Introduction du dossier :

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1 Introduction du dossier : Au cours du Moyen Age, Nantes s est développée et transformée. La ville est sortie de ses premiers remparts qui ont été reconstruits plus loin au XIIIe siècle. A l ouest, les murs ont passé l Erdre. Puis les faubourgs se sont à nouveau étendus en suivant les grands axes de communication. Ainsi vers le nord-ouest, le long de la route allant depuis l Antiquité vers Vannes, ou encore en suivant la Loire. Le port, longtemps sous les murs de la ville, s est progressivement déplacé vers l ouest et au début du XVIe siècle un premier quai est occupé par les marchands à l entrée du quartier de la Fosse. Au Sud, la Loire constitue un axe de communication mais forme également une barrière que des îles permettent de traverser. La plus proche d entre elles, l îlot de la Saulzaie, est aménagée le long de la route qui la traverse et mène d une rive à l autre du fleuve. Des maisons de bois y abritent auberges et hôtels. Relié à Nantes par un pont de bois, l îlot est stratégique, ce qui lui vaut d être fortifié au XVe siècle. Cette forme générale d une ville en lente extension, non exempte toutefois de travaux, perdure jusqu au XVIIe. Puis s ouvre au XVIIIe siècle une période de grandes transformations urbaines qui s insèrent dans un plan général de développement et d embellissement et qui ne peuvent être comprises sans prendre en compte la richesse issue du commerce maritime. Car Nantes devient alors une ville portuaire regardant vers le lointain, après avoir longtemps été un port de cabotage d abord tourné vers l intérieur. Ce commerce au long cours prend plusieurs formes mais Nantes devient en particulier un port pratiquant un commerce triangulaire avec l Afrique et l Amérique et dont les négociants s enrichissent du commerce des esclaves. C est l évolution de ce port au cours du XVIIIe siècle qui nous intéresse ici. Cela nous amènera à passer de l étude des transformations du port au commerce maritime et en particulier à la traite des esclaves. Le port de Nantes (voir les documents des ateliers 1 et 2, thème 1). Au cours du XVIIe siècle, Nantes, port de cabotage relié à quelques villes européennes en Espagne ou en Europe du Nord, se tourne donc vers la haute mer. Des navires partent vers Terre-Neuve pour la pêche à la morue, d autres sont armés pour des corsaires, d autres encore pour un commerce en droiture avec l Amérique. A la fin du XVIIe siècle, les armateurs et négociants nantais s engagent également dans un commerce triangulaire avec l Afrique et l Amérique et rapidement Nantes devient le principal port négrier français. Au cours du XVIIIe siècle ce commerce est l une des principales activités du port. Le développement de la navigation au long cours a nécessité l extension du port. Si Nantes possèdent plusieurs quais, c est le quartier de la Fosse qui devient la principale zone portuaire, s étendant progressivement vers l ouest en un très long quai. Les premiers travaux remontent à Un premier quai est alors construit à la limite des remparts dans le quartier de la Fosse, dans le but d éviter les ponts du centre de Nantes. Dans les années 1620 puis à nouveau à la fin du XVIIe siècle, les quais sont prolongés d environ 500 1

2 toises (soit environ un kilomètre) vers l ouest. Au tournant du siècle, les quais du quartier de la Fosse s étendent ainsi jusqu à l hôpital du Sanitat, près duquel sont construits des entrepôts à sel. Puis au cours du XVIIIe siècle de nouveaux travaux emmènent les quais jusqu à la paroisse de Chantenay, d abord jusqu à la rivière de la Chézine, puis jusqu au quartier de l Hermitage. Finalement une ligne continue de quais file sur quelques kilomètres du centre de Nantes vers l aval. Parallèlement, l architecte Ceineray élabore en 1761 un nouveau projet d extension des quais, cette fois vers l est. De nouveaux quais sont bâtis dans le centre de Nantes, en face de la nouvelle île Feydeau. Et un nouveau pont sur l Erdre permet de relier par la terre les quais du centre et les quais du quartier de la Fosse. Les quais, animés des activités de chargement et de déchargement, sont bordés de magasins et d entrepôts. Se croisent les produits nécessaires à la vie de la cité qui rejoignent les magasins des marchands, les produits pour lesquels Nantes est un port de transit entre l étranger proche et son arrière-pays et enfin les produits arrivant de plus loin qui sont vendus par lots aux négociants. Nantes est d abord un port de stockage où les mouvements de marchandises sont réglementés, contrôlés, enregistrés, taxés par les inspecteurs de la Ferme. Ces mêmes inspecteurs sont également chargés de la recherche des marchandises non déclarées voire interdites. A mesure que l on va vers l aval, les navires accèdent à des quais de plus en plus profonds. Pour autant l ensablement de la Loire empêche les plus gros navires d arriver jusqu à Nantes. De 1789 à 1793, seuls 27 % des navires négriers nantais ont ainsi pu remonter la Loire jusqu à la cité nantaise indique Olivier Pétré-Grenouilleau. Les autres navires doivent s arrêter dans un autre port de l estuaire, comme celui de Paimbœuf, qui forment autant d avant-ports pour Nantes. Bernard Michon a montré le rôle qu ont joué ces avant-ports pour pallier les difficultés d accès à la principale ville portuaire. Cela signifie que Nantes reste alors un port où les gabares de Loire dominent, assurant à la fois le commerce de Loire et le transfert des marchandises vers les avant-ports où les navires sont amarrés. Mais les quais s animent également d autres activités. Les entrepreneurs des chantiers de construction d immeubles le long de la Loire ont besoin d entreposer des matériaux le long des quais, qui viennent s ajouter aux matériaux nécessaires au fonctionnement des chantiers navals. Les cales pour la construction des bateaux sont d abord installées quai de la Fosse. Mais l encombrement des quais gêne les riverains. Leurs plaintes conduisent la municipalité à réglementer les dépôts puis à déplacer les chantiers vers l aval, une première fois vers la Chézine dès la première moitié du XVIIIe siècle, une seconde fois vers Chantenay dans la seconde moitié du siècle et enfin une dernière fois vers l Hermitage à la fin du siècle. Ces déplacements permettent de modifier l aspect du quartier de la Fosse, qui est intégré au plan d embellissement de la ville et au tissu urbain. Ces déplacements permettent également de dynamiser la partie ouest des quais et d assurer le développement de Chantenay. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle les chantiers navals du port de Nantes sont les plus importants du royaume. L équivalent de tonneaux, soit un peu plus qu à Bordeaux, y ont été construits. Ce dynamisme explique le doublement de la population de Nantes au cours du siècle, population qui atteint habitants à la veille de la Révolution. 2

