Texte de Frédéric Rousseau
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- Geoffroy Larivière
- il y a 8 ans
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1 Journée d'étude du 25 janvier 2013 Centre d'histoire, de la Résistance et de la Déportation de Lyon Le nazisme et la destruction des juifs d Europe au musée. Éléments pour une muséohistoire des passés douloureux. Intervention de Frédéric Rousseau Vendredi 25 janvier 2013 Texte de Frédéric Rousseau La muséohistoire a été définie au cours d un programme de recherches international soutenu par l Agence Nationale de la Recherche et qui s est développé de 2009 à 2012 à l Université de Montpellier ; la muséohistoire explore une piste distincte de celle généralement proposée par les muséologues ou encore les muséographes. Pour aller vite, rappelons que si les premiers s intéressent aux sciences et techniques du classement, de la conservation et de l exposition d œuvres et d objets, les seconds étudient principalement les collections, et retracent l histoire des musées d un point de vue essentiellement institutionnel et culturel. Pour notre part, et sans rejeter ces apports tout à fait nécessaires, c est en tant que chercheurs en Sciences humaines et sociales que nous interrogeons les mises en espace et en récit de l histoire des passés douloureux, que nous confrontons le savoir académique tout particulièrement le savoir historien à ces objets culturels hybrides que sont les musées d histoire. Hybrides en effet, car ces espaces d exposition, tout en reprenant à leur compte les savoirs historiens dans lesquels ils trouvent d ailleurs une certaine caution de véridicité et donc d autorité à dispenser eux aussi un «savoir», y introduisent d autres dimensions, notamment mémorielle, idéologique, politique et économique (tourisme). En ce sens, la muséohistoire tente de frayer un chemin entre ces deux spécialités déjà bien balisées, la muséographie d une part, et la muséologie de l autre, en s attachant plus spécifiquement à l examen et au questionnement des narrations muséales1 de l histoire des passés douloureux dans toutes leurs dimensions, en les contextualisant le plus possible. Cela explique pourquoi les espaces muséaux sont abordés en tant qu objets culturels, sociaux et politiques ; objets culturels, ils le sont en effet en tant que supports d histoire et de représentations, de mémoires et d oublis ; mais objets socio-politiques, ils le sont également car nombreux et différents sont les acteurs concernés par ces espaces (depuis les réalisateurs d exposition et autres entrepreneurs de mémoire jusqu aux différents publics) ; autour de chaque espace muséal, des enjeux se cristallisent, se conjuguent ou diffèrent au gré des acteurs impliqués et selon les périodes considérées ; des stratégies se déploient, des rapports de force se dégagent ; considéré sur la durée, l espace muséal demeure un objet culturel et socio-politique vivant, des expositions se «démodent» et subissent des mutations parfois radicales, des promoteurs d origine vieillissent, disparaissent et cèdent la place à de nouvelles générations d animateurs-gestionnaires, à de nouvelles tutelles ; enfin, la muséohistoire examine ces espaces en tant qu objets politiques, tout autant témoins que recéleurs de projets éthiques et/ou civiques, et réquemment porteurs, plus ou moins en filigrane, d une leçon pour aujourd hui et traçant un chemin et une conduite pour demain. Pour illustrer mon propos je souhaite attirer l attention sur un certain nombre de problèmes rencontrés dans des musées traitant du nazisme et de la destruction des juifs d Europe. 1 Les narrations muséales sont entendues au sens le plus large de dispositif narratif composé de tous les éléments concourant au récit : textes, objets, iconographie, sons et lumières, reconstitutions, etc. Pour un point sur cette notion et beaucoup d autres mobilisées par la muséohistoire, se reporter à Patrick Louvier, Julien Mary et Frédéric Rousseau (dir.), Pratiquer la muséohistoire. La guerre et l histoire au musée. Pour une visite critique, Outremont (Québec), Athena éditions, 2012.
2 Problème 1 : la concurrence des mémoires et les distorsions de la vérité historique. Photo 1 (Pavillon polonais d Auschwitz, juin 2011) : Il s agit d une photographie très souvent exposée tant dans les musées que dans les manuels d histoire : un homme est assis au bord d une fosse commune au fond de laquelle sont déjà couchés plusieurs cadavres ; derrière lui, un soldat tend son arme pour l exécuter ; tout autour de la scène figurent une quinzaine de spectateurs... Ce qui retient l attention ici, c est le fait que la légende polonaise, erronée, a été en partie arrachée mais laisse percevoir le nom du lieu : «Tomaszòw...» ; en fait, cette exécution de juifs est généralement localisée à Vinnitsa (Vinnytsya), en Ukraine, et datée de 1942.
3 Un visiteur outré par cette «récupération» a arraché la légende qui lui paraissait incorrecte. De telles «corrections sauvages» se rencontrent dans d autres musées. Photo 2 : Emprunt d une photographie emblématique. Là encore, il s agit d une photographie très connue, reprise au Pavillon polonais d Auschwitz. Le problème provient du fait qu elle n est pas une vue d Auschwitz ; cette photo a été prise à Buchenwald au moment de la libération du camp ; au fond, on y aperçoit le visage émacié d un jeune survivant hongrois : Elie Wiesel. Photo 3 : Contorsions. Ce panneau rédigé en polonais et en anglais (Pavillon polonaise d Auschwitz): Except for a few deprived individuals, no official political or social elements nor the Polish people let themselves to be drawn into the collaboration with the occupier. Photo 4: Le cloisonnement des mémoires. (Pavillon polonaise d Auschwitz): During World War II The Nazis created a system of death camps located in the Third Reich, Poland and the USSR. About Polish Citizen Passed through them and among them there were about ethnic people. Le mot juif n est pas ici employé... Insistance sur le martyrologe polonais.
