Dufour, la Société Militaire Suisse et la Fête fédérale de 1860

Transcription

1 Dufour, la Société Militaire Suisse et la Fête fédérale de 1860 Dans son récit, ci-dessous, le lieutenant-colonel Walter Zurbuchen, nous décrit la Société militaire de Genève et sa grande sœur, la Société militaire suisse. En voici quelques extraits : «Les origines de la Société militaire du Canton de Genève La confédération d Etats, reconstituée à la Restauration, mais groupant cette fois vingt-deux cantons égaux en droit, avait, sur celle d avant 1798, l avantage de comporter un élément essentiel de solidité : elle pouvait désormais fonder sur l armée l union fédérale. La campagne de 1815 avait mis en évidence les lacunes du système antérieur, auxquelles le Pacte fédéral du 7 août apporta le remède en confiant à un organisme permanent la responsabilité d une

2 préparation militaire efficace. Une commission militaire fédérale élabora un «Règlement militaire général de la Confédération suisse», qui fut promulgué l 20 août 1817, et dont l application se trouva favorisée par la création d un fonds de guerre. Ce règlement militaire fut, a dit le colonel Paul E. Martin, «comme un second pacte fédéral», et unit les cantons dans une commune volonté d entente et de collaboration enthousiaste. Fondée sur l article 7 de ce règlement, une des premières réalisations de la jeune armée fédérale fut l Ecole militaire centrale ouverte à Thoune le 1er août D une durée de huit semaines, elle était obligatoire pour les officiers et sous-officiers de l artillerie et du génie, facultative pour les officiers des autres armes, admis à titre de volontaires (en 1828 sera créée une troisième classe régulière pour les officiers d état-major, les officiers et sous-officiers d infanterie, cavalerie et carabiniers). Le lieutenant-colonel Guillaume-Henri Dufour fut, dès le début, l instructeur du génie, en attendant de commander l Ecole dès A cette Ecole, les officiers suisses apprirent à se connaître et à s estimer mutuellement. Une première fête, qui eut lieu le 18 juillet 1822 à Langenthal, et vit se rassembler environ 600 officiers de tous les cantons, fut un témoignage d union et d oubli des anciennes rancunes. Une lettre du lieutenant-colonel Dufour, datée du 25 août 1823, et qui fait partie des collections de la Société militaire, démontre que l auteur nourrissait déjà le projet d une Société militaire helvétique, à condition qu elle permît de contrecarrer l esprit de la Sainte Alliance dont certains esprits, en Suisse également, n étaient pas exempts. Il s agissait de créer, par ce moyen, un patriotisme suisse pour faire front aux ingérences étrangères. Toutefois les déplacements étaient à cette époque encore lents, et par conséquent coûteux, et les rencontres difficiles. Et pourtant, les spécialistes formés à Thoune éprouvaient le besoin de ne laisser péricliter ni les connaissances acquises, ni les amitiés contractées. Or, en 1823, fut lancé sur le Léman le bateau à vapeur «Guillaume Tell», suivi en 1824 du «Winkelried». Désormais, un service quotidien - premier transport public et collectif - relie Genève à Vevey. Est-ce pour cette raison peut-être que cette dernière ville fut choisie pour célébrer la sainte- Barbe, le 4 décembre 1824, par les officiers vaudois d artillerie et du génie, auxquels s étaient joints des officiers genevois? Toujours est-il que ce jour-là, M. Folz, colonel d artillerie du Canton de Vaud et M. Jean Elisée Massé, capitaine d artillerie de Genève (celui-là même qui, caporal de la Garde nationale en 1813, avait, le 30 décembre, raccompagné au pont d Arve les derniers soldats français et refermé le râteau de l avancée en disant «Enfin, nous voilà chez nous!») proposèrent que dans chacun des deux cantons se formât simultanément une société qui grouperait les officiers du génie et de l artillerie. Les deux sociétés se réuniraient une fois par an pour se communiquer mutuellement les travaux les plus importants que chacune aurait élaborés. La fondation en 1825 La société genevoise se constitua lors de sa séance du 4 avril 1825, sous la présidence du lieutenant-colonel Dufour, et vit se réunir d abord 1 major, 4 capitaines, 2 lieutenants et 2 souslieutenants d artillerie et trois sous-lieutenants du génie. D autres officiers ne tardèrent pas à se joindre à eux et, la nouvelle société ayant été duement autorisée par le Conseil d Etat, son premier soin fut de préparer la réunion annuelle du 4 décembre 1825 avec les camarades vaudois. On trouvera dans le «Journal» de Marc-Jules Suès une amusante description de cette fete. La veille on avait envoyé le «Winkelried» prendre dans tous les ports vaudois les officiers invités et l on était allé à leur rencontre avec le «Guillaume Tell».

