Pour une histoire transnationale du communisme asiatique : les chevauchements sino-vietnamiens dans les Mers du Sud

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1 Christopher E. Goscha Professeur d Histoire à l Université du Québec Pour une histoire transnationale du communisme asiatique : les chevauchements sino-vietnamiens dans les Mers du Sud La «peur du rouge» à la fois aux États-Unis et dans une partie de l Asie obsédée par «l expansionnisme» du communisme chinois, la guerre du Vietnam avec la radicalisation des cercles intellectuels et politiques, mais aussi et surtout la violente rupture entre Pékin et Hanoï à la fin des années 1970, n ont pas rendu facile l étude à tête froide du communisme asiatique 1. Au sommet de la Guerre froide, seuls les anticommunistes et les défenseurs de la théorie des dominos parlaient de la «diffusion» ou de l «expansion» des communismes chinois et vietnamien dans l Est et le Sud-Est de l Asie. Les États anticommunistes de l Asie du Sud-Est considéraient souvent les communautés chinoises établies de longue date en cinquièmes colonnes travaillant secrètement pour Pékin. Les Chinois d Outre-mer (huaqiao) étaient souvent assimilés aux communistes par les officiels indonésiens, tandis que les Thaïs adoptèrent une politique très similaire à l encontre des Vietnamiens émigrés (Viet kieu) dans le Nord-Est de leur pays. Si l alliance des communistes sino-vietnamiens au début des années 1950 convainquit nombre de dirigeants de l Occident que les dominos asiatiques allaient tomber du côté du bloc communiste basé à Moscou, la rupture brutale entre les communistes vietnamiens, chinois, et cambodgiens, en 1979, vit cette alliance se briser avec fracas, à cause du contrôle de l espace indochinois. Cela les conduisit à expurger de leurs annales historiques officielles leurs très anciennes interactions. Étudier le communisme asiatique, dans une

2 20 Communismes perspective transnationale, doit toujours être fait de façon très prudente car les historiographies officielles et officieuses datant de la Guerre froide en Asie demeurent minées et regorgent de pièges. Ce n est que récemment, depuis la fin de la guerre du Vietnam et de la Guerre froide, grâce à la prise de distance vis-à-vis des guerres d Indochine, et en raison de l ouverture concomitante de nouvelles archives communistes, que le déminage de ce champ de recherche a commencé et que les chercheurs peuvent s aventurer dans des domaines du passé jusqu ici périlleux. Conscient de ces risques, je voudrais m intéresser à la nature régionale et unie du communisme asiatique. Si un grand nombre de chercheurs ont réalisé des études sophistiquées, multidisciplinaires et transnationales sur la diffusion des religions occidentales et asiatiques sur le terrain et dans l esprit des populations dans cette partie du monde, l étude de l expansion d un des plus importants systèmes de croyance séculière de l Asie demeure inexplorée. C est le cas du communisme, en grande partie pour les raisons soulignées plus haut. Certes, une pléthore d études concerne ce mouvement, mais celles-ci se concentrent presque toujours sur le communisme national et sur la construction étatique. Rares sont les spécialistes qui examinent la diffusion du communisme dans une perspective géographique et historique plus large que celui de l État-nation moderne. Encore plus rares sont ceux qui essayent de voir comment le communisme s est développé sur le terrain et dans les esprits : comment a-t-il été accepté, rejeté ou adapté tandis qu il se déplaçait à travers la région considérée? Si les religions ont, à juste titre, bénéficié d une attention importante, nombre d universitaires, selon moi, sont encore réticents à l idée d étudier la diffusion du communisme sur le même plan que le bouddhisme ou l islam. Qui plus est, depuis la fin de la Guerre froide, marquée par l écroulement de l Union soviétique et la libéralisation économique de la Chine et du Vietnam, le communisme suscite moins d intérêt chez les intellectuels et chercheurs du début du XXI e siècle. Toutefois, sur le plan conceptuel et méthodologique, il est nécessaire d analyser le communisme asiatique suivant des perspectives géo-historiques plus larges que celles du cadre national, et de considérer le communisme comme une strate importante des expériences historiques, sociales et même culturelles qui émergèrent, se diffusèrent et mirent à l épreuve nombre de sociétés asiatiques au XX e siècle. Pour beaucoup, cette religion séculière était une réponse moderne au sous-développement et une voie de sortie de la domination coloniale vers la libération nationale. Pour certains, elle représentait le salut économique, pour d autres, c était un credo hérétique qui devait être combattu à tout prix 2.

3 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 21 Je voudrais donc adopter ici une approche manifestement transnationale, sur une durée plus longue et une étendue géographique plus large que les études habituelles portant sur le communisme asiatique, en mettant en relation les communismes chinois et vietnamien sur un espace s étendant de la Chine méridionale à l Asie du Sud-Est. Plutôt que de considérer que l Asie du Sud-est et la Chine existaient indépendamment dans le temps et l espace ou qu ils avaient été séparés l un de l autre par la formation des États coloniaux occidentaux ou japonais, je voudrais suggérer que les liaisons régionales qui avaient cours durant la période précoloniale continuèrent à exister à la fin du XIX e siècle et jusqu au XX e siècle ; et que de tels liens sont cruciaux pour comprendre comment le communisme s est propagé dans et au travers de l Asie. Je me concentrerai donc sur les liens révolutionnaires sino-vietnamiens développés dans les provinces chinoises méridionales du Yunnan, du Guangxi et du Guangdong et comment ils se sont étendus à la région du Nanyang près des mers du Sud via les communautés d émigrés chinois et vietnamiens, et les routes terrestres et maritimes reliant l Asie de l Est et du Sud-Est à la Chine méridionale. Sur de nombreux points, la Chine méridionale et le Vietnam font tous deux partie de l Est et du Sud-Est de l Asie. En bref, cet article tente de définir une façon alternative de penser le communisme asiatique au-delà des polémiques du passé et des contentieux du présent. Des liens sino-vietnamiens anciens Les échanges entre la Chine méridionale et le Vietnam septentrional ne datent pas d hier. Les relations tributaires ont certainement été la base des contacts diplomatiques, culturels, religieux et économiques entre les deux pays. Pendant des siècles, les gens, les biens, les idées et la technologie voyageaient audelà des frontières. Le bouddhisme et le confucianisme arrivèrent au Vietnam, transmis par la Chine ainsi que par des milliers de colons chinois. Pendant mille ans, jusqu en 939 de notre ère, le Vietnam fut une province de l empire du Milieu. Le chinois devint la langue écrite de l élite confucéenne au Vietnam, et ce jusqu au début du XX e siècle. Les émigrés chinois contribuèrent grandement au développement du Mékong en général et à l essor de Saigon-Cholon en particulier. L immigration des marchands chinois au Vietnam est bien connue, mais les Vietnamiens eux aussi pouvaient se rendre vers le Nord, dans l empire du Milieu. Au début du XV e siècle, durant l occupation chinoise du Vietnam, le commandant chinois envoya plus de artisans vietnamiens dans la

