1967. Elle rencontre Jean.

Transcription

1 2

2 2

3 Où commence l histoire, je l ignore. Il n y a pas de début, pas de fin mais une longue suite de vies enchaînées. Quand débute mon histoire? Lorsque mon grandpère arrive en France? Lorsque ma mère rencontre mon père? Je crois que quand je nais, mon histoire est déjà commencée La France. L exil. Il portera en lui la trace indélébile de l exil et la transmettra, comme pour mieux comprendre la différence. Nicolas II est mort. Assassiné. André a perdu sa femme. D un cancer. Son fils est caché au Japon. Il ne le retrouvera et ne le reverra jamais. Il ne le sait pas encore. Paris le rêve est ici cauchemar. La solitude, la misérable chambre de bonne, le déchirement, la famille restée là-bas. La famille éclatée, perdue. Les racines qu on arrache. Sacha lui a donné une adresse. Dans Paris les Russes blancs ont tissé leur monde. La Russie revit à travers le jeu, la vodka, les noms de là-bas. Elle ne revit que pour leur dire qu elle est perdue. A jamais. Ni sa fille ni ses petites filles ne 2 3

4 connaîtront la Russie. Seule sa fille saura lire le Russe. Il se rend à l adresse indiquée. Premiers maux de l exil : demander son chemin dans un français incertain. Son accent fait sourire. Il apprend alors la honte. Honte de mal s exprimer. Il fera tout pour que sa fille soit instruite et maîtrise le mot. Elle deviendra professeur. Une autre forme d exil la mènera à la folie Paris. Meurtri par la guerre. Les privations. Le rejet de l étranger. Mais peu à peu, depuis ce jour où il est arrivé, André s intègre, comme on dit. Il est travailleur et volontaire. Il se bat. Il transmettra cette force. Il est serveur, barman. Son travail, c est sa vie. Il n a plus rien d autre. Il a perdu toute trace de son fils. Les lettres qu il reçoit de Russie sont contrôlées. Il ne reçoit que de bonnes nouvelles. Il sait que c est faux. Il devine la misère, le malheur cachés entre les lignes. Un jour de 1938, il rencontre Adèle Givet. La fille d André est professeur. C est son premier poste. C est l exil. Paris, cette petite ville à la frontière belge. L incompréhension. Elle est fille mère. D une petite camerounaise. Premiers maux de l exil : se faire accepter dans cette ville à l étroite mentalité. Mais Alexandra est un très bon professeur. Sa rigueur et sa passion lui permettent d être acceptée. Pourtant, à la façon dont les gens la regardent parfois dans la rue, elle apprend la honte. Elle ne baisse pas les yeux. Elle assume ses choix. Elle assume sa vie. Elle ne sait pas qu à trop assumer, on devient fragile. Trop fragile. Elle n a que vingt-six ans. Elle est jeune. Léa a un an. Rayon de soleil dans la ville sombre. 24

5 1967. Elle rencontre Jean Lycée Lapérouse. Albi. Marie est infirmière. Elle élève ses enfants, Jean et Paul. Elle a un ami. Combien de fois Jean le lui a-t-il reproché? Elle ne sait plus. A quinze ans il est sensible. Et injuste. Devait-elle vivre dans l abnégation, dans le souvenir d un homme aimé mais mort en Comment peut-elle expliquer à Jean que chaque histoire est différente. Qu elle n a pas oublié son mari mais qu il appartient au passé. Elle est très belle. Grande, fière, brune. Et forte. Elle ne craint que les yeux amers et parfois durs de son fils. Il héritera de cette souffrance connue à quinze ans. Fera souffrir. Portera ce malheur à vie. Il partira à dix-huit ans. Rencontrera Hélène Mai. Le soleil frappe les souvenirs. J écris cette histoire, la mienne et celle des autres. J ai vingthuit ans. Je connais la déchirure, la faille, mais c est une force inouïe qui me permet de croire en la vie Octobre. Léa a trente ans. Pour la première fois depuis longtemps, elle a vaincu ses fragilités. Elle a connu son exil, la honte d être l ombre de son ombre. La vie enfin s entrouvre, un rayon de soleil s écrase contre la vitre. Elle est forte depuis qu elle sait sa mère condamnée. Folie douce qui s en empare «Barman, un café s il vous plaît. Ça vient, ce plat du jour? Je peux commander?» La foule, le bruit, les rires. Les gens pressés aussi, énervés. André fend la foule, sourit, sourire d automate. Prend les commandes. Machinalement. 2 5

6 Surprend de temps en temps un sourire qui en dit long sur son accent. Il a appris à surmonter sa colère. Il sait qu il doit subir des affronts s il veut garder sa place. Pour vivre. Vivre et ne pas être seul. Vivre et ne pas penser. Ne pas penser à la lettre de Sacha où tout en bas, en petit, est écrit «je souffre.» Ne plus penser à Sacha, l ami de toujours, dont la lettre, tissu de mensonges a laissé filtrer cet appel au secours. Ne plus penser aux yeux verts de Sacha. A ces yeux qu il imagine creusés, las. Sacha qui n a pas pu partir. Qui n a pas pu s arracher à sa terre. Sacha. Ne plus penser. Vivre Survivre. Faire semblant. Mais avoir une vie sociale. Avoir de l argent pour conserver une certaine dignité. Travailler, travailler, toujours et encore. Pour fuir les souvenirs lancinants. Sacha. Sa femme. Leurs rires, leur douceur. Les soirées passées ensemble. Son fils. Ses yeux. Son rire. Son envie insatiable de vivre. Terre perdue. Sa première vie est finie. Il commence la seconde. Vivre. Oublier l arrivée à Paris, une valise remplie d une chemise, d un pantalon, de photos, de lettres Une valise qu il laissera intacte. Que sa petite fille récupérera. La valise, vestige de l exil, emblème de son exil à elle. Travailler pour oublier. «Trois cafés, trois.» Au-delà du bruit, des commandes, de la foule, André est là-bas, près de Sacha, le jour de son mariage. Ce soir, André ira jouer. Dans la cave d Alexis, ils sont sept, huit à perdre et à regagner les gains de la journée. Seule évasion possible. Le jeu. Jouer, jouer, jouer, jouer 26