Une démonstration est-elle une explication?
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- Viviane Lambert
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1 Une démonstration est-elle une explication? Gilles Dowek 1 Une demande d explication Si nous multiplions le nombre par 36, nous obtenons le nombre Pour démontrer cette proposition, il suffit d effectuer une multiplication mais cette démonstration nous laisse un peu sur notre faim : le multiplicande et le résultat présentent une certaine régularité, que la démonstration semble ignorer. Nous pourrions attendre de la démonstration qu elle nous explique la raison pour laquelle tous les chiffres du résultat sont des 4, ce qu elle ne semble pas faire. Une telle explication est cependant possible. Une première remarque est que le chiffre 4 n a rien à voir avec cette histoire : le nombre est égal à et le nombre 36 à 9 4, nous pouvons donc simplifier les deux membres de l égalité par 4 et la proposition à expliquer devient plus simple = Contrairement à la multiplication, cet élément d explication nous permet de généraliser : de construire d autres propositions similaires. Par exemple, en multipliant les deux membres de l égalité, non par 4, mais par 5, nous obtenons De manière générale, de la proposition = = Inria, 23 avenue d Italie, CS 81321, Paris Cedex 13, France. gilles.dowek@inria.fr 1. Martin Gardner, The Universe in a Handkerchief : Lewis Carroll s Mathematical Recreations, Games, Puzzles, and Word Plays, p. 78.
2 nous pouvons déduire la proposition n [1, 9] ( n = n) Et, si nous multiplions le nombre de par 9 n, nous obtenons donc le nombre formé du chiffre n répété neuf fois. Il nous suffit alors de prendre pour n d autres valeurs que 4 pour obtenir des propositions similaires. Cependant, cette explication est partielle, car dans la proposition = aussi le multiplicande et le résultat présentent une régularité qui demande à être expliquée. Pour expliquer cette proposition, nous pouvons retourner la multiplication en une division /9 = Quand nous effectuons la division une certaine régularité apparaît dans la démonstration elle-même : non seulement la suite des chiffres du résultat est régulière, mais la suite des dividendes partiels 11, 21, 31, 41,... également. Et cela s explique simplement : quand le chiffre des dizaines du dividende partiel est n et celui des unités 1, le dividende partiel est 10n + 1, c est-à-dire 9n + (n + 1), nous posons donc le chiffre n et nous gardons le reste partiel n + 1, qui donne, quand nous descendons un chiffre du dividende, le dividende partiel 10(n + 1) + 1, dont le chiffre des dizaines est n + 1 et le chiffre des unités 1. Nous expliquons ainsi à la fois la régularité des dividendes partiels et celle de la suite des chiffres du résultat. Nous expliquons aussi l irrégularité qui se produit après le 7 : le raisonnement ci-avant n est correct que quand n + 1 est un reste partiel, c est-à-dire quand il est strictement inférieur à 9. Mais, quand n est égal à 8 10n + 1 = 9n + (n + 1) = 9n + 9 = 9(n + 1) + 0 ainsi le chiffre posé est non n, mais n+1, c est-à-dire 9, et le reste partiel suivant est 0. Le n-ème chiffre du résultat est donc un n, sauf le huitième qui est un 9. À nouveau, cette explication nous permet de généraliser : de construire d autres propositions aussi spectaculaires. Si nous nous donnons davantage de 1 au départ, par exemple dix-huit et non neuf, nous obtenons /9 =
3 soit = car, après le reste partiel 0 qui donne le dividende partiel 1, et le reste partiel 1 qui donne le dividende partiel 11, la suite des dividendes partiels continue : 21, 31,... Cette explication nous permet aussi de construire des propositions similaires dans d autres bases. Par exemple, en base vingt /j = abcdef ghj et abcdef ghj 3g = Qu est-ce qu une explication? Cet exemple nous permet de préciser ce que nous appelons une explication. Tout d abord, nous avons dit que la démonstration que le n-ème chiffre de la division de par 9 était un n sauf le huitième qui est un 9 était explicative parce que, au lieu de déterminer individuellement chaque chiffre du résultat, elle montrait, de manière générique, que le n-ème chiffre de ce nombre était un n. De manière générale, quand nous cherchons à démontrer