4 22 Communismes capitale chinoise de Nankin, où leurs talents techniques étaient très appréciés. Les annales Ming révèlent qu en 1408, des Vietnamiens travaillaient dans divers ministères du gouvernement chinois. Un Vietnamien était vice-ministre des travaux publics à Nankin. Des charpentiers ou architectes vietnamiens se joignirent même à la construction de la forteresse impériale de Pékin, où la capitale chinoise avait été déplacée dans les années Des Vietnamiens s installèrent aussi à Hong Kong, Macao, et dans d autres villes en Chine méridionale, travaillant dans des réseaux marchands d outre-mer dirigés par des Chinois et, plus tard, des Européens. Loin d éteindre les circulations asiatiques préexistantes, le colonialisme occidental se fonde sur elles, à partir du XIX e siècle, pour y établir sa propre construction étatique et réaliser ses buts économiques. En s implantant à la fin du XIX e siècle, le colonialisme français devait accélérer l immigration vietnamienne vers le Nord, et dans les provinces du sud de la Chine bordant leur nouvelle colonie, l Indochine française. Entre 1903 et 1913 par exemple, les Français ont envoyé près de Vietnamiens du Nord dans la province du Yunnan pour aider à la construction, à l administration et à l exploitation de la ligne de chemin de fer reliant le nord du Vietnam à Kunming 4. Des échanges similaires s étendirent vers le Sud, dans une région que les Chinois appellent le Nanyang, un espace qui s étend grosso modo du sud de la Chine à Singapour. Le Nanyang, fort de ses nombreuses routes maritimes favorisant le commerce, accueillit un nombre croissant de Chinois d Outre-mer (huaqiao) commerçant et/ou vivant hors de la mère patrie. Les échanges économiques entre cette région de la Chine et le Vietnam ont déjà fait l objet de très nombreuses études. Ce qui doit être souligné dans notre perspective est que, bien avant le XX e siècle, l immigration chinoise dans les villes côtières de l Asie du Sud-Est avait apporté aux réfugiés politiques un endroit protégé, où ils pouvaient collecter des fonds, se regrouper et essayer, du mieux qu ils ont pu, de s en prendre à leurs opposants sur le continent. Nombre de ces réfugiés politiques ont résidé dans les provinces du Nanyang et ont apporté une contribution importante aux États locaux. C est ainsi que la célèbre famille Mac a joué un rôle notable dans le développement économique, politique et culturel de la région du Ha Tien au sud du Vietnam actuel, bien avant que la majorité des Vietnamiens ne s y rendent. La même chose peut-être dite de la présence chinoise dans le Golfe de Thaïlande 5. «Les sociétés de la Triade» et «les associations du Ciel et de la Terre», initialement destinées à restaurer la dynastie Ming, émergent au XVII e siècle à Taïwan et dans la plus grande partie du Nanyang. Le roi vietnamien Tu Duc appellera ces sociétés secrètes à l aide

5 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 23 lorsque les Français consolideront leur contrôle sur le sud du Vietnam dans les années Les circulations régionales vietnamiennes furent bien plus limitées dans le temps et l espace que celles de leurs homologues chinois. Comparé à celui des Chinois, le flux de l immigration régionale vietnamienne était essentiellement terrestre et dirigé vers le Sud-Ouest. Ses ramifications au Laos, Cambodge et Siam (la Thaïlande actuelle) faisaient partie d un vaste mouvement de colonisation vietnamienne, et forment aujourd hui l actuel sud du Vietnam. Au début du XX e siècle, la petite communauté de résidents vietnamiens installés hors de leurs frontières (Viet kieu) était située à Bangkok, Phnom Penh, Nakhon Phanom, et pour une poignée d entre eux, à Singapour 7. Comme en Chine du Sud, les Français s appuieront sur ces modèles d immigration vietnamienne préexistants pour construire un État colonial avec des bureaucrates, des ouvriers et des douaniers ethniquement Viet tenant la direction des affaires sur le terrain 8. Tout comme les Britanniques qui intensifièrent l immigration chinoise vers la Malaisie depuis le sud de la Chine ou de populations indiennes vers la Birmanie et la Malaisie, les Français continuèrent à déplacer les Vietnamiens dans les régions occidentales de l Indochine française le Laos et le Cambodge et dans certaines zones du sud de la Chine (c est ainsi que les tirailleurs tonkinois se retrouvèrent dans la concession française de Shanghai). D après ce que nous savons, il y eut peu de Malais, Birmans, Siamois, Laotiens ou Cambodgiens qui se sont déplacés pour travailler dans l est de l Indochine française (Vietnam) ou dans les provinces méridionales de la Chine. Toutefois, des milliers de Chinois continuèrent à migrer vers le Vietnam colonial, en particulier dans le port de la ville méridionale de Saigon-Cholon. La domination coloniale occidentale de l Asie provoqua des ripostes dans toute la région. Si de nombreux Asiatiques se tournèrent vers l Occident pour accéder à la «modernité», d autres se concentrèrent sur la manière de s y opposer afin de retrouver leur indépendance sans pour autant abandonner la quête d une modernisation à l occidentale. En Chine, Sun Yat-sen (Sun Zhongshan) conduira ses partisans dans une entreprise visant à renverser la dynastie Qing, à moderniser le pays et à repousser les intrusions impérialistes occidentales en Chine. Les Vietnamiens durent faire face à une situation plus terrible : la France occupa le Vietnam par la force, mit la monarchie dans les fers et incorpora le pays dans un État colonial plus vaste, avec le Cambodge et ce qui devait devenir le Laos. La police coloniale française, en collaboration avec les polices néerlandaise, japonaise et britannique, suivit les anticolonialistes avec des moyens techniques de surveillance les plus modernes de l époque. Elles

