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1 L innovation technologique est-elle le seul moyen pour améliorer la performance opérationnelle des systèmes sur un champ de bataille? De l innovation technologique à l innovation de concept. L innovation technologique a souvent été considérée comme un enjeu stratégique dans les politiques de défense [1]. Elle permet à la fois de garantir l autonomie stratégique et l avantage concurrentiel dans les missions opérationnelles. Elle permet également de renouveler et de pérenniser des secteurs industriels et constitue un investissement dans l avenir. Cependant, l innovation technologique au sens européen du terme coûte cher car elle nécessite de développer des connaissances scientifiques de haut niveau. Un article de la tribune du 28 septembre 2012 [2] titrait : «Budget défense : la France désarme massivement». En effet, même si le budget de la défense est stabilisé en 2013 par rapport à 2012, il est très en-deçà de ce qui était prévu par la Loi de programmation militaire. Sur la période , le budget de la défense aura perdu près de 5 milliards d'euros. Près de 5,5 milliards de commandes prévues en 2012 et 2013 ont été décalées, dont près de 4,5 milliards sur les seules opérations d'armement. Ces décisions permettent de limiter les dépenses de l Etat, sans remettre en cause les contrats en cours. Les Armées recevront en 2013 de nombreux équipements comportant de nouvelles technologies, comme le missile AASM ou les équipements FÉLIN. Les activités de projection, de mobilité et de soutien ainsi que les missions de protection et de sauvegarde disposeront notamment des premiers nouveaux avions de transport A400M ainsi que du Mistral rénové. En 2013, le ministère de la défense continuera à investir dans l innovation technologique et consacrera 3,3 milliards d'euros à la R&D, augmentant de plus de 10% entre 2012 et 2013 les crédits destinés aux études amont. Dans un contexte de crise, il est essentiel de préserver les budgets R&D et d investir dans l innovation, pour garantir le maintien d un avantage concurrentiel durable d un pays. La réduction des budgets de défense ne doit pas être une variable d ajustement pour ne pas affaiblir le secteur français de l armement qui est un des fleurons de l industrie nationale. L innovation est donc un mal nécessaire. Or la France n a plus les moyens de ses ambitions militaires et doit trouver des solutions moins coûteuses. Est-ce que l innovation technologique est le seul moyen de répondre aux ambitions militaires de la France? Ne devrait-elle pas investir dans d autres formes d innovation, non technologiques, qui sont moins couteuses? Nous allons tenter de répondre à ces questions. L une des questions fondamentales conduit à se demander quels sont les objectifs de l innovation technologique. Il nous apparaît que son objectif principal est de répondre à un besoin opérationnel exprimé par les forces armées, dans le cadre de missions militaires. Dans un contexte multipolaire, les guerres dans les villes et les zones fortement urbanisées, où l accès est difficile, reviennent en force. Les missions militaires s y multiplient. L espace de combat se caractérise par un environnement de plus en plus complexe et incertain. Pour répondre aux besoins de protection de nos soldats dans ces environnements, les approches sont de plus en plus technologiques : développements de véhicules légers et mobiles, très protégés contre la menace de dispositifs explosifs improvisés, systèmes de «réseaux centré», amélioration de la vision et de l identification des objets de nuits, robotique capable de s adapter à des environnements changeants afin de préserver la vie des combattants et de faciliter leur connaissance de l environnement [3]. Ces approches sont possibles grâce à l évolution rapide des nouvelles technologies de l information et de la communication mais sont très couteuses. Elle nécessite un réseau dense et maillé de communication et

2 d information. Dans les combats asymétriques en zone urbaine par exemple, certains systèmes de hautes technologies sont souvent inefficaces, car il est extrêmement difficile d exprimer un besoin technique dans une situation de forte incertitude. Même si l innovation technologique permet d optimiser les moyens de combat et produit des effets sur le plan tactique et opératif, elle ne permet pas de réduire le champ de la surprise stratégique, notion extrêmement complexe mais toutefois centrale dans le livre blanc. Les stratèges mettent en place des jeux de plusieurs scénarios dans la préparation de missions, grâce aux technologies de l information, mais les opérationnels manquent toujours de critères, permettant de retenir celui qui permettra de prendre les décisions pertinentes. L innovation technologique ne permet pas de remplacer la décision humaine. Il faut également admettre que certains de nos adversaires ont reconnu la vulnérabilité des systèmes de communication et qu aucun système technologique n est infaillible. Les équipements de hautes technologies peuvent même parfois être un frein à l agilité de nos soldats. Le programme FELIN a notamment exigé des contraintes importantes de poids pour les fantassins. La numérisation du champ de bataille que ce soit dans les domaines terre, air, mer