Isabelle Cadio. Pierrot triste

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Marie-Josèphe Cloutier
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1 Isabelle Cadio Pierrot triste

3 J arrive à Saint-Brieuc. J ai cinq ans. Ma mère prend un poste de directrice d école maternelle, l école Balzac. Première journée d école, c est la rentrée, j entre dans la classe de grande section. Mon institutrice, c est maman. Je suis habillée comme un sou neuf, j ai des chaussures vernies et noires, j ai mal aux pieds. Je déteste les chaussures qui font mal aux pieds. J entre dans l école avec ma mère. Il est trop tôt. Une de ses trois autres collègues est déjà là. C est Michèle. Elle est drôlement bronzée je trouve! Ma mère m explique qu elle est antillaise et que là-bas, les gens sont colorés. J avais déjà vu un noir, une fois, dans le village. Pour cette seconde fois, 3

4 ma surprise est moins grande. Ma mère et cette femme se mettent à discuter ensemble tandis que moi, j aperçois au fond de la grande salle de jeux, une baie vitrée ouverte qui donne sur la cour. Là, il y a un grand bac à sable et au milieu, je vois un petit garçon aux cheveux frisés, en train de taper dans le sable avec une pelle rouge en plastique. J ai envie d y aller moi aussi. J hésite. Après tout, je ne le connais pas, moi, ce garçon. Je me décide enfin. Je me tiens debout devant l inconnu assis dans le sable et il lève la tête vers moi, plonge ses yeux noirs sur moi et me dit : «tu es qui toi?». Je lui réponds : «eh bien! Isabelle! Et toi? Tu t appelles comment?». Il ne me répond pas, il hoche juste de la tête et recommence à taper le pâté de sable avec sa pelle. Il n a pas l air vraiment commode. Alors je m assois en face de lui et je l aide à remplir son seau en 4

5 prenant le sable au creux de mes mains. Ça lui plaît. Il me prête sa pelle et me dit : «il y a plein de pelles dans une caisse dans la salle de jeux mais c est celle là la mieux, elle est rouge». Je lui demande où est sa mère et pourquoi il est là tout seul? Et là, j apprends qu il est le fils de la dame colorée de tout à l heure. Tout s explique. Nous sommes donc des compatriotes de l école. Ça me rassure. Il est plus grand que moi, plus fort que moi et il tape fort avec une pelle, ça me convient bien. Je ne le quitte pas de la journée, il est mon sauveur de la rentrée. A la fin de la journée, après la classe, sa mère l appelle : «Jean! On va y aller maintenant, dépêches-toi un peu!». Il s appelle donc Jean et sa mère a l air bien pressée car elle le bouscule. Je n aime pas qu on me bouscule moi. Je me décide à lui faire un bisou sur la joue pour lui dire bonsoir et je ne comprends 5

6 pas pourquoi il s essuie la joue comme si je venais de lui cracher dessus. Je suis vexée, je ne l embrasserai plus, ça c est juré! C est notre première rencontre, première journée d école ensemble et nous sommes loin de savoir que nous allons partager les mêmes bancs jusqu en troisième et partager aussi nos vies respectives. Si j avais su, d ailleurs, je lui aurais flanqué un coup de pelle sur la tête pour avoir osé s essuyer la joue après mon bisou inoffensif! Quelques temps plus tard, j apprends que Jean a deux frères : Patrick et Matthieu. Je le sais parce que maman est devenue amie avec Michèle et l a invitée à dîner à la maison, avec son mari, Michel et ses trois fils. Ça m avait fait rire lorsque je l avais entendue dire à mon père : «j ai invité Michèle et Michel à dîner» Mon père s appelant Robert, 6

7 pourquoi ma mère ne s appelait-elle donc pas Roberte? Je m interroge mais tout compte fait je trouve que Robert et Ginette, ça va très bien ensemble aussi. Un samedi soir, environ trois mois après la rentrée, la famille Martin déboule chez nous. Je dis «déboule» parce que c est vraiment l impression que j ai eue ce soir-là. C est que les trois fils à la fois, c est un vrai débarquement de soldats prêts à aller au front avant d en avoir eu l ordre. On sonne. C est eux. Moi, comme à mon habitude, je me planque derrière ma mère lorsqu elle ouvre la porte. C est plus sûr et j ai le temps de cerner l ennemi avant qu il ne se jette sur moi. La première tête que j aperçois, c est celle de Jean. Il est devant, c est lui qui a eu l honneur de jouer avec la sonnette. J ai su après que c était une passion chez lui, faire retentir les sonnettes des voisins mais surtout 7

8 quand il pouvait se carapater avant qu ils n ouvrent! En second, c est Patrick et Matthieu, côte à côte, droits comme des piquets mais en eux, je vois bien qu ils sont loin d être droits! Leurs yeux pétillent et sont remplis de polissonneries. Je vais avoir du fil à retordre même si, moi, je suis spécialiste dans l art de faire ce qui est interdit. Ils ont l air encore plus forts que moi. Ça me flanque les trouilles même. Comment cela peut-il être possible qu on soit plus canaille que moi? La dernière rangée, ce sont leurs parents. Leur mère tient un bouquet de fleurs et leur père, une bouteille de vin. Et moi? Je préfèrerais bien des bonbons moi! Mince alors. Mon frère, lui, est resté dans le salon, en situation de replis et de grande défense. Il sait que trois gaillards arrivent et il ne les connaît pas encore. Je sais qu il a un œil au coin du couloir pour scruter 8

9 l horizon incertain et pour commencer à l appréhender. Ma mère les fait entrer au son de mille politesses : «mais entrez donc, ne restez pas sur le seuil, faîtes comme chez vous, donnez-moi vos manteaux, ne vous embêtez pas à vous essuyer les pieds, c est du carrelage ça ne nettoie vite fait». Et moi je me dis : «et voilà! Et à moi, on dit de mettre mes chaussons sinon c est moi qui passerai la serpillière!». C est toujours comme ça, les invités ont le droit de tout faire. Je me suis dit que la prochaine fois que je serai invitée quelque part, ce sera hors de question que je quitte mes chaussures ou que je les frotte sur un paillasson. Normal. Ils traversent le couloir de l entrée et je vois se dessiner alors des traces de pas, de la bonne boue du jardin et je jubile intensément en me disant que c est bien fait et que ce n est pas moi qui sortirai la serpillière demain. Ça, pas 9

10 question, moi, j ai mes chaussons, je suis en règle. Tout le monde passe à table. Nous, les enfants, nous sommes tous ensemble et je me rends compte que je suis la seule fille dans le groupe. J ai peur au début, je me dit : «ça y est, ils ne vont pas vouloir de moi parce que je suis une fille et je vais rester dans mon coin». Mais je ne dois pas être une fille comme les autres parce qu ils m adoptent aussitôt et l entente parfaite commence à se profiler. Je les aime bien. Ils ont l air de bien m aimer, moi et mon frère, je crois qu on va bien rigoler. C est le début du repas, on s observe, on se tient à peu près bien, on sourit poliment, on regarde dans notre assiette par timidité. Puis les langues se délient un peu. Les yeux fusent de part et d autre et comme ni les uns ni les autres nous ne sommes des anges chéris à sa maman, on commence 10

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