«Faut y aller!» Anne Lysy *
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- Clémence Lefebvre
- il y a 8 ans
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Transcription
1 «Faut y aller!» Anne Lysy * La précipitation et la hâte ont marqué ma demande de passe. Ce moment a coïncidé avec la sortie de l analyse. Je me suis sentie propulsée. Moi qui avais toujours voulu «voir clair», je me trouvais sans repères, aucune preuve à l appui, les constructions volatilisées. J avais déjà plusieurs fois envisagé la fin de mon analyse, j avais beaucoup lu sur la passe, mais je ne savais plus rien. Il n y avait rien que la certitude qu il fallait y aller et que poursuivre l élaboration équivaudrait à refermer, à recouvrir ce qui se présentifiait, sans en tirer les conséquences ; cela serait trop tard. «Faut y aller!» C est mue par cette poussée que, rentrée chez moi après les deux séances hebdomadaires qui auront été les dernières, je décidai d appeler la responsable du secrétariat de la passe. L angoisse intense qui accompagnait cette précipitation s apaisa quand je pus commencer à me formuler ce qui s était passé. Je revis mon analyste, seulement pour lui dire que j avais fait le saut, que c était un pari, un choix, une décision : faire fond sur le «Faut y aller!» Il acquiesça et me souhaita bonne chance. Ce «Faut y aller!» est un impératif un peu particulier ; ce n est pas une phrase énoncée par un Autre qui ordonne, mais une façon à moi de dire ce qui me pousse, ou plutôt un «ça pousse». Comment dire cela autrement que comme ceci : cela a à voir avec ce dont je suis faite. J en ai fait la découverte précieuse et déterminante ces cinq dernières années, grâce à plusieurs interprétations de l analyste. L une d elles ponctuait une série de séances où je répétais, non sans plainte, comment, de toutes sortes de manières, je ne cessais pas de courir : toujours débordée, jusqu à l épuisement, ne m arrêtant jamais, ne me laissant surprendre par le sommeil qu à des heures avancées de la nuit, un livre à la main «En somme, vous êtes une coureuse!» Le mot fusa, retentit, m accrocha, me déconcerta, me dérangea. Après seulement, il me fit rire. Je m y reconnus. L équivoque, par contre, me faisait encore rire jaune : dans ma vie amoureuse, j étais tout sauf une coureuse, et en analyse je me demandais depuis bien des années, parfois jusqu au tourment, quel étrange mélange de satisfaction et de souffrance me maintenait attachée à un homme, l unique. Cette histoire d amour, dans ses phases successives, ses bonheurs, ses heurts et ses douleurs, avait pris depuis plus de vingt ans des formes différentes, mais n en constituait pas moins un appui et un lien irremplaçables ; j avais fini par appeler cela le fil qui me reliait à la vie, ou encore la branche sur laquelle j étais assise. Une deuxième interprétation, aussi il y a cinq ans, touchait le même point. Elle me fit entrevoir et éprouver d abord, elle me fit reconnaître, et par la suite vérifier, que ce qui m anime dans la vie, c est quelque chose qui se manifeste d abord comme une poussée dans le corps. Je témoignais ce jour-là de ma satisfaction à propos de diverses choses qui m avaient occupée. Je racontais comment j avais soutenu à bout de bras une assemblée générale, que j avais réussi à rendre vivante, que j en étais sortie épuisée comme après une performance sportive. «Je veux que ça vive, que ça désire, que ça se réveille. Je déploie énormément d énergie à ça!» L analyste me coupa, et, dans le couloir, joignant le geste à la parole, il répéta : «Je déploie énormément d énergie!», puis murmura : «C est vous ça, c est votre solution, c est votre façon de combler ce qu il n y a pas C est votre style» Surprise et déconcertée, je pensai d abord : «Ah bon, ce n est que ça?» À peine achevait-il sa phrase en souriant : «Ce n est pas la plus mauvaise des solutions», que je réalisai : «Mais oui, c est tout à fait ça!» Effet instantané : j étais euphorique, joyeuse, et pleine d énergie Cela évoqua immédiatement une série de * Anne Lysy est psychanalyste, membre de l École de la Cause freudienne et de la New Lacanian School [NLS]. 1