ou spatial est aujourd hui au cœur de multiples débats technologiques, stratégiques et politiques. Les progrès de l électronique et de l informatique ont engendré des systèmes de plus en plus complexes que les utilisateurs dominent de moins en moins bien. Les opérations militaires dans un terrain urbain exigent des capacités et de l'agilité spéciale pour conduire un combat rapproché dans des conditions fortement changeantes et défavorables. Les responsables tactiques ont besoin de posséder la capacité de s'adapter durant les opérations, de coordonner les actions des petites unités et d exécuter les ordres sur une plus large zone d engagement. L innovation technologique n est qu un des moyens pour obtenir cette capacité d adaptation. L innovation technologique apparaît ici comme le résultat de la capacité d une entité entreprise à choisir, acquérir, intégrer et utiliser de nouvelles technologies. Mais, comment choisir la bonne technologie pour les futurs systèmes alors que, par nature, le champ de bataille est complexe et incertain? Faut-il choisir des technologies qui s appliquent à des missions spécifiques ou bien des technologies flexibles, qui s adaptent au contexte de leur environnement? Une nouvelle technologie est habituellement soumise à l'expérimentation, à l'amélioration puis à l'essai. Le chemin entre l invention d une nouvelle technologie issue de la recherche fondamentale et un produit utilisable par un client est variable, parfois court et parfois extrêmement long. Certaines nouvelles technologies peuvent parfois même ne jamais voir le jour. Plusieurs générations de technologies peuvent se succéder au cours d un programme d armement. Par nature, un besoin est difficile à exprimer s il n a pas été expérimenté avant. Le point important dans l innovation technologique n est pas la nouvelle technologie en elle-même, mais l usage qui en est faite et si elle répond à un besoin opérationnel. Se pose alors la question : comment exprimer un besoin opérationnel clair dans un contexte complexe et incertain et le traduire en usage d une technologie pour les industries de la défense? Le problème reste entier. L usage initialement défini est souvent détourné par les utilisateurs au profit d un autre usage qui n avait pas été envisagé dans un scenario [4]. De plus, les nouvelles technologies sont souvent sur des trajectoires technologiques incrémentales qui peuvent soit augmenter, soit réduire le champ des possibles des applications des futurs produits. Les recherches en innovation mettent en évidence que peu de technologies de ruptures sont à l origine des innovations. Il existe deux natures de technologies, les technologies continues qui soutiennent l'amélioration de la performance technique des produits et les technologies de rupture qui perturbent et redéfinissent les trajectoires de performance technique des produits. Les nouvelles technologies générant des innovations de rupture peuvent parfois être simples,

3 comportant des composants disponibles immédiatement sur un marché. Le potentiel des nouvelles technologies est souvent difficile à chiffrer car peu d utilisateur les demandent et les entreprises de la défense n en voient en général pas l utilité, sans les confronter aux réalités des opérationnels sur le champ de bataille. De plus, le chiffre d affaires issu des nouvelles technologies est en général très faible dans les premières années et elles ne constituent pas par conséquent de réels relais de croissance à court terme pour les entreprises de la défense. De manière rationnelle, les entreprises favorisent toujours les projets correspondants à des technologies rentables. Le dilemme de l innovation est issu d une décision logique, de saine gestion, de privilégier les allocations de ressources les plus rentables pour pérenniser les activités de l entreprise. Autrement dit, une nouvelle technologie ne rencontre pas forcément une application opérationnelle. Au cours de son histoire, la DGA en lien avec les industriels de la défense a montré sa capacité d'innovation technologique et sa maîtrise de programmes complexes. L ancien ministre de la Défense, Gérard Longuet, a déclaré le 11 janvier dernier, devant la Commission Défense : «Le premier bilan du FELIN est positif. Il amène les combattants à rechercher les conditions les plus difficiles de combat afin d optimiser leur avantage. Ainsi, il permet la nuit une manœuvre beaucoup plus souple, une liaison immédiate entre les groupes de combat, une identification des points d appui beaucoup plus simple ; il est très bien maîtrisé par nos soldats». Il est indéniable que l innovation technologique permet d améliorer la performance opérationnelle sur un champ de bataille. Toutefois, l innovation technologique possède certaines limites quand elle est transposée sur un champ de bataille complexe et incertain. Se pose alors la question de savoir si l innovation technologique est la seule voie possible pour améliorer la performance opérationnelle? A cet égard, de nombreux rapports ont souligné l'intérêt de stimuler une innovation qui ne soit pas par principe fondée seulement sur la production de nouvelles technologies. Les fondements même de l innovation énoncent que celle-ci repose sur deux démarches indissociables en constante