Le moine : je sais pas quant à Saint Christophe c est pire encore! On lui a

Transcription

1 L'AUBERGE ROUGE Une comédie dramatique française réalisée par Claude Autant-Lara, sortie en 1951 avec : Fernandel : le moine Françoise Rosay : Marie Martin, la femme de l aubergiste CHAMBRE DU MOINE - INT/SOIR Marie Martin est agenouillée devant le moine qui tient devant son visage un objet qui fait office de grillage de confessionnal. Le moine : et alors? Marie Martin (repoussant un instant le grillage) : dîtes-moi d abord mon père. C est vrai ça, ce qu ils racontent les prêtres, que jamais ils répètent ce qu on leur a dit en confession? Le moine : ah écoutez ma fille (Il se lève) depuis deux mille ans qu on se confesse, et Dieu sait si ça en fait des péchés, oh misère, jamais le secret de la confession a été violé, Saint Anselme s est laissé arracher la langue avec des tenailles rougies au feu plutôt que de révéler une chose qui lui avait été confiée et pourtant c est une chose sans importance Marie Martin : comment on l a su? Le moine : je sais pas quant à Saint Christophe c est pire encore! On lui a coupé Marie Martin : assez mon père! Je vous crois mais vous vous vous laisseriez arracher la langue? Le moine : oh j en aurais aucun mérite vous savez, parce que tout ce qui rentre par cette oreille s en va par l autre Marie Martin : et entre les deux oreilles ça vous reste pas un peu? Le moine : oh très peu sitôt que le pénitent a le dos tourné, c est envolé, c est une grâce que le Bon Dieu nous fait autrement vous savez, avec ce qu on nous raconte (il se rassoit et redispose sont petit grillage qui le sépare de Marie Martin). Dîtes votre «confiteor» (ils se signent l un et l autre). Marie Martin : je m en rappelle plus. Le moine : alors commencez votre confession. 1

2 Marie Martin : depuis vingt ans mon père Le moine : vous ne vous êtes pas confessée depuis vingt ans? Marie Martin : non mon père. Le moine : ça va être long. Marie Martin : si vous m interrompez, ça va être plus long encore! Le moine : allez dépêchez vous! Marie Martin : depuis vingt ans mon père, que nous sommes établis dans cette auberge, mon mari et moi ah il faut vous dire que nous étions marchands forains, et puis un jour, mon mari a eu envie qu on se fixe, c est alors qu on s est installé ici. Moi ça m étonnait bien un peu, je lui disais Martin ça n est pas bien passant, mais il me répondait «t inquiète pas Marie, ici, il n y aura pas de morte saison». Alors je lui disais mais des clients, il n y en aura pas beaucoup et il me disait : «il n y en aura peut-être pas beaucoup mais on les gardera!». J avais pas encore compris ce qu il voulait dire Le moine : moi non plus! Marie Martin : attendez! Oh il disait ça parce qu il aimait bien à rire, dans le temps. Et puis au premier voyageur, j ai compris c était un gros marchand de dentelle, avec son cheval on l a gardé longtemps, le cheval le marchand aussi on l a gardé, il est encore ici, je me rappelle bien où parce que c était le premier dans le jardin sous le chataigner Le moine : sous le chataigner? Dans la terre? Marie Martin : ben oui dans la terre puisqu il était mort! Le moine : mort? Oh le pauvre! ça a dû vous faire un coup pour un premier client! Marie Martin : le second c était un parisien, un beau garçon, un célibataire ça valait mieux! Le moine : ah oui Et pourquoi? Marie Martin : parce que personne ne les pleure les célibataires. 2

3 Le moine (il commence à réaliser) : ah parce qu il est mort lui aussi? Et dîtes, vous n avez pas de chance, hein! Marie Martin : il n a pas beaucoup souffert celui-là. Et le troisième, il a encore moins souffert mon mari s était fait la main. Le moine : ah, votre mari s était fait la main et oui il s était fait la main (Enfin, il réalise la monstruosité et commence à paniquer) ahhhh mon Dieu je commence à vous comprendre, moi!! (Il se met à trembler de tous ses membres et en fait tomber son grillage). Marie Martin : ben oui, qu est-ce que vous voulez chez nous c est si facile! (Elle ramasse le grillage et le tient en guise de confessionnal) vous avez bien vu l escalier avec le petit renfoncement on était presque forcé Le moine : c est là que ça se passait? Marie Martin : les trois premiers, oui! Le moine : parce qu il y en a eu d autres? Marie Martin : oh! On ne les compte plus! Le moine : ohhhh, on ne les compte plus mais voyons pas plus de dix? Marie Martin : oh, mon père Le moine (complètement paniqué) : presque vingt? Marie Martin : oh, si c était que vingt! Le moine : quoi trente? (Elle fait signe que non) trente et un? Marie Martin : voyons mon père! Je vous ai dit, depuis vingt ans, alors trente et un, ça ne ferait même pas deux par an. Et qu est-ce que c est deux par an? Le moine : évidemment, évidemment mais alors combien? Marie Martin : si vous voulez le savoir, ce soir c était le cent deuxième. Le moine : ahhh ah mon Dieu mais où je suis tombé! 3

