ANALYSE EMPIRIQUE DES COMMUNICATIONS DISTANTES DANS LE CADRE DU CONTROLE AERIEN
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- Delphine Labrie
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1 Conservatoire National des Arts et Métiers Université Paris 5 Université Paris 8 Université Toulouse Le Mirail DEA D ERGONOMIE ANALYSE EMPIRIQUE DES COMMUNICATIONS DISTANTES DANS LE CADRE DU CONTROLE AERIEN Cécile DUMAZEAU Août 2001 Tuteur : Laurent KARSENTY
2 SOMMAIRE 1 INTRODUCTION PROBLEMATIQUE THEORIQUE L activité collective du point de vue cognitif La coopération dans les situations de travail Le cas des systèmes dynamiques complexes Coordination et communication Coordination temporo-opératoire Synchronisation cognitive Le partage de connaissance à la base de la communication La communication : une activité inférentielle et coopérative Connaissances partagées, mutuelles ou supposées partagées? Connaissances ou représentation circonstancielle de la situation? Les mécanismes permettant d établir un contexte cognitif supposé partagé Le partage des ressources environnementales ou situation de co-présence Le partage d une mémoire de dialogue L appartenance à une même communauté et représentation de l interlocuteur Les systèmes d aides à la communication LES COORDINATIONS INTERSECTEURS DANS LE CONTROLE AERIEN Description du système de contrôle du trafic aérien Les différentes zones de contrôles et répartition des tâches Les positions de contrôle et les outils Caractéristiques coopératives de cette situation Les informations théoriquement partagées : la tâche de coordination Les coordinations normales Les coordinations particulières Objectifs de l étude METHODOLOGIE Recueil des données Choix des positions de contrôle observées Enregistrements audio-vidéo Entretiens a posteriori Population Analyse des données Le nombre de tours de parole Les désignations d avion Formulation des intentions de communication Typologie des intentions de communications dans les coordinations inter-secteurs Validité des codages RESULTATS Nombre de tours de parole Désignation des avions Résultats globaux Effet de l'accès à une mémoire commune de dialogue Désignation des avions en fonction du type d intention de communication Indices de localisation des avions Résultats globaux Effet du type de désignation de l'avion Effet du type d intention de communication
3 5.4 Difficultés à localiser les avions Formulation des intentions Résultats globaux Relation entre le niveau d explicitation de l'intention et les indices de localisation Actes de contextualisation Résultats globaux Contextualisation de l intention en fonction du type d intention Relation entre le niveau d explicitation de l'intention et les actes de contextualisation Difficultés de compréhension de l'intention Informations contextuelles utilisées spécifiquement dans les coordinations en côte à côte CONCLUSIONS...43 REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
4 INTRODUCTION 1 INTRODUCTION Le travail se complexifiant et laissant de plus en plus d initiative aux opérateurs, le collectif et les communications entre opérateurs jouent un rôle très important. En particulier, ils permettent de fiabiliser le système et de réguler la charge de travail entre opérateurs. Paradoxalement, cette activité de communication peut augmenter la charge de travail : elle constitue donc un objet de recherche important en ergonomie. Une situation particulièrement dégradée de communication et pourtant de plus en plus fréquente, est la communication à distance par l intermédiaire de média (téléphone, réseau Internet etc...). Cette situation a fait l objet de nombreuses recherches, pour concevoir des systèmes informatiques d aide à la communication. Mais peu de ces systèmes sont appliqués aux situations de communication sous pression temporelle (Dusire S., 200, Benchekroun T.H., Pavard B. & Salembier P et Samurçay et Delsart, 1994, Theureau & Filippi, 1994). Notre étude s inscrit dans le cadre de ces travaux : elle vise à analyser les communications distantes et soumises à de fortes contraintes temporelles pour en dégager des principes de conception de système d aide à la communication médiatisée. Pour cela nous nous basons sur des études théoriques de psychologie cognitive et de pragmatique linguistique qui mettent en avant le rôle du partage de connaissances