interaction, (1) le développement de connaissances nouvelles et (2) celui de concepts nouveaux. Or, par contraste avec les dispositifs de financement de la recherche, qui ont été progressivement perfectionnés en France, la capacité d'élaborer de nouveaux concepts de capacités militaires est demeurée relativement faible au sein des organismes institutionnels [5]. La réflexion sur de nouveaux concepts de systèmes est souvent fréquente. La phase de conception des futurs systèmes d armement est une étape critique dans la vie d un produit qui va conditionner l usage qui pourra en être fait. Les entreprises qui conçoivent des produits de hautes technologies sont souvent dans un modèle de conception réglé, qui peut inhiber l innovation de concept. Dans cette approche, la linéarité des outils de conception réglée est aujourd hui remise en cause par certaines écoles de pensées [6]. Il n est plus évident de spécifier les demandes fonctionnelles de l'objet à concevoir en l'absence d'objet préexistant ou en l'absence de client capable de formuler un besoin. Autrement dit, l expression de besoin n est plus «la porte d entrée de l innovation». La conception réglée repose avant tout sur une théorie de l optimisation, c est-à-dire de la rentabilité des projets d investissement des entreprises. La conception innovante, quant à elle, opère sur une proposition indécidable. Il s agit de spécifier non pas un besoin de l'objet, mais plutôt un «projecteur» ou une notion projective. La Théorie C-K (ou Concept-Knowledge Theory) constitue une réponse théorique pour fonder l activité de conception innovante. Formalisée à la suite de travaux empiriques, la théorie C-K de la conception a été esquissée par Hatchuel, puis consolidée et développée par des recherches ultérieures [7]. Une approche par une conception innovante permet de générer des concepts novateurs, sans forcément s appuyer sur de nouvelles technologies. L innovation de concept ne serait-il pas un moyen pour combler les lacunes laissées par l innovation technologique? L innovation purement technologique n a-t-elle pas montré ses limites dans des applications opérationnelles? Est-ce que

4 l innovation de concept ne permettrait-elle pas de résoudre ce problème? Nous allons regarder quelques exemples de programme d armement qui ont montré l efficacité de l innovation de concept. L exemple du programme Phoenix s appuie sur l innovation de concept. Ce programme est un ensemble d expérimentations de terrain dont la méthodologie s appuie sur la notion de «Concept Development and Experiment» (CD&E), consistant à caractériser, comprendre et évaluer rapidement la maturité de concepts opérationnels nouveaux ou optimisés. Le programme Phoenix cherche à répondre à la question cruciale : «Comment l information permet-elle la supériorité de la décision, tout en la maîtrisant?». Ce programme permet notamment de comprendre les limites des systèmes de communication et d information actuels, déployés et en cours de déploiement, vis à vis des gains capacitaires recherchés au niveau tactique. Le fait d accélérer la vitesse de l information et son partage permet d améliorer la visibilité de l information mais la vitesse décisionnelle, c'est-à-dire la capacité du commandement à prendre des décisions n augmente pas, elle est même réduite du fait d un grand nombre de données et de la pression cognitive en découlant. Ce programme illustre des concepts opérationnels représentant un intérêt d actualité notamment pour l Armée de Terre. L entreprise Sagem a piloté les éditions Phoenix 2007 et Phoenix 2008 aux côtés d autres industriels, comme Thales et MBDA [8]. Menées avec l administration Force et la Direction Générale de l Armement (DGA), ces expérimentations ont contribué à la mise en place d un processus CD&E à cycle court, ciblé sur les fonctions opérationnelles de niveau tactique GTIA (Groupement Tactique InterArmes) et en dessous. Les expérimentations de 2007 et 2008 ont montré un potentiel d innovation de concepts pouvant être mis rapidement en application au profit des Forces. Le programme Phoenix s inscrit dans une démarche innovante de co-construction de concepts opérationnels entre des industriels et l Armée de Terre. Cette démarche permet aussi bien de développer de nouveaux concepts que de remettre d anciens concepts au goût du jour. Ce programme a notamment permis remettre au goût du jour le concept de Blue Force Tracking et de Red Force Tracking, dont le besoin avait été identifié par la DGA dans les années 90. Ce concept cherche à répondre à trois questions de base à la préparation de mission pour les opérations qui interprètent les images de renseignement provenant des drones, (1) où sont les alliés?, (2) où est l'ennemi? (3) et où suis-je? Dans le cadre d utilisation de drones et d images de renseignements, les interprètes image ont besoin d avoir la réponse à ces trois questions. Même si les positions alliées sont connues à l'avance, il est parfois très difficile de les obtenir pour des raisons purement techniques. Il est donc très difficile pour l'interprète-image de sécuriser les forces amies déployées en zone hostile. Pour une compréhension totale de la situation sur le terrain et afin de protéger et renseigner les forces présentes sur le terrain, l'interprète-image