2 souvenirs que je rapportai la semaine suivante, en même temps que j essayais de dire l effet de cette intervention : ce n était pas vraiment une réconciliation avec moi-même, car cette poussée, avec son versant d excès et d épuisement, n était pas précisément l harmonie ; plutôt, ce n était plus la guerre contre moi-même ; en tout cas cela m avait soulagée! J avais reconnu dans la surprise que ce dont je me plaignais, la course incessante, était aussi ce qui me satisfaisait. Cela fit resurgir quelque chose de ma toute petite enfance : je retrouvais la petite fille d avant ses quatre ans, d avant le sentiment de ne pouvoir vivre qu en nuisant, au détriment de son frère jumeau. Comme si mon plus ancien souvenir n était pas une image, mais une sensation corporelle, celle d un bouillonnement, celle d un vouloir intense, sensation où le plaisir confine au déplaisir. Cette énergie, c est quelque chose de mû par le corps. Pas une idée. Il est difficile néanmoins de séparer le purement corporel des mots qui s y sont associés. Une série de dires parentaux concernant la petite fille depuis le berceau se branchent là-dessus : «Tu étais une petite fille vivante, joyeuse», racontait mon père. J étais «la petite», celle qui était venue par surprise, née la deuxième, et toute bleue, mais, dit-on, je bougeais sans cesse dans le berceau, je me redressais, fixant de mes grands yeux la personne présente plus tard mon père m appellerait «le sphinx»! Je me faisais entendre aussi. On raconte que ma voix était si forte quand je pleurais qu on l entendait jusqu au fond du verger et que mon père disait : «Il faut la laisser pleurer, cela lui donnera une belle voix!» Il était musicien, il faut dire, et plus tard le chant et le piano deviendraient pour moi une passion. Ce «vouloir» a d abord pris la forme d une demande d amour dévorante adressée à ma mère très tôt en concurrence avec cet autre toujours déjà là qu était mon frère jumeau. Je voulais, je demandais, j insistais jusqu à l obstination ; on m appela «la scie» ; je compris alors que ce n était pas bien de demander. J en conçus le sentiment d être «la mauvaise» alors que mon frère, lui, était très sage. Je m efforçai de m assagir ; je me retins ; je me mortifiai. Demander perdit sa simplicité et sa spontanéité ; c était ou supplier, ou se taire. Je n avais pas le droit. Je situe aussi à quatre ans un autre moment décisif, qui donna une certaine forme à ce «vouloir». La question que je posais était «Pourquoi il y a des filles et des garçons?» Je voulais à tout prix me distinguer de mon frère. Un jour, mon père déclara que les filles valaient autant que les garçons. Je décidai que les filles valaient même plus : «Je veux être mieux que mon frère!» C est ainsi que «fille» fut connoté d un «plus» et masqua, tantôt bien, tantôt mal, la petite fille qui n a rien, celle de la demande d amour éperdue. Ce ne fut pas sans conséquences importantes sur ma vie amoureuse. Et pas non plus sans son revers de culpabilité. «Pour qui tu te prends?!» Dès la première rencontre, l analyste m avait demandé si je n avais pas eu le sentiment de voler à mon frère son activité. J étais moqueuse, voire légèrement méprisante, à l égard de ce garçon si calme. C est à cet âge en tout cas que cette petite phrase mortifiante de l auto-reproche, longtemps inconscient, se noua au «vivant» méchante parce que trop vivante : les petites bêtes que sont les mots se contaminèrent, et jusqu à la fin de mon analyse imprimèrent une oscillation caractéristique, toujours plus épurée, à mon désir, à mon humeur, à mon état : pas un mouvement de vie sans le contrecoup de mort et de condamnation qui pouvait aller loin dans le sentiment de nullité. La coureuse et ce qui l arrête. L