De la centralité du compromis en traduction et en traductologie 1



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Transcription:

De la centralité du compromis en traduction et en traductologie 1 Nicolas FROELIGER CLILLAC-ARP (EA 3967) & Université Denis Diderot Paris VII, France What is missing is not isolated attempts reflecting excellent intuitions and supplying fine insights (which many existing studies certainly do), but a systematic branch proceeding from clear assumptions and armed with a methodology and research and research techniques made as explicit as possible and justified within translation studies itself. (Toury 1995 : 3) Résumé En traduction, la relation entre les normes et leur transgression n est pas tant d opposition que de complémentarité. En effet, les traductions concrètes validées par le marché menacent sans cesse de contredire la théorie, tandis qu une application trop normative de cette dernière peut conduire à des traductions non satisfaisantes. L adhésion aux normes n est donc peut-être qu une étape qui peut même devenir une embûche sur la voie de la qualité. Cette problématique nous amène à nuancer un certain nombre de présupposés qui accompagnent et nourrissent l enseignement des métiers de la traduction : l opposition tantôt alléguée, tantôt niée entre traductions littéraire et pragmatique ; l impératif de la déverbalisation ; la maîtrise des langues ; la maîtrise du domaine ; l exactitude ; la recherche de la perfection ; la précision ; la fidélité au sens ; la réversibilité ; l absence d ambiguïté ; et peut-être même l absence du traducteur de son texte. 1 Merci à John Humbley, Mojca Pecman et Monique Memet pour les remarques, ponctuelles ou de fond, qui m ont permis d affiner cet article.

2 Nicolas FROELIGER Quel concept sera ensuite susceptible de donner un semblant de scientificité à ces observations empiriques? Nous proposons celui de mêtis, emprunté à la mythologie grecque : un art de la ruse, de l intelligence pratique, de la souplesse d esprit, de la subtilité Cette mêtis débouche ainsi sur une traductologie de compromis, dans laquelle les préconisations normatives sont toujours assorties des contre-exemples qui garantissent leur validité en la circonscrivant. Cette approche a bien sûr des répercussions sur la manière d enseigner : sur quels critères définir une évaluation universitaire à visée professionnelle, dans le cadre d une activité de recherche, en articulant ce rapport dialectique de la transgression à la norme? C est ce triangle magique qu il s agit de tracer au sein des formations préparant aux métiers de la traduction. L activité de traducteur est (comme d autres) une affaire de conscience des enjeux : je dois décider en conscience de la posture appropriée pour traduire tel texte précis dans tel contexte. C est notamment vers cette prise de conscience que doit s orienter la formation des traducteurs, ce qui suppose d énoncer quelques principes qui servent de socle à une théorisation. Ce n est pas très nouveau. Mais quelle forme doivent prendre ces principes? La première qui vient à l esprit est celle de la règle : on l énonce et l on s efforce de la faire respecter, en faisant en sorte d articuler ces trois foyers producteurs de règles que sont la pratique, l enseignement et la recherche. Est-ce toutefois suffisant pour orienter les futurs professionnels dans l exercice de leur profession? Non, car chacune de ces règles en traduction pragmatique, du moins peut être contredite. Pour rendre compte de la pratique réelle avec suffisamment de solidité et de souplesse, nous entendons donc, dans un premier temps, faire l inventaire de ces principes dominants avant d assortir chacun d eux des contre-exemples qui les enrichissent en les subtilisant. Il s agira ensuite de réfléchir à l intérêt de penser ce rapport dynamique au moyen de normes, d envisager la positivité de ces imperfections et enfin d en tirer quelques enseignements pour l enseignement, justement, de la traduction, le tout trouvant sa

De la centralité du compromis en traduction 3 cohérence dans ce qui n est peut-être pas un oxymore, à savoir une traductologie de compromis. I. Quelques principes généralement invoqués Il faudrait un ouvrage entier ou un séminaire annuel pour traiter dans le détail les présupposés qui accompagnent et nourrissent l enseignement des métiers de la traduction tout en menaçant sans cesse de les stériliser. Faute d espace et de temps, nous ne pourrons, à deux exceptions près, ni développer complètement ni même démontrer ici ce que nous avançons. Nous devrons nous contenter de renvoyer à des travaux déjà publiés ou à paraître, qui envisagent chacun de ces problèmes en détail. Il n en demeure pas moins que, pour produire, en traduction pragmatique, un texte d arrivée qui fonctionne, on professe en général qu il faut : - maîtriser la langue de départ (au moins passivement) et surtout la langue d arrivée ; - dominer son domaine ; - être précis ; - être exact, ce qui n est pas tout à fait la même chose ; - être fidèle au sens initial ; - se garder des ambiguïtés ; - ne pas apparaître dans le texte d arrivée (le traducteur est invisible) ; - respecter absolument la typographie ; - s affranchir des délimitations du texte original ; - plus généralement, se libérer de la forme initiale. Ces règles sont objectivement louables. Observons néanmoins qu elles sont contingentes à l histoire, à la géographie et au genre des textes envisagés, comme l a montré, par exemple, M. Tymoczko (2005). Elles valent aujourd hui, en Occident, pour la traduction pragmatique. Ancien traducteur pragmatique, vivant dans un pays occidental au début du XXI e siècle, nous nous efforçons de les inculquer à nos étudiants. Avec toutefois une

