MOÏSE ET L'IDÉE DE PEUPLE DE BRUNO KARSENTI Charles Boyer
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- Élisabeth Laroche
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1 Powered by TCPDF ( MOÏSE ET L'IDÉE DE PEUPLE DE BRUNO KARSENTI Charles Boyer Vrin «Le Philosophoire» 2014/2 n 42 pages 73 à 78 ISSN ISBN Article disponible en ligne à l'adresse : citer cet article : Charles Boyer, «Moïse et l'idée de peuple de Bruno Karsenti», Le Philosophoire 2014/2 (n 42), p DOI /phoir Distribution électronique Cairn.info pour Vrin. Vrin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
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3 Moïse et l idée de peuple de Bruno Karsenti Charles Boyer Bruno Karsenti, Moïse et l idée de peuple. La vérité historique selon Freud, Paris, Le Cerf, L originalité de Bruno Karsenti est de relire L homme Moïse 1 à la lumière de la figure du législateur chez Rousseau, figure qui apparaît au chapitre 7 du livre II du Contrat social 2. Chapitre difficile, problématique, dans lequel Rousseau affirme d emblée que «pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent, il faudrait une intelligence supérieure ( ) Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes». Et de décrire cet «homme extraordinaire» qui doit changer la nature humaine pour faire de l homme un être social et politique comme celui qui «commande aux hommes» et non aux lois. Et de citer l exemple du législateur de Sparte qui, pour donner «des lois à sa patrie, ( ) commença par abdiquer la royauté». De plus, Rousseau insiste aussi sur le fait que le législateur «ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement» doit employer «une autorité d un autre ordre» à savoir celle du Ciel et des dieux, à condition toutefois qu il ne soit pas un imposteur, pour pouvoir former des liens durables. Il donne, pour finir, en exemple «la loi judaïque toujours subsistante, celle de l enfant d Ismaël qui depuis dix siècles régit la moitié 1. S. Freud, L homme Moïse et la religion monothéiste, trad. fr. C. Heim, Paris, Gallimard, J.-J. Rousseau, Du contrat social, Live II, chap. VII, Paris, Gallimard, 2001.
4 76 Charles Boyer du monde». Pour ajouter : «Il ne faut pas de tout ceci conclure ( ) que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais que dans l origine des nations l une sert d instrument à l autre» (nous soulignons) 3. Cette dernière partie de la phrase de Rousseau nous semble justifier le travail de Bruno Karsenti. Il s en explique d ailleurs longuement en introduction de sa lecture du texte freudien, lecture qui fait de Moïse un «fondateur de peuple» : «Les juifs sont juifs en Moïse, qui ne l était pas». La question est dès lors, écrit-il, de «définir ce qui fait qu un peuple est un peuple.» D où le recours au législateur de Rousseau dont il s efforce de montrer l enjeu chez Rousseau lui-même, c est-à-dire en définitive la question des mœurs, des coutumes, de l opinion 4. C est pourquoi, ce qui est en jeu, c est la «coappartenance entre mœurs et loi» et «le législateur est un faiseur de culture politique, structurellement inconsciente.» Et d ajouter (p. 30) : «C est sur ce procès de fabrication que l on voudrait ici faire porter l analyse». D où, l intérêt pour la figure du législateur Moïse qui, chez Freud, est double : un grand Egyptien et un prêtre madianite 5. On a donc un mélange de réalité et de fiction qui s inscrit dans une tradition. Mais, Karsenti précise que, pour Freud, c est «la question proprement politique de la tradition» qui l intéresse car la révélation biblique contient «la vérité historique» du peuple juif ; ce que l auteur considère comme «l invention conceptuelle majeure du Moïse». Or, Freud ne donne pas une définition claire et nette de ce qu il entend par «vérité historique» qu il distingue seulement de la «vérité matérielle». À la fin du troisième essai, il met l accent sur la tradition, la répétition, le retour du refoulé. En effet, écrit-il, Moïse a façonné 3. Sur la relation religion-politique chez Rousseau, cf. Ghislain Waterlot (éd.), La théologie politique de Rousseau, Rennes, P.U.R., Cf. au livre II, chapitre XII, op. cit., Rousseau écrit que la plus importante des lois est celle qui se grave «dans les cœurs des citoyens ; qui fait la véritable constitution de l État ( ) conserve un peuple dans l esprit de son institution ( ) Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l opinion ; partie inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes les autres [lois] : partie dont le grand législateur s occupe en secret, tandis qu il paraît se borner à des règlements particuliers qui ne sont que le cintre de la voûte, dont les mœurs, plus lentes à naitre, forment enfin l inébranlable clef» (nous soulignons). Sur ce point cf. l introduction de Bruno Bernardi dans cet ouvrage ainsi que son article «Rousseau, une autocritique des Lumières», Esprit, Aout-septembre De Madian (personnage biblique, un des fils d Abraham), peuple nomade d Arabie du Nord.