6 24 Communismes le firent aussi par des moyens plus traditionnels : l infiltration d informateurs asiatiques sur les très anciennes routes d immigration chinoise et vietnamienne à travers l Asie fut la clé du succès de ces polices. Au tournant du siècle, Chinois et Vietnamiens et de nombreux autres peuples à travers cette Asie colonisée recherchèrent l aide du Japon. La modernisation à l occidentale du Japon en un temps record durant l ère Meiji, sans la colonisation directe de l Occident, et la remarquable défaite militaire en 1905 d une puissance occidentale la Russie, laissait augurer une voie asiatique vers l indépendance et la modernisation. Comme Sun Yat-sen, l ex mandarin vietnamien, Phan Boi Chau voyagea au Japon à cette époque, enthousiaste à l idée d obtenir l assistance du pays de soleil levant dans l expulsion des «barbares» français, même s il était déterminé à utiliser les techniques de ces derniers pour moderniser le Vietnam. Il créa même une sorte de programme d étude vietnamien à l étranger en 1905, le Dong Du (voyage vers l Est). Il était en particulier intéressé par le fait d enrôler les jeunes vietnamiens dans les écoles et les académies militaires japonaises nouvellement créées, afin qu ils puissent apprendre la modernité et la science militaire occidentale par le biais d un Asiatique 9. Un des jeunes étudiants de Phan Boi Chau, Ho Hoc Lam, en était un excellent exemple. Non seulement il avait été entraîné dans une académie militaire japonaise, mais il poursuivait aussi des études dans les rangs des nationalistes chinois de l époque, aux côtés de Chang Kaï-chek. Les contacts sino-vietnamiens, aussi précoces soit-ils au Japon, étaient cependant limités. Et l expulsion par Tokyo des Chinois et des Vietnamiens anticolonialistes en 1909, afin de favoriser des relations correctes avec l Occident tout comme sa propre mission colonisatrice en Asie le Japon avait colonisé la Corée en 1910, affaiblit durement la confiance envers le Japon par les anticolonialistes et empêcha une libre surveillance coloniale des nationalistes. Les anticolonialistes chinois et vietnamiens se tournèrent à nouveau vers la Chine. Ils devaient se reposer sur les anciennes liaisons sociogéographiques du sud de la Chine à travers le Nanyang. Par exemple, à la suite de son expulsion du Japon en 1907, Sun Yat-sen fonda des ramifications du Tongmenhui une association patriotique créée pour la première fois au Japon et précurseur du parti nationaliste, le Guomindang parmi les effectifs croissants des huaqiao vivant et travaillant dans les villes portuaires du Nanyang, en particulier dans l espace colonial en Malaisie, au Vietnam ou à Singapour. Le plus souvent cette association patriotique l emportait sur les sociétés secrètes préexistantes. Les riches marchands chinois aidaient souvent à financer les activités révolution-

7 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 25 naires de Sun Yat-sen, contribuant, pour partie, à la victoire républicaine en Le fait que Sun Yat-sen s appuyât sur les huaqiao vivant à travers l Asie maritime et qu il établît les bases de sa puissance dans les provinces du sud de la Chine, en particulier au Guangdong et au Guangxi, était de bon augure pour les relations sino-vietnamiennes. De la même manière, une fois que les Français eurent colonisé la plus grande partie de l Indochine et que les Japonais eurent accepté cet état de fait en expulsant le Dong Du, les anticolonialistes vietnamiens menés par Phan Boi Chau se tournèrent vers les Chinois d Outre-mer et vers les communautés vietnamiennes dans la Chine méridionale, ainsi qu au Siam pour la protection des bases extérieures, en vue de la reconquête du Vietnam depuis l étranger. Bangkok fermant les yeux et les autorités régionales étant désireuses de récupérer une partie du territoire de l ouest de l Indochine, les disciples de Dong Du mirent sur pied des organisations révolutionnaires parmi les Vietnamiens vivant dans la région de Bangkok, dans la province de Phichit et au début des années 1930 au sein des importantes communautés vietnamiennes des provinces du Mékong, de Nakhon Phanom, Nong Khai et Udon Thani. À la suite de la chute des Qing en Chine en 1911, Phan Boi Chau et ses partisans purent déplacer leurs opérations vers les provinces méridionales de la Chine, stratégiquement situées juste au nord de l Indochine française et au centre des bases de Sun Yat-sen. Toutefois, comparé à celui de Sun Yat-sen, le succès de Phan Boi Chau fut plus limité. Les Français contrôlant l ouest de l Indochine, Chau n avait potentiellement à sa disposition que les Viet kieu du Siam. Du reste, les dons des Vietnamiens du Siam ne pouvaient pas égaler celles des Chinois du Nanyang, bien plus riches. Le sud de la Chine était ainsi plus important pour les Vietnamiens à cette époque. À la suite de la prise de contrôle victorieuse du sud de la Chine par Sun Yat-sen en et la formation du Guomindang le parti nationaliste chinois peu après, les nationalistes vietnamiens virent là un modèle révolutionnaire propre faire des émules. De fait, en se basant sur le modèle de la République chinoise, Phan Boi Chau créa un gouvernement en exil aux frontières de l Indochine française, avec des ministères, des ministres, et une politique intérieure et étrangère. Ce gouvernement fut baptisé la Société de Restauration du Vietnam (Viet Nam Quang Phuc Hoi). Phan Boi Chau le considérait comme le véritable gouvernement national du pays ; néanmoins, il devait agir en dehors de l Indochine coloniale, en Asie et par-dessus tout en Chine du Sud tout comme ses homologues coréens opposés à la domination japonaise. La Révolution chinoise de 1911 ouvrit le chemin à des contacts anticoloniaux sino-vietnamiens. Le développement rapide d un nationalisme et d une

8 26 Communismes opposition commune à la domination occidentale en constituait les racines ; une coopération militaire et l imbrication des premiers communismes vietnamiens et chinois devaient en résulter. Le contexte international était aussi crucial au terme de la Première Guerre mondiale : les bolcheviques avaient pris le pouvoir dans ce qui devait devenir l Union soviétique et étaient désireux de soutenir les anticolonialistes asiatiques, qu ils considéraient comme une fraction d un vaste mouvement afin d établir le communisme à l échelle du monde. L anticolonialisme était considéré comme un élément structurant et une part naturelle de cette nouvelle idéologie. Lénine, dans ses thèses coloniales, devait faire ce lien. En outre, le communisme, tout comme le catholicisme et l islam, se considérait en termes universels, comme le démontra la formation du Komintern en L Union soviétique, en tant que leader de l Internationale communiste en formation, avait le devoir d aider les pays colonisés dans un cadre plus large pour créer un nouveau monde communiste. Pour la première fois depuis l introduction du catholicisme en Asie durant les XVI e -XVII e siècles, la diffusion d une nouvelle idéologie depuis l Occident se faisait sentir. Et les nationalistes vietnamiens, chinois, et aussi coréens, intéressés par cette nouvelle foi, allaient jouer un rôle essentiel d intermédiaires dans sa diffusion en Asie. Pour de nombreux anticolonialistes chinois, vietnamiens et coréens, le communisme et la victoire de l Union soviétique offraient une explication du monde, de leur assujettissement et de leur domination par l Occident. Ils annonçaient la promesse d une libération nationale et une porte de sortie du darwinisme social. En effet, à leurs yeux et à ceux de beaucoup d autres, le communisme représentait une autre voie vers la modernisation que par la sujétion coloniale ou le capitalisme, les deux étant assimilables aux yeux des colonisés. Enfin, beaucoup d Asiatiques ayant subi la Première Guerre mondiale et étant déçus par le refus de l Occident de mettre fin à l humiliant statut colonial du monde non-occidental, voyaient dans le communisme la possibilité de se joindre à un réseau plus vaste, lequel, croyaient-ils, refonderait le monde en leur faveur et les lierait concrètement à l Union soviétique victorieuse 10. Bien que ce ne soit pas le lieu pour discuter de l impact réel de cette promesse à vocation universelle sur les esprits révolutionnaires chinois et vietnamiens, il serait erroné de projeter la rupture relativement récente des relations sino-vietnamiennes et de mettre à mal l idée d un internationalisme communiste comme constituant une pure supercherie. Ce n était pas le cas à cette époque, comme en ont attesté par écrit Zhou Enlai, Ho Chi Minh, et même Mao Zedong. Les convertis vietnamiens et chinois se mirent à croire en leur nouvelle foi, et dans le message de salut annoncé par le succès de la Révolution bolchevique 11. Ils étaient enhar-

