Thomas FLICHY LE SONGE DU CHEVALIER BLEU

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1 Thomas FLICHY LE SONGE DU CHEVALIER BLEU

2 LE SONGE DU CHEVALIER BLEU

3 «Le Roi de France allant à Marli, qui est une de ses Maisons Royales, s étant endormi dans son carosse, songea, qu il voyait le Ciel en feu et qu une fumée très épaisse sortait de la terre dont se forma une très nombreuse armée d hommes semblables à des forgerons. Et que le Chef qui les commandait, était monté sur un cheval moitié gris & moitié vert, & qu il était vêtu d une casaque, moitié or et moitié fer, et portant une cuirasse de plomb, et des bottes d airain, et ayant une épée de bois. Il se mit à crier, il faut se battre présentement, car l heure est venue, que ceux qui ne se battront pas périront. Que le Roi entendit deux lamentables cris et qu il vit après que la terre trembla et que toute cette multitude de forgerons fut engloutie. Que peu de temps après il parut une belle forêt, pleine de cerfs et d autres bêtes de chasse, et qu il cria aux chasseurs qui l entouraient, tue, tue car la chasse est belle. Il s éveilla là-dessus et conta son songe à toute la Cour. Et ajouta qu il donnerait vingt mille Louis d or, pour savoir son interprétation, il reparut ensuite tout rêveur» Sieur P.R.P.A de Prague, L abaissement de la France, présagé par le songe du Roi, Prague, Jacques le Ray, 1690

4 TABLE DES MATIÈRES Prologue Chapitre 1 : comment le chevalier bleu fut transporté en son royaume et le trouva dévasté. Chapitre 2 : où le chevalier partit dans le Caucase à la recherche de Mathilde Chapitre 3 : suite des aventures en Moscovie du chevalier bleu Chapitre 4 : la Nouvelle-France où le chevalier bleu échappe de peu au piège de son ennemi Chapitre 5 : au secret dans la République des Deux-Amériques Chapitre 6 : un voyage sur mer sur la trace des convois de la Horde Chapitre 7 : où le chevalier bleu découvre l île de Gobanu Chapitre 8 : où l on voit le chevalier bleu échapper de peu à une mort certaine. Chapitre 9 : la rencontre de Djamchid et le départ pour l Orient Epilogue

5 PROLOGUE Coiffé d un simple Heaume de Venise sur son pourpoint de soie brodée, le chevalier bleu chevauchait à vive allure sur la route menant de Brienon à la forêt-aux-loups. Qui l eût contemplé des hauteurs de Saint-Florentin n aurait pu voir qu une ombre azurée qu accompagne un léger nuage de poussière d or. Mais cette course ne dura qu un instant. L homme se coula dans la vallée et disparut sous les frondaisons des chênes centenaires sans même se douter qu il était observé. Le chevalier bleu n était pourtant pas de Brienon. Né le jour de la Saint-Jean, dans la dixième année du Roi Louis, le jeune enfant était venu au monde armé et casqué à la stupéfaction des gens de sa maison. Relevant de lui même la visière de son heaume pour téter sa nourrice, Charles de Marçay frappait les visiteurs par son regard clair et fut bientôt désigné du nom de chevalier bleu. Dans un pays ravagé par la désolation de la guerre, Charles cristallisa toutes les espérances et fut porté en triomphe par la foule le jour où il fut armé chevalier. Le chevalier bleu était un solitaire : se levant dès l aube, il aimait à tendre des filets dans la forêt pour piéger quelque lièvre ou perdreau sans cervelle. L on raconte qu à son passage les fées disparaissaient dans les bosquets secrets où elles tiennent leurs assemblées solennelles. Or il advint un jour que lassé par sa longue course, le chevalier bleu mit pied à terre et s endormit au pied d un chêne. Sa jument Impératrice, qui s était mise à brouter quelques feuilles de hêtre, entendit au bout de quelques minutes la respiration régulière de son maître. Nul doute que celui-ci se reposait en toute quiétude pensa t elle. Or, il n en était rien : dans la nuit du 12 au 13 avril 1731, Charles de Marçay fut transporté en songe dans un monde si étrange qu il eut le privilège d en retenir les détails les plus insignifiants avec une déroutante exactitude. A la lecture des pages qui vont suivre, le lecteur comprendra aisément les raisons pour lesquelles le chevalier bleu devint sombre à son réveil. Après cette vision troublante, Charles finit en effet par se demander s il ne fallait pas accorder foi à ce songe. Que le lecteur ne se pique donc point de la même fantaisie, ce récit n ayant pour seul objet que de le divertir.

6 CHAPITRE 1 : COMMENT LE CHEVALIER BLEU FUT TRANSPORTÉ EN SON ROYAUME ET LE TROUVA DÉVASTÉ Lorsque j ouvris les yeux, le soleil entamait à peine sa course incandescente à travers la haute futaie des alleux. Je fus tiré de ma torpeur par une odeur étrange. Le parfum des foins fraichement coupés et de la violette écrasée s estompaient devant une senteur âcre indéfinissable qui imprégnait jusqu aux plantes elles mêmes. La nappe de brouillard, qui tardait encore à se dissiper, donnait une impression quelque peu enchanteresse au paysage qui se dessinait sous mes yeux. Les sous-bois avaient poussé de façon extravagante entremêlant un lacis de ronces aux jeunes pousses montantes, comme si la forêt avait été désertée depuis longtemps par les troupeaux errants. Je me redressai et cherchai machinalement Impératrice, que j avais attachée à un arbre le soir précédent. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque je m aperçus que ma jument avait changé de physionomie. J avais, à vrai dire, peine à dire s il s agissait du même cheval. Qui pourrait avoir eu la fantaisie de substituer à ma rustique monture, une jument d une robe identique, mais aussi frêle et élancée. Ce cheval pourrait il encore me porter huit heures durant, à travers les vallons et les bois sans s effondrer d épuisement? Ma nouvelle Impératrice ressemblait à ces chevaux nés du hasard, et qui sont davantage le sujet d une bonne peinture que du réconfort de leurs cavaliers. Toutefois, comme la jument hennissait, je ramassai prestement mon tricorne, mon épée et ma tabatière, et quittai au petit trot le bois étrange dans lequel je m étais hasardé à passer la nuit. Je suivis le sentier situé en contrebas du lieu dit la belle anguille et débouchai sur un chemin assez bien empierré qui remontait la colline. La végétation s y éclaircissait et je découvris soudainement un long ruban sombre qui me barrait la route. Je descendis de monture et m approchai : les pavés de cette route semblaient recouverts d une sorte de gomme un peu tiède mais solide. Impératrice ne semblait pas déconcertée par ce revêtement étrange et je fis quelques pas avec elle sur ce sol qui, à ma grande surprise, amortissait le bruit des sabots. C est à ce moment précis qu une crainte me glaça le cœur : s il m était donné d avoir été transporté dans un autre monde, serais-je éloigné pour toujours de ma fiancée Mathilde, que je devais épouser avant de repartir en campagne au mois de juin? Que l on demande à un gendarme de la Maison du Roi d aller batailler en des contrées lointaines, tout ceci relevait du service ordinaire et chacun de nous l avions accepté avant que de nous engager dans le métier des armes. Mais par quelle étrange défaveur étais-je plongé en un monde dans lequel tous mes repères paraissaient se troubler? Le montreur d ours que j avais accueilli à Marçay l hiver dernier pour la plus grande joie de la populace, avait t il enchanté notre seigneurie? La comète qui avait soudainement illuminé le ciel, la nuit du 1 er mars 1731, était-elle, comme certains le prétendaient au village, annonciatrice de quelque sinistre augure? Les pommiers, qui tardaient à fleurir cette année devaient ils être interprétés comme le signe silencieux d une fin des temps prochaine? Plongé dans ces pensées vagues, je pris le parti de longer la route jusqu au prochain village, où le premier habitant pourrait m aider à retrouver mes esprits. Impératrice trottait imperturbable. Quant à moi, scrutant aux alentours, je m aperçus que les branches de certains arbres avaient été arrachées. La route elle-même, semblait avoir été bombardée en plusieurs endroits. Au nord s amoncelaient des nuages noirs, comme si un orage se