activité enthousiaste et l effondrement. Cela semblait inextricablement lié. Après ces interprétations, mon analyse prit un autre tour. Ce qui venait à l avant-plan, c étaient des phénomènes de corps ; plus de rêves à déchiffrer. Cela en devint désespérant. Je me mis à sentir l épuisement, je me dépensais sans compter, il n y avait pas de limites. J en avais assez, de venir chaque semaine chez mon analyste, de tous ces trajets, d attendre pendant des heures Pendant l été, un rêve mit en scène ma fille, allongée sur une table pour une expérience médicale, en présence de mon analyste, d autres collègues, et de son père. On allait devoir lui ouvrir le thorax. Soudain son regard me supplie ; je demande alors, alarmée : «Faut-il aller jusque-là?» De mon côté, des symptômes sévères de tachycardie et la mise en garde alarmante d un cardiologue mirent un arrêt forcé, mais ponctuel, aux voyages. Après, je pus dire à mon 2
3 analyste, en racontant le rêve : «C est comme si je vous disais que vous vouliez ma mort!» Je pus le dire en riant, parce que je m apercevais que si je continuais à venir, c est que j y trouvais un gain d une autre sorte. Cela me fut de plus en plus évident et je formulais de diverses façons ce couplage étrange mais incarné. «Je viens chercher la bonne humeur!», ou «Rien que de vous voir je me sens ragaillardie!» Un jour, en traversant le parc pour me rendre à ma séance, essoufflée, me vint l image des grands soufflets de la forge de mon grand-père : «Je suis comme une baudruche suspendue au soufflet de l Autre, qui se gonfle et se dégonfle!» ; «Voilà pourquoi je continue à venir, lui dis-je, vous me donnez de l énergie!» L analyste ponctua : «Ah, de l énergie, c est autour de ça que tourne votre analyse!» Du coup, reprise et développement du thème! À une série de dits sur ce «pleine d énergie» des mots, aussi bien en français qu en néerlandais, la première langue que j ai parlée, s ajouta le constat qu aussi longtemps que je situais ma source vitale chez l Autre, je ne pouvais me séparer de lui sans m effondrer. C était le même battement qu avec l homme de ma vie : si le fil qui me liait à lui se rompait, je tombais. Je conclus : «Eh bien, cette énergie, c est là, ça peut servir à des tas de choses, alors il faut l utiliser!» Il me faudrait pourtant encore trois ans pour faire ce pari et conclure en me détachant. Trois ans où je traversai des moments très pénibles, dans une sorte d exacerbation de l oscillation de l énergie et de la douleur, de l élan et du sentiment d une extrême précarité. Il fallut la patience et la détermination d approcher au mieux cette chose sombre qui toujours me rattrapait, revenir sur mes pas et tourner autour de ces mêmes points ; il fallut se soutenir de petites élaborations, qui éclairaient autrement les constructions antérieures, de quelques rêves et d illuminations soudaines, il fallut se saisir d événements contingents de la vie comme de perches tendues, il fallut la présence et les coups de pouce de l analyste pour me sortir du trou où je me sentais glisser. Jusqu à ce que je me propulse. Après-coup, avec les passeurs, sur fond d oubli et de lacunes, j ai pris un fil pour éclairer ce qui s était passé dans mon analyse et en dégager des points d articulation et de bascule. C était un peu à rebours la chronique d une fin annoncée Aujourd hui, devant vous, je ne présente pas cela en détail; seulement quelques lignes et quelques «flashs» ; des facettes importantes resteront dans l ombre. Je pars de la fin. Les deux dernières séances eurent lieu après la conférence sur la passe de janvier. La première fut une séance-éclair : juste le temps de dire que ce week-end m avait mise dans une grande tension et que tout ce qui s était dit m avait donné l envie, dans une certaine urgence, de faire la passe. Un «Bien!» sonore interrompit ma phrase, sans me laisser le temps de dire «Mais» L oscillation entre l affirmation de ce