Le retour de Napoléon pendant les centjours : le Vol de l'aigle de Grenoble à Lyon 7-13 mars 1815
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- Jean-Pascal Simon
- il y a 8 ans
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1 Université de Lyon Université lumière Lyon 2 Institut d'études Politiques de Lyon De l'aventurier au Prince. Le retour de Napoléon pendant les centjours : le Vol de l'aigle de Grenoble à Lyon 7-13 mars 1815 Jordan Girardin Mémoire de Séminaire Histoire politique du XIXème et XXème siècle Sous la direction de : Bruno Benoit (Soutenu le : 21 juin 2012) Membres du jury: Gilles Vergnon
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3 Table des matières Remerciements.. 4 Liste des abréviations utilisées dans ce mémoire.. 5 Note sur l ancienne orthographe française.. 6 Introduction.. 7 Partie I : Défaire le pouvoir.. 12 Chapitre 1 Perceptions parisiennes d'une reconquête provinciale.. 12 Chapitre 2 de Grenoble à Lyon, une semaine pour défaire la Monarchie.. 19 Partie II : Regagner le soutien de la France.. 25 Chapitre 3 Deux villes, deux ovations.. 25 Chapitre 4 L'indispensable appui de l'armée.. 29 Partie III : Napoléon repolitisé, Bonaparte réimpérialisé.. 36 Chapitre 5 : Attitudes politiques d'un Empereur en (re)devenir.. 36 Chapitre 6 Arriver à Grenoble vagabond, repartir de Lyon Empereur : atous et faiblesses de Napoléon au 13 mars Conclusion.. 44 Annexes.. 47 Annexe 1 : Chronologie des Évènements.. 47 Annexe 2 : Carte du «Vol de l Aigle».. 48 Annexe 3 : Plaque à Grenoble indiquant l entrée de Napoléon dans la ville.. 49 Annexe 4 : Extraits de paroles de chansons célébrant le retour de Napoléon.. 49 Annexe 5 : «Les Neuf Décrets de Lyon», publiés à Lyon le 13 mars Annexe 6 : Programme du Cent-cinquantième anniversaire du Retour de l île d Elbe Par la Faculté des Lettres de Grenoble 3 4 avril Bibliographie.. 59 Ouvrages généraux d Histoire européenne, française et/ou napoléonienne.. 59 Ouvrages spécialisés sur la période des Cent-Jours, le Rhône et/ou l Isère.. 59 Sources.. 61 Fonds d Archives.. 61 Archives Nationales.. 61 Archives Départementales de l Isère.. 61 Archives Départementales du Rhône.. 61 Archives municipales de Grenoble.. 62 Archives municipales de Lyon.. 62 Presse.. 62 Ouvrages ayant servi de sources.. 62
4 De l'aventurier au Prince. Remerciements De nombreuses personnes ont contribué personnellement et avec qualité à la réalisation de ce mémoire. Parmi elles, je pense tout d abord à Monsieur Bruno Benoit, Professeur des Universités en Histoire contemporaine à Sciences Po Lyon, qui depuis ma première année dans l Institut a toujours su me transmettre cette passion pour une période de plus en plus lointaine et étrangère, et qui cette année m a brillamment guidé à travers mes recherches et la rédaction de ce travail. Mes remerciements vont ensuite à Monsieur Gilles Vergnon, Maître de Conférences en Histoire contemporaine à Sciences Po Lyon, membre du jury, qui a été d une précieuse aide à chaque fois que j en avais besoin, et qui a témoigné un intérêt tout particulier à mon sujet lors des séances de séminaire. Je ne peux que remercier vivement les personnels du Centre d Accueil et de Recherche des Archives Nationales à Paris, des Archives départementales du Rhône et de l Isère, des Archives municipales de Lyon, de Grenoble et de Bourgoin-Jallieu, de la Bibliothèque nationale de France et des Bibliothèques municipales de Lyon et Grenoble, qui ont tous grandement facilité mes recherches en me guidant directement vers les sources nécessaires grâce à leur connaissance parfaite des fonds de leurs institutions. Au-delà de ces centres publics de documentation et de recherche, c est à la Fondation Napoléon et à sa bibliothécaire, Madame Chantal Prévot, que j adresse mes vifs remerciements. Je reste à ce jour impressionné par la richesse de la collection dont dispose la Fondation dans ses locaux du Boulevard Haussmann ; je tiens à leur témoigner mon plus sincère soutien et mon souhait de collaborer à l enrichissement futur de leurs fonds. Ensuite, je pense chaleureusement à Monsieur Paul-Napoléon Calland, ami doctorant qui comme moi voue une grande passion à l histoire de la dynastie Bonaparte ; m ayant dirigé vers certains travaux au début de mes recherches, il m a témoigné un sincère soutien tout au long de l écriture de ce mémoire et je l en remercie. Mes remerciements tout particuliers vont à un professeur de lettres et de langues anciennes habitant en région lyonnaise, qui par un heureux hasard m a très aimablement offert sa collection d ouvrages traitant de l Empire, et bien d autres œuvres d histoire religieuse et de littérature gaullienne. Enfin, c est à mes amis et à ma famille que se destinent mes ultimes remerciements, en particulier à celles et ceux qui ont manifesté à tous les instants un intérêt et un soutien sans failles à ce mémoire, fruit d une longue passion et déclencheur d une ambition académique qui me mènera à d autres projets. J.G. 4
5 Liste des abréviations utilisées dans ce mémoire Liste des abréviations utilisées dans ce mémoire Arch. Nat. Archives Nationales Il s agit de documents consultés sur le site de Paris dans le Quartier du Marais, au premier semestre Ces fonds sont susceptibles d être déplacés lors de l ouverture future du nouveau site de Pierrefitte-sur-Seine en Seine-Saint-Denis. Arch. dép.archives départementales Le département concerné sera écrit en toutes lettres. (par exemple : Arch. dép. Rhône) Arch. mun.archives municipales La commune concernée sera écrite en toutes lettres. (par exemple : Arch. mun. Lyon) 5
6 De l'aventurier au Prince. Note sur l ancienne orthographe française Les textes cités de manière explicite (soit par des guillemets, soit dans un paragraphe entier tiré d une source, d un article ou d un ouvrage) seront retranscrits dans leur orthographe d origine : plusieurs règles qui s appliquaient en 1815 mais plus aujourd hui seront donc conservées. Il sera ainsi attendu de lire par exemple «habitans» et non «habitants», «étoient» et non «étaient», et cetera. 6