7 préparait. Au bout de quelques minutes, j entendis distinctement le bruit d un grelot. Ce tintement se rapprochait imperceptiblement. C est alors que parut un chien jaune, marchant hagard, une clochette autour du cou dans notre direction. L animal zigzaguait comme s il était frappé de maladie. Il tituba une dernière fois puis s effondra dans une mare. Approchant du sommet de la côte, je pressais Impératrice. C est alors qu un spectacle effrayant s offrit à mes yeux. Du village qui avait existé jadis en cet endroit ne demeuraient que quelques pans de murs a demi effondrés ainsi qu une église qui semblait ne tenir debout que par miracle. De la terre retournée s échappaient des objets épars et parfois les restes d un corps calciné. Ces ruines n étaient qu en partie recouvertes par la végétation. Indifférents à ce spectacle, trois enfants jouaient sur un immenses tas de branches de cèdre empilées. Ces branches formant une cavité en leur centre, les enfants les avaient recouverts de plusieurs claies afin de former un toit à leur cabane de fortune. Je m arrêtai à leur hauteur et voulut leur parler mais lut dans leur regard une telle douleur que les mots ne me vinrent pas. La jument s arrêta et se mit à brouter les pousses d une haie redevenue sauvage. Les trois enfants m examinèrent, s entre-regardèrent puis, baissant les yeux, retournèrent à leur jeu. Au centre de ce qui avait dû être la place, un bidon retourné fournit un abreuvoir idéal à Impératrice. C est donc le dos tourné que j entendis distinctement une voix d enfant qui chuchotait : «et s il n est pas de la Horde, d ou vient il?». Avais-je été soudainement transporté chez les Mongols pour que l on parlât de horde? Un détail vint rapidement infirmer cette hypothèse : sur le bidon à demi-renversé qui servait d abreuvoir à ma monture était inscrit : «Largage par air 21 juin 2065». Sonné par cette découverte, je mis pied à terre, attachai mon cheval à un anneau rouillé qui ornait la façade de l Eglise puis m assis sur les marches afin de reprendre mes esprits. A quelques dizaines de mètres, les enfants, sortis de leur hutte de branchages avaient allumé un feu, qu ils se mirent à alimenter par de vieilles poutres qui jonchaient les rues du village. Croyant à un rêve, je voulus me réveiller, mais c est alors qu une main se posa sur mes épaules et qu une voix me dit : «Bienvenue parmi nous, il y a longtemps que je nous vous attendions». Lorsque je me retournai, je fis face à un vieil homme dont les longs cheveux jaunis encadraient une tête robuste. «Je suis le dernier habitant de ce hameau» me déclara l inconnu. Il ajouta : «ces trois orphelins que vous voyez là-bas ont été recueillis par mes soins mais ils ne sont pas d ici. Entrez vous désaltérer, vous devez être bien fatigué». L homme me fit franchir la porte étroite de la maison jouxtant l église. Celle-ci était surmontée d une croix. De fait, il s agissait du presbytère de cette chapelle. Le couloir central débouchait sur un escalier à vis. L inconnu me fit signe de monter et je gravis pas à pas les marches menant vers la pièce principale. Celle-ci était totalement dépouillée. Au centre, une table, deux vieilles chaises. Dans un coin, une bouilloire en fer-blanc et quelques provisions. L homme m offrit un morceau de pain puis m invita à défaire mon manteau. Il versa du thé brûlant dans deux bols puis se mit à parler. Il parlait lentement, de façon un peu hachée, à la façon d un malade en convalescence. De temps en temps il lapait sa tasse brûlante, me fixait à nouveau de son regard clair puis laissait place à un long silence. Né le 26 avril 2023, Louis Delcourt avait passé son enfance dans la ville nouvelle d Antagonia, puis était parti avec sa famille à la campagne au moment de la guerre civile. Il me raconta brièvement l étrange torpeur collective qui avait frappé la population à partir des années A la radio, passait alors en boucle la Symphonie du vide du célèbre Nihilis. Au départ, les masses ne s étaient pas aperçues de l immense travail de sape et de manipulation opéré par les élites : face à la crise, les sujets recherchaient instinctivement la préservation de leur confort passé. Les pouvoirs publics y répondaient en prodiguant le divertissement aux foules. Le 3 janvier 2045, l architecte Globur, dont l activité était largement subventionnée par la capitale,