désir et la série des objections, présente depuis quelques semaines, était cette fois coupée net. Je revins et mes associations me portèrent de l absence d appui au détachement. «Je ne sais pas sur quoi m appuyer pour dire j ai fini» pourtant j avais déjà dit le mois précédent qu «il n y a pas de dernier mot», et j avais été soulagée d entendre ce week-end que «personne ne sait ce qu est la fin». Je poursuivis : «À toujours vouloir voir clair, rester en analyse pour élucider encore et encore, cela pousse peut-être à aller jusqu au bout, mais cela coince au moment de dire fini!» C était un peu comme si je voulais faire la passe dans l analyse, ce qui revenait en fait à continuer à chercher l appui de l analyste pour fonder une certitude. Je réalisai soudain que donc je ne viendrais plus le voir. Mais, pour y aller, il y avait à vaincre quelque chose de mon propre principe d arrêt. Le soutien du partenaire, que j avais cru percevoir lorsque j avais décidé vingt-cinq ans plus tôt de recevoir comme analyste, était absent ; d ailleurs comment pourrait-il savoir? Je dis alors : «Je réalise que quelque chose a changé ces derniers mois dans mon rapport à lui. C est comme si quelque chose s était détaché de moi, de mon corps» j eus l impression en le disant qu une sorte de film plastique transparent qui me collait à la peau s était détaché dans le calme ; l image de l homme imprimée dessus était là : «Il est toujours là, mais il est à 3
4 côté.» Je dis, étonnée : «C est comme si j avais construit toute ma vie autour de lui comme une plante autour d un tuteur, et maintenant tout à coup on retire le tuteur Pfffuittt» L analyste coupa là-dessus, ce furent les derniers mots. Je sortis en silence, il ne dit rien. J étais soufflée par ce qui était sorti. Je ne pouvais pas laisser cela sans suite, une suite non dans les associations, mais dans une décision. Le tuteur me ramenait au tout début de mon analyse, chez mon premier analyste. Je n arrivais pas à prendre une décision importante. Il vint me chercher dans la salle d attente, me saisit le bras sans un mot et me traîna littéralement jusqu au divan. Je m allongeai, désarçonnée. Il y a avait près du divan une vieille plante à moitié moribonde, enroulée sur un tuteur. Je dis : «Voilà, je suis une plante qui a toujours besoin d un tuteur» Cela produisit un profond effet de vérité : je m appuyais sur l autre, j attendais de l autre qu il dise, je me soumettais à ce que j imaginais qu il attendait de moi. L autre, c était en premier lieu mon père, c était maintenant l analyste, c était aussi l homme que je venais de rencontrer. Cette image du tuteur trouva d autres traductions au cours de l analyse : le fil, la branche. À la fin je me retrouvais donc liane, verte et vivante, enroulée autour d un vide, et je ne m effondrais pas. Je reconnus après-coup dans ces dernières séances deux fils qui avaient fait la trame de mon analyse, deux choses sur lesquelles je m étais cassé la tête et qui m avaient fait souffrir : le couple homme-femme et le rapport au dire, à la parole. L analyse a duré très longtemps trente ans, chez trois analystes différents. D abord un homme, que j avais choisi pour la sonorité de son nom et parce je voulais apprivoiser les hommes, ces êtres d une autre planète, avec qui je n arrivais pas à avoir une relation. Ensuite une femme, choisie pour cela et pour la clarté de ses travaux. Enfin le troisième, choisi parce qu il pourrait m aider à résoudre les points opaques où je m enlisais, et parce que je voulais affronter quelque chose de plus diffus et de moins avouable : j avais peur de lui. J arrivais chez ce dernier après tout un parcours, avec une série de constructions et un point d interrogation brûlant, non résolu : «Qu est-ce que je fabrique, avec ce couple?», question qui m était souvent renvoyée par l entourage sous la forme d un «Comment tu supportes ça?» La première analyse avait commencé avec une sorte de