«Ne nous laisse pas entrer en tentation!» La nouvelle traduction du Notre Père de la liturgie catholique fr. Luc Devillers OP

Transcription

1 Le 1 er octobre 1965, vers la fin du Concile de Vatican II, une réunion présidée par le Cardinal Martin (Rouen) et le Pasteur Boegner s est tenue à Rome, pour inaugurer un nouveau chapitre des relations œcuméniques : le projet d une traduction œcuménique de la Bible. Le Concile catholique, auquel avaient assisté plusieurs représentants des autres Églises et communautés ecclésiales, venait tout juste d encourager de tels projets : «Si les circonstances s y prêtent et si l autorité de l Église les approuve, ces traductions [de la Bible en langue vulgaire ] pourront aussi être établies en collaboration avec des frères séparés de nous, et elles pourront être utilisées par tous les chrétiens» (Dei Verbum, 22, texte adopté le 18 novembre 1965). Dès 1964, avait démarré le chantier de la future «Traduction œcuménique de la Bible», bien connue par son sigle TOB. Il a commencé par le texte le plus difficile, celui qui fut à l origine de la rupture, il y a exactement 500 ans cette année, entre l Église catholique et la Réforme luthérienne : la Lettre de saint Paul aux Romains, de laquelle Luther avait notamment tiré le thème de la justification par la foi seule. La version œcuménique de la Lettre aux Romains fut publiée en 1967 : le test était réussi, et la traduction œcuménique de toute la Bible pouvait continuer. 1 Parallèlement à cette entreprise scientifique, il a paru bon de proposer aux chrétiens de langue française une version œcuménique de la prière du Seigneur, le Notre Père (Mt 6,9-13). Le but de cette traduction n était pas scientifique, même si le travail devait être sérieux, mais liturgique. Il s agissait de permettre à des croyants francophones de diverses Églises de réciter ensemble le Notre Père. C est ainsi que la version liturgique du Notre Père, qui est toujours en cours actuellement dans l Église catholique, fut réalisée en Pour la deuxième partie de cette prière, la traduction française dit : «Et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du Mal.» Auparavant, les catholiques francophones avaient déjà connu d autres traductions, comme le «Et ne nous laissez pas succomber à la tentation» du Catéchisme du Concile de Trente. On commentait ainsi cette traduction : «Notre Seigneur nous a commandé de lui demander qu il ne permette pas que nous succombions à la tentation». Mardi dernier, le 7 mars 2017, nous avons entendu au cours de la lecture de l évangile pendant la messe une nouvelle traduction du Notre Père. Ce n était pas la première fois, puisque le nouveau lectionnaire liturgique a été approuvé par les autorités ecclésiastiques en Pour le moment, nous avons en concurrence deux traductions : celle du lectionnaire, pour l évangile de saint Matthieu, et celle du missel, pour la partie eucharistique de la messe (et tout autre usage liturgique). Normalement, nous devrions changer de missel dans les