7 Introduction Introduction «Exilé sur le sol au milieu des huées, Ses ailes de géant l empêchent de marcher.» Charles Baudelaire «L Albatros» 1 En avril 1814, c est un Prince déchu et humilié qui se dirige vers la Méditerranée. En effet, l Empereur Napoléon I er a vu à Fontainebleau, à quelques foulées des Tuileries et de la Capitale, son Empire choir devant lui : ce territoire comme jamais la France n en avait possédé est récupéré par un Bourbon, ambassadeur d un Ancien Régime obsolète, frère d un souverain dont le peuple osa trancher la tête. Napoléon n est plus, Bonaparte disparait, ne laissant que Buonaparte, petit capitaine corse désavoué vingt ans auparavant par Paoli et les siens. Ce n est pas sur son île que les alliés envoient l ancien empereur. C est un territoire bien plus petit, aux conditions climatiques clémentes mais à la taille humiliante, que le Traité de Fontainebleau lui accorde : l île d Elbe. Napoléon en devient toutefois l Empereur souverain, comme une ultime moquerie que l Europe des Monarchies adresse à son bourreau. Quand il traverse Lyon, il est encore acclamé par la foule ; mais une fois engouffré dans la Vallée du Rhône profondément convaincue par les Bourbons, c est le spectacle horrifiant des foules enragées scandant «Vive le Roi!» que Bonaparte doit se résigner à regarder 2. Descendant d une Révolution qu il voulut conclure en fondant un Empire républicain, c est sur l île d Elbe qu il continue ses réformes, tentant de moderniser Isola d Elba en construisant routes, systèmes d irrigation et en optimisant la culture méditerranéenne qui habite l île 3. Mais naturellement, Napoléon s ennuie : en contemplant son nouveau Royaume, il s exclame : «Ah! Que mon île est petite!» 4. Il tient à être informé en permanence des actualités du Continent, et au début 1815 lui parviennent les mécontentements d une France qui subit la Restauration et qui n a toujours pas fait le deuil de l Empire. Cette France connait la montée du chômage avec la fin du blocus continental et la compétitivité accrue des produits britanniques 5. Le Congrès de Vienne, qui se charge alors en un texte de redécouper des années de conquêtes napoléoniennes, veut définitivement exclure Napoléon de l équilibre européen des pouvoirs qu il avait jusque-là bouleversé 6 ; des rumeurs d une déportation plus lointaine probablement l île de Sainte-Lucie dans les Caraïbes lui parviennent 7. C est dans cet amoncellement de circonstances douteuses 1. Ce poème publié dans le recueil Les Fleurs du Mal (1859) désigne par sa métaphore filée de l albatros les poètes, mais a été volontairement choisi ici car jugé judicieusement applicable à la période qui sera étudiée et à la situation de Napoléon Bonaparte avant le retour de l île d Elbe. 2. Dominique de Villepin, Les Cent-Jours ou l esprit de sacrifice, Paris, Perrin, 2001, p André Castelot, Napoléon, Paris, Perrin, 1968, p André Castelot, op. cit., p Jean Tulard, Napoléon ou le mythe du sauveur, Fayard, 1977, p Edward Vose Gulick, «Congress of Vienna: The Coalition Begins the Settlement» (Traduction par mes soins : «Congrès de Vienne : la Coalition esquisse le nouveau système») in Europe s Classical Balance of Power, New York, Norton, 1955, pp Jean Tulard, op. cit., p
8 De l'aventurier au Prince. qu il décide de s envoler de ce nid auquel on l avait assigné : il embarque alors à bord de L Inconstant le 26 février, accompagné d un millier de soldats, dans une entreprise paraissant encore aujourd hui vaine et suicidaire 8. Il sera impératif que Paris et Vienne s en rendent compte le plus tard possible : gardant en mémoire le souvenir des foules provençales abandonnées à la cause monarchiste, Napoléon sait qu il faudra éviter la Vallée du Rhône qui l aurait pourtant mené rapidement jusqu à Lyon. C est à Golfe-Juan, sur le littoral cannois, qu il pose de nouveau le pied sur le continent et qu il dit avec espoir à ses fidèles troupes : «l'aigle, avec les couleurs nationales, volera de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame» 9. Aventurier loin d être assuré d un retour aux affaires, Napoléon se faufile dans les Alpes en ce début de mars C est dans le département des Basses-Alpes 10 qu il rencontre les premières foules enthousiastes 11. Mais rien ne peut alors l assurer que ces sentiments chaleureux le mèneront jusqu à Paris. Seule une semaine au cours de ce voyage aura une telle portée symbolique : l entrée en Isère de l aventurier Buonaparte marque le commencement d une période-clé, certes minuscule dans sa temporalité mais essentielle dans le retour au pouvoir de l Empereur. Jusqu au 13 mars et le départ de Lyon de Napoléon et de ses hommes une succession d évènements et de situations favorables à l Empire alimentent un processus de «relégitimation» de Bonaparte en tant qu Empereur et le replace dans une situation qui pourrait le mener jusqu à Paris. Le 7 mars dans l aprèsmidi, c est sur la plaine de Laffrey en Isère que les premières troupes royalistes jettent les armes et reconnaissent leur Empereur. Le soir-même, la population grenobloise l accueille triomphalement dans la Capitale du Dauphiné. De Grenoble, il publie de premiers décrets visant à préparer déjà son arrivée à Paris. Il quitte la ville le 9 mars, salué encore dans les villages dauphinois qu il traverse ; il reste la journée du 10 à Bourgoin d où il entend préparer son arrivée à Lyon qui s annonce délicate. En effet, depuis le 8 mars le Comte d Artois a réuni à Lyon de nombreux bataillons et compte à la fois sur son Armée et sur la population lyonnaise pour ne pas accorder à Bonaparte la légitimité qu il cherche à retrouver. La défense de la ville s organise autour du blocage impératif du Pont de la Guillotière, seul moyen de franchir le Rhône et d arriver dans la Capitale des Gaules. C est pourtant ce même pont que Napoléon parvient à franchir le soir du 10 mars, encore une fois acclamé par la foule qui a contraint les personnes encore loyales à Louis XVIII à fuir. En quittant Lyon trois jours plus tard, de nombreux indices laissent espérer qu une ovation attendra Napoléon à Paris, ce qu il n aurait jamais pu concevoir une semaine auparavant 12. Ce rôle singulier conféré au passage en Isère et dans le Rhône n est pas nouveau dans les pensées historiennes : dans sa préface accordée en 1965 à l œuvre de Sophie et Anthelme Troussier, le Prince Napoléon, héritier de la Maison Bonaparte, écrivait déjà : «C est à Grenoble que ce retour, qui restera fameux dans l histoire, a trouvé son moment décisif avant l embellie des Cent-Jours» 13. Les faits, eux aussi, sont connus et ont été 8. Dominique de Villepin, op. cit., p Déclaration de Napoléon Bonaparte à ses soldats à Golfe-Juan, 1er mars 1815, Arch. mun. Lyon, cote 936 WP Le département des Basses-Alpes correspond à l actuel département des Alpes-de-Haute-Provence (04). 11. Dominique de Villepin, op. cit., pp Une chronologie récapitulative des évènements du 7 au 13 mars se situe en annexe 1 afin d assurer à tous une connaissance temporelle des faits qui dans ce mémoire seront analysés de manière non-chronologique. 13. Sophie et Anthelme Troussier de l Académie delphinale, Napoléon, la Chevauchée Héroïque du retour de l'île d'elbe, Grenoble, Allier, 1965.