programme : «Pour être une femme, il faut pouvoir vivre avec un homme et avoir des enfants.» Les quelques relations de courte durée jusque-là avaient buté sur un point d angoisse insupportable dans la sexualité et mon attrait pour les femmes, manifeste depuis l adolescence dans des amitiés électives pour des femmes de dix ans mes aînées, m inquiétait. Un an plus tard, je rencontrai l homme de ma vie. Dix ans plus âgé, il aimait les femmes, ou plus précisément, il aimait leur parler. C était un grand amour. Je m épanouis ; amour et sexualité faisaient de moi une femme. Amante, puis épouse, je n étais pas blessée par son intérêt pour d autres femmes ; j étais «au-dessus de tout ça» : j étais celle à qui il parlait, au-delà des autres. Cette position d exception, qui faisait écho à celle de préférée du père, fut entamée dans la deuxième analyse, qui m emmena du côté de ma mère. La femme idéalisée, inatteignable que je m imaginais être, perdit son éclat. Je pus devenir mère. L intérêt de l homme aimé pour d autres femmes était devenu plus douloureux. À ce moment, sans doute du fait de difficultés qui lui étaient propres, il se mit à incarner un Autre méchant, la grosse voix ; ses colères qui me rendaient mutique et ses injonctions : «Dis!», qui redoublaient l horreur, étaient alors pour moi le pire. Allais-je subir ou partir? Il s éloigna avec une autre femme et un arrangement apaisé, «ni ensemble ni séparés», inaugura un nouveau mode de relation privilégiée, réduit de façon toujours plus pure à un lien de parole. La tempête avait néanmoins fait rage et la question de ma position, que j éprouvais comme masochiste, ne me laissait pas tranquille. Je pensais finir l analyse sur cette oscillation entre acceptation et souffrance. Mais le décès de mes parents, à quelques mois d intervalle, m en empêcha et la crise dans l École me fit quitter l analyste. 4
5 Avec le troisième analyste, ce fut dès la première rencontre tout à fait différent : un mode de présence inouï, des interventions directes eurent tôt fait de bousculer les constructions sur lesquelles je m étais endormie. Je lui décrivis le point de douleur, en présence d autres couples : «Le sol se dérobe, je suis lâchée». Il me dit : «Ne pourrait-on pas dire que vous en jouissez?» Là où je parlais d oscillation, il pointa qu il s agissait d être l unique à se sacrifier autant «Vous êtes dans le sans limites des concessions C est votre chemin d autres auraient déjà hurlé» La banquise était atteinte, comme il le souligna lorsque je commençai à me plaindre de douleurs corporelles. La soumission, mon mutisme dans l attente anxieuse de la colère de l autre, remirent sur le tapis un souvenir-écran, déjà examiné dans l analyse précédente. «Mon père est seul assis à une table, la tête dans les mains, la pièce est sombre. Il a mal à la tête. La voix off de ma mère me dit : Chut, ne fais pas de bruit!» J avais toujours complété : «Sinon il va se fâcher!» Je me taisais pour ne pas provoquer. Un élément nouveau surgit. Je constatais en séance que j avais peur de personnes de qui je voulais être appréciée, lorsque soudain me revint une expression que mon père lançait parfois, en dialecte flamand, quand j étais toute petite, pour parler de ses enfants : «Sales morceaux d enfants!» À ces mots, l analyste m arrêta, me fit répéter, me demanda de traduire mot à mot, et jubilant, s exclama : «C est formidable! cela doit être un soulagement de pouvoir sortir quelque chose comme ça!», «Ça crève l écran!» Derrière le souvenir, il y avait ça, je l avais entendu, un mot s était détaché, étranger dans la bouche de mon père, sorte d injure, qui me revenait dans la figure. C était l envers de la préférée, et ce qui causait peur et soumission. Je ne voulais plus m identifier à cela, ni m enferrer dans l alternance appréciation / rejet. Cela suffisait. Je sortis de l analyse, allégée comme jamais (c était il y a sept ans). Mais quand l analyste m