SCENE 2 de CIEL, MON URNE!

Transcription

1 SCENE 2 de CIEL, MON URNE! JEAN BERTHIER COMEDIE Dépôt SACD

2 CIEL, MON URNE! JEAN BERTHIER SCENE 2 On entend une sonnerie dans le loft vide. sort de sa chambre, traverse la pièce et se dirige vers la porte d entrée. Elle l ouvre., habillée à la mode indienne, une lourde valise à la main, un gros sac sur le dos, entre en trombe dans le loft, sans saluer Blandine. Elle jette ses affaires au milieu de la pièce. J en ai déjà marre de la France! Marre! Ils m ont gardé une heure au Service de sécurité de l aéroport! Comme si j étais un terroriste! Après dix-huit mois de déstress et de pratique du yoga! Jean-Luc n est pas avec toi? Regarde comme je suis bouillante. (Elle saisit la main de Blandine qu elle pose sur son front.) Hein? (Blandine n a pas l air très convaincue.) Mon travail spirituel de dix-huit mois est totalement annulé! Ne pense pas ça, Annabella! (prenant Annabella dans ses bras) (s écartant de Blandine) Je l ai senti dès que je suis montée dans le taxi. Tu connais l enfer? Non Les embouteillages, la pluie, la solitude Jean-Luc n était pas avec toi?

3 et la nuque grasse et poilue du chauffeur de taxi que je fixais pour détourner mon regard du compteur où le prix grimpait à toute allure. Avec le prix du trajet, j aurais pu manger en Inde pendant deux mois! Quel gâchis! (Un temps bref.) Tu permets que je pleure? Mais n hésite pas Elle essaie de pleurer, sans y parvenir. Je peux pas Essaie encore. Ça te fera du bien. Je ne peux pas. C est le stress Pleure, ça te détressera. Impossible. Pour pleurer, il faut être un minimum déjà déstressée Essaie encore. (énervée) Qu est-ce que tu crois que je fais? Excuse-moi. Ça va peut-être venir Tu te sentiras mieux après. Oui.

4 Pleure Oui Ça me ferait tellement plaisir Ça vient Oui, doucement, pleure, Annabella explose alors en des pleurs violentes qui font un peu peur à Blandine. Le visage d Annabella est exagérément grimaçant, la bouche aussi ouverte que si elle allait pousser un cri. Cela dure un moment, puis cesse, d un coup. Elle sèche ses larmes. (après un temps) Tu n aurais pas vu Jean-Luc à l aéroport? Jean-Luc! Encore! Qu est-ce que tu es cruelle de t intéresser si peu à moi! J ai la tête qui explose! Tu veux une aspirine? Sûrement pas! Tu sais depuis combien de temps j y ai renoncé? Non Dix-huit mois! La veille de mon départ en Inde! Et tu n as pas pris d autres médicaments?

5 Aucun! Pas une seule cochonnerie! Et est-ce que je porte moins bien? Non (hésitante mais sans vouloir contrarier Annabella) Je me porte mieux! Tu ne peux pas imaginer comme j ai changé de vie. Je suis totalement désintoxiquée. Dans ce cas, je ne te propose rien. Une tisane, peut-être? (souriant pour la première fois) Tu es gentille J y pense, tu ne m as même pas embrassée depuis mon arrivée! C est vrai? Excuse-moi. (Elle embrasse Annabella.) Je suis tellement heureuse que tu sois là. Annabella baisse la tête, serre les poings, se tait, sous le regard compatissant de Blandine. J ai vraiment mal à la tête, tu sais. Je vais te préparer cette tisane. Non, pas de tisane. Rien Rien. Qu est-ce que tu prenais en Inde quand tu avais mal au crâne? Mais je n ai pas eu mal à la tête une seule fois en Inde! A peine revenue, je suis patraque! C est bien ma chance! Remarque, en un sens, c est la preuve que tu es saine