2 prochaines années, mais le chantier a pris un peu de retard. Une fois que cela sera fait, nous changerons de traduction pour le Notre Père, non seulement dans le cadre de la lecture du passage d évangile concerné, mais encore pour chaque acte liturgique où la prière du Seigneur est requise. Nous ne dirons plus : «Et ne nous soumets pas à la tentation», mais : «Et ne nous laisse pas entrer en tentation» Beaucoup se réjouiront de ce changement, car ils ne supportaient pas que l on présente aux fidèles l idée que Dieu puisse nous soumettre à une quelconque tentation. En effet, depuis le lancement de l actuelle version (fin des années 60), des croyants, y compris des exégètes de renom international ont fortement critiqué la traduction «Et ne nous soumets pas» L abbé Jean Carmignac, grand spécialiste de Qumrân, a effectué de nombreuses Recherches sur le Notre Père, en s appuyant sur sa connaissance de l hébreu 1. Il a souligné le fait que, dans le texte grec du Notre Père, la négation qui précède le verbe «introduire» (donc, «faire entrer») ne doit pas porter sur le verbe «faire», mais sur le second. Il faut donc comprendre, non pas «ne fais pas entrer dans la tentation», mais «fais que nous n entrions pas dans la tentation». Le Père Raymond-Jacques Tournay, dominicain de l École biblique de Jérusalem, grand spécialiste des psaumes, a rencontré pendant des années divers groupes de croyants un peu partout en France, et il a soutenu avec sa compétence d exégète la protestation contre la traduction œcuménique 2. Il soulignait que, dans les premiers siècles de l ère chrétienne, de nombreuses traductions en langues diverses et des commentaires de Pères de l Église avaient déjà essayé de trouver une solution heureuse pour traduire et expliquer le difficile texte grec du Notre Père. Finalement, il traduit, comme certains autres exégètes avant lui (Delorme, Osty), de la façon qui vient justement d être adoptée par la Bible liturgique : «Ne nous laisse pas entrer en tentation». 2 Même si certains se réjouissent du changement de traduction, la décision de changer la version liturgique du Notre Père peut aussi choquer, car elle a été faite au sein de l Église catholique, sans concertation avec les autres chrétiens. L esprit œcuménique de Vatican II aurait-il disparu? Aurait-il été volontairement stoppé? Je ne pense pas. Les épiscopats catholiques francophones sont conscients de ce problème. Comme l écrit le P. Jacques Rideau, Directeur du Service National de la Pastorale Liturgique et 1 Jean CARMIGNAC, «Fais que nous n entrions pas dans la tentation. La portée d une négation devant un verbe au causatif». Revue biblique 72 (1965) ; Recherches sur le Notre-Père, 1969, p Raymond-Jacques TOURNAY, «Que signifie la sixième demande du Notre-Père?», Revue théologique de Louvain 26 (1995) ; «Ne nous laisse pas entrer en tentation», Nouvelle revue théologique 120 (1998)

3 Sacramentelle, il fallait «de sérieuses raisons pour opérer ce changement», puisque «la traduction en usage a fait l objet d un consensus œcuménique 3». Deux raisons majeures ont été avancées pour expliquer la décision catholique : 1. L actuelle traduction, sans être strictement fautive sur le plan exégétique (car le verset est très difficile à traduire), choque sur le plan pastoral : en effet, elle laisse entendre que Dieu pourrait avoir l idée de nous tenter de faire le mal, au point qu on serait obligé de lui demander expressément de ne pas le faire! 2. La deuxième raison est que, depuis les années du Concile, le paysage œcuménique de nos pays a beaucoup changé. On y constate aujourd hui une présence nombreuse de diverses Églises orientales (communautés de réfugiés ou non), et les grandes Églises luthérienne et calviniste ne sont plus les seules issues de la Réforme : communautés pentecôtistes et Églises évangéliques prennent chez nous de plus en plus d importance. Du coup, l exercice œcuménique réussi dans les années 60 avec les luthériens et les calvinistes, et avec la bénédiction des orthodoxes, ne garde plus la même force aujourd hui, car il faudrait le reprendre avec une palette de représentants beaucoup plus diversifiée. Problème pastoral de mauvaise compréhension de la formule actuelle et changement du paysage ecclésial dans la francophonie : voilà les deux raisons qui ont encouragé les évêques catholiques de nos pays à demander aux exégètes de proposer une nouvelle traduction pour le verset controversé. Le choix s est porté sur la formule déjà proposée par plusieurs depuis longtemps : «Et ne nous laisse pas entrer en tentation.» 3 À l oreille, le choc du «ne nous soumets pas» a disparu. De plus, cette formule rappelle la parole de Jésus à ses disciples, au jardin de Gethsémani, telle que la rapporte le même évangile selon Matthieu : «Veillez et priez, pour ne pas entrer en tentation» (Mt 26,41). Mais certains sont gênés par le «Et ne nous laisse pas», comme si on soupçonnait Dieu d être trop faible pour défendre sa créature. Une vision de Dieu comme un brave vieillard impotent, cloué dans son fauteuil et qui ne peut rien faire pour nous. Cette remarque nous rappelle qu aucune traduction n est pleinement satisfaisante et donc définitive. Mais elle m invite à vous proposer une relecture de ce verset de Matthieu. En français, nous avons une expression qui lui ressemble : «Ne me laisse pas tomber!» Qu est-ce qu on veut dire lorsqu on dit cela à quelqu un? On sous-entend que, si cette personne nous laisse, nous 3 P. Jacques RIDEAU, «Pourquoi changer la traduction du Notre Père?», dans Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones, Découvrir la Traduction officielle liturgique de la Bible, AELF-MamE-Magnificat, 2013, (p. 69).