9 Introduction contés dans des formats historiques ou plus romancés : des histoires des Cent-Jours ont déjà été formulées par des centaines d historiens ou d érudits, et le passage de Napoléon dans le Sud-Est a également suscité l intérêt d historiens locaux dans le cas présent, dans les départements de l Isère et du Rhône. Mais un chaînon manque encore : celui de tisser une causalité entre des faits locaux vraisemblablement passionnants et une trame générale acceptée par tous qui correspond au retour au pouvoir de Napoléon : telle sera l ambition de ce mémoire. Ce travail aura ainsi pour objectif de questionner les mécanismes en euxmêmes de cette semaine d évènements : comment construisent-ils une légitimité retrouvée à Napoléon? Quelles conditions conjoncturelles favorisent le retour de Bonaparte? Quel rôle le pouvoir restauré a-t-il dans sa propre déchéance? La démarche proposée est celle d une analyse locale, attentive à des flux et à des dynamiques aux échelles spatiotemporelles limitées, menant à une compréhension globale du retour de Napoléon de l île d Elbe à Paris. En effet, l insoupçonnable importance d une période si temporellement et géographiquement courte, placée dans une dynamique bien plus large, sera à la base de notre diagnostic. Le terme bien connu des «Cent-Jours» aurait pu apparaître dès les premières lignes de ce travail. Il semble pourtant trompeur de l utiliser à outrance : Michel Mourre identifie les Cent-Jours comme la période officielle du second règne de Napoléon, du 20 mars au 28 juin D autres écrits internationaux en font de même 15. Si cette période est en effet longue d une centaine de jours, celle qui sépare Golfe-Juan de Waterloo l est également. Il conviendra naturellement d utiliser ce terme au long de notre travail, mais nous pourrons être amenés à lui préférer «Vol de l Aigle», expression plus imagée à l intonation subjective, mais couramment utilisée dans des écrits académiques pour désigner le retour à Paris de Bonaparte 16. Ce travail de recherche n aurait pu s ancrer dans une progression chronologique : en effet, la temporalité des évènements est bien trop courte, et bien que ce «Vol de l Aigle» puisse aux yeux de certains constituer un monolithe historique, son découpage est délicat. Ses composantes sont presque atomiques : ce mémoire tentera alors de les regrouper et de leur donner du sens. Il ne proposera pas un récit progressif des évènements qui se déroulent du 7 au 13 mars entre Grenoble et Lyon, mais les exposera à une analyse d histoire politique basée autour de plusieurs grands axes jugés essentiels. L idée adjacente à ce choix est que plusieurs enchaînements et dynamiques aux progressions parallèles, sans ordre chronologique ont dû être nécessairement assemblés pour délivrer le résultat que nous connaissons. Ainsi, dans une première partie, nous mettrons en lumière le rapport que ces évènements ont avec le pouvoir en place : comment celui-ci réagit-il face à l arrivée de Buonaparte 17 sur le continent, comment l Empire réussit-il à défaire à distance la Restauration Bourbon confortablement réinstallée à Paris. 14. Michel Mourre, Le Petit Mourre, Dictionnaire de l Histoire, Paris, Bordas, 1991, p C est le cas de Norman Rich, Great Power Diplomacy, , Boston, McGraw-Hill, 1992, p. 23, dans lequel il écrit : «On March 20 he arrived in Paris ( ) and took over the leadership of the French government. Thus began the famous Hundred Days». (Traduction par mes soins : «Le 20 mars, il arrive à Paris ( ) et reprend le pouvoir. Ici commencent les fameux Cent-Jours.») 16. André Castelot dans son colossal Napoléon sépare en deux chapitres distincts le «Vol de l Aigle» et les «Cent-Jours». 17. Comme nous le verrons, la version italienne du nom de Bonaparte est utilisée par le pouvoir afin de le désigner comme étranger, voire de le réduire à son identité de naissance lorsqu il n était encore rien aux yeux de la France. Ce mémoire utilisera le terme Buonaparte dans des situations similaires, quand nous voudrons le présenter de cette même manière. 9
10 De l'aventurier au Prince. 10 Ensuite, nous nous efforcerons de mettre en exergue le rôle des soutiens dans le succès que rencontre Napoléon sur le chemin qui le mène à Paris. En premier lieu, il s agit du soutien du peuple ; ce thème est essentiel car cher à Bonaparte : les diagnostics de la plupart des évènements dans la vie publique de Napoléon peuvent trouver l explication de leur réussite dans l approbation du peuple, et réciproquement dans l intérêt porté par l Empereur envers ses concitoyens. Cette vision récurrente d un bonapartisme populaire voire populiste ne doit cependant pas tomber dans la caricature : le lien le plus essentiel au système napoléonien n est pas nécessairement celui des liesses populaires et de l appui des masses, mais notamment celui entretenu avec les notables de France qui constituent un fort atout économique, social et administratif dans l Empire 18. Ce mémoire en prendra naturellement compte en restant attentif à la volonté que Bonaparte a de renouer ce lien avec les bourgeoisies locales. Dans un second temps, l appui de l Armée sera dévoilé comme essentiel : non seulement comme un atout militaire, logistique et technique qui paraît évident, mais également comme l avantage d obtenir d un groupe bien particulier un soutien utile et indispensable pour assurer la progression de Bonaparte à travers les territoires. Enfin, nous nous attarderons sur le retour de l exercice du pouvoir napoléonien. Encore une fois, celui-ci est propre à l Empereur, et la période que nous étudierons voit une évolution naturelle dans son attitude politique et politicienne. Nous garderons en tête tout au long de ce travail les mots que Bonaparte écrira plus tard depuis Sainte-Hélène, «Avant Grenoble j étais aventurier. À Grenoble j étais Prince», qui illustre l idée selon laquelle Napoléon débarque dans le Sud-Est incertain de son avenir et du pouvoir qu il pourrait peut-être ne plus jamais exercer, et en ressort particulièrement fort et déterminé à parvenir à ses fins. Nous introduirons des nouveaux termes-clés tels que «repolitisation», «relégitimation» ou «réimpérialisation», destinés à mettre en exergue le retour de Napoléon dans la sphère du pouvoir légitime. Nonobstant le fait que cette analyse tentera d expliquer les facteurs du retour victorieux de Napoléon, elle aura l exigence de mettre de côté les exagérations et embellies qui entourent la légende des Cent-Jours, et de manière plus générale les récits autour du personnage de Bonaparte. En effet, ce retour au pouvoir de l Aigle, célébré ou répugné par beaucoup, est le fruit de circonstances délicates, de risques plus ou moins calculés et d évènements parfois imprévus. Et même dans des situations victorieuses, celles-ci sont à prendre avec minutie car le «Vol de l Aigle» possède ses propres codes, bien particuliers, où le retour de l Empire peut être accepté dans un village mais vivement repoussé à quelques kilomètres de là. La «température politique», comme l écrit François Furet, est à l époque essentielle et repose avant tout sur une tension croissante entre deux clans français, loin des utopies plébiscitaires que les légendes bonapartistes voudraient imposer dans les souvenirs collectifs 19. Le défi de ce travail de recherche est donc d accepter que malgré le fait qu il s agisse d un épisode passionnant et surprenant de l Histoire de France, celui-ci est le résultat, comme chaque fait historique, d une configuration singulière, précise et délicate. Ainsi l ambition de ce mémoire de recherche est grande : il est peu récurrent d organiser d une manière nouvelle des faits déjà connus, embellis ou entachés de passions politiques 18. Jean Tulard consacre un chapitre entier de son ouvrage Napoléon ou le Mythe du Sauveur à mettre en lumière «Le règne des notables» dans l Empire (pp ). 19. Dans son grand ouvrage La Révolution française (Paris, Gallimard, 2007 pour l édition ici consultée), François Furet écrit : «Non que le retour de l Empereur soit triomphal, comme l a voulu la légende bonapartiste. Mais il est accepté. La vraie température politique de la France est un attentisme général, fait de lassitude des luttes civiles et de la guerre, et nuancé aux deux extrémités par les partisans de la légitimité retrouvée et les humiliés de la Restauration» (p. 512).