4 Marie Martin : je viens de vous l expliquer mon père dans une auberge où on tue tout le monde c est un vrai cimetière tout autour et encore il n y sont pas tous. Le moine : ohhhhhhh. Marie Martin : tenez le dernier, vous pouvez le voir Le moine : où? Marie Martin : par la fenêtre. Le moine : là? (Il se dirige vers la fenêtre, nettoie le carreau de sa main) je ne vois rien mais alors rien du tout où ça? Marie Martin : dans le bonhomme de neige! Le moine : dedans? Marie Martin : dedans. Il comprend enfin et se met à rire de manière très nerveuse. Marie Martin : oh vous savez, il n est pas plus mal là qu ailleurs. Pensez qu il pourrait être dans le ventre d un cochon Le moine : quoi! Vous donnez des Chrétiens manger aux cochons??? Marie Martin : ben! Ils les mangent bien eux! Le moine : et vous, vous en mangez du cochon? Marie Martin : je vous dirais que moi je l aime pas tant que ça, le cochon! Le moine : ah (il s effondre sur son lit). Marie Martin : oh depuis que vous êtes là, je m en fais du mauvais sang c est que mon mari, lui, il n a pas de religion, alors quand il a vu votre petite église, il a dit «y a pas de bon Dieu, faut qu il y passe!» Le moine : dans l escalier? 4

5 Marie Martin : oh vous savez dans l escalier ou dans la chambre. Dans l escalier, c est le marteau, dans la chambre, c est le couteau. Oh mais rassurez vous mon père avec la tisane qu on leur fait boire avant, ils peuvent rien sentir! Le moine : et bien ma fille, tout ça n est pas bien grave! Marie Martin : oh Le moine (en chuchotant) : votre mari est derrière la porte. (Elle lui redonne le grillage et pour le mari qui écoute derrière la porte, il se met à jouer un rôle sans chuchoter) «Ne vous mettez pas martel en tête, vous n avez pas besoin de blanchissage et surtout ne me demandez pas l absolution, ça n en vaut pas la peine, ça serait gaspiller la grâce du bon Dieu une toute petite bénédiction. Voilà, allez en paix mon enfant». (Marie Martin quitte la pièce pour rejoindre son mari). Le mari Mr Martin (faisant une entrée fracassante) : alors Marie, qu est-ce que tu fais là? J ai besoin de toi moi! Et vous, vous n êtes pas encore à table?!! Le moine : j y vais à l instant même! (Le mari repart). Marie Martin : et maintenant vous oubliez tout ce que je vous ai dit! Le moine : vous ne m avez rien dit et j ai tout oublié! (Il s effondre à nouveau sur le lit). Marie Martin : oh vous n êtes pas bien mon père? Le moine : non pas tellement, j ai les jambes toutes mollettes Marie Martin : attendez, vous allez boire un verre d Arquebuse! Le moine : merci, ça me les rendra pour me remettre en route Marie Martin : ah parce que vous ne restez pas avec nous? Le moine : non je crois que c est préférable, d ailleurs le temps a l air de s arranger, la tempête faiblit, et quoi que votre auberge soit très convenable, il vaut mieux que je parte Marie Martin : dans ce cas nous regretterons de vous perdre, mais enfin si c est votre idée, je vous dis : bonne route! 5

6 Le moine : merci. Marie Martin : merci à vous et bonne santé. Le moine : merci et bonne santé à vous et et à tous les vôtres! Marie Martin : et sans adieu! Le moine : sans adieu. Marie Martin : la maison vous est ouverte quand vous voudrez! Le moine : oh merci, mais je m en rappellerai! Oh oui je m en rappellerai Il se séparent. 6