dans la communication. D après ces théories, plus les interlocuteurs partagent de connaissances, plus le locuteur peut se permettre d être implicite tout en étant assuré d être bien compris par son auditeur. Comment ce partage des connaissances s établit-il dans les situations de travail? Peut-on, comme le pense certains auteurs, trouver des éléments précis de l environnement externe qui contribuent à la formation d une représentation mutuelle de la situation? Autrement dit : observe-t-on, dans les communications de travail, des conditions externes qui affectent le niveau d explicite du message et/ou le niveau de compréhension du message par l auditeur? Ce faisant, pouvons nous en déduire des recommandations pour la conception d un logiciel qui fournirait aux interlocuteurs distants les informations externes utiles à la constitution de connaissances partagées? Notre recherche vise à répondre à ces questions par une analyse de communications réelles entre contrôleurs aériens. En effet, les contrôleurs aériens, situés un peu partout en France, sont obligés de coordonner leurs actions en temps réel pour assurer la sécurité des vols qui sont successivement pris en charge par des contrôleurs différents. Cette coordination se fait verbalement et à distance. Avec l accroissement du trafic aérien d années en années, la charge de travail des contrôleurs et le nombre de communications ne cessent d augmenter. Il devient donc primordial de diminuer la charge de travail liée aux communications. En donnant aux contrôleurs distants les informations contextuelles pertinentes pour la formation d une conscience mutuelle, nous espérons pouvoir diminuer la durée des communications en permettant aux interlocuteurs de se parler de manière très implicite tout en diminuant le nombre d incompréhensions et d ambiguïtés. Le but de cette analyse est donc de déterminer les informations contextuelles qu il est utile que les contrôleurs partagent pour communiquer plus facilement. Après avoir présenté, dans la première partie de ce rapport, les divers courants théoriques sur lesquels nous appuyons notre recherche et nous décrivons la situation de travail des contrôleurs aériens chargés des coordinations et les objectifs théoriques et opérationnels poursuivit par cette recherche. Nous expliquons ensuite la méthodologie employée pour recueillir et analyser un corpus de communications entre contrôleurs aériens distants. Dans la partie suivante, nous présentons les résultats détaillés de cette analyse empirique et pour finir,
5 PROBLEMATIQUE THEORIQUE nous concluons en rapportant les principaux résultats obtenus et les recommandations qui peuvent en être tirées pour la conception d un logiciel d aide aux coordinations. Dans cette dernière partie seront présentées aussi les limites et perspectives de cette recherche. 2 PROBLEMATIQUE THEORIQUE 2.1 L activité collective du point de vue cognitif La coopération dans les situations de travail Pendant longtemps les modèles de l activité proposés par la psychologie ergonomique et l ergonomie cognitive étaient centrés sur l individu. Ils décrivaient les mécanismes cognitifs qui permettaient à l opérateur d interagir avec son environnement immédiat. Mais ces modèles ne rendaient pas compte d une réalité évidente : il est rare, voire inexistant, qu un opérateur agisse entièrement seul pour produire son travail. Dans toutes les situations de travail, les activités des différents opérateurs interfèrent entre elles, à des degrés divers et sous des formes différentes. Prenant conscience de cette interdépendance des activités individuelles, les ergonomes se sont attachés, depuis les années 1990, à modéliser plus systématiquement la dimension collective du travail. Ainsi la forme collective la plus courante est la coopération, qui se définit par le fait que les opérateurs partagent, au moins partiellement, le même but (sinon, il s agit de compétition, ce dont nous ne parlerons pas ici). Comme beaucoup d auteurs, nous considérons que la coopération au travail permet de dépasser les capacités physiques et cognitives des opérateurs pris individuellement et améliore ainsi les capacités globales du système. En particulier, G. de Terssac & C. Chabaud (1990) ont montré le rôle crucial du collectif dans la fiabilité du système. Selon Schmidt (1994), la coopération de plusieurs opérateurs