Je ne me souviens pas de la date de sa mort. Tous les ans, maman me dit. - c est aujourd hui l anniversaire de sa mort. Je ne dis rien.

Transcription

1 1 Je ne me souviens pas de la date de sa mort. Tous les ans, maman me dit. - c est aujourd hui l anniversaire de sa mort. Je ne dis rien. Cette date ne me parle pas. D ailleurs l utilisation du mot «anniversaire» pour ces dates là a toujours été pour moi un oxymore, que ce soit à la télévision ou dans la presse pour des personnes célèbres, ou dans la vie privée pour ceux qu on a aimé. La mort c est le moment où tout s arrête pour une personne et où tout change pour les autres. La fin d être ensemble, le début du souvenir. La mort d un être cher c est renoncer à vivre tout ce qu on aimait avec lui, c est la semence des regrets de tout ce qu il nous reste à vivre et que nous ne pourrons pas partager avec lui. Je n ai jamais compris qu une fois les personnes mortes, on fête l anniversaire de leur mort. Moi, j ai toujours eu envie de continuer à fêter leur anniversaire, celui de leur naissance, pour dire combien je suis contente de les avoir connues, d avoir vécu des choses avec elles, à travers elles. Fêter la date anniversaire d une mort, peutêtre, celle d un ennemi, pour ceux qui en ont, pour remercier le destin d en être débarrassé. Sinon la mort est toujours le commencement d une autre vie, celle sans l être cher disparu. La mort est cette douleur que l on croit à chaque fois insurmontable mais que la vie

2 vainc presque à chaque fois. De douleur, elle devient souvenir. Serait-ce ce passage que l on célèbre un peu partout quand on fête l anniversaire d une mort? Une victoire! La victoire du souvenir sur la douleur. Je sais que c était en septembre, fin septembre qu il est mort. C est tout. Pas de date, pas de jour. Sa tombe est l endroit où je vais parfois chercher l exactitude. Par contre, tous les 7 juillet, j ai une pensée pour lui. Le 7 juillet est la seule date anniversaire le concernant qui ait une place dans le calendrier historique de ma vie. Elle résonne tous les ans dans ma tête seulement. La mort et les morts ne doivent pas résonner dans le présent surtout pour les générations futures. On ne peut pas marquer le présent au fer rouge de tout ce qui s est arrêté. Pour élever les générations futures vers le futur, il faut vivre dans le présent avec les vivants. Je déteste cette phrase : «il aurait ans aujourd hui.». Les regrets. Ils attirent votre regard en arrière, vous empêchent d avancer. La mort n a aucune place dans le présent, les morts n ont pas de place en tant que tels. La place des morts dans le présent et dans l avenir, c est être l essence des souvenirs. Les souvenirs de joies, de bonheur, de complicité, de partage sont le gage des joies, bonheurs, complicités et partages qu il est possible de vivre avec les autres et d apprendre aux plus jeunes. De lui, je parle souvent avec Simon, les enfants, ma mère, ma grandmère. Un proverbe à lui : «d un sens comme de l autre», un de ses bricolages qui nous lâche, une photo et il se retrouve parmi nous. Souvenir bien vivant. Essayer d apprendre aux enfants à ne pas redouter la

3 mort et surtout celle de leurs proches. Apprendre à supporter la mort comme un passage obligé de la vie au souvenir, la douleur comme une conséquence passagère du bonheur. Il m arrive de calculer. Déjà huit ans. C était en deux mille. Il voulait voir l an deux mille, passer dans l autre siècle comme il disait. Il n avait pas d autres objectifs. Il n avait pas la prétention d être immortel, ni la volonté d être le doyen de la société française ou mondiale. C est sans doute grâce à cette pensée que je suis sereine aujourd hui quand je compte. Il a atteint son but. Il a vu l an deux mille et puis il s en est allé. 2 Le téléphone sonne. Je décroche.

4 - Ils commencent la morphine demain, le médecin a dit que ça ne durerait que quelques jours. Quelques jours. Le temps que le cœur lâche. Je suis au bureau, je ne peux pas pleurer. Je ne suis même pas sûre d en avoir envie. Je savais, nous savions tous que cela finirait comme ça. Une dent de sagesse me fait mal. Il faut que je prenne rendez-vous chez un dentiste. Il faut que je me soigne avant. Après, je n aurais pas envie. - Je ne peux pas vous soigner cette dent, il vaut mieux l arracher. Le rendez-vous est pris entre midi et deux heures, un jour en semaine. Je n en parle même pas avec Simon. J y vais seule. J appréhende un peu. Je gère seule. Un test pour l Après. Au bout d une demi heure, le dentiste est toujours sur ma dent. J ai l impression qu il va m arracher toute la mâchoire. - Vos racines sont barrées. La bouche grande ouverte avec ses mains et ses ustensiles à l intérieur, l anesthésie agissant, l heure n est pas aux explications. Ses gants et sa blouse blanche se tâchent de sang. J ai de plus en plus l impression de quitter l univers du cabinet médical pour rejoindre celui de la boucherie. Soudain, victoire! Ma dent est entre ses mains. Soulagement! Il recoud. Une plaie ouverte, refermée. Présage physique de ce que je m apprête à vivre psychologiquement, sentimentalement. Peut-on somatiser à ce point? A ce moment là, je ne le sais pas encore, mais cette dent qui n est plus me fera mal longtemps. Et les dentistes et soins successifs n y feront rien. Ma mâchoire antérieure