3 Trois quartiers emblématiques des transformations de la ville au XVIIIe siècle (voir les documents des ateliers 1 et 2, thème 2). La ville se transforme donc et s organise de manière fonctionnelle : au centre décisionnel que constitue la bourse place du Port-au-Vin et à la zone économique le long de la Loire, il faut ajouter les nouvelles zones d habitat le long des quais dans les quartiers de l île Feydeau et de la Fosse voire plus loin encore vers l ouest. En suivant trois personnages liés au navire négrier la Marie-Séraphique, nous allons revenir sur trois quartiers nantais qui se développent au XVIIIe siècle et ainsi mettre en évidence une géographie sociale de Nantes. L île Feydeau, avec ses immeubles du XVIIIe siècle, ses façades aux mascarons rappelant l esclavage et sa population de négociants, est le quartier qui symbolise aujourd hui le plus la présence du commerce triangulaire dans l histoire de la ville. Au début du XVIIIe siècle, ce n est encore qu un ensemble de quelques bancs de sable qui prolongent l îlot de la Saulzaie vers l ouest. Mais c est déjà un espace de potentielle extension pour la ville qui lui fait face. Le remblayage de ces bancs de sable et l aménagement de ce nouveau quartier sont voulus et planifiés par la municipalité mais financés par des fonds privés. Gérard Mellier, le maire de Nantes, a très vite obtenu du roi la concession de ces terres. Puis Jacques Goubert, ingénieur de la ville, a divisé le terrain en 24 lots sur lesquels il a conçu un ensemble de 24 immeubles alignés enserrés dans une ceinture de quais. Enfin une compagnie de 24 actionnaires, quasiment tous des négociants liés au pouvoir municipal, est créée en Elle prendra en charge l ensemble des aménagements du quartier, remblais, quais, cales, rues, avant de se partager les 24 lots pour y faire bâtir des immeubles. Il faut toutefois plusieurs années pour arriver à remblayer et à surélever le terrain de ce qui devient alors l île Feydeau. Le sol reste meuble, mal nivelé, inondable. Il faudra ensuite plusieurs décennies pour mener à bien le programme de construction, sur ce terrain où très vite les fondations des immeubles s affaissent. Les premiers immeubles datent du début des années Les derniers ne sont terminés qu à la fin des années A cette date les premiers actionnaires de la compagnie ont depuis longtemps quitté l entreprise. Dès les années 1740, ils avaient déjà quasiment tous revendu leurs titres de propriété, parfois à d autres négociants mais plus souvent à des personnes aux activités plus diverses et moins liées au commerce maritime. Finalement le projet est resté peu de temps entre les mains des grands négociants. Par contre le monde du commerce maritime est bien représenté parmi les locataires. Les nouveaux immeubles, après des magasins en rez-de-chaussée et un entresol qui sert de bureau aux négociants, sont souvent occupés par les propriétaires puis, aux étages supérieurs, sont divisés en appartements. Les plus grands sont loués à des négociants et les plus petits à des officiers de marine ou à des commis négociants. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, un négociant nantais sur deux vit sur l île Feydeau. Les autres résident en face de l île dans les paroisses Sainte-Croix et Saint-Nicolas ou encore dans le quartier de la Fosse. Jean-Baptiste Fautrel-Gaugy, officier de marine, a ainsi habité chacun de ces différents quartiers. Jacques-Barthélémy Gruel, riche négociant et armateur, a lui continuellement habité sur l île Feydeau. Gruel est le fils d un colon de Saint-Domingue, marié en 1765 à la fille d un commissaire de marine nantais. C est le prénom de sa femme qui l amène à donner le nom de Marie-Séraphique à un des navires qu il 3