8 avait exposé en grande pompe un cube de verre de 7 m 3, doté d une porte, dans lequel il était possible de faire le vide en deux secondes grâce à la tuyauterie sous-jacente. Afin de faire la promotion de la trappe du vide, nouvel objet d art postmoderne, il avait introduit, devant cinq mille spectateurs médusés, une colombe dans le cube. Pressant du doigt un bouton, l oiseau s était effondré en plein vol, privé en un instant d oxygène. Le public avait applaudi à tout rompre, mais ce divertissement n était pas suffisant à ses yeux. Il avait donc réclamé à grands cris que l artiste du vide entrât lui même dans sa cage. Attiré insensiblement par le vide, Globur était entré lui-même dans sa trappe et s était effondré asphyxié quelques instants plus tard. Or cet incident tragique s inscrivait dans un contexte de pénurie généralisée dans lequel le droit au confort ne semblait plus qu une formule vide. De surcroît, les tentatives toujours plus insidieuses de subversion des consciences avaient fini par lasser. Incapables de fixer un idéal à une communauté d hommes marquée par le vieillissement démographique et la perte consécutive de l esprit d innovation, les autorités politiques avaient été placées sous tutelle du directoire de la dette le 1 er janvier Cette transition s était d ailleurs faite en douceur, il y a bien longtemps que l Etat ne résistait plus à la puissance des fonds souverains qui rachetaient sa dette. Au fil du temps, ces fonds s étaient payés en immobilier, en mines, en terres, en forêts puis en servitudes personnelles sur les habitants. Ils avaient même réussi à piloter à leur profit les interventions militaires de leurs débiteurs. C est ainsi que les militaires étaient devenus les mercenaires de puissances étrangères. Sous l effet des migrations, plusieurs confédérations s étaient formées au sein même de l ancien pays. La plus puissante était la Horde. Cette secte, qui vénérait le singedieu Pumilus, ne gagnait de nouveaux apôtres que par la violence de son prosélytisme. Tout membre qui désirait en sortir, était impitoyablement exécuté. Mais, sous l impulsion des flamands roses, la frange la plus vive de la population s était regroupée dans les montagnes du centre et de l Ouest afin de mettre en place un système d autodéfense. Aujourd hui, ces régions dynamiques constituaient de véritables pôles de stabilité. On les appelait les Trois-Evêchés. Hors de leurs frontières protectrices, comme à Marçay, ne régnait que le chaos. Stupéfait, et quelque peu refroidi, je remis mon manteau sur mes épaules. La nuit commençait, en effet à tomber. «Mais alors, pourquoi m attendiez vous» demandais-je? C est très simple me répondit le vieux prêtre : vous avez échappé à la secte fanatique de la Horde. Vous êtes le premier à vous aventurer parmi nous depuis bien longtemps. Cela signifie que vous voulez reconstruire. Ces orphelins vous attendent. C est exact, m écriais-je, il nous faut reconstruire. Mais pour cela, il me faut retrouver Mathilde. Nous fonderons notre famille parmi ces ruines. L inconnu reprit en parlant plus doucement : lorsque ce village a été dévasté par la Horde, les jeunes garçons ont été envoyés en esclavages, quant aux jeunes filles, la plupart ont été passées par le fil de l épée. J ai réussi à en sauver trois de la mort dont une jeune Mathilde. Peut être s agit il de celle que vous cherchez? «Ou est elle» m écriais-je? La Horde l a mise en captivité répondit il elle a été emmenée vers le nord voici un mois. Vers le nord? Lui répondis-je mais en quel endroit exactement. En Russie me répondit le prêtre. Rentrez votre jument dans la grange, vous partirez demain pour un très long voyage.

9 CHAPITRE 2 : OÙ LE CHEVALIER PARTIT DANS LE CAUCASE A LA RECHERCHE DE MATHILDE Une neige légère s était mise à tomber sur les jeunes bourgeons à peine éclos de la vallée du Siphon. A vrai dire, le fond de l air était devenu si frais que de minuscules glaçons s étaient formés au sommet de la crinière d Impératrice. Celle-ci trottait depuis déjà trois jours à travers les bois et les prés. Cet exercice l avait suffisamment dégourdie pour qu elle témoigne d une assez bonne humeur. Suivant les conseils de l Abbé Delcourt, j évitais soigneusement les endroits habités passant de préférence par les vastes espaces en friches, jadis cultivés. Les vignes redevenues sauvages étaient à moitié envahies par les ronces. Leurs sarments innombrables s élançaient vers le ciel puis retombaient en cascade attendant l improbable vigneron qui viendrait les émonder. En réalité, la Horde avait interdit la culture de la vigne afin de mieux faire prospérer ses trafics de deltacoke, la drogue qui rendait fou. Si ses mercenaires occupaient le pays utile, les lieux les plus reculés lui échappaient. Aussi était il possible de trouver bon accueil au cœur des forêts profondes ou encore dans les massifs montagneux. Il n était pas rare de rencontrer en ces endroits des réduits de maisons fortifiées communiquant entre elles grâce à un réseau de souterrains. Les églises ayant été systématiquement dynamitées, la messe dominicale était célébrée dans les caves. Dans ces îlots, rendus à l autosuffisance, la terre était cultivée comme dans un jardin. Au printemps, les hommes s échangeaient à prix d or, les graines des plantes épargnées par la stérilité résultant des mutations génétiques. Je peinai à reconnaître des paysages jadis si familiers. Parfois, deux ou trois maisons me rappelaient mon temps. Mais celles-ci étaient le plus souvent affreusement mutilées et entourées de bâtiments construits à la hâte. Il était rare qu Impératrice pût se nourrir d un peu d avoine sauvage. La plupart du temps, elle se contentait de brouter les fougères et les feuilles des chênes. La guerre civile, avec son lot de carnages, avait encouragé les loups à sortir des quelques parcs où ils avaient été réintroduits jadis. Epiant de loin les hommes, ils déterraient les cadavres et avaient pris un tel goût pour la chair humaine qu ils en étaient devenus dangereux pour les enfants errants. Comme je cheminais assez lentement vers le nord, je m aperçus un soir qu un grand loup gris me suivait à distance. Il se postait de façon si adroite qu il était quasi impossible de surprendre son regard étincelant. Sans doute avait il le ventre suffisamment creux pour ambitionner un jour de dévorer ma jument. Je craignis quelque temps que ce compagnon lointain n attirât quelques autres de ses congénères. Mais il n en fut rien : tête d or était un solitaire et je pressentis que sa présence était plus rassurante que dangereuse. Ce loup isolé cherchait vraisemblablement l aventure, ce en quoi, il ne serait certainement pas déçu. Lorsque j attrapais au collet quelque lapin de garenne, je savais que tête d or viendrait le lendemain en engloutir les restes. Le soir, il n était pas rare qu il gratte furieusement ses ongles sur les portes de l enclos où nous nous étions réfugiés tout en hurlant à la mort. Le loup étant le compagnon inséparable des gens de guerre, je ne savais s il fallait me réjouir ou bien me défier de sa présence à mes côtés. Qui sait si tête d or s attachait à moi, viendrai peut être le moment où il mettrait en fuite les hommes qui se hasarderaient trop près de notre petite caravane.