5 droite se rappelle à ma mémoire souvent, au mieux par une gêne, au pire par une douleur qui me ramène en septembre deux mille, à lui, à son décès, à sa disparition, à son absence et pour finir à ce qu il fut pour moi presque à notre insu à tous les deux pendant ces vingt trois ans. Le téléphone sonne. Je décroche. Toujours les mêmes gestes, pour des moments si différents. Rivalité entre le quotidien et les moments cruciaux. - C est fini! J ai passé la nuit à ses côtés à l hôpital. Ce matin, je suis rentrée pour me changer. L hôpital a appelé pour dire que c était fini. C est bizarre, j ai vu le médecin ce matin. Elle m a dit : vous n en pouvez plus de le voir comme ça. Je lui ai répondu : oui et en fin de matinée, ils appelaient pour dire que c était fini. Au bout du téléphone, je laisse le silence. Je ne dis rien. Il n y a rien à dire. En ce moment même, pour nous tous, c est plus un soulagement. La douleur, elle, arrivera un peu plus tard avec l absence. - J arrive demain. Au revoir. Bisous. Je raccroche. Je suis au bureau mais cette fois-ci, je ne peux pas m empêcher de pleurer. Je pleurerai dans les jours qui viennent, ouvertement aux yeux de ceux qui m aiment. Je pleurerai seule dans les semaines qui suivront, secrètement, pour ne pas avoir appris que la mort est inclus dans le processus de la vie et ne pas l avoir accepter. C est pour moi, une chose à apprendre. Je pleurerai encore quelques mois après sans en parler à personne, même pas à Simon,

6 honteusement avec la peur que la dépression s empare de moi et de ma vie et fiche tout en l air. Pour l heure, je pleure le soir dans ma voiture. Les embouteillages sur le périphérique parisien servent au moins à ça. Je rentre à la maison. Tout va bien. Je souris à mon petit Arthur. L avenir, c est lui. Il est normal que la vie reprenne son cours. Je souris mais je suis pleine d un vide immense. Je me raisonne. La mort fait partie de la vie. Mourir à quatre vingt six ans, c est honorable. Il voulait voir l an deux mille, il l a vu. Il ne voulait pas finir grabataire, il ne l a été que quelques mois. J ai beau énumérer toutes les «bonnes» raisons pour accepter l idée de son décès. Je n y arrive pas. On ne peut pas accepter la mort d un être tant qu on ne sait pas la place qu il occupait auprès de soi. Il me faudra de longs mois pour comprendre que la douleur de son décès n est que le reflet de ce qu il était pour moi. Pour accepter, il faut comprendre.

7 3 Perdre quelqu un. Perdre ce lien qui nous attache aux autres parce qu ils disparaissent. Non, pas de la circulation. Disparaître de la planète Terre. Pour aller où? Le paradis. Se réincarner. Où êtes-vous là-haut? Que devient-on sous la terre? Toutes ces Théories. Qui croire? Qui a raison? Je ne sais pas. Je m en moque.

8 Pourquoi c est plus dur aujourd hui pour lui? Perdre quelqu un, je l ai déjà vécu. Quand Mémère est partie, j avais seize ans. C était mon arrière-grand-mère, elle avait quatre vingt six ans. J étais très proche d elle, c est elle qui me faisait faire mes devoirs quand j avais six ans et que j apprenais à lire et à écrire. Elle est tombée malade à l automne quatre vingt six. Je suis allée la voir à l hôpital. - Tu sais, ma petite fille, hier il y avait une mariée, là dans ma chambre. - Oui, mémère. - Qu est-ce qu elle faisait là? Elle parlait le visage un peu déformé par une paralysie du côté gauche. - Je ne sais pas, mémère. Je l embrasse. Je sors de la chambre. Je sais que mon arrière-grand-mère ne sera plus jamais comme avant, alors je me doute. Après la vieillesse, il n y a pas d autre issue que la mort. Quelques semaines plus tard, elle meurt. Le lendemain au lycée, je suis surexcitée. Je n arrête pas de faire le pitre. Une camarade de classe me demande : - Mais qu est ce que tu as aujourd hui? Tu es déchaînée. - C est normal, ma grand-mère est morte hier. Silence. Silence de mort. Normal! A l adolescence, on est en refus. Même la mort n aura pas raison de mon adolescence. Elle veut que je pleure alors je ris. Quelques jours plus tard, nous sommes allés en Normandie pour l enterrement. Mémère a été ramenée

