À MÊME LA PEAU UN DIPTYQUE D ANNE SAVELLI

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Bruno Émond
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1 À MÊME LA PEAU UN DIPTYQUE D ANNE SAVELLI

3 TOUT CONTRE

5 d ici là il y aura eu ce corps-ci, ce corps-là, ce corps approché, revêtu, supposé, approché, donc, embrassé et serré, supposé donc, pas le temps de le voir de le laisser venir que déjà enserré, donc, entrelacés les doigts le manteau les vêtements qui encombrent et protègent, font ce corps approché, le détourent, le cernent, dense et pris comme tel et pourtant inconnus ce corps-ci ce corps-là et la peau, donc, peau que ne connaissent pas ce corps-ci ce corpslà, ne connaîtront jamais ou peut-être bientôt, très très bientôt peut-être, comment est-elle la peau entrelacer les doigts parce que se séparer un très petit instant un seul de ces instants à cet instant précis, parce que se délaisser un seul petit instant il n en est pas question à cet instant de pause, suspension dans l espace, ce corps-ci, ce corps-là 9

6 changent de position, enserrés autrement à cet instant précis et cernés par la foule qui elle ne veut rien, ne veut rien que de l air, ne veut rien de serré, les deux corps à l instant entrelacés se tiennent, donc, seraient prêts de tomber si la foule ne les, ne les tenaient ensemble tout un chacun se presse, se comprime, s entraîne tandis que les vêtements épaississent et inventent des courbes et des creux que les deux corps serrés ne font que supposer, donc, tandis que des manteaux, des pulls sous les manteaux, des écharpes, des bonnets ce corps-ci ce corps-là voient surgir des cheveux une bouche et des doigts, enlacés, hésitants, hésitants et sûrs d eux, ce corps-ci ce corps-là ne pensent qu à s approcher, s approcher, s approcher, laisser l air pour les autres, leur laisser tout l espace, et tandis que la foule espère la station, veut quitter le tunnel, dans la foule qui se fend, dans ce corps tendu que la 10

7 foule fait naître pour créer le mouvement vers la porte de sortie ce corps-ci ce corps-là bouche et cheveux mêlés anticipent déjà toute séparation voici la porte ouverte sur le quai dont la foule, il y a foule sur le quai, dont la foule se presse pour entrer dans le wagon quand la foule du wagon s échappe vers le quai, donc, et la foule du quai entraîne ce corps-ci quand ce corps-là y reste, dans le grand corps compact de la foule du wagon qui suffoque sans air, dans ce grand corps compact ce corps-ci son manteau et ses pulls et son sac, ce corps-ci se détache et fuit pour que ce corps, ce corps-là pris au corps, pris dans le corps des foules ne s en démêle pas, il vaut mieux trancher net, ne s en déprenne pas, donc, reste seul et sans air tandis que ce corpsci, seul et sans air de même, s en va s en souvenir dans un autre wagon 11

8 d ici là, ce corps-ci commence à regarder, à voir ce corps-là, ce corps-là au travail, ce corps-là concentré et qui se déconcentre quand ce corps-ci regarde et ce corps-ci admire et ce corps-ci poursuit le travail du regard détaille le visage les cheveux et l air las cet air concentré qu il ne faut pas troubler et ce corps-là le sait et secrètement l aime ce regard qui le gêne parfois lève les yeux sourit et recommence ce corps-là aimerait se lever et serrer ce corps-ci dans ses bras mais il faut travailler ne rien dire avancer ce corps-ci le sait bien et travaille de même les deux corps face à face ont des pensées semblables et dans l air de la pièce leurs corps dédoublés commencent à s enlacer tandis qu ils continuent comme si de rien n était comme si l autre n était 12