4 Nicolas FROELIGER inquiétude grandissante quant à l injonction sous-jacente : le message implicite n est-il pas, au fond, que l on doit viser la perfection et que toute méconnaissance mérite sanction? Or, comme nous savons tous que perfection et omniscience n existent que dans les imaginations, peut-être nous condamnons-nous, ce faisant, à démoraliser les plus crédules, à n être pas crus des plus sensés et en tout cas à être inefficaces dans notre enseignement avec certes pour mineure consolation de nous maintenir dans une position de pouvoir. II. Les limites de ces principes Il importe donc de reprendre une à une ces règles pour tenter de les désuniversaliser, ou en tout cas de les désacraliser, afin de les rendre plus opératoires concrètement. 2.1. La maîtrise des langues Le colloque Traductologie et enseignement de la traduction à l université, organisé en février 2007 par M. Ballard à l Université d Artois a fourni l occasion de démontrer que l impératif de maîtrise des langues tient avant tout, en France, à deux phénomènes. On trouve, d une part, les découpages institutionnels au sein de l enseignement universitaire, en vertu desquels ont est d abord reconnu comme spécialiste d une langue, puis d une discipline générale la linguistique quand bien même on peut penser comme certains traductologues et beaucoup de traducteurs que les points de contacts avec cette discipline sont problématiques et que la traduction est plus une affaire de discours que de langue. On constate, d autre part, la prédominance des grands concours préparatoires à l enseignement, qui ne jurent que par le thème et la version, exercices avant tout axés sur la vérification des connaissances de langue, et non sur la capacité à communiquer efficacement. Nous n avons donc pas à y revenir, si ce n est pour rappeler une autre des limites de cette injonction : elle suppose la réversibilité. Or, une bonne traduction, par exemple, en publicité, est bien souvent une traduction non réversible, c est-à-

De la centralité du compromis en traduction 5 dire dans laquelle on ne distingue plus la forme originale, tout simplement parce que le problème n est pas là. 2.2. La domination du domaine Nous savons que la traduction pragmatique et en particulier technique s inscrit toujours dans un différentiel de savoirs : si l on confie un travail à un traducteur, c est pour informer quelqu un qui ignore quelque chose, et le traducteur est lui-aussi, au moment d aborder ce travail, en position de méconnaissance (voir : Froeliger 2009). Nous entendons bien poursuivre, ailleurs, là aussi, l investigation de ce différentiel, avec la quasi-certitude de conclure que la maîtrise du référent par le traducteur est une chimère. Non seulement elle sera toujours incomplète, mais il serait en outre inopérant et abusif de chercher à en savoir autant que les auteurs et les destinataires de nos textes sur leurs domaines de spécialité. Car communiquer n est pas toujours comprendre et comprendre n est pas toujours communiquer. C est même parfois le contraire, comme l observait déjà R. Musil (1956 : 117-118), il y a quelques temps de cela dans les réceptions de la haute société viennoise : [ ] on y rencontrait, dans les grands jours, des hommes avec lesquels il était impossible d échanger un mot : ils étaient si illustres, chacun dans son domaine, qu on aurait jamais osé parler devant eux des découvertes qui s y étaient faites, d autant plus qu on ignorait fréquemment jusqu au nom de la spécialité dans laquelle ils avaient acquis une réputation internationale. Il y avait là des Kanzinistes et des Canisistes, parfois un philologue du Bo tombait sur un partigéniste, un toconcologue sur un théoricien des quanta [...]. Bien sûr, il est hors de question de traduire sans comprendre. Mais est-on certain de comprendre la même chose que l auteur? En aucun cas, et de surcroît, on ne le comprend pas de la même manière ni avec les mêmes outils intellectuels.