une proposition de la forme n E A, où E est un ensemble fini, une démonstration générique est plus explicative qu une démonstration qui énumère les différents éléments de l ensemble E et donne un argument séparé pour chacun. Ensuite, nous avons dit que la démonstration qui procède en démontrant d abord la proposition n [1, 9] ( n = n) et en prenant ensuite le cas particulier n = 4 était une explication de la proposition = Ici, la proposition à démontrer n est pas de la forme n E A, mais nous avons introduit au cours de la démonstration une telle proposition que nous avons démontrée de manière générique, pour ensuite en déduire un cas particulier. De manière générale, une démonstration d une proposition B qui procède en donnant une démonstration générique d une proposition universelle n E A telle que B soit un cas particulier de A pour un certain n, est plus explicative qu une démonstration directe. En logique, une partie d une démonstration qui procède en démontrant d abord le cas général pour en déduire un cas particulier, s appelle une coupure. La présence d une coupure dans une démonstration permet souvent de généraliser, de démontrer des propositions similaires, car une fois le cas général n E A démontré, nous pouvons démontrer non seulement le cas particulier B, mais aussi d autres cas particuliers correspondant à d autres valeurs de n. 3
4 Ainsi, une coupure dans la démonstration de la proposition = a permis de construire des propositions similaires et = = De même, une coupure introduisant une proposition quantifiant universellement sur le nombre de chiffres ou la base permet généraliser la proposition en et /9 = /9 = /j = abcdef ghj Mais si la coupure est à l origine de la possibilité de généralisation, elle n est pas, en elle-même, à l origine du caractère explicatif de la démonstration : elle ne sert qu à introduire une proposition universelle n E A et ce qui rend la démonstration explicative est que cette proposition soit démontrée de manière générique et non en énumérant les éléments de E. Généraliser une proposition B qui porte sur un objet t, en une proposition n E A, telle que B soit l instance de A correspondant à l objet t, et qui peut se démontrer de manière générique, c est-à-dire sans énumérer les éléments de E, montre que c est uniquement son appartenance à E qui est à l origine du fait que l objet t vérifie la propriété A. Ici, nous nous rapprochons de l acception commune du verbe expliquer : déterminer, parmi les propriétés vérifiée par un objet, celle qui sont suffisantes pour établir la propriété recherchée. Par exemple, certaines démonstrations de la transcendance du nombre π procèdent de manière directe. D autres montrent que tout nombre x, tel que e x soit algébrique, est transcendant. Les premières n indiquent pas quelles propriétés du nombre π sont à l origine de sa transcendance, les secondes expliquent que la transcendance du nombre π vient du fait que e iπ = 1. Nous pouvons alors donner une tentative de définition. Nous pouvons tout d abord opposer deux règles de déduction qui permettent de démontrer une proposition de la forme n E A. La première, la règle d introduction du quantificateur universel, demande une démonstration de A sous l hypothèse n E. La proposition A contenant une variable n, cette démonstration est générique. La seconde, la règle d énumération (ou règle ω), demande une démonstration différente pour chaque élément de E. Une démonstration π 2 peut être dite plus explicative qu une démonstration π 1 si elle est obtenue en remplaçant dans π 1 une sous-démonstration utilisant la règle d énumération, par une sous-démonstration utilisant la règle d introduction du quantificateur universel. 4
