les droits des Baloutches sunnites, Mohammad Khatami a fait cesser la révolte latente mais incessante qui ruinait cette province, et il a obtenu dans cette région les votes les plus favorables aux élections présidentielles de Avec le développement massif de la scolarisation en zone rurale, notamment des filles, grâce aux efforts de la Lutte pour la Reconstruction (Jahâd-e Sazandegi), le persan s est imposé comme langue de la modernité et non pas seulement comme langue unique de l État central. Les conflits n ont pas manqué, mais ils sont restés locaux, car il existe en Iran un consensus très fort pour défendre et développer l indépendance du pays, comme a pu le mesurer à ses dépens Saddam Hussein, qui n a jamais obtenu le soutien des Arabes iraniens du Khuzistan et a échoué en 1980 dans sa tentative d invasion, qui a au contraire renforcé le nationalisme iranien. Avec l éclatement de l U.R.S.S. et la création d une République d Azerbaïdjan dans le Caucase, l Iran a par contre été confronté à un renouveau des revendications identitaires des Azéris d Iran, s appuyant sur le souvenir de la République d Azerbaïdjan créée par les Soviétiques en L idée de création d un État azéri unifié a pourtant été vite abandonnée quand chacun eut pris conscience de la situation économique, sociale et politique réelle dans l ex-république soviétique et des possibilités offertes aux Azéris par un Iran en pleine mutation. Dès la fin de la guerre Irak-Iran, une plus grande liberté leur fut accordée par le gouvernement Rafsandjani, permettant la multiplication des publications et journaux en langue turque azérie, d émissions de radio et de télévision locale. Le problème était moins la langue que le contenu de cette expression culturelle locale sévèrement contrôlée par le pouvoir clérical, mais en une dizaine d années, une nouvelle identité azérie s est forgée en Iran. Désormais, la priorité va moins à l autonomie politique d une province rurale et pauvre qu à la reconnaissance de l identité culturelle turque, passant notamment par la création d écoles et d enseignements en turc azéri, dans les provinces turcophones 53
5 mais aussi partout où vivent des Azéris, donc à Téhéran. Cette évolution forte et rapide mettant en avant l identité culturelle concerne également les Kurdes et éclaire d un jour nouveau la réalité et l évolution du fait ethnique en Iran. Dans le nouveau contexte d émergence d une société civile, républicaine, marqué en particulier par l élection des conseils municipaux au suffrage universel direct, les identités ethno-culturelles sont en pleine recomposition en Iran. Contrairement à ce que l on a parfois affirmé, la République islamique ne s est pas traduite par une hégémonie des Persans. En donnant le pouvoir à des dignitaires religieux, les ayatollahs, bien établis chacun dans leur province ou la ville dont ils portent souvent le surnom (Rouhollah Moussavi Mostafavi était couramment appelé Khomeyni ; Ali-Akbar Hachemi Bahrani, Rafsandjani ), ce sont toutes les provinces qui sont «montées» à Téhéran, alors que sous les Qadjars cette migration des élites ne concernait que les Azéris. Cette diversification ethnique est allée de pair avec un changement social : le Guide Ali Khamenei est d origine azérie et de famille modeste, Mohsen Rezâ i qui commanda les Gardiens de la Révolution pendant toute la guerre Irak-Iran est issu d une modeste famille de nomades bakhtyaris. Les exemples sont nombreux, et si Mohammad Khatami est issu d une grande famille de religieux persans, ses idées visent cependant à l intégration des cultures diverses. On constate donc en Iran un renforcement évident de l unité nationale, en particulier grâce à «l École de la République» qui a permis à toute la population d avoir accès à l éducation (80 % de la population était alphabétisée en 1996) et donc de situer ses revendications, que l on sait nombreuses et de plus en plus véhémentes, dans un nouveau contexte. Le bilinguisme est devenu la règle, autour du persan. D autres problèmes émergent cependant, car si on peut imaginer qu un statut spécial soit donné aux Turcs azéris et à l identité culturelle kurde, la question de la minorité religieuse sunnite prend une dimension sans cesse plus grave. En faisant de l Iran un État gouverné par le chiisme, la République islamique a créé une nouvelle minorité religieuse de plus de dix millions de personnes, mais non reconnue, contrairement aux juifs, chrétiens et zoroastriens qui, ensemble, ne sont pas plus de La majorité des Kurdes, des Turkmènes et des Baloutches sont sunnites. Au moment où la question des Azéris chiites semble s orienter vers une issue favorable pour le respect des identités et l unité nationale de l Iran, ce nouveau défi, religieux, est au cœur de la future identité de la République iranienne. Bernard Hourcade Bernard Hourcade est directeur de recherche au C.N.R.S. - unité de recherche «Monde iranien». 54
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