6 Nicolas FROELIGER 2.3. L exactitude Faut-il toujours être exact? Oui, si l on tient à ce que règne la guerre perpétuelle entre les nations. Cette vérité paradoxale est frappante dans les traductions diplomatiques ou publicitaires (Froeliger 2006). A. Fontaine l a opportunément rappelé en 2008 dans un article évoquant la première visite du colonel Kadhafi en France (Fontaine 2007 : 3) : Le lendemain, le président libyen, qui plaidait pour un «socialisme islamique», dénonça «la nouvelle croisade qui se dissimule derrière le paravent du judaïsme». En tant que président de séance, je me devais de réagir. Je refusai ensuite de fournir les excuses que le colonel me demanda. Mais la manière dont l interprète libyen traduisit ma réponse fut assez habile pour satisfaire Kadhafi, dont le visage s'illumina. En pratique, une bonne traduction pragmatique est bien souvent une traduction qui vise un peu plus haut ou un peu plus bas que l original, c est-à-dire qui sacrifie l exactitude au profit de la visée communicationnelle, en plaçant l équivalence à l échelle du texte entier et surtout de l intention recherchée. 2.4. La précision Faut-il toujours être précis? Evidemment, mais en traduction pragmatique, la précision s évalue à l intérieur du système formé par le texte d arrivée, et non pas par comparaison entre languesource et langue-cible. C est ce qui amènera occasionnellement à traduire un hypéronyme par un hyponyme, et inversement (Froeliger 2008b). En réalité, ce n est pas tant la traduction, au sens de rapport à un texte initial, que l écriture, au sens d un texte d arrivée fonctionnel, qui doit être précise. 2.5. La fidélité au sens La fidélité est-elle un impératif absolu? Nous aimerions pouvoir répondre par l affirmative, mais tout le monde sait qu il existe des traductions fautives qui s institutionnalisent et deviennent elles-mêmes productrices de vérités. On l a vu au sujet de la Bible ou de la première Constitution canadienne (Froeliger

De la centralité du compromis en traduction 7 2007c), il est d usage de le déplorer au sujet de Freud (Keromnes 2006) et l on a pu montrer qu il existe, en littérature, des traductions alléguées que l on serait bien en peine de comparer à un original : c est le cas des poèmes d Ossian, chers aux romantiques (Raguet 2007), des Mille et une nuits (Balliu 2002 : 191-212) et même de l œuvre policière de Boris Vian, alias Vernon Sullivan. 2.6. L absence d ambiguïté «Tout ce qui peut être dit peut être dit clairement», a écrit Ludwig Wittgenstein (1961 : 4) pour résumer lapidairement sa première philosophie. Et l on pourrait croire cette prescription pensée pour la traduction pragmatique, tandis que son inverse la nécessité d organiser un faisceau de perceptions et de réminiscences qui a souvent pour but de multiplier et de confronter les sens semble fait pour la traduction littéraire, et en particulier poétique. Et pourtant, en traduction pragmatique aussi, l ambiguïté est parfois salvatrice, l obscurité est parfois voulue : tout dépend de l intention que l on prêtera au texte. Il faut donc au contraire savoir les cultiver à l occasion (Froeliger 2007a). Ce dont il faut se garder, en revanche, ce sont l obscurité ou l ambiguïté dues à l insuffisance des talents d écriture chez l auteur initial (ce qui est courant et normal) et surtout chez le traducteur (ce qui est inacceptable). Là encore, c est l écriture du texte d arrivée qui est décisive. 2.7. L absence du traducteur de son texte Le traducteur doit être invisible! Ce slogan est martelé dans l enseignement de la traduction : une bonne traduction est d abord un texte qui doit fonctionner comme tel sans le support de son original. Il ne doit donc pas «sentir la traduction», selon l expression consacrée. Corollaire, la marque, la trace du traducteur, sera en général jugée négativement (Nowotna & Moghani dir. : à paraître). Les choses sont-elles aussi simples dans le domaine pragmatique? Non. Il existe des cas en juridique, bien sûr, mais pas uniquement où il est important que la traduction se fasse reconnaître comme traduction, avec des marqueurs positifs

