Lubna Cadiot (x7) Joumana Haddad, Le Retour de Lilith Traduction : Antoine Jockey

Transcription

1 Lubna Cadiot (x7) 1

2 «Elle a dit : pas de salut car pas de salut pour aucun ange si ce n est la chute. Et elle a chuté, Elle a joui en chutant Et elle avait pleinement raison de jouir» «Lilith, le péché pieux celle dont l heure est venue puisez-la des rêves arrondis comme la couleur bleue et ne vous en contentez point» Joumana Haddad, Le Retour de Lilith Traduction : Antoine Jockey 2

3 1-Hassiba 2-Lounia 3-Lina 4-Lubna 5-Kheïra-Lubna 6-Lilith 7-Harwan 3

4 (...extraits) 4- Et je m appelle Lubna Cadiot. J aurais pu tout aussi bien m appeler Camille Blanchard ou Eric comme tout le monde, mais je m appelle Lubna Cadiot. Ma mère est tisserande, c est un métier qui se fait rare, j en suis assez fière. Mon père est ébéniste. Non. En réalité ils sont professeurs tous les deux mais j étais pas très loin. C est pour vous dire à quel point on n est jamais très loin. Le soir, épuisée de tout ce que je n ai pas été dans la journée, je m éteins doucement dans mon lit et je me laisse bercer par l intérieur. Les couplets, je les tiens presque tous c est le refrain qui m échappe encore. 2- Je suis partie d Algérie à 23 ans parce que je n arrivais pas à dormir avec ces prières à 5h du matin. J ai pris ma couette sur l épaule et je suis allée finir ma nuit à Paris. Pour tout bagage : un sac avec un tapis, une boîte à bijou, trois photos de ma famille et une de Farid mon prétendant préféré prétendant à une vie tranquille. On se serait installés chez ses parents, la journée j aurais fait de la couture et le soir j aurais fait à manger pour lui et ses cinq frères pendant que ma belle-mère aurait regardé Les Feux de l amour ou un truc du genre. A Paris, je me suis trouvé une chambre de bonne. Le matin je faisais des ménages dans un cabinet d architectes, la journée j allais à la fac et le soir re-ménage mais à la médecine du travail cette fois. 4

5 Je gagnais assez pour payer mon loyer et mes factures, je mangeais des pommes et de la Vache qui rit et c était très bien comme ça. J avais peu d ami(e)s mais beaucoup de collègues. Je n ai rien demandé à mes parents parce qu après tout, c est moi qui ai décidé de partir en pleine nuit. Et que définitivement je dormais beaucoup mieux à Paris. Pas le temps pour des amis mais du temps pour un amant. On a toujours du temps pour un amant c est parce qu il n occupe pas les mêmes minutes ; c est une faille dans le temps. Il s appelait Malek mais il aurait pu tout aussi bien s appeler «premier épisode». Il était marocain et étudiant en droit. Je l aimais et il m aimait. C est avec lui que j ai fait l amour pour la première fois, c est dans ses bras que je me suis rendu compte que les femmes avaient un océan à l intérieur. Quelques mois après nos premières discussions d âme à âme, je suis tombée enceinte. 3- L année de mes trente ans j ai voulu partir en Algérie pour amorcer mon rebrousse chemin, pour rencontrer la famille de ma mère, pour fouler des pieds le sol qu elle a tant refoulé. Peu de gens étaient au courant. Il était hors de question d en parler à ma mère puisqu à ma naissance, elle m avait fait signer deux contrats : celui de l amour inconditionnel et celui de ne jamais mettre les pieds en Algérie. Je vivais très bien avec le premier mais le deuxième J en ai parlé à ma petite sœur si affolée (elle avait signé le même contrat) qu elle n a pas su tenir sa langue. «Allo maman, j ai croisé ton amie Lilya elle m a dit qu elle passerait ce week-end à la maison, je voulais savoir si tu pouvais reprendre ma robe rouge, la fermeture a lâché, et Lina veut partir en Algérie pour son anniversaire Maman? Maman?» 1- A 18 ans j étais poseuse de bombes pour le FLN 5

6 et à 19 je suis morte. A 18 ans, j étais de «ceux qui comptent» pour la résistance algérienne avec Ali Lapointe. J étais folle de lui et de l Algérie. Deux bonnes raisons d accepter ma mort un an plus tard. Bon. Si j avais su ce qu allait devenir l Algérie après l indépendance, j aurais continué à me battre mais je n aurais pas sacrifié ma vie. Quand on fait un acte si fort, on le fait au présent et non au futur. Je ne m en suis donc pas tenu rigueur par ma suite. J étais blonde aux yeux verts, une vraie petite Occidentale. Un bien joli vilain petit canard pour la famille Babelnaïssa. Aujourd hui j ai bien sûr toujours 19 ans, et une des plus grandes artères d Alger porte mon nom. C est encore plus fort que d avoir écrit un livre puisque le nom des rues est lu par tous les lettrés et connu de tous les illettrés de mon pays. Des universités et des hôpitaux portent mon nom. Je m active encore sacrément dans ma ville. 5- J ai 5 ans je m appelle Kheïra-Lubna et je vis à Alger avec toute ma famille. Quand je dis toute ma famille je veux dire TOUTE ma famille, sauf mes grands-parents mais c est parce qu ils sont morts. Et puis ma tante Fadela aussi mais c est parce qu elle vient de se marier. Et puis une autre branche qui vient d une de mes tantes Mais c est parce qu elle a refait sa vie loin d ici, en France. Sinon, tout le monde est là. Je m appelle Lubna comme ma cousine qui vit en France et que je vais rencontrer la semaine prochaine. Elle vient en Algérie pour la première fois. C est papa qui me l a expliqué. Ce que je n ai pas trop compris c est pourquoi elle vient que maintenant, alors qu elle est déjà très très vieille, elle a 23 ans, mais je crois que papa non plus il ne comprend pas. Enfin je crois qu il ne se pose même pas la question et qu il est juste content qu elle vienne, moi je m en fiche un peu qu elle vienne, mais bref donc Je m appelle comme elle parce que quand j étais dans le ventre de maman, ma tante, qui ne parle jamais parce qu elle a une maladie qui fait qu elle est restée toute petite fille dans sa tête, d ailleurs je trouve que c est une chouette maladie, comme l amour aussi, l amour aussi c est une chouette maladie maman l a attrapée avec papa. Et quand elle est en crise elle est vraiment chouette 6

7 c est papa qui le dit, mais bref donc je disais ma tante, qui ne parle jamais, a dit un jour à maman que je devais m appeler Lubna comme la Lubna qui vit très loin, la Lubna de France. Et comme elle ne dit jamais rien, et que pour une fois elle avait dit quelque chose, bah mes parents se sont dit qu ils n avaient pas le choix et qu ils devaient m appeler Lubna, et que c était Allah qui avait fait parler ma tante. Et Kheïra, je sais pas trop pourquoi je m appelle aussi comme ça, je crois que j aurais pu tout aussi bien m appeler Lina, ou Aïcha comme tout le monde, mais que je m appelle Kheïra. 7

8 à mes chers si chers, à Aïcha Allais-Benbouali, à Bruno Allais, à Mehdi et Ludmilla Allais-Benbouali A tous les hommes qui ont traversé et traverseront ces vies. Mille et 7 mercis A Fanny Touron pour la belle énergie A Pauline Rauzy pour le nouveau souffle. A Yves Houtmann pour le rêve, n importe quel. A Matthieu, A mon bel Antoine (x2), A Camille (x2) A Mohamed Bari A Solène 8

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