11 Introduction et littéraires. Stendhal écrivait déjà en son temps que «d ici à cinquante ans, il faudra refaire l histoire de Napoléon tous les ans, à mesure que paraîtront les mémoires de Fouché, Lucien, Réal, Regnault, Caulaincourt, Sieyès, Le Brun, etc.» 20. Aujourd hui ce sont des nouvelles mécaniques, inspirées par une Histoire en constant renouvellement, qui viennent apporter un nouvel éclairage à des problématiques que l on croyait arrêtées. En 1965, la Faculté des lettres de Grenoble interrogeait les Cent-Jours dans des perspectives encore jamais expérimentées, mais toujours soucieuses de l exactitude historique et du refus des anachronismes idéologiques 21. Cette année 2012 a vu une effervescence de nouveaux questionnements autour de la Campagne de Russie à l occasion de son bicentenaire. Les moyens de ce mémoire sont ceux d une formation universitaire en histoire, mais ils cherchent déjà à dresser un état des lieux politique qui permettra de comprendre au mieux, à l approche de leur deux-centième anniversaire, comment les Cent-Jours se sont forgé et ont constitué un épisode inédit dans l exercice du pouvoir napoléonien. 20. Stendhal, Vie de Napoléon, texte établi par Henri Martineau, Le livre du Divan, 1930, p Faculté des lettres de Grenoble, 150e anniversaire du Retour de l île d Elbe, Colloque, 3 4 avril Ce programme est disponible en annexe 6. 11
12 De l'aventurier au Prince. Partie I : Défaire le pouvoir Le «Vol de l Aigle» est, comme beaucoup aiment à le rappeler, l Histoire d un Homme provocant son propre nouveau rendez-vous avec la France. Chacun en connait l issue momentanément victorieuse. Or, il serait faux de considérer cette épopée comme un enchaînement d accueils triomphaux à travers villes et villages, qui seuls permettent à Buonaparte de redevenir Napoléon. Le pouvoir monarchique des Bourbons, restauré depuis les évènements de Fontainebleau en 1814, joue un rôle unique dans sa propre défaite. Son assurance, sa confiance en la population française qui avait accueilli positivement la Restauration un an auparavant, sa volonté de minimiser le débarquement de l «usurpateur corse» auprès des populations parisiennes, le soutien dont il dispose à Vienne auprès des Monarchies d Europe et en lequel il a une forte confiance, sont autant de facteurs qui contribuent en quelques jours à l effondrement du Château sur ses propres fondations. Cette partie s attardera ainsi sur la réaction du pouvoir parisien face au débarquement de Golfe-Juan, dans un premier temps, avant d analyser les étapes progressives qui mènent à la défaite annoncée de la Monarchie restaurée. Chapitre 1 Perceptions parisiennes d'une reconquête provinciale «Il s expose à mourir de la mort des héros : Dieu permettra qu il meure de la mort des traîtres.» Le Journal des Débats Édition du 8 mars 1815 à propos du débarquement de Bonaparte Mentionner des «perceptions parisiennes» renvoie principalement à deux éléments. Le premier tend tout naturellement vers une réaction du pouvoir en lui-même, qui depuis les Tuileries ne peut qu attendre des nouvelles de la progression de Bonaparte et espérer que celui-ci avance difficilement à travers les territoires du Sud-Est. Ces actions et réactions du pouvoir parisien peuvent également être divisées entre l attitude dans la capitale et celle dans les territoires à travers les préfets et autres représentants de la Monarchie. La seconde perception est bien plus délicate : elle désigne la retranscription dans la presse parisienne essentiellement du voyage de Napoléon en direction de Paris. En quoi est-elle délicate? La liberté de la presse n étant encore qu à ses prémices, celle-ci fait l objet d un lien singulier avec le pouvoir. Ainsi analyserons-nous de deux manières distinctes ces deux perceptions, tout en gardant en considération que la première se traduit publiquement au moyen de la seconde. 12 Réactions du pouvoir monarchique face au retour de Bonaparte Ce n est que le 5 mars 1815 que la Cour reçoit la dépêche envoyée de Lyon annonçant le débarquement de Bonaparte sur le sol français 22. André Castelot décrit une réaction étrange et singulière, à mi-chemin entre la sérénité ultime et l état d urgence : Louis XVIII 22. André Castelot, op. cit., p. 728.