9 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 27 dis par l envoi de conseillers européens (surtout russes et allemands) pour les aider, et exaltés par le fait de recevoir un entraînement militaire et même des armes du gouvernement soviétique, à une époque où aucune puissance occidentale n était désireuse de mettre en péril ses propres intérêts coloniaux dans une Chine faible et divisée, et encore moins d adopter une politique de décolonisation prématurée. L Union soviétique soutint une alliance entre le Guomindang et le Parti communiste chinois, formé en 1921 avec l assistance directe des Soviétiques à Shanghai le communisme chinois avait également été conçu dans un contexte maritime fort. Depuis son état-major de Moscou, le Komintern commença à dépêcher ses propres conseillers européens vers la Chine méridionale, dans laquelle se faisaient sentir les conditions les plus favorables pour la révolution parmi les ouvriers et les dockers peuplant les villes côtières. Parmi eux, il y avait le général Vasili K. Blucher (V. Galen), Gregorii Voitinsky, Mikhaïl Markovich Borodine et Otto Braun entre autres. Un certain nombre d Asiatiques convertis au communisme, au premier rang desquels Li Lisan, Zhou Enlai et Nguyen Ai Quoc connu plus tard sous le nom de Ho Chi Minh, voyagèrent en personne jusqu à Moscou avant de retourner à Canton où le Guomindang de Sun Yat-sen et Chang Kaï-chek et le Komintern étaient désormais basés. À partir du milieu des années 1920, Canton ni Paris, ni Tokyo était devenue la plus importante base arrière asiatique à partir de laquelle le communisme anticolonial commença à pénétrer la région du Nanyang, dévalant du Sud de la Chine jusqu à Singapour 12. Considéré dans un contexte géographique plus large, ce n est donc pas un accident si Nguyen Ai Quoc arrive à Canton à la fin de 1924 pour travailler comme interprète de Borodine, et avec Zhou Enlai qui administrait les affaires militaires dans les provinces de Guangxi et de Guangdong, et qu il avait brièvement rencontré en France. Nguyen Ai Quoc était membre d un communisme asiatique, parmi lequel les Chinois et non les Vietnamiens constituaient la composante la plus importante aux yeux du Komintern. Entre 1924 et 1927, grâce à la triple entente entre le Guomindang, le Parti communiste chinois (PCC) et l URSS, Canton devint le laboratoire révolutionnaire pour les jeunes vietnamiens que Quoc pouvait amener par le biais de tout un réseau de routes secrètes, la plus importante étant la route terrestre des communautés des Viet kieu du Dong Du au nord-est du Siam et en Chine méridionale. Il pouvait aussi compter sur les bases anticolonialistes et nationalistes préexistantes mises sur pied par Phan Boi Chau en Chine. De fait, Nguyen Ai Quoc voulait exploiter les conditions favorables en Chine méridionale, et les réseaux d immigration déjà existants en Asie, afin de com-

10 28 Communismes mencer à créer et entraîner un groupe de jeunes qui devait constituer le noyau fondateur du Parti communiste vietnamien, son élite dirigeante et les officiers militaires destinés à encadrer une future armée vietnamienne postcoloniale. Cela constituait une étape supplémentaire à l œuvre pour le mouvement anticolonialiste vietnamien en Chine du Sud : tandis que le PCC et le Guomindang travaillaient dans le cadre d une alliance fragile à Canton jusqu à la mort de Sun Yat-sen en 1925, qui conduisit à sa dissolution, Nguyen Ai Quoc découvrit que la construction du communisme entrait dans une dure concurrence avec les anticolonialistes non-communistes vietnamiens qui avaient leurs propres liens avec le Guomindang et ne voulaient rien avoir à faire avec le communisme, ses projets de modernisation et de salut. Néanmoins, tant les communistes que les anticommunistes vietnamiens étaient issus du même terreau historique transnational ; et les deux groupes cherchaient à tirer profit du contexte favorable en Chine méridionale. Et comme pour les Chinois, les graines idéologiques de la guerre civile vietnamienne entre les communistes et les non communistes furent semées non pas à Hanoï en 1945 ou à Saigon dans les années 1960, mais durant les années 1920 en Chine méridionale 13. Dans ce contexte anticolonial plus vaste, en 1925, Nguyen Ai Quoc forma rapidement une organisation de jeunesse, le Groupe des jeunesses révolutionnaires vietnamiennes (Thanh Nien Cach Mang Dong Chi Hoi), au sein de laquelle il put sélectionner les plus brillants de son élite nationaliste et anticolonialiste afin de leur faire subir une éducation révolutionnaire et militaire. Dans cette optique, il les envoyait à l académie militaire de Whampoa près de Canton pour y recevoir une formation en science militaire et, pour les meilleurs, à Moscou pour une éducation communiste avancée. Nguyen Ai Quoc pouvait s appuyer sur les contacts anticoloniaux antérieurs et les Viet kieu vivant au nord-est du Siam et dans le sud de la Chine. En Chine méridionale, il comptait sur Ho Hoc Lam, un patriote vietnamien qui avait déjà rencontré Chang Kaïchek au Japon et qui, depuis cette époque, travaillait pour l état-major général du Guomindang à Nankin et Nanning. Au Siam, Nguyen Ai Quoc pouvait faire confiance à Dang Thuc Hua pour faire partir ses jeunes depuis le Centre-Nord du Vietnam via une route maritime reliant Bangkok à Canton et à Hong Kong. Cette évolution des imbrications sino-vietnamiennes au XX e siècle est flagrante dans les alliances entre Vietnamiens et Chinois, forgées à l académie de Whampoa à Canton. Créée en 1924, cette école de formation des officiers chinois était dirigée par le Guomindang et, dans une moindre mesure, par le PCC, les conseillers soviétiques supervisant une bonne part de l organisation, de l administration et de la formation. Inspirée du modèle soviétique créé par