4 arme à la fin des années La famille habite un appartement dans un immeuble propriété d un marchand de bois allée Turenne. Sa richesse lui permet également d acquérir un domaine près de celui de sa belle-famille au nord de Nantes. Gruel est cependant ruiné par les guerres européennes qui empêchent le commerce atlantique. Il meurt à 56 ans, en 1787, dans son appartement de l île Feydeau. A cette date, l île est raccordée à l îlot de la Saulzaie et est en train de prendre sa forme finale. Les derniers immeubles sont presque terminés et les abords de l île ont été aménagés. Enfin, l île a été reliée à Nantes par un nouveau pont de pierre. Pourtant dans le même temps, le quartier commence à perdre de son intérêt. En détruisant ses remparts à partir du milieu du XVIIIe siècle, Nantes s est ouvert de nouveaux horizons urbains. Dans le dernier quart du siècle, les nouveaux cours à l est de la ville, quartier aristocratique où l hôtel des Montaudouin est construit en 1783, et surtout les terrains du financier Graslin à l ouest, où le grand théâtre est inauguré en 1788, constituent de nouvelles opportunités pour les familles des négociants les plus riches. A la fin du siècle, ces derniers ne constituent alors plus qu un peu plus d un tiers de la population de l île Feydeau. Si on y ajoute les autres professions liées au commerce maritime, le quartier est encore marqué par le négoce mais les marchands, les maîtres et gens de métiers, les commis sont de plus en plus nombreux. Le quartier de la Fosse, plaque-tournante du commerce, est lui aussi en plein essor au cours du XVIIIe siècle. Un nouveau quartier d habitation s étire le long des quais sans toutefois trop s éloigner de la Loire vers l intérieur. Longeant les quais, les beaux immeubles des négociants alignés après Derrière, quelques petites rues perpendiculaires aux quais qui montent sur les coteaux escarpés qui dominent le fleuve. On y trouve des officiers de marine, des artisans du port, des commis. Pour les négociants, habiter ce quartier permet d être près du port. D autant que la Fosse est mieux reliée à la ville depuis la destruction des remparts et la construction du nouveau pont qui traverse l Erdre. Bien que bâties sur des parcelles plus petites que l île Feydeau, les maisons des négociants de la Fosse, dont l architecture est le reflet de la richesse de leurs propriétaires, sont considérées comme magnifiques par les auteurs de l époque. Là aussi les magasins du rez-de-chaussée puis l entresol sont suivis par un étage d habitation pour le propriétaire et des étages d appartements en location. En 1759, une Société de lecture de la Fosse est fondée, signe d une sociabilité de la corporation négrière qui s intensifie. Tout négociant se doit en effet d en faire partie. On peut trouver là les ouvrages des auteurs des Lumières, qui constituent la base de la culture des armateurs négriers. La Fosse est également le quartier du capitaine de navire Jean-Baptiste Fautrel-Gaugy. Ce dernier, dont la sœur est mariée à un planteur de Saint-Domingue, est étroitement lié au milieu des négociants. Il les fréquente et commande leurs navires. Lui-même investit dans la traite. Pas particulièrement aisé, Fautrel-Gaugy s enrichit grâce aux campagnes réussies de la Marie-Séraphique qu il commande pour l armateur Gruel. Ces revenus lui permettent d acheter deux maisons autour des quais du quartier de la Fosse. La première est située dans une rue qui longe les remparts à l ouest de la ville à l entrée du quartier de la Fosse. Il y occupe avec sa femme et ses quatre enfants le troisième et dernier étage. L autre maison est située dans une petite rue perpendiculaire aux quais au début du quartier de la Fosse. Fautrel-Gaugy loue les appartements qu il n occupe pas à des officiers de marine. Il meurt chez lui en 1793 à 4

5 l âge de 64 ans. Plus loin vers l ouest la paroisse de Chantenay se développe aussi grâce à ses nouveaux quais et aux activités portuaires. Un mémoire de 1739 décrit ce qu était auparavant la situation de ce territoire à la limite de Nantes : «En 1360, l île de la Chézine n était propre qu au pâturage. La ville de Nantes en était trop éloignée et le commerce de mer trop peu connu, pour qu on en pût tirer d autres utilités». Au début du XVIIIe siècle, la paroisse compte à peine habitants. C est toujours un territoire rural avec des hameaux qui s égrainent le long des chemins qui longent la Loire. A l Hermitage une carrière alimente la ville en pierres et pavés. Cependant un peu plus à l est l hôpital du Samitat a déjà construit, à la fin XVIIe siècle, des quais qui rejoignent ceux de la Fosse. Un quart de siècle plus tard, les marais à l embouchure de la Chézine ont été comblés et lotis, des quais ont été bâtis et les magasins de la Compagnie des Indes y ont été installés, tout comme les chantiers navals qui ont dû quitter la Fosse dans les années Le quartier accueille maintenant les artisans des chantiers ou les agents de la compagnie des Indes et la paroisse de Chantenay compte entre et habitants. Signe de ce développement, les portefaix de la Fosse viennent à plusieurs reprises s opposer à ceux de Chantenay à propos du travail que ces derniers effectuent à leur place. C est dans ces chantiers navals de la Chézine qu en la Marie-Séraphique a été construite. A cette date, les quais ont à nouveau été prolongés jusqu à l Hermitage, ce qui permet de déplacer à nouveau les chantiers navals, de la Chézine vers les quais de Chantenay puis de Chantenay vers l Hermitage. La paroisse de Chantenay se transforme ainsi progressivement en banlieue portuaire de Nantes et ses chantiers attirent les migrants. Dans les années 1780 la population est passée à environ habitants, soit une croissance démographique supérieure à celle de Nantes. Chantenay est aussi un des pôles de recrutement des équipages du commerce maritime nantais. Quelques dizaines de marins originaires de la paroisse s enrôlent sur les navires nantais. C est le cas de René Laporte, marin du quartier de l Hermitage. Les registres paroissiaux indiquent que plusieurs membres de sa famille habitant le même quartier que lui. Laporte est le plus souvent en mer lorsque ses enfants naissent. Et personne ne sait signer les registres. René Laporte a été marin sur la Marie- Séraphique au début des années 1770 avant de devenir maître d équipage, promotion la plus fréquente pour un marin si l on suit les travaux de Muriel Bouyer et signe d une expérience riche de plusieurs années passées en mer. Les marins de Chantenay ne sont pourtant pas les plus représentés dans les équipages du commerce triangulaire, qui sont d abord recrutés à Nantes. Ce commerce n est en effet pas le plus recherché par les marins, qui préfèrent le commerce en droiture, moins long, moins difficile et pour lequel la majorité des navires armés à Nantes est destinée. Les 3/4 des marins de la Loire choisissent ainsi le commerce en droiture. De fait les équipages du commerce triangulaire ne sont pas toujours faciles à constituer et les registres paroissiaux indiquent une mortalité importante parmi les membres de ces équipages, notamment durant les quelques semaines passés près des côtés africaines. René Laporte meurt lui à l Hermitage en 1786 à l âge de 44 ans. Nos trois personnages vivent donc dans trois quartiers différents mais qui connaissent tous un développement lié à l essor du commerce maritime au XVIIIe siècle. Gruel, l armateur, habite l île Feydeau, Fautrel-Gaugy, le capitaine de navire, dans le quartier de la 5