3 Parallèlement, on avait adopté des statuts qui allaient régler la vie de la société ; celle-ci reçut le nom de «Société militaire du génie, de l artillerie et de l état-major fédéral», mais dès le début, les officiers d autres armes, retirés du service étranger ou incorporés dans la milice cantonale, furent admis dans la société, à condition toutefois de présenter un mémoire sur un objet militaire; ces mémoires ayant été conservés, il est aisé de voir que divers officiers de l infanterie et de la cavalerie ont fait usage de cette faculté dès la première année d activité. Chaque nouveau membre, outre sa finance d entrée, devait offrir un livre pour la bibliothèque. Aux termes des statuts, l officier du grade le plus élevé était président de droit Ce fut d abord le lieue.tenant-colonel Jean-Louis -Robert Tronchin de Lavigny. Mais Dufour, ayant été promu colonel fédéral en 1827, c est lui qui, dès lors présidera la société. Il est vrai que, souvent absent, il lui faudra parfois se faire remplacer, bien que les séances mensuelles fussent généralement suspendues durant l été, tandis qu il se trouvait à Thoune....La création de la Société militaire genevoise, jusque dans le nom qu elle s est donné, était une conséquence naturelle de l enseignement donné à Thoune, dont l Ecole devait son existence au Règlement militaire de 1817 et au Pacte fédéral de Cela laissait espérer que, née à la fois dans le canton de Vaud et dans celui de Genève, l association s étendrait peu à peu dans toute la Suisse. Et de ce fait, c était bien là l idée des fondateurs qui, parallèlement à leurs statuts particuliers, en avaient élaborés d autres destinés à une future société fédérale. Le Quartier-Maître général de la Confédération leur avait même répondu qu il seconderait de tous ses efforts ce qui serait entrepris dans ce sens. Par ses fonctions à Thoune, le colonel Dufour était particulièrement bien placé pour promouvoir ce projet. De nouvelles réunions intercantonales eurent lieu en 1826 à Yverdon, en 1827 à Neuchâtel, en 1828 à Fribourg; dans ces deux dernières villes, des sociétés semblables avaient été créées l année précédente. On annonça encore la fondation d une société bernoise en cette même année Mais l assemblée espérée pour 1829 dut être renvoyée à l année suivante, et elle eut lieu à Thoune, à l occasion de l Ecole militaire, les 10 et 11 septembre. Le procès-verbal contient la liste des participants et montre que, des 76 officiers originaires de neuf cantons différents, la moitié étaient bernois, ce qui s expliquait aisément par le lieu de la réunion; 49 étaient artilleurs, les autres représentant l état-major fédéral, le génie l infanterie, les carabiniers et la cavalerie. Dès 1832, un représentant des officiers d infanterie et de cavalerie fut admis au comité genevois, lequel devait compter uniquement des officiers en activités. En décembre 1833, on apprit qu une réunion d officiers constitués en société avait eu lieu à Winterthur (il s agissait en fait de la fondation d une «Eidgenösische Militär-Gesellschaft», ouverte à tous les officiers suisses, et l initiative en revenait au colonel Sulzberger, de Frauenfeld, qui, le 15 janvier précédent, avait rencontré à Winterthur des officiers zurichois désireux comme lui de créer un lien durable entre officiers de tous les cantons), et l on se proposa de nouer avec elle les contacts nécessaires. Mais Dufour, qu on avait voulu charger de cette mission, à l occasion de son séjour à Zurich, répondit qu il préférait n en rien faire, vu la façon dont avaient été accueillies ses démarches précédentes. Peut-être s était-on offusqué, dans les grands cantons de Suisse alémanique, de l outrecuidance de ces nouveaux venus qu étaient pour eux les Genevois. Certaines société, en effet, se réclamaient d un passé plus ancien : celle de Bâle-Ville fait remonter son origine à 1760, celle de Zurich à Il s était même fondé en 1779, ainsi qu en atteste un livre, sans doute rarissime, de notre bibliothèque, une «Helvetisch-militärische Gesellschaft» qui tint des réunions annuelles jusqu en 1797 (celle qui avait été prévue pour 1798 fut empêchée par les évènements que l on sait). La liste des membres publiée en 1788 comprend 211 officiers, dont plusieurs joueront un rôle important dans l armée fédérale de la Restauration.