10 Un soir, que je passai près d une rivière je tombai nez à nez avec un homme d environ quatre-vingts dix ans, vêtu d une combinaison grise au dos de laquelle était inscrit Bengalindustry. Il semblait épuisé et se tenait accroupi au centre d un petit bosquet de saules pleureurs. «Epargnez-moi» s écria t il d une voix chevrotante. Eberlué, je m arrêtai et descendit de cheval afin de rassurer ce vagabond. Je sortis ma pipe, l allumai et la portai à ses lèvres. L homme traqué inspira avec délectation, puis me fit signe de m asseoir. «Je me suis échappé de la factorerie 37» m avoua t il précipitamment. Il dut lire dans mon regard que ce nom m était parfaitement inconnu puisqu il ajouta : «j étais médecin, voyez vous, lorsque j atteignis l âge de quatre-vingt ans, mes employeurs se débarrassèrent de moi. Or en 2073, il y avait bien longtemps que le système des retraites s était effondré pour les catégories un peu privilégiées. Pour les retraités qui ne disposaient d aucune famille, la société indienne Bengalindustry proposait de travailler comme ouvrier dans des usines de recyclage des ordures sèches de Bombay. Les vraquiers arrivaient dans le port de Nantes, et nous avions pour mission de trier les petits papiers des ficelles afin de les orienter vers des bacs différents. Comme vous le savez sans doute, Bengalindustry avait débuté son ascension vertigineuse dans les années 2040 en délocalisant ses usines de fabrication de navires dans l estuaire de la Tamise, afin de bénéficier de la main d œuvre bon marché constituée par les vieillards britanniques. Ces assembleurs, soudeurs et foreurs étaient encadrés par de vieilles familles anglo-indiennes implantées depuis plusieurs générations dans leur ancienne colonie. La vie était dure sur ces chantiers et il n était pas rare que le fouet cinglât sur le dos de ces misérables vieillards. Peu à peu, le travail volontaire s était mué en travail forcé. Bengalindustry avait, en effet acheté une partie de la dette souveraine des Etats Européens dans les années 2030 et disposait aujourd hui de puissants leviers afin d asseoir sa puissance nouvelle. Dans l estuaire de la Loire, les conditions de travail étaient à peine moins pénibles et les vieillards travaillaient généralement dans ces ateliers jusqu à leur épuisement. Bengalindustry avait d ailleurs mis en place une grille de carrière proportionnelle à la force des employés vieillissants. Plus le temps passait, plus les employés régressaient vers des fonctions subalternes. S ils faiblissaient trop, ils étaient misérablement jetés à la porte». Mais que faites vous ici, demandais-je au vieillard. Celui me répondit qu il avait conservé ici un lopin de terre où il cultivait quelques légumes. Si sa présence était signalée, sa petite plantation serait irrémédiablement saisie et pillée. Je rassurai l homme, lui cédai un de mes pistolets et acceptai en échange un gros sac de farine de manioc venant directement des plantations du groupe Bengalindustry en Afrique orientale. Je m ouvris à mon tour de mon voyage auprès du vieil homme. Ce projet de départ vers la Russie, avec toutes les péripéties qu il pouvait engendrer fit naître une lueur d espoir dans les yeux de mon interlocuteur. Au bout de quelques instants, il devint fébrile et m invita à le suivre vers une cache qu il avait pratiquée dans la montagne. Nous pénétrâmes à l intérieur d une ancienne galerie de mine. Je dus descendre de monture car le roc était juste assez haut pour Impératrice. L homme alluma une mèche d amadou et me fit pénétrer toujours plus avant. Nous soupâmes en silence. Craignant de lui dévoiler mon identité, je lui demandai s il avait par hasard quelques cartes du pays. L homme se leva et alla chercher un atlas daté de 2073 qui recensait l ensemble de la terre habitée. Je dois reconnaître, que j eus le tournis à la simple lecture des premières cartes. Je découvris un continent nouveau au sud, mais surtout, les frontières avaient été passablement modifiées depuis le règne de Louis XV. Certains Etats avaient disparu, d autres étaient apparus. Quant à la Moscovie, dont je me rappelai les contours, celle-ci était curieusement remontée vers le nord abandonnant la mer Caspienne et le Caucase à de nouveaux Etats. Lorsque j interrogeai mon hôte sur ce phénomène, celui-ci me répondit que la Moscovie, qui s était jadis