6 Fosse et enfin Laporte, le marin, dans le quartier de l Hermitage. L étude de ces trois quartiers permet toutefois de dépasser ce qui peut ressembler de prime abord à une organisation socio-spatiale centre-périphérie où plus on s éloigne du centre et moins la population est aisée, comme le montre le cas de l Hermitage et du marin Laporte. La hiérarchie socio-spatiale est finalement plus complexe. Au XVIIIe siècle, les groupes sociaux vivent dans une certaine proximité. En effet, on trouve dans un même quartier ou dans un même immeuble une grande diversité de catégories sociales. Mais dans un immeuble la hiérarchie sociale est verticale. Le propriétaire est au premier étage et plus on monte dans les étages et plus les appartements loués sont petits. Et dans le quartier de la Fosse le gradient social va du fleuve vers l intérieur. Les immeubles construits par les négociants sont le long des quais et les autres groupes sociaux sont dans les petites rues perpendiculaires qui s éloignent du fleuve. Le négoce maritime nantais (voir les documents des ateliers 1 et 2, thème 3). Nantes s est engagée dans le commerce triangulaire dès la fin du XVIIe siècle et dès le début du XVIIIe la ville est devenue le premier port négrier français. En 1716, la fin du monopole de la Compagnie de Guinée profite à quatre villes, dont Nantes, qui obtiennent l autorisation royale de pratiquer librement un commerce qui alimente les colonies d Amérique en esclaves. Puis en 1718, ces quatre villes obtiennent le droit d entreposer des marchandises en vue du commerce triangulaire. La création d une nouvelle Compagnie des Indes par Law en 1719 ne remet pas véritablement en cause cette situation et Nantes profite même jusqu en 1733 de la réception et de la vente des cargaisons des navires de la compagnie. Cela permet aux armateurs et négociants d obtenir des produits venus d Asie (des toiles) ou d Afrique (des cauris) qui servent au commerce des esclaves. En fait Nantes profite surtout du système de l exclusif qui se met en place dans les années 1720 : les échanges colonies-métropole sont entre les mains des négociants français et il est normalement interdit aux colonies de commercer avec des marchands étrangers. Le commerce triangulaire est contrôlé directement par environ cent vingt familles et indirectement par une cinquantaine d autres selon les calculs d Olivier Pétré-Grenouilleau. A leur tête une vingtaine de familles composent un véritable patriciat local. Mais de manière plus générale, toutes les familles d armateurs et de négociants ont eu un lien avec le commerce triangulaire et la traite des esclaves dans le cadre d intérêts et d investissements communs et croisés. Ce commerce a connu plusieurs phases. Ainsi à la fin de la première décennie du siècle ou durant les années 1740 et 1750 le commerce triangulaire nantais est très important. Au contraire, les périodes de guerre, et en particulier la guerre de sept ans, ont constitué un frein aux échanges. Ces fluctuations expliquent la succession d enrichissements et de faillites. Elles expliquent également que de nouvelles générations d armateurs et de négociants remplacent les précédentes tout au long du XVIIIe siècle. Malgré ces évolutions, une corporation négrière nantaise s est constituée, qui est très engagée dans la défense de ses intérêts. Ses membres craignent surtout les limites mises à leur commerce : ainsi le monopole de compagnies commerciales ou encore la concurrence des navires étrangers commerçant illégalement dans les colonies. 6

7 Ils défendent le système de l exclusif contre les colons qui aimeraient eux se tourner vers leurs concurrents étrangers. Les armateurs et négociants mettent donc en avant, notamment auprès du roi, l enrichissement et le développement qu ils procurent au royaume. Dans les années 1780, ils obtiennent du roi des primes qui reposent sur le tonnage des navires et sur le nombre d esclaves amenés dans les colonies afin de favoriser les échanges entre le royaume et l Amérique. Suivre la Marie-Séraphique, et donc le travail de Bernard Guillet, permet d entrer dans le détail du commerce triangulaire. Terminé en 1765, le bateau fait une première campagne avant d être racheté et rebaptisé par Jacques-Barthélémy Gruel. Ce dernier n est pas seul dans cette entreprise. Plusieurs associés ont participé à cet investissement, dont Jean- Baptiste Fautrel-Gaugy qui possède environ 1/5 des parts du navire. De 1769 à 1776, la Marie-Séraphique effectue quatre campagnes de traite entre Nantes, le golfe d Angole et Saint-Domingue où Gruel a des intérêts. A cette époque, alors que la traite reprend après la guerre de sept ans et alors que la Compagnie des Indes disparaît, environ trente navires sont armés chaque année à Nantes pour la traite atlantique. Chaque campagne dure de 12 à 14 mois. Fin XVIIIe, leur destination en Amérique est dans 85 % des cas Saint-Domingue, qui est alors le premier producteur mondial de sucre. Comme beaucoup d autres navires, la Marie-Séraphique ne peut remonter le fleuve jusqu à Nantes et est amarrée à Paimbœuf. C est donc par gabares que sa cargaison de départ est transportée de Nantes jusqu au navire. Là encore l investissement nécessaire à ces achats (appelé la mise hors) est financé par plusieurs associés, parmi lesquels on retrouve Fautrel- Gaugy qui prend le commandement du navire. La cargaison comprend de la nourriture et des produits à échanger contre des esclaves. La nourriture de l équipage occupe une place importante. Le pont se remplit d animaux vivants et la cale de farine, de viande et de poisson, de légumes et de boissons. Pour les esclaves on charge des fèves et du riz. D autres produits seront ensuite achetés lors des escales africaines. Finalement peu de l ensemble de cette cargaison provient des productions de Nantes et de son arrière-pays proche. Il en est de même des produits qui fourniront la monnaie d échange contre des esclaves en Afrique. La Marie-Séraphique part avec pièces à échanger en Afrique. Il ne s agit pas de pacotille mais de produits de valeur. Les pièces de textile, venue d Asie et en particulier de Pondichéry, sont les produits les plus nombreux. Certains de ces tissus proviennent de France et après 1759, date de la levée de l interdiction de la fabrication d indiennes en France, les manufactures françaises ajouteront la copie des étoffes asiatiques à celles qu elles fabriquent traditionnellement. On trouve ensuite, en vrac, des armes à feu, des barres de fer, de la vaisselle, de l eau de vie ou encore de grains de verre pour la fabrication de bijoux. Beaucoup de ces produits proviennent de l étranger et montrent que Nantes continue à être un port de stockage de produits qui arrivent des ports européens ou asiatiques. Tous ces produits sont regroupés en paquets au contenu varié et de plus ou moins grande valeur. Ce sont ces paquets qui seront échangés contre des esclaves. La pacotille s ajoute à cette cargaison. Il s agit cette fois de produits de moindre valeur appartenant à des particuliers, confiés aux officiers du navire sur autorisation de l armateur. Cette pacotille alimente un commerce parallèle et permet un enrichissement des officiers et de ceux qui leur ont confié cette marchandise. 7