8 Nicolas FROELIGER qui sont autant de gages de confiance dans la qualité du résultat. Et nous rappellerons que certains traducteurs pragmatiques ont naguère mené un combat pour encourager leurs collègues à signer leurs traductions afin d être enfin reconnus comme des interlocuteurs véritables, tandis que les traducteurs et adaptateurs de l audiovisuel qui travaillent pourtant sous le régime du droit d auteur doivent aujourd hui se battre pour que leur nom figure effectivement sur la jaquette des DVD qu ils traduisent... C est ici que les travaux, à visée plus sociologique, de L. Venuti (1995), par exemple, peuvent informer utilement le domaine pragmatique, qui n est pas celui de leur émergence. 2.8. Le respect absolu des règles de la typographie et l injonction cibliste de s affranchir des délimitations entre phrases Ancien traducteur, enseignant, le respect des normes typographiques est pour nous une obsession revendiquée, que nous nous efforçons avec une véhémence sans retenue de transmettre à nos étudiants (Froeliger 2008a). Il en est de même pour la liberté de reconstituer les éléments de sens, ce qui nous conduit souvent à faire bouger les délimitations entre phrases. Tout cela est banal. Et pourtant, nous devons bien admettre que ces impératifs sont parfois contestés par la pratique 2. Plusieurs entreprises ou services de traduction avec lesquels nous avons des échanges réguliers direction d un master professionnel en alternance oblige demandent en effet à nos étudiants de ne tenir aucun compte de ces aspects parce qu il est plus simple et plus pratique de constituer des mémoires de traduction alignés phrase à phrase, ou parce que l attention portée à la typographie sera considérée comme une préoccupation secondaire par rapport à celle de la productivité. En somme, certains de nos étudiants peuvent se voir sanctionnés en entreprise pour avoir fait consciencieusement ce que 2 Pour ceux qui les contesteraient dans leur enseignement, nous renvoyons au point 2.1.

De la centralité du compromis en traduction 9 nous leur prescrivons à l université. C est apparemment absurde, mais c est loin d être trivial. Lorsque nous réunissons les représentants du monde professionnel, plusieurs fois par an, cela donne au contraire des discussions extrêmement enrichissantes, parce que chacun, dans son domaine, a raison. Et c est à partir de telles contradictions que l on peut bâtir une recherche, qui sera donc forcément impure. 2.9. La liberté par rapport à la forme initiale Est-ce que je traduis toujours en faisant totalement abstraction de la forme originale? Un exemple tiré de la vie réelle un texte sur le contrôle des armes légères dans les pays menacés par la guerre civile nous permettra peut-être d en douter ensemble. Original anglais While preferences determine the motivation to acquire (or not) a gun, prices and resources constrain the means to do so. Précisons que nous sommes dans un contexte économique. Il est donc inutile de développer les concepts de préférences, prix et ressources, et que pour les auteurs et les destinataires, a gun, à cet endroit, est simplement une arme. Premier jet Tandis que les préférences déterminent la motivation à acheter (ou non) une arme, le prix et les ressources exercent une contrainte sur la possibilité de le faire. Cette première traduction est pratiquement littérale : il n y a aucun remaniement des éléments de sens. Par ailleurs, ce n est pas un monument de légèreté et, dans les faits, c est presque sans que nous ayons à y penser qu elle a jailli sur notre écran. Et c est uniquement parce que la virgule ne sépare pas assez clairement les deux éléments de cette phrase (elle pourrait marquer une simple étape dans une énumération) que nous avons, à la relecture, décidé

10 Nicolas FROELIGER de nous éloigner un peu plus du texte en marquant plus nettement l opposition. Original anglais While preferences determine the motivation to acquire (or not) a gun, prices and resources constrain the means to do so. Traduction révisée D un côté, les préférences déterminent la motivation à acheter (ou non) une arme, de l autre, le prix et les ressources exercent une contrainte sur la possibilité de le faire. On pourrait bien évidemment prendre davantage de distance : par exemple, supprimer «(ou non)», rendre en termes plus monétaires l anglais the means, faire de «la motivation» le sujet de la phrase française, se demander au passage si l anglais the motivation correspond vraiment à l intention de l auteur et s il ne faudrait pas traduire plutôt par «le désir, l envie, la propension», etc. Autant de solutions qui amélioreraient la traduction sur le plan stylistique, et seraient parfaitement inutiles en termes de communication, car elles n apporteraient rien de plus à l intelligibilité du texte d arrivée. Ce premier jet suivi de sa révision elle-même imparfaite montrent donc deux choses : - le littéralisme représente certes le degré zéro de la réflexion en traduction pragmatique, mais la tentation du calque demeure en toile de fond dans l esprit de maint traducteur, aussi chevronné soit-il. Quel est, d ailleurs, parmi nous l enseignant qui n a pas dit un jour à ses étudiants «C est facile à traduire» lorsque la solution la plus évidente lui semblait être une transposition littérale? On le constate également, en creux, lorsqu il s agit de traduire un texte particulièrement mal écrit : celui-ci peut être très facile à comprendre, mais reste plus difficile à restituer qu un autre qui aura d emblée été bien rédigé en langue originale ; - on peut, dans l absolu, peaufiner sans fin un texte, mais la règle d économie nous incite à faire simple et à faire simplement, c est-à-dire, en pratique, à ne nous éloigner de

