Je grogne, donc je suis

Transcription

1 1 Je grogne, donc je suis J étais le chien de garde fidèle d une vieille fille douce et tranquille. Nous étions si bien, elle et moi, dans notre petit appartement de ville. J adorais mon rôle de gardien. C était, disons-le, le but de mon existence. Je vouais à ma maîtresse une reconnaissance sans bornes parce qu elle m avait sauvé la vie. J étais un tout petit chiot, chétif

2 et affamé, lorsqu elle m a trouvé, un après-midi d hiver. On m avait abandonné sur le bord d une voie ferrée. Au début, je n étais pas très gentil avec Maîtresse. Je grognais à l heure des repas, de peur qu elle vole ma nourriture. Puis je me suis aperçu que mes grognements l inti midaient. J en ai donc profité. Quand elle déposait par terre mes bols d eau et de moulée, je me mettais à grogner. Terrorisée, elle retirait aussitôt ses jolies mains et s esquivait. Lorsqu elle préparait son repas, je la surveillais avec attention. Si par chance elle me tournait le dos, je grimpais sur le comptoir ou sur la table et lui volais un peu de sa bouffe. Souvent, je réussissais à lui dérober plusieurs bouchées sans qu elle s en aperçoive. Mais un

3 jour, elle m a surpris, la patte sur le... steak. Je venais de m atta quer à la superbe tranche de viande. Le coup de télé-horaire s est abattu sur ma tête. Je n avais rien vu venir. Bouche bée, j ai lâché ma prise. Mon petit manège n a pas duré très longtemps. Maîtresse m a emmené dans la salle de bains avec mes bols de nourriture et d eau. J ai le droit de manger en paix, Gaston-Le-Grognon! Et cesse de grogner après moi! Compris? m a-t-elle lancé, d une voix pleine de colère que je ne lui connaissais pas. Puis elle a claqué la porte derrière elle. Gaston-Le-Grognon. Voilà, j étais baptisé. (Beaucoup plus tard, j ai appris que Gaston était le prénom de son ancien amoureux.

4 Le vilain monsieur l avait quittée pour une autre.) Après quelques soirs de réclusion dans cet espace clos et étouffant, j en avais vraiment ras le bol. J espérais que Maîtresse comprendrait que c en était fini de mon mauvais caractère. Finalement, elle m a permis de retourner manger à la cuisine. Mais elle a précisé : À la condition que tu arrê tes de te prendre pour un loup. Et que tu ne voles plus ma nourriture! Marché conclu. À partir de ce moment-là, non seulement je me suis bien entendu avec Maîtresse, mais je me suis fait un devoir de la protéger.

5 2 Elle était folle de moi Ma carrière de gardien a commencé tout naturellement. Un soir pluvieux, venteux et froid, un étranger s est pointé à notre porte. J ai grogné avant même qu il ait le temps d appu yer sur la sonnette. Je ne veux pas avoir l air de me vanter, mais je vous avouerai tout de même que Maîtresse m a trouvé très intel ligent.

6 Gaston, tu es un vrai bon chien de garde, m a-t-elle dit. Pour m encourager à pour suivre dans cette voie, elle a acheté une pancarte sur laquelle il était écrit : «GARE AU CHIEN». J étais le chien de garde le plus heureux de la terre. Moi qui prenais tant de plaisir à grogner, j avais maintenant l occasion de le faire sans être puni. Quelle belle vie j avais, en ce temps-là! Fatiguée après ses longues jour nées de travail, Maîtresse passait presque toutes ses soirées et ses week-ends avec moi. De toute évi dence, elle était folle de moi. J en profitais, mais n en abusais pas. Ou si peu! Maîtresse me gâtait sans arrêt. Elle jouait avec moi, me caressait, me parlait gentiment et longuement. Elle me permettait même

7 de dormir avec elle, sur la douillette, à ses pieds. Une fois, alors que je la croyais endormie, j ai tenté de la rejoindre sous les couvertures. Je me suis aussitôt fait remettre à ma place. J ai eu si peur qu elle

8 me renvoie en captivité à la salle de bains que je n ai plus jamais pris le risque de lui désobéir. Enfin, presque jamais! Les jours filaient, tranquilles et semblables. Maîtresse était d une humeur égale et d une grande générosité avec moi. Elle m aimait éperdument. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Je croyais que cette vie savoureuse durerait éternellement. Hélas! ce ne fut pas le cas.