6 Tu crois? Ah mais j en suis persuadée. Ton corps réagit parce qu il réintègre un milieu hostile et doit se réadapter. Moi, par exemple, je n ai pas mal à la tête, mais ce n est peut-être pas bon signe que mon corps ne m envoie aucun signal d agression Tu es inquiète? Je ne sais pas Tu n as pas un petit peu mal à la tête? Non. Un petit peu?, angoissée, fait non de la tête. - Un temps porte les mains à sa tête. Blandine, je t en supplie, il faut que je m adapte au milieu! Donne-moi une aspirine! (presque apeurée) Oui Elle s en va vers le coin cuisine du loft, ouvre un placard, prend une aspirine qu elle plonge dans un verre d eau.

7 Tu verras, dans cinq minutes, tu n auras plus mal. C est bien ce qui m inquiète. Qu est-ce qui t inquiète? (revenant vers le salon) Elle tend le verre à Annabella assise sur le canapé. La vitesse. La précipitation. Tout doit avoir son résultat immédiat. On ne laisse plus les choses agir selon leur propre rythme. Les hommes oublient qu ils appartiennent eux aussi au Temps de la Nature. Tu sais, depuis que je suis au chômage, j ai découvert (l interrompant) A quoi ça rime d avoir mal à la tête et de décider qu on aura plus mal à la tête cinq minutes après? (Un temps. Elle regarde son verre, s apprête à boire, mais suspend son geste.) Je crois que je ne vais pas prendre cette aspirine. Tu as raison, si tu as le sentiment que c est une substance pas naturelle, trop extérieure à toi Tu viens de dire exactement ce que je ressens. Voilà, c est trop extérieur à moi. J ai l impression que mon corps la rejetterait. (très ferme) Ne la prends pas. Je te le déconseille. lui prend le verre prestement et le pose sur la petite table du salon. acquiesce et sourit à Blandine.

8 Est-ce que tu peux tamiser un peu la lumière, s il te plait? se déplace vers la lampe halogène pour régler la lumière. revient près de Annabella qui s est mise en position de lotus. Elle ferme les yeux, étend les bras. Le pouce et l index de chaque main forment un petit cercle. (ton doux, apaisé) Voilà ce que j aurais fait en Inde si j avais eu mal à la tête. - Un temps - Tu fais le vide en toi? (même ton) Oui. (Un temps) Le vide qui est plénitude de l être. (Un temps.) Tu comprends? (Hésitante.) Oui - Un temps - Le vide qui est le moyen et le but (Un temps.) Tu comprends? Un peu moins Ecoute ce silence (Un temps.) Ecoute.

9 Oui (Un temps.) Tu veux que je me taise? - Un temps - Oui. (Blandine acquiesce. Un temps.) Non. Non? Oui. Je ne comprends pas. (Un temps.) Oui ou non? Abandonne ta logique cartésienne. (dubitative) Descartes, je ne l ai pas tellement lu Sans même l avoir consommé, tu es accro. Comme tous les Occidentaux. - Un temps Moi aussi, j ai envie de fermer les yeux. Ferme les yeux, ouvre ton cœur. (Un temps.) Tu as fermé les yeux? Oui enfin Non!

10 C est cela, oui égale non. Oui EST non... et non est oui! Oui. Qu est-ce que c est bon Il est bon aussi pour moi d être ici, près de toi, Blandine ma cousine, amie, amour. Il est bon aussi d être près de Gordon, ami, amant, amour de ma vie. Gordon? Gordon est l homme que j ai rencontré en Inde. Nos destins sont promis l un à l autre. Tu me le présenteras un jour? Dans une semaine exactement. Il me rejoindra ici. Il m a accompagnée jusqu à l aéroport de Delhi, avant de rejoindre Ludhiana, pour une retraite dans un ashram. Mais nos âmes ne se sont pas quittées La lumière n a cessé de décroitre très lentement pour finir sur un noir total.