13 Partie I : Défaire le pouvoir ne prévient pas immédiatement son frère le Comte d Artois, et la nouvelle du retour de Napoléon parcourt les ministères sans qu aucune décision ferme ne soit prise. Cette journée du 5 mars, par son indécision et son manque de cohérence, marque une première faiblesse du pouvoir qui n a su anticiper un tel évènement tout en feignant de conserver un calme institutionnel, alors que Napoléon et ses troupes ont déjà commencé leur remontée sur la route de Grenoble à travers les Basses et Hautes Alpes. La fin de journée amorce ce qui s apparente à la reconnaissance d une situation de crise. Le Conseil des Ministres est convoqué 23, et le soir-même le Comte d Artois est envoyé à Lyon, suivi quelques heures plus tard par le duc d Orléans 24. La publicisation de cette réaction dans les décisions de la Cour, quant à elle, s organise en plusieurs étapes. La première réaction est de condamner le retour de Napoléon via une ordonnance royale en date du 7 mars, en rendant l ancien Empereur et ses compagnons hors-la-loi : Article 1 er. Napoléon Bonaparte est déclaré traître et rebelle pour s'être introduit à main armée dans le département du Var. Il est enjoint à tous les gouverneurs, commandants de la force armée, gardes nationales, autorités civiles et mêmes aux simples citoyens, de lui courir sus, de l'arrêter et de le traduire incontinent devant un conseil de guerre qui, après avoir reconnu l'identité, provoquera contre lui l'application des peines prononcées par la loi. 25 Cette décision de condamner un tel évènement est certes nécessaire pour un pouvoir en place mais ne constitue pas une réelle décision en elle-même, sinon celle d exprimer le refus d un tel évènement. Il faut attendre le 9 mars alors que Napoléon est déjà sur le point de quitter Grenoble pour retrouver dans les ordonnances du Roi une concrète réaction : Louis XVIII introduit son texte en écrivant «l Ennemi a pénétré dans l intérieur» avant de développer sur plus de quatre pages le plan de redéploiement de la Garde nationale 26. Comment peut-on expliquer une activité si peu ambitieuse? Bien évidemment, il est impensable de concevoir une quelconque négligence de la part de la Cour. De nombreux facteurs ceux qui aujourd hui composent ce travail de recherche pouvaient déjà au moment des nouvelles du débarquement être pris en compte. L envoi du Comte d Artois à Lyon est un élément essentiel qui est à considérer ; cet évènement semble néanmoins devoir être compris comme le seul moyen d action possible imaginé par les Bourbons. Ainsi, malgré la tension régnant à Paris, c est vers la Province que la suite des incertitudes et des décisions semblent se déplacer : Lyon devient le rempart de Paris. C est précisément dans le Sud-Est de la France que la plus grande interaction entre le pouvoir Bourbon et, non pas Bonaparte, mais le spectre de sa probable progression vers Paris, se met en place, du fait de la forte proximité géographique qui anime les évènements. Depuis le 2 mars, le Préfet du Var avait informé le Préfet du Rhône de la remontée de Napoléon qui, selon les informations données par quelques soldats, cherchait à rejoindre 23. Thierry Lentz, Nouvelle Histoire du Premier Empire ; Tome 4, Les Cent-Jours, Paris, Fayard, 2010, p On peut remarquer certes de manière anachronique que les trois actuels et futurs protagonistes principaux de la Restauration (Louis XVIII ainsi que les futurs Charles X et Louis-Philippe Ier) sont directement réactifs et concernés par l arrivée de Bonaparte et jouent ainsi un rôle-clé dans cet épisode. 25. Ordonnance royale du 7 mars 1815, consultée en ligne le 21 mai 2012 < getpart.php?id=lyon arbey_p&part= > 26. Ordonnance du Roi, 9 mars 1815, Arch. Nat., cote F1a
14 De l'aventurier au Prince. Lyon 27. Au-delà de remaniements militaires visant à ralentir la progression de l Armée reconstituée par Napoléon, c est une intrigante toile de déclarations, bien plus denses et bien plus explicites que les hésitations provenant des Tuileries, qui se met en place afin d assurer la loyauté du pouvoir déconcentré envers son autorité souveraine à Paris. En Isère, le Préfet Joseph Fourier publie dès le 5 mars son avertissement à la population : Nous invitons tous les Citoyens, au nom du gouvernement du Roi, et pour l intérêt évident de notre Patrie, à donner aujourd hui de nouveaux témoignage des sentimens qu ils ont fait éclater dans des circonstances beaucoup plus difficiles : si quelqu un pouvait oublier que son premier devoir est d obéir aux Autorités, comme le nôtre est de maintenir le respect dû au gouvernement de Sa Majesté, et de veiller à la sûreté des propriétés, il sera arrêté sur-le-champ et puni sévèrement, conformément aux lois constitutionnelles. Tout ce qui pourrait tendre à fomenter la guerre civile et à violer la Charte constitutionnelle de l État, doit exciter une indignation générale. 28 Deux jours plus tard, le 7 mars, alors que Napoléon s apprête à entrer dans Grenoble, c est le Préfet du Rhône qui publie son propre message aux Rhodaniens : Une résette déclaration, le Préfet du Rhône annonce également aux Lyonnais le rassemblement de troupes «sous [leurs] murs» dans les jours qui viennent, en référence à l arrivée du Comte d Artois dans la Capitale des Gaules afin de préparer une contre-offensive contre Napoléon et son armée. Plusieurs éléments sont à retenir de ces déclarations émanant des représentants du pouvoir déconcentré. Le premier est la défense de la Monarchie à travers le respect de l ordre, mais surtout l attachement aux Lois constitutionnelles et à la Charte. En d autres termes, il convient de souligner l apaisement que les Français ont retrouvé avec Louis XVIII, apaisement menacé par le trouble-fête Buonaparte. C est justement ce bilan d instabilité internationale puis nationale quand les Armées d Europe sont prêtes à marcher sur Paris pendant le règne de l Empereur que les préfets tiennent à mettre en exergue. L objectif est donc de refuser toute légitimité à Napoléon et de réaffirmer la confiance que le peuple doit continuer d accorder au pouvoir des Bourbons. Le Congrès de Vienne lui aussi réagit à sa manière aux évènements. Quand bien même Napoléon résidait encore avec langueur sur l île d Elbe, la Gazette d Augsbourg écrivait déjà qu il fallait «éloigner le plus tôt possible un homme qui, sur le rocher de l île d Elbe, tenait entre ses mains les fils de ces trames ourdies par son or, et qui, aussi longtemps qu il resterait à proximité des côtes d Italie, ne laisserait pas les souverains de ces pays jouir tranquillement de leurs possessions» 29. Il faut attendre le 13 mars 30 pour qu une déclaration soit communément publiée par les Monarques réunis à Vienne : En rompant ainsi la convention qui l avoit établi à l île d Elbe, Bonaparte détruit le seul titre légal auquel son existence se trouvoit attachée. En reparaissant en 27. Lettre du Préfet du Var au Préfet du Rhône (copie envoyée au Maire de Lyon), 2 mars 1815, Arch. mun. Lyon, cote 1225 WP Proclamation du Préfet du Département de l Isère, 5 mars 1815, source photocopiée et publiée dans Sophie et Anthelme Troussier, op. cit Traduit et cité dans Félix Fleury, L Enjambée Impériale, Grenoble, 1868, p Là encore, la vitesse de la remontée de Bonaparte échappe totalement au pouvoir : Napoléon repart déjà triomphant de Lyon quand cette déclaration est publiée. Cette publication tardive sera analysée en Chapitre 6.