permet : - D augmenter les capacités humaines : De manière transitoire, des opérateurs de même compétence peuvent s associer pour réaliser une tâche irréalisable seul. L exemple le plus cité est le fait de ne pas pouvoir déplacer une pierre d une tonne seul, mais en poussant en même temps à plusieurs, le déplacement devient facile ; - D augmenter le niveau de compétence en combinant des spécialités : Le processus de production est segmenté en sous-tâches faisant appel à des connaissances techniques spécifiques. Ainsi, chaque individu n est pas obligé d avoir toutes les connaissances : chacun se spécialise et ne s occupe que de certaines tâches. - De fiabiliser les prises de décision en procédant à une évaluation mutuelle et critique des solutions de chacun : Tout le monde a une manière bien personnelle de raisonner (liée à son tempérament, à son expérience etc.) et donc a souvent le même biais de raisonnement. Aucun individu pris isolément ne peut prétendre raisonner de manière non biaisée (surtout lors d un problème complexe). Par contre, en prenant la décision collectivement par la négociation, on peut contrebalancer les différents biais et aboutir à une solution équilibrée et robuste. 4
6 PROBLEMATIQUE THEORIQUE - D obtenir une vision plus complexe et globale de la situation et aboutir à un plus grand nombre de solutions et souvent plus adaptées en confrontant et combinant les visions de plusieurs opérateurs : En effet, la représentation que chaque opérateur se fait de la situation est partiale et partielle : seul un ensemble limité de propriétés fonctionnelles et structurelles de l espace de travail jugées pertinentes pour la tâche individuelle à accomplir sont pris en compte Le cas des systèmes dynamiques complexes Sous le double effet du développement des technologies et de la pression du monde économique qui pousse à produire en continu, toujours plus et toujours plus vite, les situations de travail se sont progressivement automatisées et complexifiées. Ainsi, nous trouvons de plus en plus de situations de travail consistant pour l opérateur non plus à produire, mais à conduire ou surveiller un processus qui sans l intervention humaine continue à se dérouler. C est le cas par exemple d une centrale nucléaire dans laquelle la réaction physique une fois déclenchée se poursuit seule et qu il faut surveiller activement. La complexité de ces situations s explique par un certain nombre de caractéristiques dont les principales sont d après Amalberti (1996) et Woods (cité par Schmidt, 1994) : - Le caractère dynamique du processus. Qui a trois conséquences principales : cela rend la compréhension de la situation difficile car elle est incertaine et sans cesse en évolution. Il faut souvent anticiper et prendre des décisions dans le flou. Cela implique une pression temporelle forte : les décisions doivent être prises dans des délais parfois très court, faute de quoi le processus continue à se dégénérer tout seul. Et enfin, différents systèmes temporels coexistent qui peuvent être contradictoires et difficiles à gérer sur le plan cognitif. Par exemple, le rythme biologique de l opérateur, le rythme des relèves des équipes et le rythme du processus peuvent être en déphasage. - Le risque et l irréversibilité des choix. Les conséquences d une décision (ou non-décision) peuvent être désastreuses pour la santé voire la vie des opérateurs eux-mêmes (dans une usine de fabrication de produit chimique toxique par exemple) ou d autres personnes (les passagers d un avion dont le contrôleur aérien assure le contrôle). Ceci est un facteur de stress non négligeable qui peut être très coûteux cognitivement. - La complexité des machines. Les opérateurs n ont plus accès au processus directement, mais par l intermédiaire d ordinateurs qui affichent et traitent certaines variables de contrôle du processus (température du métal en sidérurgie, vitesse de l avion dans l aviation etc.) Les opérateurs ont d autant plus de difficulté à se représenter le fonctionnement des machines et à interagir avec qu elles, qu elles traitent de plus en plus de données. La complexité de ces situations donne au collectif un rôle particulièrement important. Le processus est en effet tellement complexe que, d une part, aucun individu pris individuellement ne peut le comprendre, rendant l activité distribuée, et d autre part, aucune règle ne peut prévoir avec exactitude tous les cas de figure ce qui oblige à laisser une part 5