4 On peut se demander cependant si cet échec n était pas dû en grande partie au caractère très technique et scientifique que les officiers genevois désiraient conserver à leur société, ne pouvant se satisfaire de réunions périodiques surtout amicales, si agréables fussent-elles. Il est de fait que, dans ce groupement genevois, on travaillait sérieusement : au cours de ses trente premières années, ce ne furent pas moins de 330 mémoires qui furent lus et discutés; un bon nombre, recopiés, forment aujourd hui une collection de six registres dans les archives de la Société militaire. Les autres furent à tout le moins résumés et analysés dans le registre es procès-verbaux. Ils étaient de nature assez variée; mais la plupart ont trait à la technique des différentes armes, aux nombreuses innovations apportées au cours des siècles; fonte de canons, balistique, poudres, fusées... La Fondation Winkelried Deux mots sur une institution qui vit le jour à Genève peu avant la fête fédérale de Au moment où l on craignait d avoir à prendre les armes pour défendre le pays, des militaires de divers grade, mais à la tête desquels se trouvaient deux membres de la Société militaire, le major Diringer et le capitaine Yung, s avisant qu il n existait encore aucune oeuvre nationale par laquelle pussent être secourus les proches d un soldat tombés en service, voulurent combler cette lacune, et créèrentune «société mutuelle suisse pour les orphelins et les veuves de miliciens», à laquelle on pouvait s affilier moyennant une modeste cotisation, et qui, le cas échéant, prendrait à sa charge l entretien des famille et l éducation des enfants devenus orphelins. Un capital initial devait être constitué ce pourquoi on fit appel, dès le mois de juin 1860, à la générosité du public. Cet appel lancé de Genève fut entendu, et suscita une émulation extraordinaire. Cette oeuvre prit, symboliquement, le nom dewinkelried, et reçut l appui énergique du général Dufour qui, l année précédente déjà, avait présidé le comité genevois en faveur du rachat du Grütli par la jeunesse de Suisse. La fête fédérale des 4, 5 et 6 août 1860 Un grand concert militaire, donné le vendredi 3 août 1860 à l Ile Rousseau, en faveur de la souscription de la Société Winkelried, ouvrit les festivités. Le même jour furent assermentés les Savoisiens à qui avait été décernés la bourgeoisie d honneur pour le choix qu ils avaient fait de la Suisse comme leur patrie. Le samedi 4 août, les officiers genevois convoqués en petite tenue au Cercle de Rive, à 15 heures, se rendirent de là en cortège au Jardin anglais pour y accueillir ceux de leurs invités qui devaient arriver à bord du «Léman». A ce moment-là, la ville offrait un spectacle étonnant : jusque dans les quartiers les plus reculés, du fonds des Pâquis à l extrémité de Plainpalais, ce n étaient que drapeaux, transparents, devises et arcs de feuillage : on comptait vingt de ceux-ci dans la seule rue de la Fontaine! Les Rues Basses, de Rive à la Corraterie, n étaient qu un double champ de drapeaux. Un trophée d armes modernes avait été dressé, sur les indications du major Diday le peintre, au milieu de la place Neuve, encore vierge alors de tout monument; et un arc de triomphe marquait l entrée de l enceinte réservée, sur la plaine de Plainpalais. A l arrivée du bateau à vapeur, un cortège de 800 officiers s était formé, et, par le Molard, les Rues Basses et la Corraterie, gagna les Bastions, tandis que beaucoup d officiers arrivaient par le chemin de fer, inauguré en Le soir, au Bâtiment électoral, un bal animé par la musique de Landwehr réunit 3000 participants, et ne prit fin qu à quatre heures du matin. La plupart des invités avaient été logés «chez l habitant», pour leur épargner l hôtel.