15 Partie I : Défaire le pouvoir France avec des projets de trouble et de bouleversement, il s est privé lui-même de la protection des lois, et a manifesté à la face de l univers qu il ne sauroit y avoir ni paix ni trêve avec lui. Les puissances déclarent en conséquence que Napoléon Bonaparte s est placé hors des relations civiles et sociales, et que, comme ennemi et perturbateur du repos du monde, il s est livré à la vindicte publique. 31 L Europe est ainsi claire avec Bonaparte : bien plus précis que le Trône de France, le Congrès de Vienne ne tient pas à négocier avec Bonaparte, même si celui-ci parvenait à se hisser de nouveau au sommet du pouvoir français, ce qui, quand cette déclaration est publiée, n est plus une stupide supposition. Information et désinformation dans la Presse La réaction de la Presse au débarquement de Bonaparte est un phénomène particulier qu il convient d analyser et de comprendre. Comme nous l avons présupposé, l influence du pouvoir sur la diffusion de l information est une hypothèse très probable, bien que l évolution de l attitude des journaux leur soit propre. Il est évident d accepter l idée selon laquelle plusieurs courants composent déjà en 1815 les médias écrits. Ceci étant, une trame commune aux médias favorables à la Monarchie qui représentent une très forte majorité peut être remarquée et découpée en trois étapes communicationnelles bien distinctes. Tout d abord, l annonce du débarquement de Bonaparte est relayée d une manière très alarmiste, malgré une réactivité semblable à celle des Tuileries, dans un registre sensationnel ponctué d un avertissement politique fort. En effet, le Journal des Débats écrit le 8 mars en tête de son article : «Buonaparte s est évadé de l île d Elbe» tout en continuant quelques lignes plus tard : Cet homme, qui en abdiquant le pouvoir n a jamais abdiqué son ambition et ses fureurs ; cet homme, tout couvert de sang des générations, vient, au bout d un an écoulé en apparence dans l apathie, essayer de disputer, au nom de l usurpation et des massacres, la légitimité et douce autorité du Roi de France. 32 C est un article identique dans le ton aux diverses proclamations présentées précédemment qui continue sur une colonne et demie et qui dresse une analyse politique biaisée de la situation, dans laquelle Bonaparte ne peut compter sur personne, «sur cette même terre où il fut reçu, il y a quinze ans en libérateur par un peuple abusé, et détrompé depuis par douze ans de tyrannie». Le même jour, La Quotidienne présente les évènements comme un acte vain duquel Napoléon ne peut rien espérer : On a les plus fortes raisons de croire que le débarquement de Buonaparte sur le territoire français n est qu un acte de désespoir. Il paraît certain que le Congrès avait la résolution de fixer une autre résidence à Napoléon, dont, suivant toutes les apparences, les intrigues contribuaient à l agitation de l Italie 33. C est pour 31. Déclaration du Congrès de Vienne (copie conforme remise aux Préfets du Bas-Rhin et du Doubs), 13 mars 1815, Arch. dép. Isère, cote 52 M Le Journal des Débats, 8 mars 1815, p «L agitation de l Italie» mentionnée renvoie au lynchage du ministre des Finances Giuseppe Prina survenu le 20 avril 1814 à Milan, parallèlement à l abdication de Bonaparte, que Le Journal d Augsburg précédemment cité met également en exergue. 15
16 De l'aventurier au Prince. prévenir les effets de cette détermination qu il s est décidé à faire une entreprise de flibustier contre quelques petites villes de la Provence, dépourvues de troupes et d artillerie. 34 Ainsi, dans la presse parisienne, il n y a à première vue rien à espérer ni à craindre de ce débarquement de quelques soldats et d un homme aux ambitions illusoires. Or, rapidement s installe un second climat dans la presse, le jour-même de la publication de l ordonnance royale du 9 mars. Le monde parisien semble alors se plonger dans un jeu de fabulations et de désinformations qui perdure pendant la quasi-totalité de la semaine que nous étudions. Le 9, le Journal des Débats consacre deux des quatre pages de son édition à accumuler des faits, récits et analyses autour du retour de Bonaparte. Certaines proclamations de préfets ou de militaires sont rapportées. Le Journal se justifie alors de la lenteur de la diffusion de l information de la manière suivante : Nous avons retardé jusqu à ce jour à donner des nouvelles du débarquement de Bonaparte sur les côtes de la Provence, parce que les dépêches télégraphiques qui l ont d abord fait connoître, ne donnoient encore aucuns détails. 35 Pourtant, dans ce flot apparent d informations non-détaillées, c est une stricte désinformation qui tend alors à s institutionnaliser. Dans la fin de la même édition, il est indiqué : Les dernières nouvelles de Buonaparte sont d hier 7 de Lyon. A cette date, Buonaparte étoit toujours aux environs de Digne, dont on lui avoit refusé les portes. Personne ne s étoit réuni à lui. 36 Le 7 mars, Bonaparte est en réalité déjà en Dauphiné : son arrivée remarquée dans la ville de Grenoble survient le soir-même. Quelques jours auparavant, il avait traversé Digne sans que personne ne lui ferme les portes de la ville 37. De telles fabulations continuent pendant plusieurs jours. Le 10 mars, Le Journal Général publie dans ses colonnes : «Paris, 9 mars, 11 heures du soir. Le bruit court que Buonaparte a été enveloppé et fait prisonnier. Puisse cette nouvelle se confirmer dès demain!» 38. Enfin, aux alentours du 12 et 13 mars, alors que Napoléon est installé victorieusement dans la ville de Lyon, les Journaux tendent à renouer avec de véritables informations quant à sa progression, tout en entourant ces données de nuances approximatives. Par exemple, La Quotidienne du 14 mars rend publique la dépêche suivante : Paris, 13 mars. Une personne très-digne de foi, partie de Lyon le 11 au soir, annonce que Buonaparte était encore ce jour-là dans cette ville ; que la population était consternée et que l échappé de l île d Elbe n avait qu un nombre considérable de soldats harassés de fatigue. 39 Dans le même registre, Le Journal des Débats du 13 mars concède que les troupes du Général Macdonald ont dû 34. La Quotidienne, 8 mars 1815, p. 1. Article cité dans Jacques Berriat Saint-Prix, Napoléon Ier à Grenoble : Histoire du 7 mars 1815, Grenoble, Maisonville et Fils et Jourdan, Le Journal des Débats, 9 mars 1815, p Ibid., p Dominique de Villepin, op. cit.,p Le Journal Général, 10 mars 1815, p La Quotidienne, 14 mars 1815, p. 1. Cité dans J. Berriat Saint-Prix, op. cit. 16