7 PROBLEMATIQUE THEORIQUE d autonomie aux opérateurs. La réduction du coût engendré par les coordinations est donc un enjeu important pour maintenir la cohésion du collectif et la fiabilité que ce collectif permet. 2.2 Coordination et communication Ce type d analyse centrée sur le groupe en lui-même, s il est facile à mettre en œuvre empiriquement, ne permet pas de modéliser la cognition humaine dans une activité collective. Une vision intermédiaire, entre l étude de l opérateur pris individuellement et du groupe dans son ensemble, est de considérer l activité collective comme une émergence des activités individuelles et qui elles-mêmes sont influencées par l activité collective. Dans cette perspective, il est indispensable d analyser le travail collectif selon deux angles de vision : du point de vue des activités individuelles et du point de vue des interactions entre individus. Regardons donc maintenant l impact de l activité collective sur les activités individuelles. A l échelle de l individu, le travail collectif apparaît très avantageux puisqu il réduit la charge de travail de chacun, en segmentant une tâche complexe en sous-tâches plus simples et gérables par un opérateur seul, plus ou moins spécialisé dans cette tâche. Chaque opérateur peut se contenter d une représentation partielle de la situation (qui répond à sa sous-tâche à accomplir) et n a besoin que d un nombre fini de connaissances et de compétences grâce à la spécialisation. Mais paradoxalement, on constate que le travail collectif peut aussi être une source de complexité pour les opérateurs et surtout accroître leur charge de travail car plus il y a d intervenants, plus les activités dédiées à la coordination prennent de l importance. Cette activité de coordination peut consister, selon Amalberti, Falzon, Rogalski et Samurçay (1992, cités par Falzon, 1994), en une activité de synchronisation cognitive ou une activité de synchronisation temporo-opératoire Coordination temporo-opératoire Pour qu émerge une activité coopérative, il faut que les membres du collectif ordonnent leurs contributions, autrement dit qu ils coordonnent leurs activités individuelles. Selon Maggi B.(1996), il y a trois manières de se coordonner : - Selon des règles d ajustements mutuels : tout le monde participe à la tâche de manière réciproque et autonome, selon des conventions ou des normes sociales. Cela nécessite un haut niveau de communication. - Selon des règles de programme : chacun travaille séparément et une fois son travail fini, le remet à la personne suivante, en respectant un certain nombre de règles préétablies. Il y a quelques communications lors de la relève. - Selon des règles standards : tout est prévu à l avance par un protocole que les opérateurs doivent suivre à la lettre. En théorie, il peut n y avoir aucune communication (taylorisme). Ces trois modes de coordinations coexistent généralement dans une même situation de travail. Un certain nombre de standards et de règles «de programme» sont prévues par l encadrement et font explicitement partie de la tâche que les opérateurs doivent réaliser. Mais ces règles, consciemment ou non, sont plus ou moins lacunaires et plus ou moins précises, laissant aux opérateurs le soin d ajuster en temps réel et plus finement leurs activités. Ainsi, 6
8 PROBLEMATIQUE THEORIQUE quel que soit le type de coopération, les opérateurs ont besoin de communiquer pour coordonner leurs actions Synchronisation cognitive Pour qu un collectif de travail existe, il est aussi important que les opérateurs synchronisent leur représentation. Cette synchronisation cognitive, d après Falzon (1994), a pour objectifs de s assurer que chacun a connaissance des faits pertinents pour le but à atteindre et des savoirs nécessaires à la compréhension de la situation. G. de Terssac et C. Chabaud (1990), ont ainsi montré que pour atteindre un but commun, les opérateurs membres d un collectif de travail doivent se mettre d accord sur les buts laissés implicites par l encadrement et sur les procédures réelles qui vont être mises en jeux, mettre en commun leurs compétences et enfin établir une compréhension commune. C est ce que les auteurs appellent construire un référentiel opératif commun. D après eux, ce référentiel