invita quelques semaines plus tard à lui dire ce qui s était passé, je ne pus que bredouiller ; je poursuivis donc, mais je voulais parler autrement. Je n en avais pas fini de déchiffrer l envers de la médaille d une relation privilégiée, mais l accent passa de ce qui me déterminait à ce qui m animait. La dernière année, le sentiment de précarité et de perte imminente s intensifia, en même temps que le «Pour qui tu te prends?» se déchaîna. J avais parlé trop longtemps à un séminaire, je voulais me frapper. Un flash où il s agissait de la perte de mon fils me fit dire qu il y avait chez moi une jouissance du sombre, que je ne connaissais que trop. Je rêvai que ma mère me laissait seule au bord de l autoroute. Je me présentais ainsi à l analyste comme : «J ai mal, je perds». Je m entendis dire : «J ai mal, c est Frappez-moi!» J étais frappée par les phrases, par les mots. C est après cela que je fis un rêve de détachement. «Je me rends avec ma fille au manège où elle fait de l équitation. Il y a eu un incendie, les écuries ont brûlé. Soudain je vois son cheval, son objet précieux. Il est par terre, bizarrement assis, il a la peau abîmée. Ce qui se détache de cette image, c est sa langue : une langue énorme et gonflée, étrangement tordue, comme enroulée sur elle-même. Image horrible. Alors que la tristesse m envahit, ma fille, le visage triste et fâché, mais d un air décidé, me dit : C est fini! À ma stupéfaction, elle n est pas effondrée. Elle ajoute même quelque chose comme Je vais en prendre un autre. Je suis étonnée et presque choquée de ce détachement si facile.» Je me réveille. Dans ce rêve, la détermination de ma fille contrastait avec mon propre suspens quant à la fin de mon analyse. Mais c était surtout l image de la langue tordue qui me parasitait. Détail bizarre, dégoûtant aussi, comme ces langues de bœufs sur les étals de boucher et le contraire de la langue bien pendue! Dans les semaines qui suivirent, le déchiffrage se poursuivit, par petites bribes, laborieux, mais plutôt que de faire fuser quelques lumières, il s accompagna d un effet d inertie : comme si quelque chose du rêve se réalisait ; je ne pouvais plus parler. 5
6 Le rêve confirmait l importance de la parole pour moi, mais j étais forcée de constater qu elle était profondément ébranlée. La parole dans l analyse avait dès le début pris le relais de la parole de confidence adressée à l interlocuteur, ou plutôt l interlocutrice privilégiée. Parler à quelqu un pour être. La parole est aussi la parole donnée. L homme droit, «l homme de principes» dont mon père était un modèle est celui dont la parole est fiable. Mon lien à l homme aimé reposait également sur une parole dite ; je ne tenais qu à ce fil. Mais c était ma branche. Soudain, comme lorsque deux astres dans leur rotation s alignent, quand, dans les associations en séance j alignai ce support et la croyance qui m avait soutenue jusqu à l âge adulte d être la préférée de mon père, quelque chose se brisa et une évidence déconcertante s imposa : j avais cru au Père Noël! Le désespoir d être larguée et la rage d avoir été flouée firent rapidement place à l évidence que c était moi qui avais rêvé! Ce constat me laissa dans une grande perplexité. Comme si je n avais plus de boussole. Cela dura plusieurs mois, jusqu à ce qu à la fin je me détache. Le détachement n est pas l arrachement ni la rupture, l abandon ni le rejet. Propulsée n est pas non plus expulsée. La décision de fin a été une préférence donnée au «Faut y aller!» Cela s accompagne d un allégement notoire, dans tous les sens du terme d ailleurs. Je ne me crois pas vaccinée contre le retour du sombre, sous une forme ou une autre, mais le jour venu, je pourrai, j espère, refaire un choix. On verra. 1 ste getuigenis, gebracht op het Congres van de WAP Semblants et sinthome, op 27 april Verschenen in La Cause freudienne, 75, juli 2010, p
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