17 Partie I : Défaire le pouvoir quitter Lyon, mais que «[t]out fait espérer que la délivrance de Lyon n est pas éloignée» 40. En parallèle de ce traitement particulier et imprécis de l information, les journaux se livrent à un matraquage intellectuel visant à conserver chez le lecteur une sympathie intacte pour le Monarque Bourbon. En effet, en prenant l exemple du Journal des Débats, de nombreux récits quotidiens sont publiés afin d attester du soutien constant de la France envers son Souverain. Le 7 mars, avant l annonce du débarquement de Bonaparte que ce journal rapporte le lendemain une page est consacrée au récit du Siège de Saragosse de 1808 qui avait donné lieu à une victoire espagnole contre les troupes impériales. L article explique la défaite de l Empire français par la force et la volonté du peuple saragossien : Ce qui caractérise d une manière bien singulière le siège de Saragosse, ce qui le distingue de tous les autres faits d armes du même genre, c est la part active qu y prit le peuple. ( ) [C]e fut le peuple de Saragosse qui fit tout, non pour le service militaire proprement dit, les bourgeois n y étant employés qu auxiliairement, mais pour la direction et l opiniâtreté de la défense. C est le peuple qui, au premier siège, alla enlever de force le général Palafox dans une maison de plaisance ; c est lui qu il nomma capitaine-général, et sans lui, se mit en état de défense ; c est lui qui, à l époque du second siège 41, le contraignit à s enfermer dans la place avec son armée, au lieu de tenir la campagne. C est Saragosse, enfin, qui défendit Saragosse. 42 Cet extrait tient à souligner deux éléments : le premier est simplement une preuve des limites de l invulnérabilité présumée de Napoléon durant son règne ; le second met en lumière la force du peuple, qui ne saurait être négligeable, face à une armée. On peut penser que le Journal, déjà averti de l arrivée de Bonaparte, prépare l opinion via ce récit avant de dévoiler les nouvelles de Golfe-Juan le lendemain. L indignation, mais aussi le sentiment d être plus fort que des troupes militaires, doivent emplir le peuple qui lit ces journaux. Le 11 mars, le récit de la visite du Duc d Angoulême à Bordeaux devient un véritable conte épique dans une ville où «[l]es discours des magistrats, les acclamations des citoyens, portoient également cette empreinte de sincérité, que depuis si long-temps on ne retrouvoit plus en France» 43. Le lendemain, le même journal revient avec surprise et de manière anachronique sur la progression de Bonaparte une semaine auparavant (le 5 mars). Des évènements sans grande exactitude ni utilité dans le traitement quotidien de l information rapportent que «l esprit des Marseillais est toujours le même pour les Bourbons : il est même meilleur que jamais» 44. Le pluralisme des opinions au sein de la Presse étant officiellement légal, certains journaux s adonnent à accorder un certain regard sérieux, sinon de la sympathie, envers l éventualité du retour au pouvoir de Napoléon. C est le cas du Censeur qui dans son édition du 5 mars, remet en question la légitimité de Louis XVIII via l attitude de la Royauté envers le Royaume de Naples : 40. Le Journal des Débats, 13 mars 1815, p Le «second siège» dont il est question survient en 1809, un an après le premier. Les Français parviennent à prendre la ville dans un combat souvent considéré comme l un des plus brutaux de l Histoire napoléonienne. 42. Le Journal des Débats, 7 mars 1815, p Le Journal des Débats, 11 mars 1815, p Le Journal des Débats, 12 mars 1815, p
18 De l'aventurier au Prince. On sait que notre Almanach Royal ne reconnoît point la légitimité du Roi actuel de Naples, et que pour désigner le chef légitime de cet état, il renvoie le lecteur au royaume des Deux-Siciles. Cette impertinence de notre Almanach Royal nous a attirés, dit-on, de la part de celui de Naples, la mortification la plus humiliante. On assure que ce dernier, usant de représailles, et ne comptant pour rien, comme le nôtre, les sentimens et le vœu des peuples, a refusé de reconnoître Louis XVIII pour notre légitime Roi ; et que, pour désigner notre chef véritable, il renvoie le lecteur à l île d Elbe. Il nous semble qu aucun bon Français ne doit pardonner à notre Almanach Royal de nous avoir exposés à une pareille injure. 45 Cet extrait est repris dans le Journal des Débats du 10 mars qui condamne vivement les propos du Censeur. S ensuit un long réquisitoire qui déplore les dérives de la liberté de la presse, qui est pourtant «une des lois fondamentales de l État» : Jamais nous n aurions pu croire que sous l autorisation des lois on pût impunément manifester par écrit des opinions aussi scandaleuses, des provocations aussi criminelles contre l autorité légitime, que celle qu on lit depuis quelque temps dans le Censeur, et même dans le Nain Jaune 46, quoique ce dernier Journal paroisse sous l approbation spéciale de la censure. 47 Il peut être ainsi facilement remarqué qu une pression est faite auprès de ceux qui tenteraient de discuter des effets positifs de l éventuel retour au pouvoir de Napoléon. La presse parisienne est ainsi absolument aux côtés du pouvoir en place pour dénoncer et railler le débarquement de Bonaparte et de ses troupes. 48 Enfin, Le Moniteur Universel joue un rôle décisif dans les relations entre presse et pouvoir. Organe de la Monarchie créé pendant le règne de Napoléon, celui-ci sert de référence aux autres journaux parisiens et est directement cité. C est lui qui relaye les ordonnances royales qui dénoncent et mettent hors la loi le «bandit corse». Pourtant, le Moniteur est aussi frappé par l approximation et la désinformation. Il indique par exemple le 11 mars : «Aucune dépêche télégraphe et aucune lettre ne font connoître que Grenoble lui ait ouvert les portes» 49 alors que le triomphe de Bonaparte en Dauphiné a été parfaitement rapporté à Paris. C est ainsi une situation délicate que le pouvoir Bourbon a mis en place dans l urgence de l annonce du débarquement de Bonaparte. Panique qui n en est pas une, avertissement à la population travesti en négligence d un petit capitaine corse isolé dans le Sud de la France, le pouvoir ne parvient pas à créer une cohésion nationale qui aurait pu empêcher le «Vol de l Aigle» que nous connaissons aujourd hui. Dans une configuration ainsi défavorable, ou en tout cas qui n a pas été optimisée, il ne reste à Napoléon qu à pousser une carte pour que le Château s effondre. 45. Le Censeur, 5 mars Les positions du Nain Jaune sont ici tolérées car il s agit d un journal ouvertement satirique. Fondé par Cauchois- Lemaire, il profite pourtant de son second degré pour laisser sous-entendre son soutien au retour de Bonaparte. 47. Le Journal des Débats, 10 mars 1815, p Le Moniteur Universel est à l époque l équivalent de notre actuel Journal Officiel. 49. Cité dans Le Journal des Débats, 11 mars 1815, p. 2.