8 A son retour de Saint-Domingue, le capitaine de la Marie-Séraphique laisse le bateau à Paimbœuf et va à Nantes pour déclarer sa cargaison au greffe de l Amirauté. Puis Fautrel- Gaugy remet à Gruel tous les documents officiels de la campagne. La cargaison est contrôlée par les commis de la Ferme des marchandises et elle est ensuite taxée, stockées dans des magasins et enfin mise en vente par adjudication. Les négociants sont informés par affiches de ces transactions. Lors de sa première campagne, la Marie-Séraphique rapporte dans ses cales une moitié de cargaison de sucre et une moitié de café. Mais en règle générale les navires rapportent essentiellement du sucre, dont environ 60 % est brut et 40 % terrés (sucre mis en pain et blanchi qui est vendu plus cher). L arrivée de ce sucre a favorisé le développement des activités de raffinerie à Nantes mais aussi, plus loin en amont du fleuve, à Orléans. Enfin la Marie-Séraphique rapporte aussi de ses campagnes de grosses sommes d argent, sous forme de lettre de change, provenant de la vente des esclaves à Saint-Domingue. Ces esclaves, qui ne passent pas par le port de Nantes, constituent le cœur du commerce triangulaire. La traite des esclaves (voir les documents des ateliers 1 et 2, thème 4). Etudier le port de Nantes et les marchandises qui en sortent et qui y entrent revient à laisser de côté le passage par les côtes africaines et la traite des esclaves. Ces derniers ne transitent pas par Nantes et cette partie de la traite triangulaire reste lointaine géographiquement. De plus le système esclavagiste reste à distance, si ce n est le cas des esclaves vivant à Nantes. Pour autant, le commerce des esclaves n est pas invisible. Il s intègre complètement à l économie locale. Des bateaux négriers sont construits pour cette activité dans les chantiers nantais. Les marchandises chargées au départ des navires et tous les documents administratifs montrent également la présence du commerce des esclaves. Ce dernier fait vivre la ville et des familles de groupes sociaux très divers, qui sont porteuses de cette histoire. Toute la société est donc imprégnée de ce commerce. Des familles d armateurs en particulier se sont enrichies grâce à cette traite. Leurs maisons possèdent sur leurs façades des mascarons qui indiquent à tous l esclavage. Et à l intérieur, on peut trouver, outre des archives privées, des représentations d un esclavage qui alimente les discussions, quand ce n est pas des esclaves ramenés des colonies comme domestiques. Cette étape du commerce triangulaire entre l Afrique et l Amérique est donc spécifique dans l histoire du port au XVIIIe siècle. Une partie échappe à la ville. De même, les archives dont nous disposons sont celles des négriers eux-mêmes et une partie de cette histoire échappe à ces archives. Ces dernières sont essentielles pour comprendre la traite négrière mais certaines voix de cette histoire manquent. Les esclaves n y apparaissent qu en creux, dans le regard des esclavagistes. Des études récentes sur les oppositions au système esclavagiste dans les colonies françaises ont dû utiliser des archives judiciaires pour tenter de retrouver la parole des esclaves. L archéologie permet également de faire de même. Mais, de manière générale, cette parole spécifique des esclaves apparaît peu dans les archives des colonies françaises, à la différence des colonies britanniques et des Etats-Unis. Qu est-ce que les archives nantaises nous apprennent sur le commerce des 8

9 esclaves et l esclavage? La traite des esclaves apparaît en premier lieu dans les archives comme un moyen de s enrichir. Les contrats d assurance auxquels souscrivent les armateurs pour leurs bateaux détaillent le déroulement des voyages et le contenu des cargaisons. Si le commerce en droiture a un intérêt, notamment en raison de la durée plus courte des voyages, le commerce triangulaire permet davantage de gains et est traité comme tel dans les archives. Toutefois armateurs et capitaines pratiquent les deux. Gruel possède des navires qui font du commerce triangulaire et d autres en droiture. Et dans les années 1760, Jean- Baptiste Fautrel-Gaugy a commandé le Palmier en droiture et le Roy Guinguin en triangulaire. Dans ce dernier cas, le capitaine peut ajouter à son salaire une commission sur chaque esclave arrivé vivant à destination ou encore sur la vente des esclaves. Car c est la vente des esclaves qui conditionne la réussite de l entreprise pour les investisseurs. Bernard Guillet cite les propos du négociant de Guer, qui permettent d évaluer les bénéfices des campagnes de traite : «La vente de la moitié des Noirs couvre les frais de la mise hors et l autre moitié ne coûte rien ; de plus le fret du navire au retour et la valeur du navire sont suffisants pour payer le désarmement et les gages de l équipage». Considéré comme des marchandises, les esclaves apparaissent donc dans les archives selon leur valeur marchande. Tel contrat d assurance assure en 1790 la perte d un esclave, quel que soit son sexe et son âge, au prix de mille livres. Mais les clauses sont strictes et la mortalité durant le voyage n est pas assurée. En 1764, le Roy Guinguin commandé par Fautrel-Gaugy quitte les côtes africaines avec 372 captifs et n arrive à Cayenne qu avec 121 survivants. Dans les archives des armateurs négriers, de telles situations apparaissent comme le récit d échecs commerciaux. Cependant pour l historien c est aussi l indication, parmi d autres, de la dureté des conditions du voyage. Les esclaves sont attachés, pour les hommes, dans un entrepont de 1,40 mètre de haut. Olivier Pétré-Grenouilleau donne le nombre de 2,5 esclaves par tonneau de jauge (c est-à-dire pour 1,43 mètre carré). Entre conditions de voyage très difficiles et volonté de préserver la vie des esclaves considérés comme des marchandises, on atteint une mortalité d environ 13 % au XVIIIe siècle. Cette réalité des conditions de déportation apparaît aussi dans les actions menées par les esclaves pour fuir ce sort. Les contrats d assurance font la liste des problèmes possibles et du coup nous apprennent ce qui se passe le long des côtes africaines durant les quelques semaines de négociation : révoltes d esclaves, sur le bateau ou lors des transports en chaloupe, pillages et destructions de biens par les esclaves. Ces soulèvements ne sont finalement pas rares. En 1790, le négociant et armateur Dobrée ajoute une page à une de ses lettres à sa famille sur sa vie en temps de Révolution pour raconter qu un de ses navires, la Véronique, a connu une insurrection des esclaves et a été endommagé. Les esclaves se sont emparés du navire amarré près des côtés africaines alors qu une grande partie de l équipage était à terre. Ils ont conduit le bateau vers la côte et ils y ont mis le feu avant de s enfuir. Mais les fugitifs ne retrouvent pas pour autant leur liberté. Dans certains cas, ils sont repris par des esclavagistes africains qui les vendent à nouveau aux Européens. Les archives permettent enfin de faire un bilan chiffré du commerce des esclaves. Au XVIIIe siècle, les navires nantais ont assuré 40 % de l ensemble de la traite des esclaves 9