9 pas, là, dans la pièce en face comme si entre eux le trouble ne troublait rien du tout ne troublait rien jamais comme si entre eux ce trouble ne naissait pas sans cesse ce corps-ci se déplace pour ne plus que son œil gêne le corps au travail de ce corps-là qui œuvre, a une tâche à finir, un problème à résoudre que ce corps-ci ignore, ne s imagine pas, ce corps-ci à la vitre regarde le paysage ce corps-là paysage ce corps-là invisible est plus présent encore à ne pas l observer ce corps-ci à son tour se fixe sur des lignes, des problèmes à résoudre tandis que ce corps-là répond au téléphone oui ce corps-là se met brusquement à parler rappelle quelques chiffres et raccroche bien vite ce corps-là se fatigue s agace et donc soupire ce corps-ci sait très bien que le soupir est loin ne le concerne pas 13

10 et ce corps-ci regarde ce corps-là qui se penche, l observe de profil et l admire et le veut et le veut dans ses bras plus près que ça encore mais ce n est pas le lieu ce n est pas le moment il ne faut y songer songent les deux corps ensemble songe peut-être seulement ce corps-ci qui en rêve ce corps-là reprend corps il soupire à nouveau la tâche est difficile ce n est pas le moment le moment est trivial plat comme le plat de la main mais ce corps-ci s en fout il désire quand même la main est une caresse trop tard le téléphone à nouveau va sonner et ce corps-là s agace alors va faire un tour ce corps-ci prend sa place et travaille de même tout autour la ville se transforme en chantier 14

11 ce corps-ci ce corps-là pas vus depuis longtemps depuis longtemps se parlent sans pouvoir se toucher, se parlent non s écrivent, qu est-ce que ça change au juste quand il n y a plus la voix quand il n y a plus le corps le regard la peau quand il n y a plus le grain le parfum ni le souffle que seuls les mots comptent? ce corps-ci ce corps-là sont dans la même ville, sont à des kilomètres, sont chacun dans son île peu importe où ils sont ils ne sont pas ensemble et ils comptent les jours les heures les kilomètres jusqu au point de jonction, le lieu ne bouge pas mais eux secrètement, ce corps-ci ce corps-là, avancent jusqu à lui même sans avancer, même à prendre du champ, reculer, s éloigner, oui même en s éloignant approchent secrètement, oui eux secrètement sont 15

12 dans ce lieu sans nom qui est peut-être un quai, un couloir ou un lit, ou un lit de rivière, le ciel s il est changeant et qu il change pour l un pour l autre également, oui voilà que le lieu c est le ciel d un lit qui les protégerait voilà donc ce qu ils rêvent chacun de son côté chacun dans son quartier, sa ville, son pays, le rêvent et se l écrivent, peu importe que ce soit un rêve dit commun peu importe ce qui compte s est glissé dans leurs phrases ce qu ils rêvent prend corps à l instant les voilà la tête sous un ciel on ne sait plus lequel on ne sait où ils sont on ne sait pas comment ils se sont retrouvés et collés l un à l autre ils ne le diront pas ce corps-ci ce corps-là commencent à se connaître se sont touchés serrés embrassés et étreints on ne sait tant de fois ou très peu on ne sait n en ont jamais 16

13 assez continuent d en rêver c est de ne pas se voir de ne pas se toucher peut-être comment savoir ce corps-ci se rapproche ce corps-là se rapproche c est très simple à présent la main de ce corps-ci les reins de ce corps-là faut-il faire un dessin s explorer s enchanter ne se raconte pas, ce corps-ci ce corps-là n ont rien de plus à dire de s être rapprochés ou ont tant à se dire comment le deviner, quant aux mots ceux qui glissent entre leurs deux corps nus quand la peau nue de l autre devient le ciel le lit, ce qu ils se disent est tu, répété à l envi chacun peut projeter le discours de son choix cela ne change rien à ce qui est entre eux, naît et se renouvelle, ces mots un chant un cri les murmures qu on suppose tous ces mots-là entre eux on peut les inventer les écrire à leur place cela ne change rien entre leurs deux corps nus oui tout se renouvelle 17

14 ce corps-ci ce corps-là vingt doigts qui se promènent échappent à tout contrôle 18

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