commun se construit essentiellement par des communications verbales et intentionnelles. La communication au travail est envisagée ici comme l explicitation de la représentation du locuteur pour modifier les représentations de l auditeur jusqu à obtenir une représentation commune. Il semble délicat cependant de penser que la constitution de ce référentiel commun passe uniquement par des communications verbales explicites. Premièrement, de nombreux auteurs ont observé des possibilités de se coordonner sans verbaliser. Par exemple, Schmidt (1994) note qu en observant l état du processus et des machines les opérateurs peuvent coordonner leurs actions sans avoir à se voir ni s entendre (il appelle cela un travail coopératif médiatisé par l espace de travail). Il parle aussi de conscience réciproque qui est à nouveau une représentation partagée de la situation mais qui s établit uniquement par la surveillance inconsciente et non intrusive des autres. En situation de co-présence, chaque participant d un travail coopératif peut inférer ce que les autres font et éventuellement ce qu ils ont l intention de faire (d après le lieu où l autre se trouve, ses gestes, ses verbalisations à une tierce personne etc...). Autrement dit la constitution d une représentation commune se fait effectivement par la communication entre les opérateurs, mais en considérant le caractère multimodal et inférentiel des mécanismes de communication. Il est donc important maintenant de comprendre les mécanismes de la communication, considérée comme une activité à part entière et non pas comme un moyen de réaliser une activité de coordination. 2.3 Le partage de connaissance à la base de la communication La communication : une activité inférentielle et coopérative Dans le langage naturel, les messages verbaux ne sont jamais entièrement explicites : le simple décodage de l énoncé littéral par des règles grammaticales et syntaxiques ne peut pas suffire pour comprendre le message. Par exemple, quand quelqu un demande «Avez-vous l heure?», son intention est de savoir l heure qu il est et non pas si cette personne a l heure. Ainsi, les premiers modèles de la communication reposant sur la théorie de l information ont très vite été remplacés par des modèles décrivant la compréhension comme un processus inférentiel. D après ces modèles, pour exprimer son intention le locuteur se contente de donner un minimum d informations verbales, laissant ainsi une part d implicite, et l auditeur par un 7
9 PROBLEMATIQUE THEORIQUE ensemble de règles infère l intention du locuteur. La communication est donc une activité coopérative dans le sens où chacun des intervenants doit participer activement au dialogue : le locuteur en proposant un énoncé verbal susceptible d être compris par l auditeur et l auditeur en mettant en œuvre ses connaissances et capacité d inférence. Ce processus coopératif est dynamique et se poursuit tout le long du dialogue : l auditeur donne au locuteur des signes verbaux ou non verbaux (hochement de la tête, expression du visage etc.) pour informer de sa bonne compréhension ou au contraire d une difficulté de compréhension. Ce type de phénomène pose donc les questions suivantes : Comment choisi-t-on le niveau d explicite avec lequel s exprimer? Comment savoir si l auditeur aura les capacités de faire les bonnes inférences? La réponse la plus communément acceptée est que les interlocuteurs partagent au préalable un certain nombre de connaissances qui permettent au locuteur d adapter le niveau d implicite de ses verbalisations en fonction de ce qu il sait de l état de connaissances de son auditeur. Cette notion pose cependant beaucoup de questions que nous allons aborder dans les paragraphes suivants Connaissances partagées, mutuelles ou supposées partagées? Très rapidement, il s est avéré que la simple notion de partage de connaissance ne pouvait pas suffire : il faut aussi que les interlocuteurs aient conscience de partager cette connaissance. Par exemple, il se peut que deux amis aient tous les deux lu le même livre. Ils ont donc tous les deux une représentation mentale de ce livre dans leur mémoire : ils partagent cette connaissance. Mais si aucun d eux ne sait que l autre a lu le livre, s ils veulent en parler ils vont être obligés d être très explicites ou de demander clairement : «As-tu lu le livre X écrit par tel