10 française. Sur expéditions négrières françaises, sont parties de Nantes. Cela représente environ esclaves déportés par les armateurs nantais au XVIIIe siècle. Toutefois si le transport des esclaves et les esclaves eux-mêmes restent à distance de Nantes, la séparation n est pas totale. Certains esclaves parviennent à Nantes. Des officiers de navires négriers, puis des armateurs ou des anciens colons, ramènent des esclaves avec eux à Nantes. Le phénomène est assez important pour que le roi statue à plusieurs reprises sur cette situation. Un édit en 1716 puis une déclaration royale en 1777 fixent des règles quant à l arrivée d esclaves en France. En 1716, le roi avait été informé que les colons envoient «quelques-uns de leurs esclaves» en France. Les esclaves devront donc être enregistrés et seront automatiquement affranchis s ils restent plus d une année en France. En 1777, le roi constate cette fois que le nombre d esclaves en France s est «tellement multiplié» que deux problèmes se posent. D abord la soustraction d une partie de la main d œuvre utile aux colonies. Ensuite le risque de voir rentrer plus tard dans les colonies des personnes apportant un esprit d indépendance et d indocilité. Cette fois l introduction d esclaves dans le royaume est interdite. Ceux qui voudraient avoir un esclave comme domestique durant leur traversée de retour des colonies devront le laisser en dépôt à l arrivée pour qu il soit ensuite remis dans le premier navire repartant vers les colonies. Mais dans la réalité, les négriers nantais ne respectent pas ces textes et une population africaine vit à Nantes que ce soit avec le statut d esclave ou avec celui de personne de couleur libre. En 1775, les registres paroissiaux indiquent qu une certaine Anne, mulâtresse et esclave achetée à Saint-Domingue par un négrier nantais, est enceinte d un quarteron appartenant à la même personne. La même année c est une certaine Marie-Catherine, mulâtresse et fille d esclave née de père inconnu à Saint-Domingue, qui est enceinte d un certain Pierre-Louis, mulâtre libre. Tous deux sont au service d une famille de la noblesse. C est encore telle servante de Paimbœuf qui est enceinte de Louis, noir libre originaire de Madagascar et également domestique à Paimbœuf. Au moment de la Révolution, cette population noire ou métisse est assez nombreuse pour que les hommes forment une section redoutée de la compagnie Marat, la section dite des hussards de Saint-Domingue ou hussards américains. Mais il s agit cette fois d hommes libres et citoyens. Comment en eston arrivé là? Les débats sur la traite des esclaves et l esclavage (voir les documents des ateliers 1 et 2, thème 5). Les débats sur la traite des esclaves sont peu nombreux avant le XVIIIe siècle. Mais le regard porté sur les noirs déportés puis forcés au travail évolue assez au cours du siècle pour qu en 1764 Jean Bellon demande : «Peut-on faire la traite en conscience?». Les philosophes des Lumières sont partagés, restent parfois nuancés, mais on trouve dans les écrits des plus célèbres d entre eux des arguments moraux importants contre l esclavage et la traite. A cette réflexion philosophique s ajoute également une argumentation économique où l on parle de coût du travail et de productivité. Une économie basée sur l esclavage coûte plus cher qu une économie basée sur le travail libre et donc l esclavage n est pas rentable. C est du moins ce qu essaye de démontrer un physiocrate, Dupont, dans 10

