Paris, 1867 : un géant fourvoyé dans une salle de bal

Transcription

1 Ouverture Paris, 1867 : un géant fourvoyé dans une salle de bal «Le Sultan était là, impassible, avec son fez surmonté de l aigrette blanche, paraissant regarder avec une contemplation assidue toute cette foule brillante et animée qui s étageait devant lui. Il y avait là un mouvement d éventails agités dont rien ne peut rendre l effet [...]. Les chevaux tout caparaçonnés d or étaient conduits à de longs attelages par des cochers galonnés de pied en cap. Les cent gardes avec leurs casques d où ruisselait la queue blanche formaient cortège, pareils à des chevaliers franchissant les barrières d un tournoi, et les voitures se succédaient, et les musiques jouaient, et les tambours battaient aux champs, et la foule innombrable lançait ses acclamations au passage 1*.» * Les notes sont regroupées en fin de volume, p. 763.

2 Paris, 1867 : un géant fourvoyé dans une salle de bal 5 Paris, 1 er juillet 1867, deux heures de l après-midi. Sous la verrière du Palais de l Industrie qui, à l intérieur, maintenait les spectateurs dans une chaleur torride, quelques milliers d invités privilégiés et élégants célébraient cette fastueuse Olympiade des Arts et de l Industrie. La cérémonie de distribution des récompenses, qui était conduite par le prince Napoléon, cousin de l empereur Napoléon III et président du comité d organisation, ressemblait à une de ces manifestations dont les monarchies ont le secret : elles parviennent à capter l attention universelle et à suggérer que le monde entier est au rendez-vous : c était un des atouts de Paris, sous le II e Empire. L Exposition Universelle de 1867, devenue «Exposition Universelle d Art et d Industrie», avait été inaugurée par l empereur Napoléon III et par l impératrice. En ce premier jour de juillet, la distribution des récompenses donna lieu à une cérémonie, à la fois grandiose et solennelle, mais totalement ratée. L hymne composé pour l occasion par Rossini, avec ses platitudes guerrières comme les «canons qui grondent» ou les «héros dans les combats», déton-

3 Ouverture 6 nait dans une fête qui entendait célébrer la paix et l industrie. Le discours de l empereur, particulièrement pompeux, s enorgueillissait de ce que «de tous les points de la terre, les représentants des sciences, des arts et de l industrie [étaient] accourus à l envi», et se félicitait de leur avoir montré «la France telle qu elle est, grande, prospère et libre 2». Pourtant, tout semblait en place dans le monde : l Empire français, rehaussé de l Algérie, cette «pierre précieuse dont la France n [avait] pu encore tailler toutes les facettes 3», rayonnait entre l Empire ottoman, l empire de Russie, l empire d Autriche, le royaume de Prusse, le royaume d Italie, le royaume de Wurtemberg. Tous ces pays rivalisaient de gloire et de prestige. Les États-Unis d Amérique se situaient, sur la liste officielle, entre la principauté de Liou-Kiou et l empire du Brésil. La cérémonie de distribution des prix allait maintenir les spectateurs dans une élégante et interminable fournaise pendant les longues heures de cet après midi de juillet. Écoutons à nouveau le journaliste : «Le premier groupe, celui des beaux-

4 Paris, 1867 : un géant fourvoyé dans une salle de bal 7 arts, s avance avec sa légion d artistes glorieux ayant son président, M. le comte de Nieuwerkerke, à sa tête : Cabanel, le pinceau magique, Gérôme, si riche d imagination, Meissonier, le grand artiste, Théodore Rousseau, le paysagiste sans pareil et le Prussien Knauss, à qui les peintres flamands ont confié leurs secrets, et les Belges Leys, Willems, à qui Meissonier envie ses femmes, et Stevens qui les rivalise 4.» Dans cette France du II e Empire, la peinture d Histoire jetait ses derniers feux ; Meissonier s imposa avec un important Portrait de S. M. l Empereur à Solferino ; Isidore Pils rappela les exploits napoléoniens comme la bataille de l Alma ; d autres, tel Adolphe Yvon, avaient opté pour la guerre de Crimée. Il proposait en numéro 618 un tableau intitulé Prise de la tour de Malakoff, le 8 septembre 1853 (Crimée), avec une notice explicative de deux pages (extrait d une note communiquée au camp de Traktir par le maréchal de Mac-Mahon). Ou, en numéro 619, un tableau appelé Huit septembre 1835 (Crimée), présenté par une page extraite de L Expédition de Crimée, par le baron de Bazancourt,

5 Ouverture 8 1 re partie, tome II, pages 417 et suivantes. Pour sa part, dans le genre ethnographique, Gérôme présenta Ave Cæsar, morituri te salutant ; et Cabanel, avec ses scènes mythologiques, enthousiasma les critiques pour Naissance de Vénus et Paradis perdu. Cette année-là, on assista surtout à la vraie percée de la peinture de genre. Théodore Rousseau signa Une métairie sur les bords de l Oise et Millet proposa Les Glaneuses. Les autres peintres français, comme Eugène Le Poittevin, Emmanuel Lansyer, Jules Breton ou Adolphe Leleu, un élève de Delaroche, présentaient des scènes traditionnelles dans des toiles comme Les Bains de mer (plage d Étretat), Matinée de Bretagne à Douarnenez (Finistère), Un lavoir à marée basse (Côtes de Bretagne), Un enterrement en Bretagne, Un paysan breton, Bénédiction des blés (Artois). Entre le Calvados, le Berry, la Sologne, les Landes, la Picardie, l Artois, la forêt de Fontainebleau, la forêt de Compiègne, on pouvait admirer des glaneuses, des sarcleuses, une gardeuse de dindons, des moutons, des bergères, et écouter l angélus du soir. Bref, la France vue par ses peintres de genre,