auteur?». Aussi, l existence d un langage implicite ne peut reposer que sur l existence d une conscience mutuelle qui peut être définie par un principe itératif infini du style : je sais que mon partenaire a lui aussi lu le livre X et réciproquement, mon partenaire sait que j ai lu le livre X, mais je sais aussi que mon partenaire sait que je sais qu il a lu le livre X et réciproquement, ainsi de suite à l infini. Beaucoup d auteurs s accordent à dire cependant que la cognition humaine est incapable de mener un tel raisonnement en un temps aussi court que ne le montrent empiriquement les communications humaines. Ce paradoxe remet donc en question l existence d une conscience mutuelle qui supposerait que les interlocuteurs ont certitude de partager certaines connaissances. Ainsi, Sperber et Wilson (1989 cités par ZOUINAR, 2000) préfèrent parler de connaissances «manifestement mutuelles». D après eux un fait est considéré «manifeste à un individu à un moment donné si et seulement si cet individu est capable à ce moment-là de représenter mentalement ce fait et d accepter sa représentation comme vraie ou probablement vraie». Ainsi, si deux individus A et B ont les mêmes capacités perceptives et cognitives, un même fait sera considéré manifeste par les deux personnes et ces deux personnes pourront facilement déduire que, ayant les mêmes capacités, ce fait est manifeste pour chacune des deux personnes. Ce fait est «Mutuellement manifeste» à A et B. Les interlocuteurs se construiraient ainsi un Environnement Cognitif Mutuel, qui est l intersection des représentations individuelles dans lequel se situent tous les faits mutuellement manifestes aux deux individus et les faits qui leur permettent de penser qu ils partagent vraisemblablement ces faits. Il ne s agit pas donc d une certitude de partager la connaissance d un fait mais uniquement, d une supposition basée sur des heuristiques. Pour Karsenty et Pavard, (1997) l existence d erreurs de compréhension dans la communication humaine est la preuve que nous ne nous représentons pas de manière fiable et totale les connaissances de l autre : nous nous contentons de supposer partager certaines 8
10 PROBLEMATIQUE THEORIQUE connaissances, à l aide de raisonnements imparfaits. Il existe ainsi une part de flou dans la communication humaine qui est peu à peu clarifiée par des sous-dialogues explicatifs et de désambiguïsation. Les erreurs de compréhension seraient principalement dues à un décalage entre les connaissances supposées partagées et les connaissances réellement partagées Connaissances ou représentation circonstancielle de la situation? Il est utile maintenant de définir la notion de connaissance qui selon les auteurs est variable. Très généralement, «connaissance» fait allusion à des informations stockées durablement en mémoire à long terme et acquises tout au long de la vie, qu elles soient sous forme déclaratives (connaissances théoriques que l on est capable de verbaliser) ou procédurales (connaissances intégrées ou savoir-faire, que l on peut mettre en œuvre sans savoir les verbaliser). Même s il est vrai que l activité de communication fait intervenir de telles connaissances, il est communément accepté maintenant que toute activité met en jeu une mémoire de travail ou mémoire à court terme dans laquelle se forme une représentation opérative de la situation continuellement mise à jour au fur et à mesure du temps. Cette représentation circonstancielle est alimentée, d une part, par des connaissances à long terme activées provisoirement du fait de leur pertinence pour l activité en court, et d autre part, de la représentation subjective et orientée tâche de la situation perçue. Quand des opérateurs s engagent dans une activité de dialogue finalisé par une tâche, c est évidemment cette représentation circonstancielle et opérative qu il est utile qu ils partagent pour mieux se comprendre. Autrement, dit, il ne suffit pas qu ils partagent les mêmes connaissances, mais il faut aussi que ces connaissances soient immédiatement accessibles au moment du dialogue, c est-à-dire activées dans les représentations de la situation des deux interlocuteurs. D après la littérature (Karsenty & Pavard, 1998) les principales connaissances et principaux contextes cognitifs qui peuvent influencer la constitution d une représentation commune d une situation