Par-delà la propagande

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1 Vécu Par-delà la propagande Anne Soetemondt Journaliste Les médias chinois intriguent. Que disent-ils? Comment fonctionnent-ils? Sont-ils encore soumis à une censure systématique? Journaliste curieuse de systèmes médiatiques différents, l auteur de cet article a décidé de s immerger pendant un an dans une radio de Pékin. Arrivée début août 2009, elle en est repartie, douze mois plus tard, un manuscrit sous le bras 1. La Chine nourrit de nombreux fantasmes. D un côté, les hommes d affaires se battent pour pénétrer un marché de près d un milliard et demi de consommateurs et les artistes rêvent de se produire sur les chaînes musicales chinoises dont les taux d audience feraient pâlir la régie publicitaire de TF1, la première chaîne d Europe. De l autre, les militants des droits de l homme dénoncent, chaque jour, l emprisonnement du Prix Nobel de la paix, Liu XiaoBo, ou l arrestation arbitraire de l artiste Ai Weiwei, et les écologistes montrent du doigt ce pays champignon qui compte mille véhicules automobiles de plus par jour dans sa seule capitale. Des paradoxes auxquels s ajoute un régime autoritaire dont l intitulé économie socialiste de marché fait sourire tant il est contradictoire. À l échelle de mon expérience médiatique, j ai constaté les mêmes contradictions. Pendant un an, j ai été le relais de la propagande d État tout en étant le témoin de l ouverture de fenêtres de liberté insoupçonnées, parfois à l initiative même de mes collègues chinois. 1. J ai travaillé au cœur de la propagande chinoise, Éditons du Moment, Sociétal n 73

2 Par-delà la propagande «Journaliste» à Radio Chine Internationale L histoire de Radio Chine Internationale (RCI) est liée à celle du régime maoïste. Créée aux débuts du régime, RCI ressemble sur le papier seulement à ses concurrents étrangers : BBC, la Deutsche Welle ou Radio France Internationale. Diffusée dans une cinquantaine de langues, elle est la voix officielle de la Chine à l étranger. Mais, dans la pratique, Radio Chine Internationale est un pur instrument de propagande. En mandarin, communication et propagande peuvent d ailleurs s écrire de la même manière. Le fonctionnement de RCI est assez simple. Un service central produit du contenu en mandarin : dépêches pour les sites Internet de chaque service et reportages. À chaque service (anglophone, francophone, arabophone, lusophone ) de le traduire pour le mettre en ligne ou le diffuser sur les ondes. Une information totalement contrôlée donc. Aucune rédaction française ne fonctionne ainsi. D ordinaire, la journée de travail d une équipe de journalistes TV s ouvre par une conférence de rédaction. On choisit les informations à traiter et on assigne une mission à chaque personne. Celle-ci part ensuite en reportage ou passe sa journée à recueillir des informations de son bureau, par téléphone par exemple. Vient ensuite le temps du montage ou de l écriture. Puis celui de la diffusion. Tout au long de ce processus, le journaliste discute avec son supérieur hiérarchique et ses collègues de la manière de traiter son sujet. Rien de tout cela à Radio Chine Internationale. «À quelle heure tenez-vous la conférence de rédaction?», avait un jour demandé un journaliste burundais en visite dans nos locaux à un de mes collègues. «Mais il n y en a pas ici!» lui avait-il répondu. Il est tout à fait possible de travailler un an dans la section française de RCI sans jamais produire aucune information. J aurais pu me contenter pendant mes douze mois de contrat de corriger et mettre en forme les textes traduits du chinois au français qui arrivaient sur mon bureau. Concrètement, ma journée de travail type commençait à 9 h 30. J arrivais Il est tout à fait possible de travailler un an dans la section française de RCI sans jamais produire aucune information. au 11 e étage, posais mes affaires, allumais mon ordinateur. Une heure, ou plus, pouvait alors passer avant que ma messagerie ne s anime pour me signaler l arriver d un fichier à corriger. Pause déjeuner de 11 h 30 à 14 heures, avant un après-midi de travail se terminant à 17 h 30. Il m est arrivé plusieurs fois de ne pas avoir un seul texte à corriger pendant une journée entière. Si je m étais limitée à mes attributions contractuelles, j aurais ainsi été le relais de la propagande gouvernementale chinoise pendant un an. 3 ème trimestre