19 Partie I : Défaire le pouvoir Chapitre 2 de Grenoble à Lyon, une semaine pour défaire la Monarchie «L enthousiasme qu a fait éclater votre présence chez vos fidèles sujets de Bourgoin n est que le prélude des acclamations universelles du Peuple français.» Adresse des habitants de Bourgoin à Napoléon le 10 mars Comme nous venons de le démontrer, ce n est pas tant la faiblesse qui caractérise le pouvoir de la Monarchie aux alentours du 7 mars. Il s agit avant tout d une opportunité manquée d organiser le pays en menant une campagne de vive opposition à Napoléon. Si la presse, comme nous l avons analysée, ne soutient en aucun cas l arrivée de Bonaparte, personne ne parvient à préparer la population ni même l armée à lui faire face. Ainsi, la semaine du 7 au 13 mars, que ce mémoire de recherche tend à mettre en lumière comme la semaine décisive dans le retour de l Empereur, ne s annonce pas positive pour les Bourbons. L envoi du Comte d Artois et du Duc d Orléans à Lyon apparaît comme une solution forte pour se préparer à la remontée des troupes impériales. Hélas pour eux, deux éléments ne jouent pas en leur faveur et mènent à la défaite rapide du pouvoir dans ce combat pour la légitimité. D une part, les représentants de la Monarchie dans les régions en premier lieu les préfets ne parviennent pas à maîtriser l évolution du tempérament de leur communauté et à insuffler un esprit monarchiste face aux percées bonapartistes. D autre part, l expédition du Comte d Artois et du Duc d Orléans à Lyon est un échec absolu résultant d une trop grande confiance en un peuple lyonnais qui, nous le verrons, reçoit la nouvelle du retour de Bonaparte avec entrain et satisfaction. Les soutiens volatiles des préfets et des maires Malgré les proclamations des différents préfets des départements du Sud-Est, ceuxci ne parviennent pas à résister à la progression de Napoléon ; les maires de Grenoble et Lyon ne seront pas plus victorieux dans cette entreprise. À Grenoble, le préfet Joseph Fourier 51 apparaît comme un premier personnage nébuleux dont il convient de comprendre la situation. Géomètre de profession, compagnon de Bonaparte durant la Campagne d Égypte, il avait été nommé préfet de l Isère dès son retour en France en Pourtant, il reçoit la Restauration avec beaucoup de loyauté envers le Nouvel Ancien Régime. Son nom circule au sein de la Monarchie (l indignation de Fourier et de son département face au débarquement de Golfe-Juan est relayée dans le Journal des Débats du 9 mars 1815) et il se retrouve dans ses échanges à formuler ses vœux de prospérité au pouvoir en place 53. Son attitude face à l arrivée de Napoléon est, comme nous le savons, alarmiste et horrifiée. Après sa déclaration du 5 mars citée dans le précédent chapitre il s en remet à l armée et au Général Marchand qui se charge de l organisation d un conseil de guerre et de l organisation de Grenoble pour interdire l accès à la ville des troupes de l Empire. Le 7 mars, alors que l arrivée de Bonaparte à 50. Citée dans Sophie et Anthelme Troussier, op. cit., p On retrouve aussi dans certaines sources et certains ouvrages l orthographe «Fourrier». 52. Jacques-Joseph Champollion-Figeac, Fourier et Napoléon : l Égypte et les Cent-Jours, Paris, Firmin-Didot Frères, «Je regarderai, monsieur le Conseiller d État, comme les circonstances les plus agréables de mon administration, celles où je pourrai seconder vos vues, pour la prospérité des communes et l accomplissement des vues bienfaisantes du Roi.» Lettre au Conseiller d État Directeur Général de l Administration des Communes quant à sa nomination par le Roi, 12 février 1815, Arch. Nat., cote F1a
20 De l'aventurier au Prince. Grenoble est annoncée comme imminente, Fourier s enfuit 54 de la capitale dauphinoise. Ce geste malheureux est un triple affront. Tout d abord un affront vis-à-vis du pouvoir en place, le Préfet étant le correspondant légitime et légal du pouvoir central dans chaque département : c est un abandon exprimé au régime qu il avait pourtant accepté d épouser un an auparavant. Ensuite, c est un affront à la population dont il est censé représenter l intermédiaire avec la Monarchie à Paris et qu il abandonne à l Empire. Enfin, c est un affront à Bonaparte, en organisant une résistance à sa venue tout en fuyant la confrontation. Quelques jours durant lesquels nul ne sait vraiment où il se trouve, il prend cependant contact avec Guillaume Sappey, sous-préfet de la-tour-du-pin afin de rester informé de la progression de l Empire : il sait alors que Napoléon a finalement été reçu en héros dans Grenoble, et que l Isère, département dont il est encore le préfet, représente un premier bastion résolument bonapartiste. C est le 10 mars vers onze heures du matin que Fourier se présente à l Hôtel du Parc de Bourgoin, où Napoléon a passé la nuit. De représentant de la Monarchie, Fourier est redevenu en quelques jours un citoyen capable de faire des choix libres de toute affiliation et d allégeance. C est rapidement qu il retrouve des fonctions politiques, informé par courrier le 12 mars : il est nommé Préfet du Rhône par Bonaparte. Il avait été suspendu de ses fonctions de Préfet de l Isère le 9 mars par un décret signé par Napoléon 55. Le 15, c est le Roi qui le renvoie de la Préfecture grenobloise, même si cette décision n a déjà plus aucune valeur 56. La municipalité de Grenoble fait elle aussi l objet de fluctuations dans son comportement politique. Sa réaction aux évènements de l île d Elbe et à l arrivée programmée de Bonaparte met en avant les exigences relatives à l ordre public sans dénoncer solennellement le retour de l Aigle. Le 7 mars, alors que Napoléon est attendu en fin d après-midi aux portes de la cité, le Maire appelle des Gardes nationaux supplémentaires pour assurer l ordre en ville : Les circonstances nécessitent que quelques postes soient occupés par la Garde nationale. Le maintien de l ordre et de la tranquillité publique exige ce service extraordinaire. 57 Le Conseil municipal, rassemblé en conseil extraordinaire, ne fait également mention que de maintien de l ordre sans aucune opposition solennelle à Bonaparte : [L]e Devoir de tous les membres du Conseil Municipal doit de se trouver à l hôtel de ville en séance permanente pour délibérer sur les moyens qu il y aurait à prendre afin de maintenir l ordre et la tranquilité, faire respecter les personnes et les propriétés, qu ils doivent même aider M. le Maire dans ses opérations. 58 Cette attitude laisse comprendre que l opposition à l arrivée de Napoléon à Grenoble n émane pas du pouvoir local. L alchimie qui mène au succès de Bonaparte à Grenoble devra ainsi reposer, comme nous le verrons dans notre deuxième partie, sur d autres 54. Gustave Vellein, Retour de l'île d'elbe, de Grenoble à Lyon : Séjour de Napoléon Ier à Bourgoin le 10 mars 1815, Bourgoin, Paillet, 1925, p Décret Impérial donné à Grenoble le 9 mars 1815, Arch. dép. Isère, cote 52 M Ordonnance du Roi, nomination de Joseph de St Chamond en tant que Préfet de l Isère, 15 mars 1815, Arch. Nat., cote F1a Arrêté du Maire de Grenoble, 7 mars 1815, Arch. mun. Grenoble, cote 2D Délibération du Conseil municipal de Grenoble, 7 mars 1815, Arch. mun. Grenoble, cote 1D3. 20
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