doit donc connaître chaque position alliée. Le concept de Blue Force et Red Force Tracking est de fournir une image commune de l emplacement des forces amies et ennemies sur le champ de bataille, la couleur bleue symbolise les forces amies alors que la couleur rouge symbolise les forces ennemies. Le concept de Blue Force et Red Force Tracking ne comporte pas de nouvelles technologies et se compose simplement d'un ordinateur équipé d'une antenne GPS et d'un système de transmission. Il affiche l'emplacement de l'hôte (fantassin ou véhicules sur le champ de bataille) sur l'écran de l'ordinateur et sur un fond cartographique ou satellite. Le réseau des ordinateurs entre eux permet ainsi d'afficher les autres plates-formes avec leur emplacement respectif (amis en bleu et ennemis en rouge) offrant une excellente vision du champ de bataille à l'utilisateur. L avantage de ce nouveau concept est important dans le cadre des combats en milieux urbains. Les systèmes terrestres sont de plus en plus confrontés au combat en terrain ouvert, difficile d accès. Or les spécialistes s accordent à reconnaître que le combat urbain est extrêmement difficile, voire impossible à gagner sans l utilisation extrême

5 de la violence. De très nombreuses recherches essayent de trouver une parade technologique face aux nouvelles menaces rencontrées mais en vain. Le concept Blue Force et Red Force Tracking est un concept basé sur une technologique existante, dont la performance technique a déjà été éprouvée et qui permet de résoudre ce problème sur le champ de bataille. La DARPA a également bien compris l importance de développer les innovations de concept pour améliorer la performance opérationnelle. En février 2011, la DARPA a lancé des projets de challenge pour développer de nouveaux concepts de produits et a notamment lancé le challenge XC2V pour la conception d un véhicule expérimental de support au combat (reconnaissance et évacuation) [9]. L'objectif était de créer un véhicule rapide, léger et très performant, capable de s'adapter à plusieurs missions sur le terrain. Plus de 150 propositions de concepts ont été reçues et validées par la DARPA. A travers cette réflexion, l innovation de concept nous apparaît comme un investissement complémentaire à l innovation technologique. L innovation de concept est un processus au cœur des notions de stratégie, d organisation et de tactique. L art de la guerre implique naturellement des avancées conceptuelles et induisent par conséquent des adaptations organisationnelles. En effet, à partir de technologies déjà existantes et donc avec des coûts maitrisés, ne serait-il pas possible de projeter les imaginaires de nos forces armées vers de nouveaux concepts de systèmes de défense? L innovation de concept ouvre donc des voies importantes pour l avenir des systèmes de défense, dans un contexte de réduction de dépenses militaires. Cela revoit à la question : «existe-t-il des formes ou des démarches organisationnelles qui permettent de favoriser l innovation de concept?». Parmi les grands organismes qui composent le ministère de la Défense, la DGA est sans doute celui dont la vocation première est la plus orientée vers les transformations à long terme. La DGA se doit d assurer les conditions de pérennité d un outil industriel et de compétences scientifiques indispensables à la maîtrise durable des capacités essentielles. L idée de plus orienter l innovation du secteur de la défense vers l innovation de concept nécessiterait une profonde adaptation des compétences et des modes de fonctionnement de la DGA. Il faudrait par exemple développer des compétences en management de la créativité et mener des recherches plus étendues sur les comportements créatifs ainsi que sur les usages des produits militaires. Autrement dit, cela nécessiterait de transformer la DGA d une organisation de forme bureaucratique à une forme adhocratique, chère à Mintzberg. Ce grand organisme était-il encore capable de tels bouleversements culturels? N est-il pas nécessaire d impulsions du ministère de la défense pour favoriser l innovation de concept? Seule une autorité supérieure peut mettre en place un mécanisme d allocation de ressources pour favoriser un changement culturel. [1] Versailles, Mérindol & Cardot, La recherche et la technologie, enjeux de puissance, Economica, 2003 [2] Cabriol (2012). «Budget défense : la France désarme massivement», La tribune, 28 septembre 2012 [3] Michel Asencio, Numérisation et robotisation du champ de bataille - Le combat aéroterrestre du futur, Fondation pour la Recherche Stratégique, [4] Von Hippel (1985), The Sources of Innovation, Oxford University Press, Oxford, [5] Ce constat est issu d un rapport de réflexions du CGARM [6] Le Centre de Gestion des Mines de Paris (CGS) et le Centre de Recherche en Gestion de l école Polytechnique (CRG) sont à l origine de nombreux travaux sur la conception réglée et la conception innovante

6 [7] Hatchuel & Weil (2002). «La théorie C-K : Fondements et usages d une théorie unifiée de la conception». Colloque Sciences de la conception [8] voir site internet [9] Maniak & Depeyre (2011). «État des pratiques sur les plateaux d innovation ouverte». Rapport réalisé dans le cadre des travaux de compréhension de l innovation par le CGARM