De la centralité du compromis en traduction 11 l original que lorsque c est nécessaire : nous devons nous aussi manier le rasoir d Occam, c est-à-dire nous montrer, à l occasion, paresseux. Nous serons donc, sur ce point, légèrement plus désabusé que J.-R. Ladmiral lorsqu il dit, dans le cadre du colloque à l origine de cette publication, «le réflexe du traducteur, c est de ne pas faire du littéral.» ou que M. Ballard lorsqu il prône «l équivalence directe», définie comme étant «la perception d une correspondance quasi linéaire entre une base et un aboutissement» (Ballard 2004 : 7). En effet, nous ne sommes pas certain que cette forme d équivalence soit, dans les faits, toujours le résultat d un choix pleinement réfléchi : c est bien souvent la simple commodité d esprit qui nous y amène. Et cette commodité d esprit, cette paresse sont aussi, ponctuellement, dignes d éloges. III. Positivité du compromis : norme et mêtis 3.1. Pondérer les prescriptions et leurs limites : quel schéma? Finalement, il semble donc que la seule règle à peu près intangible que l on rencontre en traduction soit celle des délais. Tout le reste s y discute et s y négocie. La question est donc de savoir comment articuler ces règles qui, bien souvent, se contredisent entre elles et sont elles-mêmes individuellement sujettes à contestation. Quatre attitudes nous paraissent possibles. On pourrait premièrement décider que les différents contreexemples que nous venons de citer n ont pas à être pris en considération, au motif que la réalité sera toujours plus riche et plus contradictoire que la représentation de la réalité à des fins de théorisation ou d enseignement. Car malgré tout ce que nous avons pu dire, nous persistons à penser et à proclamer qu il faut savoir se libérer de la forme initiale du texte, s affranchir des délimitations du texte original, respecter les règles typographiques, ne pas apparaître dans le texte d arrivée, nous garder des ambiguïtés, être

12 Nicolas FROELIGER fidèle au sens original, être précis et exact, maîtriser son domaine et bien connaître les langues pour produire des traductions efficaces. Mais il demeure que ces injonctions font l impasse sur le facteur essentiel de toute traduction réelle : celui de la finitude, et donc du temps : où est-il raisonnable de s arrêter, compte tenu du cahier des charges sans lequel il n existe pas de traduction concrète? Car en général, on ne dispose pas du temps nécessaire pour appliquer toutes les règles : il faut choisir (Ladmiral 1987) ; il faut souvent biaiser ; il faut souvent se contenter de solutions qui sont seulement acceptables. Et l admettre. Et s interroger sur cette nécessité. Sachant que c est bien la transgression qui marque la validité de la norme, on pourrait aussi, attitude inverse, proposer une pédagogie de la traduction par le renversement systématique des dogmes et des valeurs : une forme de traductologie négative... Mais malgré l importance que revêt à nos yeux la rhétorique en traduction, nous pensons que ce serait là pure sophistique : un contre-exemple n a de valeur que placé en perspective avec la norme majoritaire. On pourrait également, troisième posture possible, proposer d envisager la relation entre principes et contre-exemples en termes cosmologiques, avec des pôles d attraction plus ou moins forts qui se combinent ou se repoussent, à la fois au niveau des genres textuels et de chaque texte. Cette démarche différentielle aurait l immense intérêt de concilier la rigidité et la souplesse que réclame toute tentative de théorisation fondée sur l observation des pratiques. Pourtant, ce n est pas elle que nous avons retenue, car elle ne nous semble pas suffisamment dialectique pour rendre compte du processus de choix conscient qu il s agit de mettre en œuvre dans la traduction. Nous pensons en effet plus fécond de suggérer une traductologie de compromis, qui s attacherait à mettre des règles à distance pour mieux les questionner, déterminer les enjeux d un non-respect ponctuel et localiser le seuil à partir duquel la règle