11 un livre paru en 1770 pour promouvoir l abolition de l esclavage. Mais Turgot ou les colons d Amérique ont peu de mal à montrer qu il a tort. Morale et économie vont donc de pair dans ces débats sur l esclavage de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Abolir l esclavage, n est-ce pas créer un groupe incapable de travailler car indolent de nature? N est-ce pas enlever toute force de travail à cette économie coloniale dont la France a besoin? Ou alors n est-ce pas transformer des esclaves en journaliers dont la situation en France est pire que l esclavage? Toutes ces questions sont alors posées. A Nantes, les négociants éclairés connaissent les idées émancipatrices des philosophes. Mais ils savent également les oublier et ne pas les défendre quand il s agit d esclavage. Ou alors ils les reformulent selon leur logique propre. L égalité entre les Hommes est ainsi comprise comme un objectif à atteindre pour eux-mêmes, la corporation des négriers, face à la noblesse et ses privilèges. De même quand en 1793 des colons de Saint-Domingue considérés comme contre-révolutionnaires partent se réfugier aux Etats-Unis. Ils écrivent alors à la municipalité nantaise pour dénoncer, par un retournement du vocabulaire, le fait d avoir été «arbitrairement déportés dans le continent américain». C est cependant la Révolution française qui va donner plus d acuité aux débats. Car cette fois il ne s agit plus d idées. L égalité entre les Hommes est inscrite dans un texte. A Nantes, les archives portent la trace de ces débats qui s intensifient. Quelle forme prennent-ils? Dès 1788 on constate un tournant. A Paris, la Société des Amis des Noirs est fondée sur le modèle londonien et montre l avancée des idées abolitionnistes. La Société défend toutefois une abolition progressive avec une compensation pour les colons. Au contraire, à Nantes, les cahiers de doléances des négociants défendent le maintien de la traite des esclaves. Les négriers ont cependant échoué à obtenir deux députés par ville portuaire du royaume aux états généraux, démarche dans laquelle Pétré-Grenouilleau voit le signe d une conscience corporatiste qui passe avant la défense des intérêts du tiers. De même les colons ont échoué à obtenir que des députés des colonies soient convoqués aux états généraux. Pourtant tous disposent à Paris de relais défendant leurs intérêts. Les négociants des villes portuaires ont réussi à obtenir la création d une assemblée de députés extraordinaires des manufactures et du commerce, dont le but est de défendre la traite des esclaves et le système de l exclusif. Les colons ont eux réussi à imposer la présence de leurs représentants à l Assemblée et ils ont créé le club Massiac dont l action vise à ce que les colonies restent à l écart des événements intérieurs du royaume et ne soient pas concernées par les textes votés à Paris mais vise aussi à s émanciper du système de l exclusif. Enfin une Société des libres de couleur a également été constituée, qui s ajoute aux Amis des Noirs, pour obtenir que les citoyens de couleur aient les mêmes droits que les citoyens blancs. La présence de députés abolitionnistes comme Grégoire ou Mirabeau à l Assemblée explique que la question de l esclavage y soit posée. En novembre 1789, un rapport sur le statut des colonies évoque l esclavage. En mars 1790 c est Mirabeau qui défend l abolition de l esclavage dans un discours où il compare les navires négriers à des cercueils flottants. Cela oblige les colons et les négociants, opposés sur la question de l exclusif, à s entendre. Au moment, en 1790, où des tensions apparaissent dans les colonies, la création d un Comité 11

12 des colonies à Paris puis d assemblées coloniales dans les colonies marquent la main-mise des colons et des négociants sur la politique coloniale. Ces derniers n arrivent toutefois pas à empêcher que l Assemblée nationale vote en 1791 l égalité civique aux mulâtres nés de parents libres. Mais l Assemblée n ira pas plus loin que cette mesure limitée. Pour le reste, c est-à-dire les mesures à prendre pour les personnes non-libres, elle s en remet aux assemblées coloniales. A Nantes on suit de près les débats parisiens sur ces questions. Le rapport sur les colonies du 12 novembre 1789 est connu par une lettre des députés extraordinaires des manufactures et du commerce datée du 18 novembre. On y décrit la crainte de voir voter une motion interdisant la traite des esclaves. Dès sa réception le Comité d Administration de la Ville de Nantes se réunit et rédige une lettre à l adresse de l Assemblée. En ces temps révolutionnaires, impossible de négliger les grands principes. Les Nantais commencent donc par écrire : «Ce genre de commerce, on en convient, peut paraître, sous certains rapports, contraire à l égalité que la nature établit entre tous les hommes». Mais c est pour ensuite se débarrasser de cette idée, en mettant en avant les intérêts économiques que les négociants représentent. L argumentation est simple. Le négoce négrier c est la richesse du royaume. L interdire c est mener le pays à la ruine. Cette rhétorique est ensuite reprise de lettre en lettre. Bientôt on y ajoutera les risques du chaos et de la violence dans les colonies. Du point de vue des Nantais, s opposer à la traite des esclaves est un acte contre la nation. Il faut dire que la Chambre de commerce nantaise a bénéficié en 1789 des conseils avisés de l avocat rennais et député Le Chapelier afin de mieux défendre ses intérêts auprès de l Assemblée nouvellement apparue. Pour défendre la traite, a-t-il expliqué, il faut la rattacher à des intérêts économiques plus vastes et montrer que l ensemble est utile, nécessaire pour la prospérité du royaume. Ces arguments, les Nantais ont donc l occasion de les utiliser de manière récurrente. En 1789 donc, puis à nouveau en août 1790, en s adressant une nouvelle fois à l Assemblée, et encore en février 1791, à travers une pétition, puis en mars 1792, avec l envoi cette fois d une députation comprenant des ouvriers du port à Paris. Deux événements, la révolte de Saint-Domingue et la guerre, vont clore non pas cette histoire mais cette séquence temporelle. A la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue comprend environ un demi-million d habitants : quelques dizaines de milliers de colons pour environ esclaves. Mais c est aussi une société esclavagiste plus complexe où des esclaves ont été affranchis, où des enfants sont nés métisses et où l on compte donc également quelques dizaines de milliers de personnes de couleur libres, qui malgré leur statut de libre ne sont pas les égaux des blancs. Dès 1790 des heurts avaient opposé les colons aux autorités issues de la Révolution, puis les colons aux libres de couleur. En 1791, les colons refusent d appliquer les mesures votées par l Assemblée alors que les attentes des libres de couleur sont fortes. Ces derniers se révoltent au début de l été, suivis par les esclaves en août Pour autant la première lettre de revendications des esclaves adressée à l assemblée coloniale ne revendique pas l abolition de l esclavage. Les esclaves révoltés dirigés par Toussaint Louverture demandent un jour de repos supplémentaire, l abolition du fouet et l affranchissement de 400 chefs. La nouvelle de cette révolte n arrive en France qu en octobre. Dans les villes portuaires on 12