11 étendue sur une bonne partie de l Eurasie, s était maintenant réduite à peau de chagrin faute d hommes. Pendant quelques décennies, celle-ci avait été capable de maintenir son influence grâce au commerce du gaz. Mais la concurrence opérée par le charbon avait enlevé beaucoup d intérêt à son réseau de gazoducs. Quant au Caucase, il était désormais aux mains de mafias dominées par la Horde. La région de Naltchik était tristement célèbre pour être devenue la plaque tournante du trafic des esclaves. C était vers ce territoire que je devais m orienter si je voulais retrouver Mathilde. Touché par une telle confiance, je fis mes adieux au vieillard puis repris la route afin de passer la nuit dans une retraite paisible au fond d un bois. Dans les jours qui suivirent, je fis mes préparatifs pour la Russie. Ayant conservé quelques louis cousus dans mon pourpoint, je savais qu il me serait possible d embarquer à bord de l un de ces innombrables trains de marchandises empruntant la route de la soie et faisant arrêt dans le Caucase. Ces trains étant contrôlés par la Horde, je troquai mes habits anciens contre les habits bigarrés de cette secte orientale, laissai soigneusement pousser ma moustache puis me rendis un beau matin vers la gare de Metz dans laquelle j embarquai sans encombre pour l Asie dans un wagon à bestiaux en compagnie de mon inséparable Impératrice. Tête d or observait à distance et poussa un long et plaintif hurlement lorsque les roues du train se mirent à crisser. Le convoi ferroviaire, constitué par plusieurs centaines de wagons évoluait à petite vitesse. Je me couchai sur la paille et m endormis profondément. Lorsque je fus arrivé à destination, deux semaines plus tard, la porte du wagon fut ouverte bruyamment et je fus soudainement projeté par terre. A Nalchik, nous étions les seuls à descendre du train. Impératrice fit quelques pas hésitants mais ses membres étaient si engourdis que je n osai la monter. J étais bien en peine de demander des nouvelles de Mathilde aux habitants du pays ne maîtrisant ni leur langue ni leurs usages. Heureusement, Georges Wries, le fuyard de Bengalindustry m avait indiqué l adresse d un monastère où je pourrai m arrêter quelques temps et obtenir d utiles informations sur le pays. Malgré l accueil chaleureux que je reçus des moines de Nalchik, mes recherches sur place demeuraient totalement stériles. Les esclaves européennes transitant par ce marché étaient, en effet si nombreuses qu il était quasi impossible d obtenir une information sérieuse sur une jeune fille passée par ce bourg il y avait maintenant plusieurs mois. Il y avait bien longtemps que l armée russe avait quitté le pays et l administration y était en pleine déliquescence. Je m apprêtai donc à quitter cette région lorsque je fis la connaissance sur le bazar d un inspecteur des douanes nommé Ourdu. L homme était vêtu d une longue robe traditionnelle de bure ainsi que d une coiffe bleue sur laquelle scintillait un brillant surmonté d une plume d aigrette. Prélevant une taxe sur l ensemble des transactions au profit de la Horde, cet asiatique aux longs yeux plissés gardait la mémoire infaillible de l ensemble des transactions du bourg. Ourdu, qui me voyait arpenter quotidiennement les rues du bazar, m invita un soir dans sa boutique. Il me fit monter au premier étage et je pénétrai dans une pièce à demi-sombre entièrement décorée de tapis. Ourdu m offrit une tasse de thé. Nous discutâmes longuement grâce à l aide du frère qui me servait d interprète. L inspecteur m informa qu il avait effectivement connu une jeune fille d une beauté extraordinaire nommée Mathilde. Il l aurait volontiers admise au troisième rang de son harem si un sous-inspecteur de la Horde nommé Lavask, ne l eût achetée à prix d or. Même s il prétendait servir le régime russe, Lavask avait prêté son ingéniosité diabolique à la Horde, faisant le froid calcul que celle-ci gouvernerait un jour la Russie. Courtisan obséquieux et immobile, cet imposteur se faisait fort de manipuler les autorités russes au profit des intérêts occultes de la secte. Il avait ramené Mathilde à Moscou. Son intention était d en faire sa proie tout en lui

12 procurant un emploi de façade : celui d ouvreuse de l aquarium gigantesque dont il avait pris le contrôle et qui maintenait en vie la dernière baleine vivante au monde. Me levant brusquement, je remerciai chaleureusement Ourdu, le gratifiai d un louis d or puis, remontai sur Impératrice afin de filer au plus vite vers l ancienne capitale. Deux semaines plus tard, j appris devant la porte de l Académie de Marine, que l aquarium géant qui faisait l amusement des jeunes élèves-officiers avait été dynamité par un groupe nihiliste. L énorme carcasse marine, signe d un monde marin en décomposition, avait été patiemment dépecée. Dans les rues de Moscou, des dizaines d enfants en guenilles vendaient aux voyageurs de passage des boites d huile de baleine afin de graisser leurs bottes. J étais terrifié : Mathilde avait elle été déchiquetée par l explosion? Une babouchka, qui était employée par l Académie me rassura, m indiquant que Mathilde avait réussi à fuir le jour de l explosion. Echappant à son geôlier, elle s était rendue à Saint-Pétersbourg en compagnie d une délégation militaire étrangère. Depuis l ouverture de la route du nord-est et l exploitation minière du pôle, la côte septentrionale faisait en effet l objet de toutes les attentions. De nombreuses villes portuaires étaient nées sur les rives de l océan. A la lumière bleutée de la lune, les gardiens de phare de la province autonome de Russie maritime surveillaient la circulation incessante d immenses barges noires charriant leurs cargaisons de charbon sur l océan glacial. De temps à autre, les capitaines de ces navires se signalaient d un long coup de sirène rauque qui résonnait jusque sur la banquise. Il me fallait partir au plus vite vers cette côte polaire active devenue le centre de la Russie. C était sans doute là-bas que Mathilde demeurait et avec l aide de Dieu, j aurai peut être la fortune de l y retrouver. Sur cette pensée réconfortante, je quittai l auberge où je m étais installé et décidai pour une fois de voyager de nuit. Mais avant de m endormir sur ma monture, je jetai un dernier regard en arrière. C est alors que j aperçus une ombre grise à cent pas : tête d or nous avait suivi jusqu en Moscovie.

13 CHAPITRE 3 : SUITE DES AVENTURES EN MOSCOVIE DU CHEVALIER BLEU Lorsque j arrivai aux alentours de Saint- Petersbourg, le dimanche 12 juin 2083, je fus grandement étonné par la végétation qui m environnait : la douceur était telle que les chênes avaient depuis longtemps laissé place à des plantes tropicales. Les artères principales de la ville étaient d ailleurs plantées de palmiers. C est à ma grande surprise que je vis des perroquets multicolores se percher au sommet de leurs feuillages. Ces oiseaux semblaient faits pour répéter quelques mots russes à l oreille des voyageurs. Un habitant, qui parlait un peu le français, m apprit que la région de Tchernobyl, jadis abandonnée en raison des pollutions atomiques, était devenue au fil du temps, un véritable laboratoire végétal pour la Russie. La découverte des propriétés étonnantes de ce sol avait été faite par des paysans, qui, en semant des courges, s étaient aperçus que celles-ci croissaient avec une vigueur étonnante. Les légumes de Tchernobyl se vendaient à un prix dérisoire sur le marché de Kiev. Ils avaient trois fois la taille des légumes ordinaires. Avec le réchauffement climatique, des horticulteurs s étaient installés à Tchernobyl. C est eux qui faisaient naître les petits palmiers Tcherniaks, qui étaient ensuite exportés vers le nord. Contrairement au sud de la Russie, abandonné au pouvoir de la Horde, la partie septentrionale frappait par sa richesse et son dynamisme. La population nombreuse regardait Impératrice avec un certain air d amusement. Or ces visages ne ressemblaient guère à ceux des Boyards que j avais un jour accueilli à Marçay, alors que ceux-ci faisaient provision d horloges en laiton pour en faire cadeau à leurs maîtresses. Non, les visages des Pétersbourgeois, me rappelaient plutôt la physionomie des Autrichiens, des Suédois ou des Normands. Apparemment, un grand mélange de population avait eu lieu dans cette cité. J appris plus tard, que l effondrement démographique russe du premier tiers du XXI e siècle, avait attiré en Moscovie une foule de travailleurs européens fuyant la guerre civile. Cette région, jadis austère, était devenue aussi riante qu un jardin. La mer était proche et ses eaux tièdes de juillet avaient permis l éclosion de nombreuses stations balnéaires à proximité de Saint-Pétersbourg. Me trompant de chemin je m égarai dans une zone industrielle gigantesque contigüe à la mer. Il s agissait d un chantier de démantèlement destiné aux dizaines de carcasses nucléaires sous-marines prises dans les glaces depuis la deuxième moitié du vingtième siècle et soudainement remontés à la surface en raison du réchauffement climatique. Ces immenses vaisseaux rouillés étaient charriés par de puissants remorqueurs et entraînaient dans leur sillage une nuée de mouettes crieuses. Je parvins à m extraire de cette zone et fit joyeusement trotter Impératrice en direction de la rue de l arbre sec, dans laquelle devait habiter Mathilde si les renseignements pris à Moscou s avéraient justes. Lorsque j entrai dans la rue déserte, je remarquai à ma droite une élégante maison peinte d une couleur vert bouteille. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes et c est là que je l aperçus. Coiffée à la manière d une vierge florentine, Mathilde était en train de disposer un bouquet de lys sur la cheminée de la salle à manger. Elle avait gardé le teint pâle qui lui était familier. Elle coupait une tige, faisait quelques pas en arrière pour en voir l effet sur sa composition, puis se rapprochait à nouveau de la cheminée pour disposer son bouquet autrement. Mathilde était tellement absorbée par sa tâche qu elle ne remarqua nullement ma présence. Pour