5 Le dimanche matin, des séances préparées par armes eurent lieu ; dans la salle du Grand Conseil, les officiers d infanterie et de carabiniers; au musée Rath ceux de l artillerie et du génie; à la salle des médailles les cavaliers, et à l amphithéâtre de l Académie les officiers du service de santé. Après le défilé des troupes fédérales en garnison à Genève, devant le conseiller fédéral Stämpfli, l après-midi était consacré à une excursion sur le lac. Le cortège, reformé aux Bacstions, et comprenant cette fois 1200 officiers, parcourut la Corraterie, Coutance et la rue du Mont-Blanc, et s embarqua sur le «Simplon» et le «Léman», accompagné des musique du Contingent et de la Landwehr, ainsi que du Conseil d Etat. Après un périple qui les conduisit à Hermance, puis à Coppet, les participants revinrent en rade pour y assister à des régates à rame dont les vainqueurs, à bord du «Léman», reçurent leurs récompenses des mains du général Dufour. Puis, au milieu d une foule immense, les officiers suisses abordèrent eaux Eaux-Vives où, dans la campagne de La Grange appartenant au lieutenant-colonel Favre, ils trouvèrent une collation servie sous une immense tente qu on y avait dressée. La nuit venue, les bosquets et les terrasses furent illuminés, un feu d artifice fut tiré dans le cadre incomparable de la rade, un autre à La Grange, et un immense

6 feu de joie allumé en avant du port (le pont du Mont-Blanc n existait pas encore). Sur les quais illuminés, par les rues décorées d une multitude de lampions, une foule incroyable attendait le dernier cortège, qui, accompagné de porteurs de torches, s ébranla à 22 heures, et durant deux heures, parcourut la ville selon un itinéraire qu aujourd hui on jugerait extravagants : quai des Eaux-Vives, Grand-Quai, rue du Rhône, Rues Basses, celles de Rive, de la Fontaine, le Bourg-de- Four, rue de l Hôtel-de-Ville, Grand-Rue, Cité, pont de l Ile, Coutance, rue de Cornavin et Rousseau, quai des Bergues, pont du même nom, rue du Rhône de nouveau, Corraterie, et enfin Place Neuve A sa tête marchait toujours le général Dufour alors âgé de 73 ans. Et ce n était pas fini, car le lundi 6 août eut lieu encore, à Plainpalais, la remise du drapeau de la Société militaire fédérale par la section de Schaffhouse à celle de Genève, représentée par le général Dufour, nouveau président central, qu entouraient les membres de son comité. Après une collation au Bâtiment électoral, ce fut l assemblée plénière des officiers suisses au temple de Saint-Pierre, où les orgues ouvrirent la cérémonie, puis derechef un banquet au Bâtiment électoral où, tandis que des torrents de pluie se déversaient sur la ville, un accueil enthousiaste était réservé au général Dufour, qui fit un discours très remarqué sur le patriotisme et la neutralité armée (il ne faisait sans doute qu y répéter ce qu il avait dit l année précédente lors d une séance de la Société militaire, séance à laquelle les auditeurs étaient venus si nombreux qu il avait fallu quitter le local habituel pour aller occuper la grande salle du Bâtiment électoral : "Ce ne sont pas les traités qui garantissent l inviolabilité du pays; les neutralités qui n existent que sur le papier seront violées à la première occasion, mais on respectera la nation qui sait défendre énergiquement, les armes à a main, l intégrité de son territoire." James Fazy de la part du Conseil d Etat, Stämpfli enfin, au nom du Conseil fédéral, saluèrent les convives, qui souscrivirent avec un bel enthousiasme pour la Société de Winkelried. Les officiers conférés, venus spécialement ou déjà en service sur le territoire genevois, soulignèrent à l envi «la transformation d opinion qui s est opérée comme par magie dans l esprit des officiers et des soldats qui ont pris part à l occupation de Genève, au sujet du dévouement de ce canton à la Confédération». Selon un propos d Amiel, en ces fêtes d août 1860, Genève avait célébré ses «noces d or» avec la Suisse. Elles prirent fin, le mardi 7 août au soir, par un bal populaire et gratuit, où un grand nombre d officiers dévoués, en tenue, s efforcèrent de maintenir l ordre dans une foule si énorme qu il était quasi impossible d entrer dans le Bâtiment électoral (la plus grande salle pourtant dont on disposât alors à Genève) ou d en sortir. Vers 11 heures du soir, on y vit cependant arriver, en grande tenue, le général Dufour, accueilli avec un enthousiasme délirant, puis le conseiller fédéral Stämpfli qu accompagnait James Fazy. Le feu d artifice, que la pluie de la veille avait empêché, fut tiré encore ce soir-là. Pour information, le bâtiment électoral dont on parle plus haut, surnommé la «boite à gifles», fut la proie des flammes le 4 août 1964 et fut complètement détruit. Il fut remplacé par l Université Dufour. (Pour voir le film de l incendie