13 s émeut et on organise l aide à la répression de l insurrection, qui est analysée comme le signe de la justesse des vues des milieux négriers. A Nantes on défend une position ferme pour reconquérir l île. La municipalité lance une pétition, une souscription et envoie une délégation au roi pour demander des renforts pour réduire la révolte. La souscription permet d acheminer aux colons des vêtements et des armes. Cependant, pour rétablir l ordre, la Convention proclame de son côté en avril 1792 l égalité entre blancs et libres de couleur. Deux commissaires, Sonthonax et Polverel, et membres de la garde nationale sont envoyés dans l île. Leurs relations avec les colons sont tendues et de nouvelles vagues de violence surviennent, cette fois entre colons et révolutionnaires. En 1793, les deux représentants de la République promettent la liberté à tout esclave qui les rejoindra pour lutter contre les colons considérés alors comme des contrerévolutionnaires. Dans la continuité de cette politique, Sonthonax et Polverel proclament à l été 1793 l abolition de l esclavage dans l île puis ils envoient trois députés à la Convention. De leur côté les colons commencent à quitter Saint-Domingue pour les Etats-Unis. C est le rapport que les trois députés de Saint-Domingue font à Paris qui amène la Convention à voter l abolition de l esclavage en février Parallèlement la guerre en Europe à partir de 1792 limite sérieusement le commerce atlantique. Les événements de Saint-Domingue s insèrent dans la lutte européenne qui oppose dans la région les Français aux Britanniques et aux Espagnols. En 1791, les esclaves qui se révoltent s allient aux Espagnols. En 1794 ce sont les colons qui n hésitent pas à s allier aux Britanniques pour vaincre les forces métropolitaines. Vaincus, ils sont arrêtés et envoyés en France. A leur arrivée ils sont à nouveau arrêtés. Après enquête, les colons sont soit considérés comme hostiles à la Révolution et punis, soit considérés comme révolutionnaires et dédommagés pour ce qu ils ont perdu dans la colonie. Dans ce contexte, les armateurs et négociants nantais ne pratiquent plus le négoce vers l Amérique. La guerre a mis fin pour quelques années, comme à d autres occasions au XVIIIe siècle, à leurs activités. Revenons pour finir au port de Nantes. Le XVIIIe siècle voit la création d un grand port sans cesse en extension et inséré dans les échanges coloniaux, ainsi que la constitution d un groupe de négociants sans cesse renouvelé et aux structures capitalistes. La ville est dynamique, ce dont témoignent la croissance démographique et l extension urbaine étudiées ici à travers trois quartiers représentatifs. Si la ville change d échelle, c est à nouveau en changeant d échelle que l on peut en comprendre les enjeux. On est passé par l échelle de l estuaire pour évoquer le système portuaire nantais, par l échelle nationale pour parler du rôle des décisions royales sur le commerce nantais et enfin par l échelle mondiale pour envisager les circuits d échanges et les liens commerciaux des Nantais. Car de véritables liens s instaurent. D abord sur les côtes africaines entre les capitaines des navires et les intermédiaires des marchands d esclaves africains. Puis entre les négociants et les colons, aux intérêts divergents mais aux relations étroites. Cela concerne les liens créés entre familles par les mariages. Cela concerne aussi la circulation d un groupe à l autre ou d un lieu à l autre, comme Gruel qui possède des intérêts à Nantes et des biens à Saint-Domingue. 13

14 Cela concerne encore les liens économiques, comme cette possibilité pour les colons de payer les esclaves qu ils achètent en plusieurs fois, ce qui maintient une interdépendance sur la longue durée. Finalement Nantes profite pleinement de la traite des esclaves et plus généralement du commerce international. Cette histoire de la traite des esclaves ne s arrête cependant pas à la fin du XVIIIe siècle. L arrivée de Napoléon Bonaparte au pouvoir conduit à reprendre temporairement l île de Saint-Domingue aux insurgés puis à rétablir l esclavage en Sa défaite en 1815 a pour conséquence cette fois l interdiction de la traite des esclaves, qui continue de manière illégale avant de décliner en raison des pressions britanniques. Il faut ensuite attendre 1848 pour que l esclavage soit interdit en France. Si l on fait le bilan de cette nouvelle période, on constate que Nantes a déporté environ esclaves au XIXe siècle et armé près de 70 % des navires négriers français après 1815, c est-à-dire quand la traite des esclaves était illégale. Une fois l esclavage interdit, il reste à trouver une nouvelle main-d œuvre pour travailler dans les plantations, sujet qui avait auparavant alimenté les réflexions de nombreux auteurs. On fera alors appel à une main-d œuvre étrangère libre qui s engage par contrat. L engagisme remplace donc l esclavagisme. Mais au milieu du XIXe siècle, on constate que seule 7 % de la main d œuvre venue d Afrique est véritablement libre. Les autres sont des esclaves rachetés en Afrique qui ont ensuite l obligation de travailler pour payer le prix de leur rachat. Finalement le système économique qui soustend l esclavagisme perdure et perdurent également ses méthodes. 14

15 Bibliographie : La bibliographie sur la traite atlantique et l esclavage est aujourd hui importante. Voici quelques propositions. En ligne : Site du Mémorial de l esclavage à Nantes : Le port de Nantes et la traite des esclaves : Dictionnaire de Nantes, Presses Universitaires de Rennes, 2013 : article «Fosse». Olivier Pétré-Grenouilleau, Nantes, histoire d une ville, Editions Palantines, Olivier Pétré-Grenouilleau, Nantes au temps de la traite des Noirs, Hachette, Françoise Lelièvre et Gilles Bienvenu, L île Feydeau, Inventaire général des monuments et des richesses de France, Jean Breteau, Barbechat, Nantes, Paimboeuf : sur les traces de la traite négrière, Editions des Anneaux de la mémoire, Bernard Guillet, La Marie-Séraphique, navire négrier, Mémo, Bernard Michon, Le port de Nantes au XVIIIe. Construction d une aire portuaire, PUR, Murielle Bouyer, Les marins de la Loire dans le commerce nantais au XVIIIe siècle, PUR, Ouvrages généraux sur la traite et l esclavage : Eric Saugera, Questions sur la traite et l esclavage des Noirs, Editions Cairn, Jean Meyer, Esclaves et négriers, Découvertes Gallimard, 2007 (dernière édition). Marcel Dorigny et Bernard Gainot, Atlas des esclavages de l Antiquité à nos jours, Autrement, Catherine Coquery-Vidrovitch et Eric Mesnard, Etre esclave, Afrique-Amériques, XVe- XIXe, La Découverte, Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d histoire globale, Gallimard, Olivier Pétré-Grenouilleau, Qu est-ce que l esclavage? Une histoire globale, Gallimard,