11 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 29 Léon Trotski, Whampoa visait à former les élites politiques et les officiers destinés à diriger le gouvernement et l armée de la nouvelle Chine nationaliste. Cela était essentiel pour diriger un État moderne et unifié et défaire les puissants seigneurs de la guerre, qui contrôlaient encore une large partie du pays. Les Soviétiques comprirent que le PCC était encore tout jeune et ils obligèrent les communistes chinois à rejoindre le premier Front unifié avec le Guomindang, faisant le pari qu ils pourraient finalement prendre le contrôle de la direction révolutionnaire depuis l intérieur. Pour eux, le Guomindang était la meilleure force révolutionnaire à l œuvre à l époque. Communistes ou non, les anticolonialistes vietnamiens trouvèrent des sympathies anticolonialistes auprès du Guomindang, du PCC et des officiers soviétiques à Whampoa, qui avait officiellement ouvert le 16 juin Ce lien chinois avec la science militaire moderne enseignée par des centaines d instructeurs soviétiques, européens et même japonais à Canton fut particulièrement décisif pour la naissance de la science militaire vietnamienne 14. Dans un Vietnam sous contrôle colonial, les Français étaient bien évidemment opposés à l idée de générer une élite militaire de tendance anticolonialiste! Entre 1925 et le début de 1927, Nguyen Ai Quoc et d autres leaders nationalistes enrôlèrent au moins 200 étudiants vietnamiens dans l académie de Whampoa pour étudier la politique et par-dessus tout, la science militaire 15. Les noms de ceux qui avaient été sélectionnés par Nguyen Ai Quoc pour y être formés constituent une sorte de Who s Who du Parti communiste vietnamien et de sa future armée : Le Hong Phong, Le Hong Son, Truong Van Linh, Hoang Dinh Giong, Phung Chi Kien, Nam Long, Le Quang Ba, Nguyen Son, Le Thiet Hung et bien d autres. Outre celles de Borodine, les communistes vietnamiens en formation à Canton assistaient aux leçons de leaders du PCC comme Zhou Enlai, Liu Shaoqi, Li Fuchan, Chen Yannian et Peng Pai, qui faisaient tous partie des plus hauts personnages de l élite du PCC. Même Nguyen Ai Quoc participa et se mit aux ordres du PCC entre 1924 et Dans ce contexte particulier, nous ne devons pas être surpris que de jeunes nationalistes vietnamiens formés en Chine du Sud deviennent par la suite partie prenante des mouvements politiques et révolutionnaires chinois. Un des meilleurs exemples de ces imbrications fut la participation de jeunes révolutionnaires vietnamiens dans la «Commune de Canton», cette révolte étant à l origine de la guerre civile entre communistes et nationalistes non-communistes chinois. Parmi la douzaine de Vietnamiens qui prirent les armes aux côtés du PCC, se trouvaient certains des futurs leaders du Vietnam communiste : Le Thiet Hung, Nguyen Son, Le Hong Son, Phung Chi Kien, le Hong Phong,

12 30 Communismes Truong Van Lenh, Ly Tu Trong, Ho Tung Mau et Vu Hong Anh. Ce dernier mena des ouvriers chinois contre les assauts des nationalistes de même nationalité. Phung Chi Kien fuit avec le PCC jusqu au Jiangxi où il se joignit au combat contre le Guomindang et aida à la mise en place des nouvelles bases révolutionnaires dans le Centre-Sud de la Chine. Kien devint un officier dans l Armée rouge chinoise 16. Grâce au travail de Nguyen Ai Quoc, Ho Tung Mau devint un membre du PCC et eut un rôle d intermédiaire entre les communistes chinois et vietnamiens, animant des réseaux révolutionnaires à travers l Asie. Mau avait pour base Hong Kong au début des années La langue de cette élite révolutionnaire asiatique? Comme dans le passé, le chinois. Le Parti communiste vietnamien rebaptisé Parti communiste indochinois naquit aussi dans un contexte asiatique et maritime spécifique, en 1930, à Hong Kong. Cela n est pas surprenant. Que le Komintern et le PCC aient joué un rôle dans la formation du Parti vietnamien ne doit pas être nié sur la base de considérations nationalistes, si fréquentes depuis le conflit sino-vietnamien de 1979, mais bien plutôt resitué dans le contexte géo-historique du communisme asiatique tel qu il s était développé à l époque. Le fait que l un des généraux les plus célèbres du Vietnam, Nguyen Son, ait pris part à la Commune de Canton en 1927, ait rejoint le Comité central du PCC, ait participé à la Longue Marche et soit devenu général de l Armée rouge chinoise, met clairement en évidence que la «relation spéciale» dans l histoire du communisme asiatique est celle qui exista entre Chinois et Vietnamiens, bien plus que celle entre les Laotiens et les Vietnamiens 18. Cela est intégralement lié aux évolutions géographiques et historiques de l anticolonialisme et du communisme asiatique depuis des décennies, dans un contexte régional dans lequel Vietnamiens, Chinois et Coréens jouèrent un rôle déterminant. En effet, quasiment aucun nationaliste laotien ou cambodgien ne circulait dans ces réseaux révolutionnaires entre l est et le sud-est de l Asie. «L ensemble des mers du sud» Les points de rencontre régionaux entre communistes vietnamiens et chinois ne se limitaient pas au sud de la Chine. Tout comme pour les missionnaires catholiques qui rencontrèrent des problèmes au Siam et au Japon au XVII e siècle, les questions de politique intérieure et la crainte ou l opposition à des idéologies nouvelles ont influencé l histoire du communisme en Asie au XX e siècle. En ce qui concerne le communisme au XX e siècle, la violente cassure entre le Guomindang et le PCC en Chine du Sud, à partir de 1927, fut sans doute

13 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 31 le tournant crucial. Cela poussa les communistes chinois et vietnamiens à quitter la Chine méridionale et à se déplacer vers le Nanyang. Le Komintern, s appuyant surtout sur les anciens délégués chinois et vietnamiens, essaya de compenser ce problème en étendant les activités communistes dans la péninsule sud-est asiatique et en captant à cette fin les réseaux transnationaux de ces deux communautés sur le modèle de l émigration immigration de longue date des huaqiao and Viet kieu. Dans le cadre de leurs activités au Nanyang, de nombreux communistes chinois commencèrent à former de nouvelles ramifications ou à se détacher, par opposition avec les organisations de l ancien Guomindang, au moment où la guerre civile entre nationalistes et communistes à Canton se faisait sentir au sein des organisations chinoises et vietnamiennes en Asie du Sud-est. Les communistes chinois étaient naturellement attirés par la classe ouvrière chinoise en expansion dans les grands centres urbains de la région, comme Singapour, Rangoon, Bangkok et Saigon. À Singapour, les communistes chinois transformèrent les «rameaux du comité des Mers du Sud [Nanyang]» du PCC en Parti communiste des Mers du Sud (PCMS) dont le «Premier Congrès» se tint en Dirigé par l état-major du PCC, alors brièvement relocalisé à Shanghai, le PCMS obtint la permission «d augmenter progressivement ses activités dans l ensemble des Mers du Sud 19». Des membres du PCC essayèrent de former des rameaux communistes indépendants à Saigon et Bangkok en 1927 et Cependant, les succès des communistes chinois à Saigon à la fin des années 1920 étaient loin d être impressionnants, à cause de la longue présence du Guomindang et de l étroite surveillance des Européens. C est seulement en septembre 1938, alors que la guerre sino-japonaise s était étendue dans la Chine, qu une «section» du PCC fit son apparition dans le sud du Vietnam parmi la classe ouvrière en croissance au sein de la communauté chinoise 20. Nguyen Ai Quoc quitta la Chine à la veille de la réaction énergique du Guomindang de Après un bref séjour à Moscou, lui aussi réorienta son action en direction du Nanyang. Mais tandis que le PCC se concentrait sur les Huaqiao de Saigon, Bangkok et Singapour, Quoc voyagea au nord-est du Siam où une importante population de Viet kieu vivait encore sur les deux rives du Mékong. Expert en langue chinoise, il conserva aussi la logique des réseaux communistes sino-vietnamiens datant de Canton, en entrant en contact avec les leaders du PCC du Nanyang à Bangkok et Singapour. Au même moment, le Komintern, par la voie de son Bureau d Extrême-Orient, assigna aux révolutionnaires chinois et vietnamiens la tâche de convertir les populations «indigènes» parmi lesquelles ils travaillaient. Le PCC par exemple, devait «indi-