5 3 Un exemple de démonstration non explicative La multiplication donnée en introduction est un exemple de démonstration non explicative. Un autre est la démonstration que l équation diophantienne X 5 = 7X 3 + 2X 2 + X + 10 n a pas de solution. Pour résoudre les équations diophantiennes à une indéterminée, une méthode consiste à montrer que, quand X est un nombre supérieur à une certaine borne, ici 50, le terme de plus haut degré X 5 est strictement supérieur à la somme des autres termes. Plus précisément, quand X est supérieur à 50 X 5 > 5(0X 4 ) X 5 > 5(7X 3 ) X 5 > 5(2X 2 ) X 5 > 5(1X) X 5 > 5(10) en ajoutant ces inégalités et en divisant par 5 nous obtenons X 5 > 7X 3 + 2X 2 + X + 10 Cette équation ne peut donc pas avoir de solutions supérieures à 50 : toutes ses solutions, si elle en a, sont donc comprises entre 0 et 50. Comme il y a un nombre fini de nombres entiers compris entre 0 et 50, il suffit de les essayer l un après l autre. Par exemple, en remplaçant X par 0 dans l équation, nous obtenons 0 = 10, le nombre 0 n est donc pas une solution, en remplaçant X par 1, nous obtenons 1 = 20,... donc ni 0, ni 1,... ne sont solutions de cette équation et en continuant jusqu à 50, nous démontrons que cette équation n a pas de solutions : ni avant 50, ni après. En revanche, si nous avions cherché les solutions de l équation X 5 = 7X 3 + 4X 2 + X + 15 nous aurions montré que cette équation ne peut pas avoir de solutions supérieure à 75 et en essayant tous les nombres de 0 à 75, nous aurions trouvé une solution : 3 puisque en remplaçant X par 3 dans l équation, nous obtenons 243 = 243. De manière générale, à chaque fois que nous avons une équation nous pouvons calculer une borne a n X n + a n 1 X n a 1 X + a 0 = 0 b = n max( a 0,..., a n 1 ) au delà de laquelle l équation ne peut pas avoir de solutions, et il suffit d essayer les nombres de 0 à b pour trouver toutes les solutions de l équation. Essayer tous les nombres de 0 à 50 ou à 75 demande beaucoup de calculs, et c est pour cela 5
6 que, même si nous connaissons cette méthode depuis au moins le XIX e siècle, elle est surtout utilisée depuis que nous avons des ordinateurs. Cette méthode est un cas particulier d une méthode plus générale formalisée par Presburger, Skolem et Tarski, au début des années trente : l élimination de l infini, aussi appelée l élimination des quantificateurs. Dans certains cas, une proposition de la forme X A peut se transformer en une proposition de la forme X E A où E est un ensemble fini et, pour démontrer cette proposition ou sa négation, il suffit d essayer, l un après l autre, tous les éléments de E. C est ainsi que plusieurs résultats des contemporains ont été démontrés, en éliminant l infini, puis en utilisant un ordinateur : le théorème des quatre couleurs, le théorème de Hales,... Ces démonstrations sont à l exact opposé de ce nous avons appelé des explications, puisqu elles utilisent l élimination de l infini précisément pour pouvoir utiliser la règle d énumération, au lieu d utiliser la règle d introduction du quantificateur universel. Une telle démonstration nous apprend que l équation X 5 = 7X 3 + 2X 2 + X + 10 n a pas de solutions, mais non pourquoi elle n a pas de solutions. 4 Y a-t-il toujours une explication? Une conséquence du théorème de Gödel est qu il existe des propositions de la forme n A qui ne sont pas démontrables, mais telles que chaque cas particulier de la proposition A soit démontrable : chaque cas particulier a une démonstration, mais ces démonstrations sont trop différentes les unes des autres pour qu il y ait une de démonstration générique de n A. Cela semble suggérer que certaines propositions ont des démonstrations mais pas d explications. 5 Conclusion Jusqu aux années soixante-dix du XX e siècle, à peu près toutes les démonstrations étaient des explications, même si, comme nous l avons vu, le caractère explicatif de certaines démonstrations de la transcendance du nombre π, par exemple, pouvait parfois être discuté. Ce n est que depuis les années soixantedix, et l utilisation d ordinateurs, que nous avons été capables de construire des démonstrations vraiment non explicatives. Cela explique que, historiquement, les notions de démonstration et d explication aient souvent été confondues, et 6
7 que nous commencions à peine à prendre conscience de la différence entre ces deux notions. La logique du XX e siècle a donné une définition précise de la notion de démonstration et a intensivement étudié cette notion. Nous pouvons imaginer, de même, que la logique du XXI e siècle, donnera une définition précise et étudiera la notion d explication, ou de caractère plus ou moins explicatif d une démonstration, notions que nous ne faisons aujourd hui qu entrevoir. 7
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