14 ma part, j étais tellement ému que je me sentis défaillir. Je demeurai un long moment immobile, jusqu à ce que Mathilde, vraisemblablement heureuse de son bouquet, disparût aussi brusquement qu un oiseau dans la pièce voisine. Cette vaste maison semblait vide. La sonnette, placée à l entrée permettait d actionner une cloche dans la cour. Je retins ma respiration, tirai sur la cloche puis attendit. Nul ne me répondit. Je griffonnai alors un mot l informant de ma venue et le plaçait délicatement sous la porte. Je remontai alors prestement à cheval et décidai de me préparer intérieurement à ces retrouvailles inespérées. Quelques instants plus tard, je rentrai dans une auberge située non loin du palais d hiver afin d y faire halte. A mon grand désespoir, Mathilde ne reparût pas lorsque je vins frapper à sa porte le jour suivant. Les jours s écoulaient, mais la porte restait irrémédiablement close. Je me mis alors à errer dans les rues de Saint-Pétersbourg à sa recherche. Je l imaginais à chaque coin de rue, sur les marchés, les places, les fontaines, mais à chaque fois, mes illusions s évanouissaient et je me retrouvai face à de charmantes babouchkas en lieu et place de ma bien-aimée. Je perdis le sens commun à un tel point que je me surpris en train de placer deux tasses identiques sur la table de l auberge au lieu du bol unique qui seyait avec ma solitude. Un jour que je sonnai une nouvelle fois à sa porte, j eus la surprise d entendre un bruit de pas. Une servante m ouvrit aimablement et me demanda la raison de ma venue. Je reculai d un pas. N osant révéler ma véritable identité je lui expliquais que j étais à la recherche de Mathilde. «La connaissez vous?» me demanda t elle avec une certaine méfiance. Il m aurait été difficile de lui répondre que je connaissais Mathilde, fille unique du baron des Ajoncs, depuis plus de vingt ans, qu elle était née le 3 février 1710 dans le village de Marçay et que j avais résolu depuis longtemps de l épouser. De peur de passer pour un extravagant, je lui répondis «oui, un peu». La servante un peu plus conciliante me déclara : «je ne puis vous ouvrir mais si vous souhaitez lui écrire une lettre, je lui transmettrai». Tirant ma révérence, je rentrai chez moi et me mis à rédiger le récit de mes aventures depuis le 12 avril 1731, date à laquelle j avais été brusquement séparé d elle. J écrivis huit pages d une écriture appliquée, serrai la lettre contre mon cœur puis la portai rue de l arbre sec. La servante ouvrit me sourit, prit la lettre puis disparut. En attendant ma réponse, je furetai dans les rues de Saint-Pétersbourg, cherchant à comprendre ce qui faisait la richesse de ce nouvel empire. Entrant un matin à l intérieur de la bibliothèque impériale, j eus la chance de trouver à côté du Recueil des poissons mutants des lacs atomiques de Sibérie un ouvrage intitulé Histoire de la Russie depuis Boris Eltsine jusqu à Nicolas VIII. Lisant avec avidité, j appris en quelques heures la destinée tumultueuse d une nation qui s était décomposée au début du XXI e siècle, perdant la Sibérie Orientale au profit de l Inde et le Caucase au bénéfice des principautés de la Horde, avant de renaître avec le retour des Romanov. Après l effondrement de l Union des peuples libres d Europe en 2043, certaines régions autonomes du vieux continent avaient réclamé le protectorat de la Russie. Mais en vain. L empire des Tsars s était contenté de placer sous son protectorat la communauté russe de Nice, qui formait désormais une enclave, telle une nouvelle Avignon en Provence, mais orthodoxe, cette fois. Désireuse de capter l innovation européenne, la Russie permettait aux savants d émigrer dans ces centres de recherche ultra-protégés. Cette émigration avait naturellement été facilitée par l effondrement des Etats-Unis d Amérique. Lorsque la monnaie américaine avait soudainement cessé de jouer le rôle de devise internationale en raison de la pression des créanciers, les Etats les mieux portants de la confédération avaient imposé l exclusion des Etats les plus lourdement endettés. C est ainsi que par un curieux paradoxe, l Etat failli de Californie avait été forcé à déclarer son indépendance. Une indépendance toute relative puisque ce pays