4 Problème n 2 : Les effets pervers du développement d un tourisme mémoriel de masse. Photos prises au Mémorial des juifs d Europe assassinés, (Berlin, 2010) et à Auschwitz (2011). Les salles sont littéralement bondées au point qu il devient difficile sinon impossible, à moins de jouer des coudes, d accéder à l exposition. Comment concilier la nécessité de permettre l accès au plus grand nombre aux sites muséaux et le confort minimum indispensable pour lire l exposition, prendre la mesure de la narration? Certains sites devenus emblématiques de la destruction des juifs d Europe, Auschwitz particulièrement, sont confrontés à ce problème de gestion des flux de visiteurs.
5 L US Holocaust Memorial de Washington traite cette question en obligeant les visiteurs à s inscrire au préalable ; l attente peut varier d une demi-journée à plus de 24 h pour pouvoir accéder à l exposition dans de relativement bonnes conditions. Problème n 3 : Peut-on transmettre par l art et l esthétisation? Photos : Pavillon hongrois d Auschwitz : très esthétique ; quasi obscurité ; des parois de verre symbolisent un wagon ; la voie ferrée, en verre également ; le ballast est fait de verre pilé...
6 Le pavillon italien d Auschwitz est allé plus loin encore dans l interprétation par l art du génocide : un long tunnel en voiles de tissu peint, sur lequel apparaissent différentes scènes ; des silhouettes transparentes d hommes et de femmes, des barbelés marquent l événement génocidaire ; enfin, des lettres hébraïques identifient les victimes.
7 Problème 4 : Qu apportent de telles reconstitutions à notre appréhension du système concentrationnaire?
8 Comment re-présenter la mort et les crimes de masse?
9
10 Quel est le «bon» média : la photographie, le témoignage audio-visuel, le diorama, la maquette? Que s agit-il de transmettre? Et à qui s adressent de telles représentations? Au-delà de l émotion et du sentiment d horreur suscités chez le spectateur, que visent de telles représentations? Que disent-elles? De quoi nous parlent-elles? Du nazisme? De notre humanité? Que nous apprennent de telles vitrines?
11 Problème 5 : Le poids croissant des effets spéciaux et des prouesses technologiques : vers la «dysneylisation» des narrations de l histoire de la période nazie?... And it is as riveting as a thriller...
12 Autodafé berlinois... Le visiteur marche dans un couloir dont le pavé est fait de livres ; à mesure qu il progresse, des bruitages illustrant un incendie emplissent l espace sonore... Procédé identique pour «illustrer» la Nuit de Cristal : quand le visiteur passe devant une vitrine de magasin, il aperçoit la vitre brisée ; au même moment, il entend des bruitages de vitrines cassées... Le nazisme comme spectacle? A quand les odeurs des fours crématoires? Est-ce cela le musée d immersion? Ne sommes-nous pas plutôt en présence d un musée de diversion, incapable de transmettre un quelconque savoir pouvant déboucher sur la moindre réflexion critique? Problème 6 : les effets d assignations...
13 Un certain nombre de musées effacent la diversité du monde juif et ont tendance à assigner toutes les personnes «reconnues» comme «juives» par les nazis et leurs complices, victimes et/ou rescapées, à une «communauté» indissolublement liée à la synagogue, une «communauté» pourtant en partie imaginaire. Cet amalgame que l on peut qualifier de «communautariste» est problématique en ce sens qu il passe sous silence le fait que tous les «juifs» des nazis n étaient pas religieux, ni même croyants ; un certain nombre d entre eux étaient même athées et avaient pris leurs distances vis-à-vis de la «communauté» ; d autres encore s étaient convertis au christianisme ; par ailleurs, cette focalisation narrative sur le sentiment religieux «supposé» unanime, occulte les autres dimensions de la vie spirituelle juive, notamment philosophique, ainsi que la diversité sociale et politique des juifs d Europe. Il faut prendre la mesure de tels effets d assignation sur les représentations des juifs sur eux-mêmes et des non-juifs sur les juifs d hier et d aujourd hui. C.R.I.S.E.S (Université Paul Valéry de Montpellier) Frédéric Rousseau Biographie et bibliographie : Frédéric Rousseau est professeur d'histoire contemporaine français à l'université Paul Valéry de Montpellier où il dirige, depuis le 1er janvier 2009, le Centre de recherches interdisciplinaires en sciences humaines et sociales (CRISES). Il est membre du Collectif de Recherches International et de Débats sur le premier conflit mondial (CRID 14-18) ainsi que du Comité de rédaction de Témoigner, entre Histoire et Mémoire, Revue pluridisciplinaire de la Fondation Auschwitz de Bruxelles Ses recherches portent principalement sur les sociétés confrontées au devoir ou à la nécessité de défense, en temps de paix et en temps de guerre à l époque contemporaine (XIXe, XXe siècles) ; les rapports citoyen-état, citoyen-institution militaire ; la violence de guerre et de la guerre (Première Guerre mondiale ; Deuxième Guerre mondiale ; guerres coloniales) ; les sources et l écriture de l histoire (témoignages ; photographie) ; l Histoire et la mémoire (XXe siècle) ; la muséologie
14 Parmi ses publications : Pratiquer la muséohistoire la guerre et l histoire au musée, Athéna Editions (CAN), 2012, 280 p. La Guerre censurée. Une histoire de combattants européens, le Seuil, 1999, rééd. Points Seuils 2003 ; Le Procès des témoins de la Grande Guerre : L'Affaire Norton Cru, Le Seuil, 2003 ; La Grande Guerre : En tant qu'expériences sociales, Ellipses, 2006; L'Enfant juif de Varsovie : Histoire d'une photographie, Seuil, 2009.
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