14 32 Communismes géniser» ses organisations en Malaisie et à Singapour, largement fondées sur une base ethnique chinoise, tandis que les Vietnamiens devaient recruter des membres des ethnies Thaï, Lao et Khmer au sein d organisations patriotiques essentiellement composées de l ethnie Viet et visant à réaliser l indépendance vietnamienne et non l émancipation «indochinoise» ou «thaïlandaise». Bien entendu le bureau d Extrême-Orient du Komintern devait être dirigé par des Asiatiques familiers avec la région, ses langues et sa géographie. Même si Nguyen Ai Quoc n était pas le premier choix de Moscou, ou l agent le plus important du Komintern dans la région, il convenait toutefois pour les réseaux révolutionnaires du Nanyang 21. Il avait la maîtrise des langues, les principaux réseaux asiatiques du Dong Du et de la Ligue de la jeunesse (Thanh Nien), des leaders les plus importants exilés dans le nord-est du Siam (Dang Thuc Hua) et du sud de la Chine (Ho Hoc Lam) et avait des contacts essentiels au sein du PCC. Les instructions de Nguyen Ai Quoc étaient de placer le Parti communiste indochinois sous la direction du bureau du Komintern de Singapour ; de transformer le Parti des Mers du Sud en Parti communiste de Malaisie ; de rattacher le Comité central du Nanyang en charge du mouvement communiste des Mers du Sud à la section du Komintern de Singapour ; et de créer un Parti communiste pour le Siam en amalgamant les communistes chinois rattachés à la branche du Nanyang à Bangkok avec leurs homologues de la Ligue de la jeunesse révolutionnaire vietnamienne dans le Nord-Est. Ces décisions étaient dans la ligne des directives internationalistes du Komintern, appelant à former un parti communiste dans chaque État régional, qu il soit colonial ou national 22. De manière révélatrice, Nguyen Ai Quoc était en désaccord avec le désir du Komintern de rattacher le Parti communiste vietnamien à Singapour 23. Il avançait l argument que la proximité du Vietnam avec la Chine rendrait plus sage la décision de placer l organisation vietnamienne sous l autorité du Bureau d Extrême-Orient en Chine du Sud, avec les partis communistes de Chine, du Japon et de Corée 24. Quoc expliquait que, d un point de vue géographique, le Vietnam était lié de manière plus étroite à la Chine méridionale, étant donné les liens maritimes et terrestres très anciens entre les deux régions et la collaboration révolutionnaire qui avait commencé au milieu des années Dans une lettre adressée au Komintern et datée du 18 février 1930, il insistait sur le fait que le Vietnam septentrional était placé de manière propice, au débouché du flot révolutionnaire s écoulant vers le Sud, depuis la Russie, au travers de la Chine et jusqu au Tonkin 25. Nguyen Ai Quoc pointait clairement du doigt les relations géo-historiques unissant les communistes vietnamiens à leurs frères chinois en Chine du Sud. Ainsi, la position particulière du Vietnam comme carrefour

15 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 33 pouvait lui permettre de relier le Vietnam à la Chine et l Asie du Sud-Est, sans avoir à choisir entre l un ou l autre espace. C est pourquoi il est important de concevoir et situer le communisme asiatique dans un contexte transnational. Les constructions nationales et régionales ne rendent pas justice à la diffusion du communisme dans cette partie du monde. En effet, même si Quoc penchait personnellement en faveur de la Chine du Sud pour construire le communisme vietnamien avec clairement à l esprit la présence du PCC et du Komintern à Shanghai et Hong Kong 26, la guerre civile en Chine et la nature particulière des tâches internationales au Nanyang entraînaient le rattachement de ces mouvements à Singapour. Mais cela n excluait pas que la collaboration révolutionnaire sino-vietnamienne continuât dans l Asie du Sud-Est. Pour cette raison, Quoc ajoute rapidement : «Je vais demander une lettre d introduction au P[arti] C[ommuniste] chinois afin d envoyer un camarade annamite travailler avec Singapour 27.» Étant donné le niveau de coopération sino-vietnamienne à Canton, Quoc comptait sur les organisations maritimes du PCC pour exécuter les directives du Komintern dans le Nanyang. Autour de mars ou avril 1930, Quoc retourna à Bangkok pour la deuxième fois et y rencontra des communistes chinois, avant de se déplacer vers les communautés des Viet kieu dans le nord-est du Siam 28. Non sans nous rappeler leurs prédécesseurs catholiques, Nguyen Ai Quoc et d autres commencèrent leur action là où leurs chances de succès étaient les plus grandes : parmi les diasporas chinoise et vietnamienne et les organisations patriotiques préexistantes à l étranger. Un «esprit d internationalisme prolétarien» Nguyen Ai Quoc contribua également à la création d un parti communiste au Siam. Il transforma le Comité provincial d Udon Thani de la Ligue de la jeunesse révolutionnaire en Comité territorial du Nord-Est du Siam (Xu Uy Dong Bac Xiem) 29. Il exposa à ses disciples la situation internationale, la récente création du parti communiste vietnamien à Hong Kong (devenu indochinois en octobre 1930), et leur transmit le désir du Komintern d établir un Parti communiste siamois. Il précisa que le Komintern avait émis des instructions appelant à la participation de tous les cadres à la révolution prolétarienne, quel que soit l État asiatique dans lequel ils pouvaient résider, et sans considération pour les distinctions ethniques. Pour cette raison, il insista sur le fait que les révolutionnaires vietnamiens au Siam, s appuyant et se formant au sein des Viet kieu, avaient maintenant la responsabilité d aider les «masses» siamoises à faire la