15 dépendait en réalité des banquiers chinois. La Californie adopta pour nouveau drapeau un pavillon jaune orné d une plaque de silicone en son centre. Sa devise latine était : Tributarius sinae in aeternum 1. Les plus riches retraités chinois en avaient fait un lieu de villégiature. Je découvris également qu une importante communauté française s était fixée à Saint-Pétersbourg depuis Ces émigrés dynamiques entretenaient des relations économiques suivies avec les petites communautés françaises s étant fixées en Amérique vers Aussi lorsque je reçus à mon hôtel une petite enveloppe couleur ivoire, et dont le timbreposte figurait un batracien de Nouvelle-France, j eus l intuition que les compétences linguistiques de Mathilde avaient été mises à profit par la communauté française de Russie. Si Mathilde ne pouvait me recevoir c est qu elle était partie en Amérique. Ce pressentiment secret ne me trompai pas : lorsque je dépliai le billet, je vis qu il était à l en tête de La Liquorelle - Compagnie spirituelle des liquoreux du Nouveau-Monde -. Le mot de Mathilde ne manquait pas d esprit. Pensant avoir affaire à un inconnu, elle écrivit quelques phrases aussi réservées que courtoises et au travers desquelles transparaissait une curiosité à peine contenue. Mathilde ayant inscrit son adresse au dos de la lettre, je réglai mes dettes, et embarquai avec Impératrice sur une grande barge porte-conteneurs à destination de l estuaire du Saint-Laurent. Si mes calculs étaient exacts, je serai rendu dans un peu moins de dix jours à l hôtel des trois colombes. Chargées de produits innovants à haute valeur ajoutée, les barges, pilotées automatiquement suivaient l emplacement de l ancien cercle polaire. En sens inverse remontaient des navires chargés de pétrole du Canada et de blé d Alaska. Au mur de ma cabine était fixée une reproduction assez innocente des derniers restes de la banquise. Au bout d un jour de mer, mon voisin me signala à bâbord, la cathédrale orthodoxe Sainte-Catherine qui émergeait des eaux, au centre exact du pôle nord. Ses bulbes dorés scintillaient sous l effet de la lumière boréale. J imaginais à l intérieur la foule des mineurs apportant à l heure méridienne, les cierges et l encens à Saint Ivan Slatov, l ermite qui avait évangélisé le pôle en 2030 et auquel obéissaient les bêtes sauvages. Le Saint était représenté dans la chapelle nord, en pagne, entouré par la famille d ours qui avait été domestiquée par sa grâce mystique. Allongé au fond ma couchette, sous la couverture transparente de la Compagnie maritime du saint pôle, j entendais de temps à autre les coups de sabot d Impératrice. Lassée par la paille de synthèse de l hôtellerie pétersbourgeoise, ma jument espérait sans doute retrouver les grands espaces. Aussi hennit elle joyeusement lorsque la vigie automatique du navire annonça le continent américain. 1 Tributaire de la Chine pour l éternité

16 CHAPITRE 4 : LA NOUVELLE-FRANCE OÙ LE CHEVALIER BLEU ECHAPPE DE PEU AU PIÈGE DE SON ENNEMI Ceux de mes lecteurs qui se sont quelques fois promenés à travers les forêts de la Nouvelle-France seront certainement très surpris du spectacle qui me fut donné de contempler à mon arrivée à Québec. Les élégantes fortifications avaient été démantelées depuis bien longtemps. Seuls, quelques brise-lames constitués par d anciens navires protégeaient le port. Lorsque je pus les observer de plus prêt, je me rendis compte qu ils avaient été mitraillés et que la coque du destroyer The Pride avait été éventrée par une explosion. «Ce sont les restes de la guerre sino-américaine de » me déclara l énigmatique journaliste japonais qui faisait la traversée en notre compagnie. Il ajouta, «ce conflit dramatique aura été à l Asie ce que la première guerre mondiale fut à l Europe. Malgré la victoire chinoise et l occupation de la Californie, la Chine n a pas gagné grand chose à cette guerre de sept ans». Effectivement l accaparement des biens immobiliers hypothéqués, comme le martèlement de l aigle américain sur la façade des monuments publics n avaient pas rendu la Chine plus forte. Pourtant, avec ce conflit, le continent américain avait changé de visage. Lorsque nous débarquâmes, je remarquai que les passeports des sujets canadiens étaient orné d une grenouille sous laquelle on lisais en français et en espagnol : C est régner que de savoir rebondir. Resté neutre pendant la guerre, le Canada avait su profiter du grand démantèlement de son voisin du sud. En 2067, il avait renoncé à tout lien institutionnel avec la couronne britannique et avait simultanément modifié son drapeau. A la demande du parti monarchiste, la reinette des grands lacs avait été adoptée comme emblème national. Or, le réchauffement climatique avait ouvert de très vastes espaces à cette puissance émergente : si les caïmans proliféraient aujourd hui dans l estuaire du Saint-Laurent, la population pouvait coloniser tout le nord du pays, et jusqu aux vastes forêts du pôle. Quelle ne fut pas ma surprise lorsque j aperçus une jeune fille seule sur la jetée. Contre mes plus folles espérances, Mathilde était venue m attendre sur le quai. Elle était vêtue d une robe grise et avait jeté sur ses épaules l un de ces petits manteaux doublés de fourrure blanche qui faisaient jadis l élégance des filles du gouverneur. Une fois les formalités effectuées, j approchai dans sa direction. Je remarquai que ses yeux, timidement baissés avaient peut être pleuré. «Vous êtes» dit-elle en levant les yeux «Charles de Marçay, madame» continuais-je «Nous avons bien des choses à nous dire, souffrez que je vous accompagne». Comme la nuit était en train de tomber, je lui offris mon bras. C est ainsi que nous descendîmes silencieusement des hauteurs du fleuve vers la place des trois fontaines. «Monsieur» m avoua t elle «je ne sais ce qui me fait accepter l honneur de vous accompagner, je ne vous connais que par ce billet que vous m adressâtes voici près de trois semaines et pourtant». «Pourtant, vous êtes venue» répondis-je à mi-voix. Je savais intérieurement que Mathilde n appartenait pas à ce monde et qu elle ne s était aventurée que par enchantement dans un univers qui n était pas le sien. En même temps, je sentais confusément que si je venais à lui révéler sa véritable identité, le charme se briserait et que je la perdrait peut être pour toujours. Aussi décidai-je de ne pas trop en dire. Au cours de la soirée, nous devisâmes avec suffisamment de gaieté pour que sa timidité s évanouisse. A la lumière des chandelles, je retrouvai soudainement le visage que j avais connu un soir d hiver à Marçay et dont l image devait rester éternellement gravée en ma mémoire. Nous