sont : Les connaissances à long terme : - La culture : Chaque individu a certes des connaissances uniques qui lui sont propres, mais dans une certaine mesure ces connaissances font presque toujours parti d un groupe de connaissances partagées par une communauté de personnes, ayant eut la même formation, éducation ou vécu. Il peut s agir d une culture nationale, mais aussi d entreprise ou encore liée à un métier (expertise, compétence). - Les normes communicationnelles : Pour pouvoir dialoguer de manière coopérative, il faut respecter un certain nombre de règles ou maximes qui permettent à l auditeur de pouvoir plus aisément inférer le discours. Les personnes de même langue et éducation, connaissent à priori ces mêmes règles. - La représentation de l autre : Nous avons en mémoire des informations sur l autre (sur son niveau d expertise, son rang social, son métier, ses goûts etc...) qui vont forcément intervenir dans la manière de communiquer et d inférer les connaissances que nous partageons avec lui. 9
11 PROBLEMATIQUE THEORIQUE La mémoire de travail : - Le contexte des buts : L opérateur ne donne pas du tout le même sens à une information selon le but qu il poursuit Un collectif sera d autant plus efficace que les opérateurs le composant connaîtront les buts particuliers de leurs collègues. Même si dans une tâche coopérative les opérateurs partagent un même but, très souvent ils ont des sous buts divergents pour réaliser leur sous-tâche immédiate. - Le contexte des interprétations antérieures : Les interprétations de la situation antérieure sont utilisées pour interpréter une situation nouvelle : ce mécanisme permet une interprétation plus rapide dans les cas courants. Deux personnes n interpréteront donc pas de la même façon un même événement selon son activité antérieure. - Le contexte des attentes : L expérience passée est souvent porteuse d attentes dans la situation présente. Si les résultats réels d une action sont différents de ceux attendus, le sujet pense qu il y a un problème et cherche à identifier la source du problème. Les attentes peuvent différer d une personne à l autre selon que leur expérience et plus ou moins commune. 2.4 Les mécanismes permettant d établir un contexte cognitif supposé partagé Etant donné cette grande variation interindividuelle du contexte cognitif et des connaissances que nous venons de décrire, qu est-ce qui nous permet de supposer que nous partageons certaines connaissances et pas d autres? Comment un fait peut-il être mutuellement manifeste? Comme le suggère les recherches de Clark (1981), il est vraisemblable que c est par des heuristiques simples, construits au cours de l apprentissage du langage, que nous pouvons déduire que l autre partage probablement avec nous la connaissance d un fait et en se basant sur l idée que notre partenaire est raisonnable, nous en déduisons que par les mêmes heuristiques que nous il devrait conclure lui aussi que nous partageons la connaissance de ce fait. Dans la littérature, nous trouvons trois grandes familles d heuristiques impliquées dans la construction d une représentation supposée partagée Le partage des ressources environnementales ou situation de co-présence C est l heuristique la plus puissante et la plus traitée en ergonomie. Dans une situation de dialogue face à face, les interlocuteurs peuvent percevoir mutuellement les outils de travail, leur état (alarme, panne etc.), les autres personnes et les événements qui se déroulent dans une zone perceptible visuellement, auditivement ou autre. Si chacun juge son partenaire «normal», chacun supposera mutuellement que l autre peut entendre et voir tout comme luimême. Clark (1981) nomme ce raisonnement «l heuristique de co-présence physique». Ce raisonnement est tellement évident et puissant que, comme le signale de nombreux auteurs (Sperber et Wilson, 1987, Falzon, 1994, Schmidt, 1994) il suffit d attirer l attention de manière ostensible vers un fait pour rendre ce fait mutuellement manifeste pour les interlocuteurs. Ainsi, nous ne sommes pas obligés de parler pour communiquer : la communication est multimodale. Les messages verbaux sont presque toujours accompagnés de gestes, posture, expression du visage ou déplacement d objet qui ont un sens unique dans ce contexte particulier et partagé. 10
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