5 Moïse et l idée de peuple de Bruno Karsenti 77 le caractère particulier du peuple juif en lui donnant une religion, qui n a produit ses effets «qu au moment où elle est devenue tradition». Donc la religion de Moïse, d abord rejetée, oubliée, «fit sa percée en tant que tradition». Mais l idée du dieu unique ranimait l expérience «des temps primitifs de la famille humaine», expérience qui «avait laissé certaines traces durables, comparables à une tradition, dans l âme humaine.» Freud fait là référence à Totem et tabou 6, au meurtre du père de la horde primitive, à cet «héritage archaïque» et donc à la transmission des caractères acquis aux descendants à la manière de Lamarck. L idée d un grand dieu unique, poursuit-il, doit alors être considérée «comme un souvenir certes déformé mais tout à fait justifié.» En tant que déformée, on peut donc parler d «illusion» 7, mais qui n en est pas moins une «vérité» car «elle amène le retour de ce qui est passé» 8. Bruno Karsenti considère néanmoins qu à la différence de Totem et tabou, le Moïse ne parle que de politique et «la réflexion freudienne sur l inconscient politique ne se déduit pas en ligne droite de ses hypothèses sociologiques et ethnologiques, ni de ses réflexions sur la religion en général. Elle procède de l analyse du monothéisme, c est-àdire, d une invention juive». Par là, il s oppose à l étude Le Moïse de Freud de l historien Yosef Hayim Yerushalmi 9 pour qui «le psycholamarckisme de Freud n est ni accessoire ni une lubie passagère» et il ajoute que «son lamarckisme n est nulle part aussi frappant ni aussi radical que dans le Moïse» car «ce postulat, insiste-t-il [Freud], lui est indispensable pour opérer le passage de la psychologie individuelle à la psychologie collective.» Et de conclure en affirmant que l ouvrage de Freud est «une contre-théologie de l histoire où la chaine de la répétition inconsciente vient se substituer à la chaine de la tradition». Ainsi Bruno Karsenti postule que «le scénario de Totem et tabou, bien qu indispensable à l écriture du Moïse, est en fait distinct du scénario du Moïse, et que cette distinction est la clef du problème» 10. D ailleurs, ce chapitre V, nous semble déterminant pour comprendre 6. S. Freud, Totem et tabou, trad. fr. D. Tassel, Paris, Points, Déjà dans L avenir d une illusion, VIII, p. 60, trad. fr; M. Bonaparte, Paris, P.U.F., 1971, Freud écrivait que «ce père primitif fut le prototype de dieu, le modèle d après lequel les générations ultérieures ont formé la figure divine.» Et d en conclure : «Ainsi la doctrine religieuse nous dit la vérité historique, bien que sous une forme transformée et déguisée ; notre exposé rationnel au contraire la dément» (nous soulignons). 8. S. Freud, L homme Moïse, op. cit., p Yosef Hayim Yerushalmi, Le Moïse de Freud, Paris, Gallimard, 2011, p Op. cit. Début du chapitre V, p. 146.
6 78 Charles Boyer son point de vue. En effet, il y écrit : si «Totem et tabou est un texte d anthropologie psychanalytique, de théorie de la culture», on ne peut en tirer un «point de vue sur l histoire occidentale selon son axe théologico-politique, comme on est enclin à le dégager du Moïse». Ce qu il explicite ensuite pour mettre l accent sur l originalité du judaïsme, qui ne s inscrit pas, pour lui, dans la lignée de Totem et tabou mais part de «Moïse lui-même», non pas d une «incorporation» mais d une «identification», ce qui «rend l historicité d un peuple possible», sa «durabilité» grâce à un «degré supérieur de spiritualité» (ce qui fait l objet du chapitre vi). C est pourquoi, la «vérité historique», c està-dire «la vérité comme retour du passé, la vérité comme retour de ce qui s est passé», s exprime de façon différente pour la Grèce, le judaïsme et le christianisme avec qui, conclut-il, «la dominante totémique reprend ses droits» après le passage par «l idée de peuple élu, comme composé théologico-politique original». Sans entrer dans le détail de l étude de Bruno Karsenti, sa lecture savante du Moïse de Freud, est fort agréable et intéressante à lire. Il nous paraît qu il force un peu le texte freudien, mais sans le dénaturer pour autant. En effet, Freud écrit à la fin de son ouvrage, que son «étude a peut-être jeté quelque lumière sur la question de la manière dont le peuple juif a acquis les qualités particulières qui le caractérisent». Se reprochant seulement d avoir «moins bien élucidé ( ) le problème de la raison pour laquelle les Juifs ont pu conserver leur individualité jusqu à aujourd hui» Op. cit. p. 243.
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