4 abandonne, eh bien! nous ne tiendrons pas longtemps devant les difficultés de la vie, devant l immensité ou la complexité de la tâche à accomplir, et du coup nous allons tomber dans le burn out, dans le désespoir, dans la dépression : le trou, le piège, le désastre. Adaptons cela à la demande que nous faisons à Dieu. Nous lui disons, en quelque sorte : «Nous t en supplions, ô notre Père, ne nous abandonne pas, ne nous laisse pas tomber, car sans toi nous ne pouvons pas tenir, nous allons tomber!» De fait, Jésus dit à ses disciples : «Sans moi vous ne pouvez rien faire» (Jn 15,5). Il faut préciser que l action d «entrer en tentation» ne signale pas juste une action préalable, une première étape à laquelle on pourrait s arrêter ; comme s il s agissait d ouvrir une porte et de regarder ce qui se trouve derrière, mais en restant sur le pas de la porte, sans avoir encore décidé de la franchir. Non : l expression «entrer en tentation» veut dire «pénétrer dans la tentation», donc y succomber. C est l équivalent de «tomber». C est pourquoi nous disons à Dieu : Ne nous laisse pas tomber! 4 En outre, pour bien comprendre cette demande du Notre Père, il ne faut pas la séparer de la suite : «Mais délivre-nous du Mal!» Il s agit en réalité d une seule et même demande, composée (comme souvent dans la Bible) à l aide de deux phrases qui se complètent. Le «Mais» qui ouvre la dernière phrase n indique pas ici le contraire ce serait le cas si vraiment Dieu nous poussait à succomber à la tentation, ce qui est théologiquement impossible et impensable, mais un surenchérissement : «Ne nous laisse pas entrer en tentation : bien plus, délivre-nous du Mal!» Du coup, Dieu est innocenté de toute tentative de tromper l homme et de le soumettre au pouvoir du Mal. Il est notre libérateur, celui qui veut nous délivrer du péché et de la mort, et nous donner la vie. Malgré quelques versets épars dans la Bible, qui semblent dire le contraire mais qu il faut interpréter dans leur contexte, l Écriture est claire : le Dieu vivant ne peut que donner la vie, pas la mort. Addendum : Courrier des lecteurs de La Liberté. Cf. article «Le nouveau Notre Père se fait prier», La Liberté, samedi 26 août 2017, p. 9 : «Religions» Si la nouvelle traduction du Notre Père ne fait pas l unanimité, la traduction actuelle encore moins. Contrairement à ce que dit le pasteur Kraege, le verset controversé ne parle pas de Dieu qui soumet l homme à la tentation. Certes, il y a des passages bibliques où Dieu

5 met à l épreuve les croyants pour les faire grandir dans la foi. Mais, si c était le cas dans cette prière, Jésus nous inciterait à demander à Dieu de ne pas nous faire grandir dans la foi! En réalité, la «tentation» est ici le travers humain de se défier de Dieu, ou de lui intenter un procès. L épisode clé est le passage des Hébreux par Massa et Mériba, toponymes signifiant «Epreuve et Querelle» (Exode 17,7) : «N endurcissez pas votre cœur comme à Mériba, comme au jour de Massa dans le désert, où vos pères m ont défié et mis à l épreuve» (Psaume 95,8). De plus, l Abbé Carmignac avait jadis repéré, derrière le grec «Ne nous fais pas entrer en tentation», un original sémitique où la négation portait sur le deuxième verbe : «Fais que nous n entrions pas en tentation!» Voilà ce que nous demandons à Dieu, comme dans la suite : «Mais (bien plutôt) délivre-nous du Mal.» Entrer en tentation ce n est pas rester sur le seuil de la porte pour voir ce qui se passe de l autre côté, mais bel et bien pénétrer dans ce lieu qui éloigne de Dieu. En nous faisant dire à Dieu : «Ne nous laisse pas tomber!», «Ne nous abandonne pas!», la nouvelle traduction est un progrès. Bien des psaumes attestent ce cri du croyant vers Dieu. 5 Luc Devillers Professeur de Nouveau Testament Faculté de théologie