16 34 Communismes révolution dans un «esprit d internationalisme prolétarien». Quoc demanda à ses militants de sélectionner les membres appropriés de la ligue de jeunesse locale tous ethniquement Viet afin de devenir communistes et de créer un parti communiste siamois distinct du parti vietnamien 30. De retour à Bangkok, Nguyen Ai Quoc se joignit aux cadres du PCC au sein du Parti communiste des Mers du Sud afin de former le Parti communiste siamois (PCS) dont le Comité central était dominé par les Vietnamiens, et plus encore par les Chinois. Fu Ta Chang, un Chinois membre du Bureau méridional du PCC, aida au démarrage du faible communisme siamois 31. À ses débuts, le PCS fut une construction remarquablement transnationale des réseaux révolutionnaires sino-vietnamiens traversant le Nanyang. Ethniquement, il y avait 55 Vietnamiens et 20 Cantonais. Les autres membres provenaient du Hainan. Sur les 325 membres du PCS, la plupart étaient des ouvriers de l industrie et de l agriculture considérés «de faible qualité» et incapables d accomplir leurs tâches de façon efficace 32. Quant aux authentiques camarades «siamois», un Vietnamien de haut rang formé à Canton témoigne «qu il n y en avait pas beaucoup en réalité». Il affirme que les meilleures recrues «indigènes» étaient les descendants des mariages mixtes entre Siamois et Viets dans le Nord-Est 33. Il est révélateur que, dans ce contexte, Hoang Van Hoan, ait passé la plus grande partie de son temps à transporter des tracts révolutionnaires chinois produits par le PCC vers la région de Bangkok. Même la langue du message révolutionnaire en Asie du Sud-Est demeurait sino-vietnamienne. Le communisme laotien : un communisme trans-mékong Si les réseaux d immigration chinois et vietnamiens aidèrent le communisme à se propager au Siam pour la première fois, les caractéristiques de l immigration vietnamienne vers le nord-est du Siam conduisirent les communistes vietnamiens à jouer un rôle moteur dans la diffusion du communisme dans les centres urbains laotiens de l ouest indochinois. Comme à Bangkok et Udon Thani, Nguyen Ai Quoc était présent dès le départ. En fait, durant son premier voyage au Siam en , il avait déjà organisé l expansion de la Ligue de la jeunesse révolutionnaire aux communautés Viet kieu concentrées dans les centres urbains laotiens qui faisaient face à ses bases siamoises. Il effectua apparemment même un bref voyage au Laos en 1929 pour y évaluer le potentiel révolutionnaire et établir des liaisons avec le Vietnam central 34. Étant donné que les Vietnamiens constituaient la majorité de la population urbaine du Laos, ainsi que sa classe ouvrière travaillant dans les mines, dans les équipes de

17 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 35 construction des routes et dans la bureaucratie indochinoise, il n est guère surprenant que la greffe laotienne sur la Ligue de la jeunesse révolutionnaire ait eu lieu au sein de populations ethniquement Viet. Revenu dans la région du Mékong en 1930, Nguyen Ai Quoc ordonna personnellement la transformation de la modeste Ligue de la jeunesse révolutionnaire au Laos en cellules communistes. Selon Hoang Van Hoan, Nguyen Ai Quoc a sans doute formé lui-même la première «cellule communiste laotienne» au début de 1930, distincte de «l Indochinoise» compte-tenu du fait que le PCI n existait pas encore au début de l année 35. En tout état de cause, les communistes vietnamiens fondèrent, en septembre 1934, un Comité territorial laotien (Xu Uy Ai-Lao) lié à celui du Siam créé à Udon Thani, à un autre au centre du Vietnam et à l état-major du PC indochinois désormais transféré à Macao sous la direction du Komintern et peut-être du PCC. Mais en 1934 les communistes vietnamiens devaient encore recruter un Lao. C est ce qu ils feront cependant, grâce à la conversion de deux Lao en Le reste de l organisation était entièrement composé de Vietnamiens. Même le mystérieux premier communiste laotien, Khamseng, semble avoir été un métis Viet-Lao, né à Nakhon Phanom et recruté parmi les ouvriers majoritairement Viet des mines de Phontiou. Il semble qu il avait été emmené par Hoang Van Hoan en Chine du Sud en 1935, sous le nom de «Van». Là-bas, Hoan le laissa avec le futur général Le Thiet Hung pour sa formation révolutionnaire qui pourrait avoir été suivie d un séjour à Moscou 37. Il est certain qu à partir du milieu des années 1930, le communisme promu par les Chinois et les Vietnamiens s était étendu depuis la Chine du Sud (Canton) jusqu à Bangkok et au nord-est du Siam (Udon Thani), avant de suivre sa route jusqu à l arrière-pays laotien de l Indochine par le biais des réseaux Viet kieu et huaqiao. Il s agissait d un exercice transnational clandestin fascinant. Faiblesses du communisme cambodgien naissant Afin de diffuser le mouvement vers le Cambodge, un autre jeune radical vietnamien nommé Tran Van Giau espérait utiliser les Viet kieu concentrés à Phnom Penh et dans l est du Cambodge afin de former un Comité territorial cambodgien (Xu Uy Cao Mien) parallèle. Sa première tentative date de Toutefois, à la différence de ses homologues au Siam, Tran Van Giau peinait à créer des bases parmi les Viet kieu, majoritairement catholiques, situés au sud-est du Cambodge depuis le XVII e siècle. En outre, Giau était plus intéressé par l organisation des ouvriers des villes que des paysans de la campagne ; par

18 36 Communismes conséquent, tous ses efforts pour trouver une «classe ouvrière cambodgienne» durent se concentrer, là encore, sur les «prolétariats» majoritairement Viet kieu et huaqiao de Phnom Penh, ou sur les ouvriers vietnamiens travaillant dans les plantations de caoutchouc de l est du Cambodge. Enfin, Tran Van Giau était un jeune homme du sud, formé en France et à Moscou et qui avait des liens plus étroits avec le Parti communiste français (PCF) en Asie, et avec les agents attachés à Saigon qui ne pouvaient pas lui être d une grande aide en Asie où le PCF avait si peu de contacts. Ne parlant pas le chinois, Tran Van Giau était globalement un inconnu pour les disciples de Nguyen Ai Quoc formés à Canton Udon Thani, Nguyen Son ou Le Thiet Hung. En effet, le rival de Tran Van Giau formé à Whampoa et membre de la Ligue de la jeunesse révolutionnaire, Nguyen Van Tay (Nguyen Thanh Son), a pu être celui qui s occupait des affaires communistes au Cambodge dans les années D après les Français, Nguyen Van Tay avait d abord dû convertir le futur «père» du communisme cambodgien, Son Ngoc Minh, à la cause de l internationalisme du PCI dans les années Et si Khamseng venait d une famille Viet-Lao du nord-est du Siam, Son Ngoc Minh était un métis Vietkhmer, membre de la minorité cambodgienne du Vietnam méridional dollars pour réorganiser les PC suivant des perspectives raciales Après avoir travaillé avec le PCC pour former le Parti communiste vietnamien à Hong Kong au début de 1930, une «cellule communiste lao» peu après, et le Parti communiste siamois à Bangkok en avril 1930, Nguyen Ai Quoc prit le bateau pour Singapour où il assista, sous l égide du Bureau d Extrême Orient, à la III e Conférence des représentants du Parti communiste des Mers du Sud. Sous sa direction, le Parti communiste des Mers du Sud fut démembré, sur ordre du Komintern, et rebaptisé en Parti communiste malais (PCM) distinct. Le PCM fut aussi chargé de s occuper des camarades des partis communistes du Siam, du Nord-Bornéo britannique et des Indes orientales néerlandaises jusqu à ce que ceux-ci puissent devenir autonomes sous la direction du Bureau d Extrême-Orient (BEO). Comme le dit un rapport de la Branche spéciale anglaise, «le but global de cette réorganisation du communisme de Nanyang était de libérer les mouvements des Mers du Sud du contrôle central et direct qui en faisait un mouvement purement chinois». Sous l autorité du BEO, «il était espéré que chaque État progresserait selon la propre voie de sa race». Selon la Branche spéciale, l idée du Komintern dans la création du BEO était d établir