3 Une propagande terminologique Le langage est rodé, toujours le même. Les mots «Chine», «communiste», «peuple» sont omniprésents. Impossible d y couper. À la relecture, les vétérans chinois qui passent derrière vous les remettent si vous avez tenté d éliminer quelques occurrences. Les formules non plus ne changent pas. Combien de fois ai-je vu la phrase : «Le ministre chinois de X a rencontré son homologue Y. Ils ont réaffirmé l amitié réciproque entre leurs deux peuples et indiqué que la coopération bilatérale avait franchi une nouvelle étape.» Vingt fois, trente fois Une sorte de novlangue. Répéter les mêmes mots, pour anesthésier la critique, et surtout la dissuader. Mais la propagande passe aussi par un contrôle de l information a priori. Les médias chinois aiment les trains qui arrivent à l heure. L information positive a toute sa place sur les télévisions, radios et journaux chinois. On vante les réformes du gouvernement, les bons chiffres de tel ou tel secteur, les sommes mirobolantes allouées à telle action. A contrario, les informations concernant les thèmes délicats sont extrêmement contrôlées, voire censurées. Prenons l exemple du Tibet. Répéter les mêmes mots, pour anesthésier la critique, et surtout la dissuader. 74 Sociétal n 73 Lors de l épisode de l accueil houleux de la flamme olympique en France avant les JO 2008, le département de la propagande chinois avait émis une sorte de circulaire indiquant les termes à utiliser, les titres à rédiger pour couvrir l événement. Résultat : les couvertures et articles relatifs à l épisode se ressemblaient tous. Sur les sujets controversés, la mainmise du gouvernement sur le traitement médiatique est totale. Et lorsqu un journaliste tente de contourner ce contrôle de l information, il est censuré. Invité en mars 2011 au Mans dans le cadre des rencontres Carrefour de la pensée, l éditorialiste chinois Chang Ping, longtemps en poste au Nanfang Zhoumo, expliquait à l assemblée venue l écouter que, lors de cet événement traumatisant pour l opinion publique chinoise, il avait eu des difficultés dans son travail. Il évoqua par exemple dans l un de ses éditoriaux le monopole médiatique de la télévision centrale chinoise (CCTV). «J ai alors été attaqué par des confrères. Ils m accusaient de manier des concepts occidentaux. J ai perdu mon poste, une nouvelle fois.» La censure, le contrôle de l information, la frilosité bien compréhensible de beaucoup de journalistes chinois ne m ont pas surprise. Je m y attendais et, à vrai dire, j étais venue pour cela, pour me frotter à ce système sur lequel on fantasme tant, vu de l Occident. La surprise est venue d ailleurs.