De la centralité du compromis en traduction 13 devient un obstacle à la réalisation des fins qu elle est censée servir. 3.2. Intérêt de cette démarche Quel peut être l intérêt d une telle démarche? Celle-ci peut, nous semble-t-il, contribuer à réduire le fossé qui sépare, encore et toujours, la pratique de la théorie. Malgré la masse des écrits traductologiques, il semble en effet qu on ne progresse que lentement par rapport au constat que faisait G. Mounin en 1955 (1955 :7) : Tout se passe comme si vivaient côte à côte une théorie toujours alléguée, mais à laquelle les théoriciens ne croient pas vraiment eux-mêmes, et une pratique à peu près sans influence contre cette théorie. Car aujourd hui encore, ce qui est présenté comme opératoire n est pas toujours ce qui correspond aux critères acceptés de la scientificité, un exemple typique, en traduction, en étant l hypothèse de la déverbalisation : cela fonctionne très bien en pratique, mais sur le plan théorique, cela revient surtout à éluder d aucuns diraient même escamoter le problème de l émergence du sens. Certes, une telle dichotomie n empêche ni les traductologues de théoriser ni les traducteurs de traduire, mais elle interdit encore bien souvent aux uns et aux autres de se rejoindre. Or, chevaucher les clivages, échafauder des passerelles, organiser des circulations, bref, imaginer des compromis, c est justement la substance de la traduction 3 et il importe, à notre sens, de placer la traductologie à cet endroit là : là où il y a problème, paradoxe, contradiction, perplexité. Nous rejoignons ici les préoccupations de J.- R. Ladmiral, qui plaide pour une traductologie considérée comme 3 D où, d ailleurs, l affinité de la pensée traductologique avec les théories de l architecture.

14 Nicolas FROELIGER praxéologie 4, de M. Ballard, à l origine notamment du concept de traductologie réaliste (Ballard 2004), définie comme «une démarche d investigation de la traduction faisant intervenir l observation de corpus de textes traduits et intégrant les facteurs humains sociologiques et culturels qui président à leur production 5» ou d A. Greere (2007), qui propose de faire «not the theory of translation, but the theory of the translation profession.» Pour nous, ces préoccupations convergent vers la notion de compromis, et l outil intellectuel de ce compromis est la norme. Quelques mots sur la filiation intellectuelle de cette idée. En traductologie, la réflexion sur la norme a été inaugurée par G. Toury et A. Chesterman. Le premier définit les normes comme étant «the translation of general values or ideas shared by a community as to what is right or wrong, adequate or inadequate into performance instructions appropriate for and applicable to particular situations» (Toury 1995 : 55) 6. Elles comportent donc un versant descriptif et un versant prescriptif mais non impératif et c est tout leur intérêt. Le second de ces auteurs emboîte deux ensembles normatifs. Pour lui, il existe tout d abord des normes qui forment un horizon d attente et qui «are established by the expectations of readers of a translation (of a certain type) concerning what a translation (of this type) should be like» (Chesterman 1997 : 64). On trouve ensuite, déterminées par ce premier ensemble, ce que nous serions tentés de traduire par des normes de pratique («professional norms»), dont la fonction est de «regulate the translation process itself» (1997 : 67). Et c est parce que la norme inclut l idée de la transgression, parce qu elle allie souplesse et rigidité, à la manière d un pont jeté 4 Peut-être, en ce sens, cette traductologie serait-elle néoplatonicienne, en ceci qu elle s ancre dans le sensible pour se réinvestir dans un élan vers la connaissance, selon la théorie de la réminiscence. 5 Nous extrayons cette formulation de la notice autobiographique employée par Michel Ballard dans les colloques auxquels il participe. 6 Pour une définition plus complète et plus générale, voir Froeliger (2008a).

De la centralité du compromis en traduction 15 sur le vide, qu elle nous semble l outil approprié à une telle tentative de traductologie. Ce qui compte, c est de savoir que pour toute règle il y aura un point de basculement vers le dogme, un moment où une application trop stricte des principes censés mener à la qualité va conduire à des traductions non satisfaisantes ou qui ne fonctionnent pas. Et il importe d essayer de localiser ce moment, de la même manière que, dans l étude d une fonction mathématique, on s attache à délimiter un domaine de définition. Dans un tel schéma, le rôle de juge de paix est finalement dévolu au marché : une bonne traduction sera ici une traduction acceptée sans réserve par ses destinataires. Et le fait que cette traduction puisse être fautive, inexacte, imprécise, etc. est en soi révélateur et digne de réflexion. Notre approche est ainsi, dans une large mesure, sociologique. 3.3. La mêtis La norme est donc notre outil, en ceci qu elle suppose cette tension entre une prescription générale et des exceptions spécifiques. Mais il nous manque encore un concept pour caractériser l attitude du traducteur dans le maniement de cette norme. Peut-être peut-on aller quérir ce concept dans la mythologie grecque (dont nous rappelons au passage que le moteur principal est la métamorphose, opération qui n est pas sans rapport avec la traduction). Pour nous, autant que l adhésion à un corpus de règles (apport judéo-chrétien dont on sait l importance dans l histoire de la discipline), la traduction met en jeu une mêtis : un art de la ruse, de l intelligence pratique, de la souplesse d esprit, de la subtilité 7 On le voit bien en pratique : ce qui fait la différence entre les travaux fournis par deux traducteurs ne tient pas au degré de perfectionnisme, mais finalement à l intelligence des situations : il faut savoir déterminer ce sur quoi il est essentiel de se concentrer et ce sur quoi on peut faire l impasse sans trop de dommages. Et sur ce deuxième ensemble, comme dans l Iliade, comme dans 7 Voir Cassin (2004 : 784-785).