19 Pour une histoire transnationale du communisme asiatique 37 un contact plus direct avec chaque région plutôt que de se reposer entièrement sur le réseau du Nanyang du PCC, s étendant de Shanghai jusqu à Singapour, «qui avait été jusque-là le principal instrument de la dissémination du communisme dans les pays des colonies orientales 38». En se basant sur des documents d archives saisis au PCMS, les Britanniques rapportèrent que l échec du Komintern à promouvoir un communisme indigène via les réseaux du PCC fut l une des principales raisons pour l envoi de Serge Lefranc en réalité le communiste français Joseph Ducroux et l allocation de dollars pour réorganiser les partis du Nanyang «suivant des perspectives raciales 39». Dans son allocution à la III e Conférence des représentants du PCMS, Nguyen Ai Quoc souligna, auprès de ses auditeurs chinois, le besoin d étudier le malais et d enrôler des recrues malaises dans le parti, d autant plus qu il n y avait eu aucun Malais ni Indien présent lors de la transformation nationaliste par Quoc du PCMS en PCM pour la cause internationaliste 40. L ironie de tout cela n avait sans doute pas échappé à Nguyen Ai Quoc. Cela n est nulle part plus visible que dans la sélection du secrétaire général du PCM. Bien que Quoc se soit lamenté de la domination chinoise du radicalisme malais en 1930, les problèmes structurels et organisationnels chroniques et la répression policière chinoise permirent cependant à un sino-vietnamien, connu sous le pseudonyme de «Lai Te», de prendre les commandes du PCM. Lai Te était arrivé à Singapour à la fin de l année 1932 et devint secrétaire général du PCM en Il resta en fonction jusqu en En août 1945, des sources britanniques confirment que Lai Te, connu secrètement comme «M. Wright» par les Alliés durant la guerre, était l ancien secrétaire général du PCM avant la Seconde Guerre mondiale et en était encore membre du Comité central après celle-ci. Les Britanniques l identifièrent comme d ethnie vietnamienne et comme la «personnalité la plus secrète et révérée [du PCM]. [ ] C est un homme adroit et perspicace, mais pas fanatique 42». Lai Te était apparemment un informateur passé de la Sûreté française à la Special Branch britannique en 1934 ou Les sources vietnamiennes offrent des renseignements plus complets sur Lai Te. Un communiste vétéran sud-vietnamien a récemment révélé que durant une mission armée à Kuala Lumpur après la Seconde Guerre mondiale pour recevoir des armes fournies par le PCM, il fut frappé de surprise quand il rencontra le secrétaire général du PCM : c était un ami de longue date avec qui il avait étudié au lycée Petrus Ky à Saigon 43. En 2002, un autre vétéran du communisme vietnamien, Tran Van Giau lui-même, révéla qu il avait introduit Lai Te au Parti communiste indochinois en Le vrai nom de Lai Te était

20 38 Communismes Pham Van Dac. Il était né à Ba Ria dans le Sud. C était un militant communiste, actif dans la région de Saigon jusqu à ce que la répression française l oblige à se réfugier au Siam. Tran Van Giau rencontra une nouvelle fois Lai Te durant une visite de trois mois en Malaisie à la fin de 1946, ou au début de Au cours d une discussion privée, Lai Te a confirmé sa véritable identité à Giau et lui a expliqué que lors de sa rencontre avec Ho Chi Minh à Bangkok en 1930, ce dernier l avait chargé de sa mission. Les liens vietnamiens avec le communisme du Nanyang s enracinaient clairement et profondément dans l ensemble de la région 44. Dans la perspective plus large des imbrications idéologiques sino-vietnamiennes dans le Nanyang, les communistes vietnamiens et chinois, s appuyant sur les rapports avec les huaqiao et les Viet kieu, formèrent le Parti communiste vietnamien à Hong Kong au début de 1930, le Parti communiste siamois, une «cellule communiste lao» et le Parti communiste malais ; et ils commencèrent le prosélytisme communiste au Cambodge. Au Nord, Nguyen Son avait atteint les plus hautes sphères du pouvoir au sein du PCC, tandis que Ho Hoc Lam œuvrait comme colonel auprès du chef d état-major de Chiang Kaishek à Nankin et que son neveu était officier de l armée du Guomindang (mais aussi espion au service du PCC) et membre du PCI. C est seulement en considérant les superpositions militaires et idéologiques sino-vietnamiennes dans un contexte régional plus large et sur une période assez longue que l on peut réellement apprécier à quel point le communisme dans la péninsule, de la Chine à la Malaise, fut un phénomène transnational remarquablement sino-vietnamien. Il n y avait pas de Lao, de Khmers, de Siamois, de Birmans ou de Malais travaillant au PCC, au Guomindang ou au PCI, ou ayant pris l initiative de fonder le communisme au Vietnam pour les Vietnamiens. En septembre 1932, le Comité central du PCM admit qu il «n avait pas été capable d impliquer les autres ethnies [et que] nos activités avaient été confinées à celles d une section de Chinois». En 1934, 90 % du PCM était originaire du Hainan 45. L importation vietnamienne du radicalisme au Laos rencontra le même désintérêt des «indigènes» et la domination de facto de l ethnie Viet. Frustré, un cadre vietnamien concédait en 1934 que le communisme au Laos n était «rien d autre qu une sous-section du Parti communiste vietnamien 46». Même les auteurs thaïs ont reconnu que le Parti communiste de Thaïlande, le descendant du Parti communiste siamois de 1930, «était conçu comme dans la matrice du PCC en 1942», date officielle nationale de la naissance du communisme thaï. D après un officiel communiste vietnamien de haut rang ayant fait carrière au Laos et en Thaïlande, le secrétaire général du

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