9 dans sa maison. Je vais la voir. Elle est là immobile. Je la touche, elle est toute dure. Je me décide à l embrasser, elle est glacée. C est fini. Mon arrièregrand-mère n est plus là. Il y a bien son corps. Mais ce qui faisait de ce corps ma mémère est parti. C est ma seule certitude. Où? Comment? Je ne sais pas. Après, nous sommes repartis à Paris. La vie a repris son cours. Je ne me souviens pas d avoir ressenti un sentiment de vide sauf peut-être le jour où j ai été reçue au baccalauréat. J ai appelé maman, mes grands-parents et non, mémère, elle n est plus là. J ai regardé le ciel «mémère, si tu me vois, j espère que tu es fière de moi». C était la première personne de mon entourage qui mourrait. - Il faut bien mourir un jour. me disait-elle quand je la voyais vieillir et que je lui demandais : - Tu vas vivre encore longtemps, hein, mémère? Quand on perd des proches, on perd forcément des membres de sa famille ou des amis. Lapalissade. Mille neuf cent quatre vingt dix sept. Simon et moi. Deux chenilles qui deviennent papillons. Père et mère, voilà ce que nous sommes désormais. Arthur. Nos yeux sont rivés sur Lui. Le voir bouger, sourire, grandir. Il est notre soleil. Il nous éblouit. Gabriel, notre meilleur ami n a pas donné signe de vie suite à l envoi du faire-part de naissance. Gabriel compte beaucoup pour nous. Simon ne dit rien. Baptême de Arthur. - Non, nous n inviterons pas Gabriel. Il n a pas répondu au faire-part de naissance.

10 Simon accouche de sa déception, sa rancœur, sa vexation. Je ne sais pas bien quel qualificatif est le plus approprié. Mille neuf cent quatre vingt dix huit. Jean-François nous appelle. C est un copain à Simon mais sans plus, c est un copain de Gabriel aussi. - Gabriel est mort hier. Un accident de voiture. Qu avons-nous dit ensuite? Je ne sais pas, je ne sais plus. Il y a eu des moments de silence. Un accident de voiture alors qu il venait d être papa. L ironie du sort. Gabriel aux quatre cents coups : Gabriel buvant beaucoup, Gabriel buvant beaucoup trop, Gabriel conduisant vite, Gabriel conduisant beaucoup trop vite, Gabriel conduisant trop vite en ayant trop bu. Gabriel dormant à la maison pour le protéger, protéger notre ami. Eviter de le voir se mettre en danger. Gabriel qui s assagissait. Un an sans se voir. Mais à priori, un Gabriel assagi. Chenille qui devait papillon. Un papa. L ironie du sort. Un trajet banal Travail/domicile. Un accident fatal. J appelle le fleuriste. Je commande un coussin de roses blanches : «A notre ami». Je pleure. Ca n est pas possible. Jamais nous ne nous reverrons. Jamais nous ne pourrons nous expliquer : Pas de nouvelles depuis plus d un an, pas de nouvelles au moment du faire-part de naissance de Arthur. Pourquoi? Question à jamais sans réponse. Je pense à sa maman qui a si souvent eu peur pour lui. Je voudrais aller à son enterrement. Simon prétexte une impossibilité à s absenter professionnellement pour ne pas y aller. Simon ne pleure pas. Simon refuse la mort,

11 la nie. Lui fait-elle peur? Plus tard sur notre répertoire téléphonique, cadeau de Gabriel, je lirai ces lignes «A Gabriel, notre cher ami». La mort de Gabriel l a touché mais il faudra des années avant qu il évoque le regret de ne pouvoir se réunir à nouveau. Je pense à Gabriel de temps en temps. Quand je cuisine. Quand je passe à Argentan. Quand nous parlons de notre rencontre. Gabriel, tu nous manques. Tu manques à notre couple. Parce que vingt huit ans, ce n est pas un âge pour mourir. Parce qu on aurait dû pouvoir évoquer ensemble dans vingt ans nos jeunes années. Vivre avec des absences injustes, pour les amis, cela s apprend. Mémère et Gabriel. Je pensais que ces deux personnes m avaient apprises à accepter la mort. La mort dans la famille, la mort dans l amitié. Septembre deux mille, la mort à nouveau. Sa mort à lui. Décembre deux mille, je suis remplie d un vide immense que tous les sourires de Arthur n arrivent pas à combler. Je suis au bord d un gouffre qui m appelle. Je m étais construite mais je sens que l immense faille cachée est en train de se rouvrir. Pourquoi??? J essaie de me raisonner : perdre son grand-père âgé de quatre vingt six ans, c est le cours de la vie. La mort fait partie de la vie. Ces phrases ne changent rien à mon désespoir. Je sens que la petite fille, qui est en moi, est en train de me rattraper, de me déborder. Que m arrive-t-il?