16 Nicolas FROELIGER l Odyssée, on va masquer, on va tromper, on va contourne par l écriture et/ou par la mise en place de signaux de confiance 8. Comme il arrive à certains traducteurs anglophones de le dire, «It doesn t have to say the same thing: it only has to seem to say the same thing». Certes, on ne fait pas que cela (et il faut mettre dans ce laxisme une très grande rigueur), mais cela aussi, on le fait. Il est honnête de le dire, il est bon d y réfléchir, il est souhaitable de théoriser sur cette base. Est-ce pour autant enseignable? IV. Enseigner le compromis Poser cette question, c est s interroger sur le rôle des formations en traduction et de l université dans son ensemble. Car la norme est toujours le produit d une institution, voire d une institutionnalisation : sur la longue durée comme dans l histoire récente, c est la création d écoles, puis de formations universitaires qui a structuré la pratique multiséculaire de la traduction en une discipline à part entière processus au demeurant inachevé à l heure où nous écrivons ces lignes. On traduit au moins depuis que la notion d État existe, on réfléchit à la qualité au moins depuis la Bible des Septante, on théorise au moins depuis Cicéron, mais la mise en place de critères à même d accompagner et d aider la pratique reste une ambition récente, et, en français, le mot traductologie n existe, nous rappelle là encore M. Ballard (2004 : 51), que depuis 1972 La question est alors de savoir comment éduquer au compromis sans pour autant donner l impression de compromettre les valeurs qui garantissent le fonctionnement de l institution. En effet, dans l optique que nous prônons, il est conseillé : - de chercher l information à sa source, ce qui implique parfois de mettre la main sur une traduction existante, au besoin pour l améliorer ; - de travailler en groupe ; 8 Voir Froeliger (2004, 2005).

De la centralité du compromis en traduction 17 - de déterminer ce qui, dans un travail à réaliser, est primordial et ce qui est secondaire ; - d aller vite. D un point de vue purement scolaire, c est au mieux faire l éloge de l opportunisme, de la débrouillardise, et au pire encourager le plagiat, la tricherie, le bâclage, ou l ichtoapopnigation, pratique consistant à plonger les poissons dans l eau jusqu à ce que suffocation s ensuive. Comment concilier ces deux approches? La réponse nous ramène à la pondération entre la norme et sa transgression. Il faut d abord enseigner la norme avec fermeté dans les cours strictement universitaires faisant appel aux connaissances et aux capacités de raisonnement individuel des étudiants. Il faut ensuite déterminer clairement et montrer concrètement dans quels cas ces a priori cèdent la place à l intelligence des situations : - il va de soi que si je découvre qu un étudiant n est pas l auteur du mémoire de traduction qu il a déposé, la sanction risque d être forte ; - si en revanche, je constate qu un même étudiant (espérons qu il ne s agit pas du même) a pris la peine de retraduire la clause d arbitrage d un contrat, alors que la formulation de cette clause est, justement, normalisée par la Chambre internationale de commerce et d industrie, et qu elle doit donc être reprise telle quelle, je serais obligé de conclure que cet étudiant n a pas compris ce qu on attendait de lui. Le compromis que nous prônons se situe donc au-delà et non en-deçà de la règle : on doit être intellectuellement en mesure d appliquer cette dernière pour pouvoir décider à quel moment et dans quelle occasion s en abstenir. Et cette décision doit être nourrie des apports respectifs du monde académique, de la recherche et de la vie professionnelle. De préférence sur le mode de la synthèse argumentée et informée. Dans un tel débat, il s agit finalement, non pas de trancher, mais de cartographier les zones de validité du discours de chacun, tout en décloisonnant les