17 avions échangé quelques phrases chargées de sens jadis mais tout ceci semblait avoir disparu de sa mémoire. Mathilde avait elle tout oublié lors de son enchantement? Ou bien étais-je en train de m entretenir avec l une de ses descendantes? Dès que je l eus quittée, je trouvai une auberge, plaçai Impératrice devant une mangeoire remplie d avoine, puis, trouvant mon lit à tâtons, tâchai de prendre un peu de repos. Le lendemain, réveillé de bonne heure de façon à retrouver Mathilde sans attendre, j engloutis une tasse de café puis filai à travers les rues de la vieille ville. Je brûlais de m assurer que la rencontre de la veille n était pas le fruit de mon imagination romanesque. Lorsque je parvins à trente coudées de sa maison, j aperçus deux hommes qui s entretenaient à voix basse. Je m arrêtai afin de les pouvoir bien observer. Le premier avait l âge indéfinissable de la quarantaine grisonnante. Grattant de temps à autre sa tête ronde d hydrocéphale, il s adressait à son compère en le regardant de travers. Son acolyte faisait mine d écouter. Il tapotait nerveusement les pavés de son pied gauche tandis que ses yeux noirs furetaient de façon désordonnée. Ce spectacle frappa mes esprits : j avais l impression de surprendre une pieuvre en compagnie d un rat. Je me souvins alors de ma conversation avec Ourdu, au fond du bazar de Nalchik et me rendis à l évidence : Lavask était revenu se saisir de celle qui avait échappé à sa soif de destruction et qui lui avait faussé compagnie à Moscou après l explosion du grand aquarium de l académie de marine. Après tout, n était il pas de notoriété publique que Lavask avait choisi la feuille de lierre comme signe de reconnaissance au sein de la Horde. L on raconte même que sa devise, omnia domino, omnia disrumpo 2 était inscrite à l intérieur de la bague en argent qu il portait à l annulaire gauche. C est ainsi que les ramifications vénéneuses du lierre s apprêtaient à enserrer pour toujours celle qui m avait rendu à la vie. Lavask semblait d assez méchante humeur, il sortit un minuscule tournevis afin de faire sauter le tartre qui s était déposé sur ses dents jaunies. Assez mal servi par cet instrument de fortune, il grommela puis ouvrit la porte de la maison afin d y pénétrer. Je fis le raisonnement rapide que, pris au piège par la Horde, il valait mieux que je revinsse en force afin de faire échapper Mathilde à ses ravisseurs. Je retournai en toute hâte à mon auberge. En revenant sur mes pas, un inconnu dissimulé sous une grande cape grise m arrêta vigoureusement et m enjoignis de le suivre. Le ton de sa voix était si impérieux que je compris que ma vie était en jeu. Nous passâmes à travers des jardins puis rejoignîmes un garage fait de méchantes planches de bois qui dissimulait une étrange voiture automobile jaune. Mon interlocuteur ne soufflait mot. Il exécutait de petits gestes saccadés sans perdre une seconde. Je remarquai un pistolet à sa ceinture. La voiture partit en trombe par une petite route, le paysage défilait sous mes yeux à toute vitesse. Enfin, mon ravisseur se tourna vers moi et me déclara : «Je suis le chevalier du Vernay. La Horde vous attendait à votre auberge pour vous exécuter. Vous êtes désormais en sécurité». Après ces mots, il tira de sa poche une pipe de bruyère et inspira violemment quelques bouffées de tabac. 2 Je domine tout, je détruis tout

18 CHAPITRE 5 : AU SECRET DANS LA RÉPUBLIQUE DES DEUX-AMÉRIQUES Après m avoir conduit au refuge, le chevalier du Vernay disparut, me laissant pour tout compagnon le fermier Vasquez. Cet agriculteur taiseux et fruste avait quelque peine à comprendre les raisons de ma présence dans cette région éloigné de la Sierra Maria. Même si mon castillan laissait à désirer, je compris que la République des Deux- Amériques, dans laquelle j étais réfugié étendait ses frontières depuis Boston jusqu aux rives du Mississipi. A l intérieur de cette confédération prospère, quelques communautés en voie de raréfaction parlaient encore l anglais. Mais il y a longtemps que cette langue n était plus enseignée à l école, l espagnol étant devenu la lingua franca de l ensemble du continent américain. Au delà du territoire de la République s étendaient les vastes protectorats agricoles de la principauté indienne de Guptapolis. Sur ces plantations de séladre et d orgium, deux céréales ultraprotéinées, mises au point par les laboratoires brésiliens dans les années 2030, circulaient les petits robots jaunes de Bengalindustry. Capables de labourer, de semer puis de récolter, ces appareils avaient remplacé depuis longtemps les derniers fermiers des grandes plaines. Lorsque les Etats-Unis d Amériques avaient implosé sous la pression de leurs créanciers, les différentes communautés qui formaient cette confédération disparate, voulant chacune bâtir son propre Etat, avaient déclaré leur indépendance. Les débuts ne s étaient pas trop mal passés mais plusieurs conflits avaient éclaté. Il avait fallu l arbitrage conjoint de Guptapolis et de la République céleste pour que puissent s effectuer les douloureux transferts de population figeant pour de nombreuses décennies la nouvelle carte de l Amérique. La population noire de Floride, touchée par la désertification avait en grande partie rejoint l Union brésilienne dans laquelle elle avait trouvé bon accueil : l Union restait en effet à peupler après le défrichement de la forêt amazonienne. Seuls subsistaient quatre grands parcs naturels, correspondant aux zones trop insalubres ou difficiles à exploiter en raison du relief. Le gouvernement avait réintroduit dans ces forêts résiduelles des tigres et éléphants de l antique savane africaine, rachetés à prix d or auprès des fermes zoologiques du Tsar. Les éléphants, dopés par les riches plants d orgium qui avaient été transportés par des groupes de colibris azurés, s étaient multipliés à tel point qu il leur arrivait de sortir en hordes pendant l hiver afin de s attaquer aux plantations sous serre des plaines voisines. Ces groupes de cinquante à soixante mâles ravageaient tout sur leur passage et lorsque l armée parvenait à les chasser des villages qu ils avaient détruits, l on retrouvait les mimosas décapités et les figuiers entièrement dépouillés de leurs feuilles. Mis à part les Radjas indiens de la haute technologie, qui sillonnaient ces parcs au cours de safaris ultra-sécurisés, seuls quelques aventuriers s aventuraient dans ces réserves. Pour les touristes asiatiques, les accidents étaient relativement rares. Le dernier remontait à 2070, lorsqu Agri Boptal, magnat de la finance de la principauté de Guptapolis s était jeté aux pieds du fauve venu dérober les restes de ses brochettes de cynocéphale en l appelant «Seigneur Tigre». Par bonheur pour l homme d affaires, son caniche flocon de l himalaya s était mis à aboyer furieusement à ce moment précis. Le tigre avait saisi cette petite boule de neige dans sa gueule et l avait dévoré sans autre forme de procès. Lorsqu il raconta cette ultime histoire, Vasquez se mit à rire avec une telle force que les larmes lui vinrent aux yeux. Après quoi, il me proposa un verre