4 Par-delà la propagande Des espaces de liberté En signant pour Radio Chine Internationale, je m imaginais m engager pour une année grise et sinistre. Je me voyais travailler dans un petit bureau, entourée de dizaines de robots prêts à débiter la propagande maoïste. Je m étais trompée. Si l information est contrôlée, comme je l explique plus haut, les personnes chargées de mettre en œuvre ce contrôle sont tout sauf naïves. L équipe chinoise de la section française de Radio Chine Internationale était alors composée de trois chefs, de quelques vétérans et d une tripotée de jeunes exécutants. Xiao Lu (les prénoms ont été changés), le chef de la section, membre du Parti communiste chinois, était secondé par Luxin et TaiYue, deux femmes, l une étant membre du PCC, l autre pas. Je ne les ai jamais entendus parler de politique. Ils discutaient bien plus volontiers du programme Si l information est contrôlée, les personnes chargées de mettre en œuvre ce contrôle sont tout sauf naïves. de la Fête du printemps ou de la dernière bonne adresse de restaurant dégotée dans les parages de la radio. Ils coordonnent notre travail et réécoutent les programmes à diffuser, censurent certaines parties si besoin. Cela ne m est jamais arrivé. Seconde partie de l équipe : trois vétérans. Ils traduisent les textes les plus difficiles et surtout repassent derrière les corrections apportées par les Français pour vérifier que nous ne pervertissons pas les propos gouvernementaux. Et puis il y a une vingtaine de plus jeunes, âgés de 20 à 40 ans. Ils ont été formés à la traduction du chinois au français. Certains sont bons et motivés, d autres ne sont là que pour pointer et récupérer un salaire de 300 euros par mois. Six mois après le début de mon contrat, on me confie une émission, «Prise directe». Ce programme hebdomadaire dure 45 minutes et doit traiter de la jeunesse chinoise. Six Chinois vont travailler avec moi. Dès que j apprends de qui il s agit, je saute de joie : je vais avoir la chance de travailler avec les collègues que je préfère. Il nous est déjà arrivé de nous attarder un peu au samovar de la salle fumeur pour discuter. Je m entends très bien tout particulièrement avec Tai Xue, une jeune fille, et Xiao Bu, un jeune homme. Ils ont mon âge, moins de trente ans, ont voyagé hors de Chine et sont curieux. Souvent, nous comparons la manière dont tel ou tel événement est traité par les médias chinois et les médias occidentaux. Ils me posent des questions, moi aussi. Je saisis l occasion pour leur proposer d organiser des débats dans notre émission. Plutôt que de faire découvrir la jeunesse chinoise à nos auditeurs en lisant des textes du centre d information traduits en français, pourquoi ne pas organiser des discussions 3 ème trimestre

5 à l antenne entre eux la jeunesse chinoise et moi, qui ferais office d ingénue? Ils sont d accord, nous nous lançons dans l aventure. Pour ne pas trop brusquer les dirigeants de la section, nous débutons par une émission sur les nouvelles tendances du Nouvel An chinois : comment se fête-t-il? Que font les jeunes couples pendant la semaine de congés? Puis nous nous intéressons au statut de la femme dans la Chine d aujourd hui, à la musique qui marche bien. Et puis je décide de tenter un thème un peu plus délicat : Internet. Quels usages? Quelles limites? On estime à pas moins de le nombre de personnes employées en Chine par les autorités pour traquer sur la Toile les sites interdits, les blogs de dissidents, etc. Impossible de monter une émission sur ce thème en n évoquant pas, d une manière ou d une autre, cet aspect du problème. Mais comment? En accord avec mes collègues chinois (qui, pour certains, découvrent que si le site de Radio France Internationale ne fonctionne pas, ce n est pas une question technique mais bien un choix politique), nous décidons d opter pour la simplicité : nous lirons, à l antenne, les extraits de la loi chinoise qui listent les cas où un site devient illégal et s expose à la fermeture. Et c est ainsi que nous avons réussi à parler de censure dans un média d État! Les nouvelles que je reçois de mes anciens collègues me confirment qu ils essaient de poursuivre sur cette voie. Tout un monde J ai assisté de près, pendant un an, à la formation d une propagande d État organisée et, dans le même temps, constaté qu on pouvait dire des choses et ouvrir des brèches. Jamais je n avais ressenti une aussi grande difficulté à me faire une opinion sur un système qu en Chine. Les soirées chez les expatriés sont, de ce point de vue, passionnantes : c est «l affaire Dreyfus» tous les soirs! Les uns vous affirment que, sans le régime autoritaire, la Chine en serait toujours au stade médiéval, les autres répondent qu il est totalement amoral de justifier la dictature par le retard économique à rattraper. Et puis il y a ceux qui se cachent derrière leur méconnaissance de la langue et de la culture chinoise, comme moi, pour justifier une position plus neutre. Mais, finalement, que signifierait avoir une position sur «la Chine»? Quand un pays est un continent (au moins kilomètres sur 4 000), quand il abrite plus d un cinquième de la population mondiale, quand il réunit des mégalopoles comme Shanghai et des provinces désertiques comme le Xinjiang, peut-on parler de lui d une seule voix? Apprendre à penser la Chine, voilà peut-être l une des clés du XXI e siècle, à l heure où cet ancien empire a encore une croissance à deux chiffres alors que la plupart des grandes économies peinent à sortir d une phase récessive. 76 Sociétal n 73