18 Nicolas FROELIGER enseignements, ce qui, au demeurant, ne va pas non plus de soi du point de vue des étudiants. C est en cela que la traduction doit être pensée non en termes de transcendance, mais sur le mode de l immanence. Loin d être une démarche laxiste, la mêtis que nous préconisons suppose au contraire une déontologie, en ceci qu elle ne cesse de chercher la limite entre ce qui serait idéalement envisageable, ce qui est matériellement possible et ce qui est éthiquement acceptable. Car au bout du compte, ce n est pas à la règle de choisir pour le traducteur, mais bien à celui-ci de se déterminer au cas par cas, dans l intranquillité, mais en pleine conscience des conséquences. Cette mêtis nous apprend à manier l irrespect avec subtilité. Conclusion Par ce mode de réflexion que nous proposons, nous pensons donc qu il est envisageable : - de rendre compte d une manière aussi scientifique que possible des pratiques en vigueur sur le marché de la traduction par le concept de mêtis ; - de suggérer, par l outil de la norme, une pondération entre règles d application générale et exceptions, et donc de se servir de ce levier pédagogique extraordinaire que constitue l exemplarité des contre-exemples ; - de concilier les principes du contrôle universitaire et ceux de l efficacité professionnelle par l insistance sur la déontologie. Plus largement, une des tâches à laquelle ce modèle peut permettre de s attaquer est l application des paradigmes de la traduction art éminemment subtil et asystématique, en même temps que science qui nous renseigne sur ce qui est proprement humain aux évolutions des métiers de la traduction (en particulier via le développement des outils informatiques) et à leur ouverture à ce que l on appelle l interculturel ou la médiation interlinguistique : nous avons là un compromis entre le présent et l avenir.

De la centralité du compromis en traduction 19 Compromis aussi entre les sous-domaines de spécialité, car on constate que le dialogue reste aussi difficile qu il est souhaitable entre les spécialistes de disciplines différentes. Tous sont extrêmement compétents dans leurs domaines respectifs, mais la méconnaissance du domaine de l autre nuit souvent à la réception de leur discours par les apprenants 9. Là aussi, il faut travailler à ce que les kanzinistes, canisistes, philologues du Bo, partigénistes et autres toconcologues d aujourd hui et de demain parviennent à se parler comme s il existait entre eux la possibilité, non pas d une île, mais d une traduction 10. Dernier compromis envisageable, cette proposition de traductologie peut permettre de mieux relier recherche appliquée et recherche fondamentale par une meilleure prise en compte du réel. C est en effet la réflexion sur les cas concrets qui confère encore, dix-huit siècles après saint Jérôme, cinq siècles après Luther, son intérêt à la traductologie, et nous nous accordons avec la plupart de nos collègues pour affirmer que l aptitude à traduire relève avant tout d un état d esprit : c est celui-ci qu il faut cultiver, car l art de faire des compromis, en traduction comme ailleurs, est une des formes pas la seule de la liberté, principe sur lequel il n est guère de compromis envisageable. Références BALLARD Michel (2004), «La théorisation comme structuration de l action du traducteur», dans CAIRN, La Linguistique, Paris : PUF, p. 51-66. (la pagination mentionnée dans le corps du texte est celle de la publication en ligne : 9 Voir Froeliger (2007b). 10 Ce qui est finalement la même chose, si l on considère que, dans le roman éponyme de Houellebecq, la possibilité en question est celle d un contact véritable entre les êtres.

20 Nicolas FROELIGER http://www.cairn.info/article.php?id_article=ling_40 1_0051 BALLIU Christian (2002), Les traducteurs transparents La traduction en France à l époque classique, collection traductologie, Bruxelles : les Editions du hasard. CASSIN Barbara (dir.) (2004), Vocabulaire européen des philosophies, Le Robert, Paris : Seuil. CHESTERMAN Andrew (1997), Memes of Translation, Amsterdam et Philadelphie : John Benjamins. FONTAINE André (2007), «Le Monde avait reçu le jeune colonel», Le Monde, 13 décembre 2007, Paris, p.3. FROELIGER Nicolas (2004), «Les mécanismes de la confiance en traduction aspects relationnels», The Journal of Specialized Translation, Issue 2, juin : http://www.jostrans.org/issue02/art_froeliger.php Froeliger, Nicolas (2005), «Les points aveugles de la confiance dans la rédaction et la traduction des textes pragmatiques», The Journal of Specialized Translation, Issue 3, janvier : http://www.jostrans.org/issue03/art_froeliger.php FROELIGER Nicolas (2006), «Faut-il toujours être clair? Le traducteur et le jeu avec les subjectivités», Actes du colloque Le sens en traduction, ESIT, Caen : Cahiers Champollion, p. 331-340. FROELIGER Nicolas (2007a), «On Creative Errors in Translation», dans R. Trim & S. Alatorre (eds), Through Other Eyes The Translation of Anglophone Literature in Europe, Cambridge: Cambridge Scholars Publishing, p. 27-37. Froeliger, Nicolas (2007b), «Pourquoi avoir peur de l informatisation en traduction?», Tribune internationale des langues vivantes, n 43, pp. 40-54. FROELIGER Nicolas (2007c), «Les enjeux de la divergence en traduction juridique», dans Traduire les sciences humaines : méthodes et enjeux, Tribune internationale des langues vivantes, n 42, p. 36-48.

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